Les Demi-Sexes/Première partie/VI

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Paul Ollendorff, éditeur (p. 56-71).
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VI

Camille, avant le grand jour, passa des nuits fort agitées. Dans ces luttes, dans ces espoirs, dans ces épouvantes, les bouffées de chaleur qui lui montaient aux tempes, la prostration de son cerveau qui suivait l’excitation du jour avaient encore un charme douloureux.

Elle se laissait bercer par ces énervements, comparables, en leurs mornes langueurs, à cet abandon de bien-être parfois si doux qui précède l’évanouissement. Puis, secouant tout, sortant de ces lâchetés, elle reprenait ses ardeurs, ses forces, son exaspération de volonté. Sur l’oreiller, les agitations de la pensée re tournaient encore son corps ; l’hallucination de la torture prochaine passait et repassait encore en ses paupières closes. Elles rallumaient cette pensée inquiète qui s’assoupissait et les craintes revenaient furtivement s’installer à son chevet. Les heures se traînaient péniblement, n’amenant un peu de repos qu’aux premières lueurs du jour. Elle revoyait alors des paysages d’enfance : un sentier pierreux plein de cigales et de mûres, des champs d’épis blonds où elle enfonçait jusqu’aux épaules pour cueillir des bleuets. Elle revenait de ses promenades avec ses jupes lourdes de fleurs et elle s’arrêtait pour respirer sous une voute de verdure haute, serrée, sombre, piquée çà et là de petites raies de soleil luisantes comme des ruisselets de rosée. Derrière quelques arbres plus frêles, elle apercevait, à gauche, des haies de sorbiers, des ravins veloutés de gazon, des touffes lumineuses de genêts d’or et des coins d’ombre tremblante où passaient des insectes noirs. Elle reprenait sa route sous les rameaux plus serrés et ce n’était plus qu’au tournant des chemins qu’elle apercevait la campagne ensoleillée ou le mur d’un bâtiment de ferme qui, s’encadrant dans une échappée, semblait combler le ciel. Elle marchait plus vite pour échapper au silence et à la solitude qui impressionnaient sa pensée enfantine, et ne reprenait confiance que dans le parc de sa demeure. Elle s’étendait sous un chêne énorme, solennel, qui avait sur son écorce une patine de métal et la rugosité d’une peau de bête centenaire. Devant elle, une nappe de géraniums d’un rouge vif plaquait des fleurs de meurtre sur le velours chaud des feuillages. Au milieu d’un tapis vert, le marbre d’une statue s’animait d’une vie sur naturelle, éblouissante ; plus loin, des hémicycles de pierre s’arrondissaient capricieusement sous les morsures du lierre, et des fraîcheurs de fontaine jaillissaient au-dessous, semblaient égoutter encore de la lumière.

Parfois, elle allait au bout du jardin, vers une colonnade régulière de grands pins d’Italie, dressant la majesté de leurs nefs à jour ; et, à mesure qu’elle avançait sous ce bois monumental, aux troncs résineux, aux parasols entre-croisés de branches violettes, à la chaude fourrure de mousse et de cendre grise, elle se sentait emplie d’un bien-être inexprimable. Ainsi ses premières années s’étaient écoulées au milieu des sourires de la nature, de la protection des êtres et des choses. Avec regret elle évoquait maintenant le songe d’un bonheur impossible. Petit à petit, par ses imprudentes lectures, par la fréquentation de ses compagnes perverses, le mal était entré en elle et avait flétri les roses de son cœur… Désillusionnée avant d’avoir vécu, perdue avant d’avoir aimé, elle était bien la fleur hâtive et morbidement épanouie des civilisations extrêmes. Nina, après quelques autres, lui avait chuchoté à l’oreille de ces paroles confuses qui font tressaillir l’âme des vierges, et elle avait succombé, avide de savoir et d’enseigner à son tour.

Madame Saurel, de dix ans plus âgée qu’elle, dépensait sans compter une fortune dont l’origine était assez mystérieuse. Depuis la mort de son mari, dont on ne disait rien, elle menait une existence luxueuse et vagabonde. Elles s’étaient rencontrées dans le monde et s’étaient parlé, attirées par une réciproque sympathie que devaient éveiller, dans des natures cependant très différentes, des dessous de sentiments pareils.

Dès le lendemain soir, Nina avait emmené Camille au Bois, dans sa voiture.

C’était par une nuit sans vent, une de ces nuits d’étuve où l’air de Paris surchauffé, entre dans la poitrine comme une vapeur de fournaise.

Une armée de fiacres menait sous les branches immobiles des arbres tout un peuple d’amoureux. Les deux femmes s’amusaient à regarder ces couples enlacés, tendrement unis dans l’impudique confiance de l’obscurité. C’était comme un océan d’amour qui coulait vers les allées discrètes, sous le ciel étoilé et brûlant.

Les amants s’abandonnaient, muets, serrés, l’un contre l’autre, enfouis dans l’hallucination du désir, haletants sous l’attente de l’étreinte prochaine.

Tous ces êtres unis, grisés de la même ardeur éperdue, jetaient sur leur passage une sorte de souffle sensuel et troublant.

Camille soupirait, sans savoir pourquoi, et Nina, un bras autour de sa taille, la serrait tendrement contre elle.

— À quoi pensez-vous, mignonne ?…

— À rien… je suis heureuse.

— Heureuse d’être avec moi, n’est-ce pas, et de sentir les battements de mon cœur ?…

— Oui, heureuse… bien heureuse…

Comme elles arrivaient au tournant qui suit les fortifications, elles se serrèrent plus fort et s’embrassèrent.

Le grand courant des voitures s’était séparé à l’entrée des taillis. Les fiacres s’espaçaient davantage, mais la nuit parfumée des arbres, l’air vivifié par l’humidité des ruisselets jasant dans l’ombre, donnaient aux baisers des amants une saveur plus douce et plus pénétrante. Elles s’embrassèrent de nouveau… Et Camille ne lutta plus contre l’obsession qui hantait son esprit et le troublait délicieusement.

Elle se sentait prise comme dans un filet, liée, engourdie dans les bras de la tentatrice qui l’avait conquise, sans qu’elle sût comment.

Cela s’était fait si rapidement qu’elle ne comprit jamais comment elle avait cédé sans lutte, presque sans surprise ; et, le lendemain, quand elle se réveilla, brisée et fiévreuse dans son lit de jeune fille, elle ne regretta rien.

Bientôt Nina lui devint indispensable. Elles se rencontraient chez la couturière, dans les expositions, au coin d’une rue… Camille renvoyait miss Ketty et montait dans la voiture de son amie. Un jour, elles s’arrêtèrent devant une haute maison d’apparence un peu équivoque.

— Où sommes-nous ? demanda la jeune fille.

— Descends et entre sans crainte. J’ai ici un pied-à-terre ; nous serons plus tranquilles…

— Mais…

— Aurais-tu peur de venir chez moi ?… C’est mon appartement de garçon que je ne montre qu’aux initiés.

Camille allait prendre l’escalier. Elle la retint par le bras.

— C’est ici, au rez-de-chaussée… Quelquefois je reçois des amies… Tu verras, nous nous amuserons bien !

En effet, d’autres femmes étaient venues les jours suivants : de toutes jeunes fillettes même qui faisaient attendre leurs gouvernantes dans l’antichambre.

Sur la porte, une plaque gravée portait : « Madame Berton, professeur de dessin. » On ne voyait là que des femmes, et nul n’y trouvait à redire dans le quartier. Toutes ces écolières aux tailles encore grêles, aux tempes fraîches, aux visages délicats, se regardaient avec l’imperturbable assurance de leurs yeux purs sans trouble et sans révolte. Elles semblaient ignorer le mal, ignorer l’amour, et venir d’une église où elles auraient prié les anges pour la rémission des péchés des autres.

À Paris, seulement, se rencontrent ces jolies créatures au visage candide qui cachent sous les apparences de la plus virginale chasteté la dépravation d’une courtisane antique.

Camille laissa chez Nina toutes les blancheurs de sa conscience. Elle admira cette corruption froide, voluptueusement cruelle, qui était assez forte pour commettre un crime et assez étourdie pour en rire… Nina aurait eu des larmes pour le convoi de sa victime, et de la joie, le soir, pour en lire le testament. Elle était, en même temps, l’âme du vice et le vice sans âme.

Elles firent de folles escapades ; Nina affublée d’une perruque blonde, Camille affublée d’une perruque brune. Les sourcils noircis, les traits cachés sous le rouge et le blanc gras, elles étaient méconnaissables. On aurait pu les voir dans tous les lieux où l’on s’amuse, et nul, certes, ne se fût avisé de nommer mademoiselle de Luzac en voyant cette créature provocante au regard aigu, aux lèvres entr’ouvertes en un sourire audacieux. Elles couraient les petits théâtres, les bals, les brasseries d’étudiants, au hasard de leur rencontre.

Quand elles entraient dans les salles enfumées, elles se serraient l’une contre l’autre, effrayées et contentes, dévisageant les filles et les hommes ; puis, de temps en temps, comme pour se rassurer contre un danger toujours possible, se rapprochaient du municipal, grave et immobile, qui ne semblait même pas les voir.

Pendant des mois, se poursuivit leur série d’excursions dans tous les endroits louches où s’amuse le peuple, et elles avaient un goût passionné pour ce vagabondage dangereux. Les vapeurs acres de l’alcool et du tabac engourdissaient leurs nerfs ; elles regardaient sans surprise la tribu des filles et des souteneurs rôder dans les corridors des promenades circulaires. Des femmes fardées et défraîchies trônaient derrière des comptoirs, vendant des boissons et de l’amour.

Parfois, Camille, trop violemment insultée, murmurait : « Allons-nous-en. » Et elles filaient, la tête basse, d’un pas menu, entre les buveurs accoudés aux tables qui les regardaient passer d’un air soupçonneux. Une fois dehors, elles poussaient un grand soupir, comme si elles venaient d’échapper à quelque terrible péril. Pourtant, il y avait là toutes les professions et toutes les castes : des employés de banque, de magasin, de ministère, des reporters, des officiers en bourgeois, des élégants en habit qui venaient de dîner au cabaret et qui allaient à l’Opéra ; mais la canaille dominait, une canaille bruyante et agressive.

Elles se montrèrent ainsi dans tous les bals de barrière, affublées de costumes sombres et de petits bonnets. Elles entraient avec un battement de cœur, s’avançaient entre les poteaux carrés qui soutiennent la salle au centre de laquelle une tribune octogone porte l’orchestre. Le long des murs des tables peintes en vert, avec des bancs de bois attendent les consommateurs. Dans l’enceinte de la danse, sous le feu aigu du gaz, des femmes en robes flétries, en corsages élimés et râpés aux coutures, montrent, dans leurs cheveux emmêlés, un peigne de corail ou des épingles d’or ; à leur cou, un ruban de couleur claire ; mais le linge fait défaut. Les jupes ont d’anciennes maculatures de boue ; toutes les figures, malgré les sourires, conservent quelque chose de triste, d’éteint et de terreux, un vague aspect sinistre où se mêle le retour de l’hôpital au retour du Mont-de-Piété. Les hommes ont des paletots, des accroche-cœurs sous la casquette et des foulards flamboyants. Tout saute et se trémousse dans un relent de vin chaud et de vieilles nippes.

Camille et Nina, vers minuit, reprenaient le fiacre qui les attendait à la porte, quittaient leur déguisement. Devant elles, parfois, la brigade des mœurs opérait des rafles horribles, sauvages, aveugles, emmenait les gigolettes et les pierreuses au Dépôt dans le panier à salade. Les deux amies se rapprochaient dans leur voiture bien close, prises d’une inquiétude soudaine. Les coups de sifflet déchiraient l’air, et la horde menaçante cernait le gibier humain qui hurlait et se débattait entre les mains brutales.

C’était une course folle de formes vagues sous les arbres couverts de givre ; puis, tout rentrait dans l’ordre subitement, devant les cafés et les cabarets en liesse. Quelquefois, elles avaient perdu leur voiture, s’étaient égarées, avaient marché, honteuses et crottées, sous le ciel bas, dans la suspecte obscurité d’une avenue de barrière. Les maisons rouges des marchands succédaient aux treillages des guinguettes, aux masures basses, lépreuses et sinistres.

Elles passaient devant des boutiques sordides, scellées et noires ; devant des pans de murs mystérieux, devant des allées maudites qui semblaient mener à des logements de meurtre. Les jardinets ressemblaient aux coins de cimetières où l’on enterre les pauvres ; partout des tessons de bouteilles et une vague puanteur de misère. De temps en temps, à un brusque tournant, des ruelles s’ouvraient qui semblaient tout à coup s’enfoncer dans un trou, et il y avait, sans cesse, sous les pieds, des épluchures et de la boue.

Elles allaient, tremblantes, angoissées, insultées souvent par une voix enrouée d’ivrogne ou de souteneur. Elles battaient tout l’espace où la canaille soûle de ces endroits trouve ses amours, et, à bout de forces, s’arrêtaient devant un hôpital ou un abattoir. Des prostituées sordides les dévisageaient, des hommes avançaient brutalement leurs mains pour les saisir. Malgré leur fatigue elles s’enfuyaient, finissaient par trouver un fiacre, égaré comme elles, et s’y engouffraient exténuées, plus mortes que vives, regardant par les portières si on ne les suivait pas. Peu à peu les rues devenaient moins sinistres ; les salles des marchands de vin ne semblaient plus des antres d’assassins. On y voyait, par les carreaux suants, des batteries de cuisine, des bols de punch, des flacons de liqueurs multicolores. Les hôtels avaient des entrées moins affreuses, les rues devenaient claires et propres. Camille et Nina se rassuraient et, la face pâlie, riaient follement de leur aventure.

Le lendemain, pour se procurer des sensations différentes, elles allaient, masquées jusqu’aux dents, au bal de l’Opéra. Les coudes sur le rebord de la loge, elles voyaient un fourmillement de têtes au-dessous d’elles ; au dessus, le plafond merveilleux, un voile éblouissant de feux blancs, les guirlandes d’or des balcons ; puis, du haut en bas, sur le repoussoir du fond rouge, des cravates blanches, des visages congestionnés par la chaleur, des habits noirs, des ombres de femmes emmitouflées dans des capes de dentelles. En bas, entre les municipaux effarés, circulaient des flots de masques qui se heurtaient, se complimentaient, s’invectivaient ou se caressaient. Les yeux se fatiguaient à suivre le papillotement des coiffures, des couleurs, des jupes pailletées, des maillots, dans cet océan de flammes capricieuses et dansantes. Sur tout cela planait le déchaînement des cuivres, la batterie ronflante des tambours, le tonnerre de l’orchestre entier, mêlés aux cris, aux baisers, aux huées d’une foule en délire.

Camille et Nina se taisaient, hypnotisées par ce brouillard de rayons, par ce concert de rumeurs, par cette buée fauve dans la poussière et l’haleine du sabbat. Puis, elles s’en allaient, insensibles aux propositions des hommes, emmenaient souper avec elles quelques jolies filles raccrochées au passage. Au cabaret, des avalanches de garçons roulaient dans les escaliers ; les tables étaient pleines et ce n’est qu’à grand’peine qu’on arrivait à se caser dans un cabinet minuscule. La chaleur du gaz, les bouffées âcres des cigares, l’odeur des sauces, les détonations du champagne, les voix éraillées, tout disait l’heure matinale. Elles s’empilaient, comme elles pouvaient, ou se rendaient, faute de mieux, dans le rez-de-chaussée silencieux de Nina. Vers neuf heures, Camille, chastement coiffée et la mine modeste, retournait chez elle et embrassait la baronne de Luzac avec sa tranquillité habituelle.

Dans un moment d’incertitude, elle avait demandé à son amie si l’avenir ne l’avait jamais épouvantée. Et madame Saurel s’était mise à rire.

— L’avenir ?… Qu’appelles-tu l’avenir ?… Pourquoi penserais-je à ce qui n’existe pas encore ?… Je ne regarde jamais ni en arrière, ni en avant. N’est-ce pas déjà bien assez fatigant de s’occuper d’une journée à la fois ? D’ailleurs, l’avenir, nous le connaissons : c’est le néant.

— Oh ! Nina…

— Eh bien ? Qu’a donc le néant de si effrayant ? Est-ce que le sommeil n’est pas, chaque nuit, pour nous le néant ?… La mort, c’est le sommeil paisible, éternel, sans visions et sans cauchemars… Je ne la crains pas, et elle viendra effacer mes fautes… pas trop tard, je l’espère. Quand nous ne sommes ni mères, ni épouses, quand la vieillesse nous met un masque flétri, paralyse tout ce qu’il y a de femme en nous et sèche la joie dans les regards de nos amants, que pourrions-nous bien regretter ?… On ne voit plus alors en nous que la caricature de l’humanité froide, sèche, inutile. Les plus jolies robes deviennent des haillons, et s’il se trouve encore un cœur sous ces ruines, tout le monde y insulte, sans même admettre le souvenir de la beauté perdue. Qu’importe alors la vie à qui ne peut plus vivre ses rêves ?… Qu’importe la richesse ou la pauvreté à qui n’a que des désirs irréalisables ?… Balayer les marches des châteaux avec du satin ou les rues avec du bouleau me semble également pénible. Vois-tu, les vieilles femmes n’ont plus qu’à mourir, car l’homme ne leur a pas fait de place dans l’existence !

— Des temps meilleurs viendront pour nous.

— Non. Nous sommes trop faibles ou trop généreuses ; nous abandonnerons la lutte.

Nina avait deux rez-de-chaussée. Le premier ne recevait que des écolières, le second servait aux professeurs. Madame Berton devenait madame Laval pour les initiés.

Longtemps Camille hésita à suivre les conseils de son amie et à aller trouver le docteur Richard. Toute action violente l’épouvantait ; elle n’était guère audacieuse que d’imagination et reculait devant les moyens. Ce furent les longs regards brûlants de Julien Rival qui la décidèrent, non qu’elle éprouvât de l’amour pour le jeune homme, mais parce qu’il avait su éveiller tout au moins sa curiosité. Et puis, elle pensait ainsi se relever à ses propres yeux d’une infériorité constitutionnelle et assurer le triomphe définitif de sa volonté.