Les Demi-Sexes/Deuxième partie/XVIII

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Paul Ollendorff, éditeur (p. 221-228).

XVIII

Cependant, deux jours après, elle frappait à la porte de l’atelier. Georges ôta tranquillement les linges qui couvraient le buste ; mais, au bout de quelques moments, il se retourna vers elle en souriant.

— Oh ! dit-il, j’ai travaillé, et j’espère avoir réussi cette fois.

Elle ne répondit pas.

— Vous seriez bien bonne, reprit-il, de me permettre de vous voir comme je vous ai vue l’autre jour.

— À quoi cela vous servirait-il ?…

— À faire un chef-d’œuvre.

Elle pâlit affreusement.

— Non, non, je vous en supplie ! ne me reparlez jamais de ce moment de faiblesse que je veux oublier… Si vous saviez…

— C’est bien, dit-il, je n’insiste pas, mais c’est dommage… Je ne croyais pas vous avoir offensée…

Ils demeurèrent silencieux, déconcertés, mécontents.

Enfin, elle se leva, et vint appuyer sa main sur la sienne.

— Je consens, dit-elle.

— Vrai ?…

— Oui, ce sera infiniment original !…

Et son rire douloureux la reprit. Comme il semblait inquiet, elle fit un effort.

— Pardonnez-moi ; mes nerfs me jouent de ces tours ridicules depuis quelques jours… Je ris, et j’ai envie de pleurer !

Pendant trois semaines Camille retourna poser à l’atelier de Georges, malgré les railleries de Nina et les menaces de Philippe. Déjà elle n’était plus maîtresse de ses impressions ; la curiosité parlait plus haut que son orgueil dans celle langue souveraine des arts qui exalte si ardemment l’imagination. Son âme commençait à s’ouvrir aux sensations douces et rares, au sentiment et à la jouissance du Beau. Elle comprenait que le plaisir de l’amour est d’abord d’aimer, et que l’on est plus heureux par la passion que l’on a que par celle que l’on inspire.

Elle avait, enfin, un but dans la vie, un but auquel tout se rapportait et qui changeait la face de tout. Ses pensées jetaient à ses yeux la nature entière avec ses aspects charmants, comme une nouveauté inventée d’hier. Elle s’étonnait de n’avoir jamais vu ce spectacle adorable. Les êtres et les choses lui semblaient différents et meilleurs.

Le malheur de l’inconstance, c’est l’ennui. La femme coquette a le cœur vide et ne sait à quoi passer son temps ; la femme qui aime tremble de déplaire, et cette crainte occupe toutes les minutes de sa vie avec le souvenir. L’ennui ôte tout, jusqu’au courage de se tuer ; l’amour donne tout, jusqu’au bonheur de la mort !

Précédemment elle avait, tout en les méprisant, épié ces grands élans de l’être entier vers un autre être, nés, dit-on, lorsque les corps entraînés par l’émotion des âmes se sont unis. Ces élans n’étaient point venus. Elle avait voulu, pourtant, s’entraîner à la passion de Julien, multiplier les rendez-vous et se prouver qu’elle l’aimait sincèrement ; mais la fatigue était vite venue, amenant l’impuissance du mensonge. Elle renonçait à se tromper et à le tromper davantage, constatant avec surprise que les baisers reçus l’importunaient.

Elle subissait les étreintes, s’imaginait chaque fois trouver la sensation cherchée et s’en revenait toujours désillusionnée.

Maintenant, Julien n’existait plus pour elle ; elle ne savait ce qu’il était devenu et ne s’en inquiétait guère. Comme il l’avait adorée, pourtant ! Comme ce serait dur et long pour lui de se guérir d’elle !… Ah ! comme elle avait bien meurtri ce cœur et promené ses mains cruelles dans la blessure pour l’élargir ! Puis, elle l’avait rendue inguérissable en y plongeant, comme un couteau, sa mortelle indifférence !… Tant pis, celui-ci souffrirait pour les autres !

Nina, pendant une absence de Georges, était venue à l’atelier avec Rose Mignot et Claire Delys.

En voyant le groupe des saintes femmes, et en reconnaissant dans la Vierge le visage de Camille, elles avaient poussé des exclamations et des éclats de rire.

Rose s’était laissée tomber sur le divan dans une crise de gaîté, et Nina, avec une ironie jalouse, avait murmuré :

— Il en a un tempérament, ton sculpteur !

— N’ayant pas trouvé de modèle assez chaste, il t’a choisie !… Vrai, il ne s’ennuie pas !…

— Pourquoi ne m’aurait-il pas choisie ? repris tristement mademoiselle de Luzac. Est-ce que nous ne mourons pas un peu chaque jour ?… La Camille d’hier n’existe plus.

— Rien ne s’efface dans la vie.

— Rien ne s’efface dans la mémoire, c’est vrai, mais tout se métamorphose dans les sentiments… Mon ancienne existence m’est devenue incompréhensible.

Nina prit une cigarette dans une coupe et l’alluma.

— Notre pauvre amie est perdue ! dit-elle gravement ; ce que je craignais est arrivé.

— Quoi donc ? demanda Rose.

— C’est bien simple : elle aime !

— Mais c’est insensé ! s’écria Claire. De l’amour !… et pour un homme encore !…

— Un homme qui n’en veut pas !

— Un homme qui la méprise !…

Les yeux de Camille lancèrent des éclairs.

— Dans un mois je serai la femme de Georges, dit-elle fièrement.

Elle venait d’entrevoir l’avenir. Cet homme seul pouvait la sauver des autres et d’elle-même. Par Georges seul elle pourrait tenter l’œuvre de rénovation. Sa décision était prise.

Nina haussa les épaules.

— Il ne t’épousera pas.

— Il ne sait rien.

— Et Philippe ?…

— Philippe gardera le silence.

— Ce n’est pas certain ; à moins que tu ne restes sa maîtresse.

Camille porta ses poings à ses tempes avec désespoir.

— Oh ! si vous saviez combien je le hais !

— Dame, il a été plus malin que toi.

— J’emmènerai Georges, nous voyagerons.

— Philippe saura bien vous rejoindre…

— Alors… alors… je me tuerai !

— À ton aise. Dans tous les cas, nous ne parlerons pas, bien que ce ne soit pas très gentil de nous abandonner !…

— Chut ! fit Rose qui avait entrouvert la porte, voici l’artiste… Soyons femmes du monde !

Georges revenait, en effet, avec une gerbe d’œillets qu’il avait achetée dans la rue. À la vue des visiteuses, il demeura interdit.

— Ce sont mes amies, expliqua mademoiselle de Luzac. Elles ont voulu vous témoigner toute leur admiration pour le buste que vous avez fait de moi.

— Et aussi pour la statue de la Vierge qui est vraiment merveilleuse ! ajouta Nina.

Leurs visages étaient devenus impassibles, leur tenue d’une correction parfaite. Georges les accompagna jusqu’à la porte de son petit jardin. Quand il rentra dans l’atelier, il trouva Camille tout en larmes.

— Qu’avez-vous donc ? demanda-t-il.

— Vous ne me verrez plus, vous finirez ce groupe sans moi.

— Mais, c’est impossible ! s’écria-t-il, désolé.

— Il le faut. On commence à jaser… Mes longues stations chez vous semblent singulières… On dit…

— Que dit-on ?

— À quoi bon vous répéter ces choses ?… Que vous importe ?…

D’une voix changée, il balbutia :

— Vous êtes dure pour moi, mademoiselle !… Je ne croyais pas avoir mérité tant de sévérité.

Amèrement, elle continua :

— Je ne suis pour vous qu’une jeune fille comme les autres… l’art seul occupe votre pensée.

Il la regarda, et se sentit, tout à coup, attiré vers elle. Son cœur qu’il croyait insensible se mit à battre précipitamment. Il comprit qu’il l’aimait, et, peut-être, depuis longtemps.

— Vous êtes riche, dit-il, et je n’ai rien.

— Vous êtes plus riche que moi, puisque vous avez le génie. Si vous étiez moins indifférent, vous pourriez gagner beaucoup.

— C’est vrai ;… à l’avenir, je travaillerai pour vous, et ma fortune un jour égalera la vôtre. Voulez-vous devenir ma femme ?…

Elle eut un cri de joie et s’agenouilla presque devant lui.

— Si je le veux !… Voilà des jours que j’épie sur vos lèvres un mot tendre, une parole vraiment sortie du cœur… Si je le veux !… Prenez-moi… gardez-moi ! Faites de moi ce que vous voudrez !… Je suis à vous, Georges, à vous tout entière et pour toujours…!