Les Demi-Sexes/Première partie/VII

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Paul Ollendorff, éditeur (p. 72-77).
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VII

Camille avait pris toutes ses dispositions. La baronne de Luzac avait accepté sans étonnement le prétexte d’un voyage dans le Midi, et Nina, le lendemain, devait venir chercher son amie. Les malles étaient prêtes et disposées déjà dans l’antichambre. À coup sûr, personne ne soupçonnait rien. Seul, le regard perçant de Philippe conservait sa fixité inquiétante ; mais Philippe ne pouvait avoir surpris le secret des deux femmes. Comment et par qui en aurait-il été instruit ?…

Dès qu’elle fut seule, ce soir-là, elle se mit à réfléchir. Elle était trop troublée pour fixer sa pensée ; une seule idée revenait confusément : — « Demain, c’est pour demain ! » sans que cette certitude éveillât en elle autre chose qu’une sorte d’étonnement pénible. Un tremblement agitait ses mains. Après avoir fait quelques tours dans sa chambre, elle s’assit et se mit à réfléchir, tâchant d’y voir clair dans ses sensations. Peu à peu, la terrible scène qui devait se jouer pour elle se précisa dans son esprit : elle se vit pantelante, inanimée, couverte de sang, et elle poussa une sourde exclamation. Le son de sa voix lui fit peur ; elle regarda anxieusement autour d’elle, but un verre d’eau et se coucha. Elle avait très froid dans ses draps, bien qu’il fît chaud dans sa chambre, et c’est en vain qu’elle tint ses paupières obstinément closes ; l’assoupissement ne vint pas.

Elle se tournait et se retournait, tantôt sur le côté gauche, tantôt sur le côté droit. Son cœur se mettait à battre follement à chaque bruit connu de l’appartement ; le tic-tac même de la pendule lui était pénible : « J’ai peur ! se dit-elle, affreusement peur ! » Et, pourtant, elle était résolue à aller jusqu’au bout, elle avait la volonté bien arrêtée de ne pas trembler au moment décisif. Un singulier désir lui vint, tout à coup, de se relever pour se regarder dans la glace. Elle ralluma la bougie, l’éleva au-dessus de sa tête et s’approcha de son miroir. Quand elle aperçut ses traits reflétés dans le verre poli, elle se reconnut à peine, et il lui sembla qu’elle ne s’était jamais vue. Ses yeux lui parurent plus grands, d’une autre teinte, profondément enfoncés dans les orbites, et, certes, elle n’avait pas encore été aussi pâle.

Brusquement, cette pensée l’étreignit d’une façon terrible : « Demain, à cette heure-ci, je serai peut-être morte ! »

Elle se retourna vers sa couche et se vit distinctement étendue sur le dos, avec ce visage creux qu’ont les morts et cette rigidité amaigrie des mains jointes sur la poitrine.

Alors, elle eut peur de son lit, et, afin de ne plus le voir, elle s’approcha de la cheminée et s’agenouilla devant le feu pour le ranimer. Elle prit les pincettes et tisonna pendant quelques instants. Un frémissement nerveux agitait tout son corps ; sa tête s’égarait ; des hallucinations tournoyantes, douloureuses, une ivresse étrange envahissaient son cerveau, comme si elle eût bu. Et, sans cesse elle se demandait : « Que vais-je devenir ? » Puis, elle songea que rien ne la forçait, que la vie était belle pour elle comme pour les autres ; qu’elle était jeune, robuste, pleine d’années et d’avenir… « À quoi bon, alors ?… Pourquoi tenter le ciel ?… » Mais, elle eut honte de sa faiblesse. « Aurait-elle donc moins de volonté que Nina qui, tout de suite, s’était décidée ?… Ne lui avait-on pas dit que, pour elle, en raison même de sa grande jeunesse, les risques ne seraient pas graves ? Qu’avait-elle donc à s’émouvoir ainsi ?… »

De plus en plus ses dents s’entre-choquaient dans sa bouche avec un petit bruit sec. Elle se fatiguait la pensée à imaginer les moindres détails du supplice, et son corps vibrait, parcouru de tressaillements saccadés ; elle serrait les lèvres pour ne pas crier, avec un besoin fou de s’agiter, de courir, de briser quelque chose. Un petit flacon d’eau de mélisse était sur la cheminée ; elle le saisit et le vida d’un trait. Une chaleur pareille à une flamme lui brûla aussitôt l’estomac, se répandit dans ses membres, raffermit son âme en l’étourdissant. La peau soudain brûlante, les membres plus souples, elle se recoucha vers le matin, s’en dormit, enfin, d’un lourd sommeil.

Lorsque Nina vint la chercher, quelques heures plus tard, elle avait oublié ses terreurs de la veille.

— Cela va bien ? demanda la jeune femme après l’avoir embrassée.

— Oui, très bien.

— Tu es calme ?…

— Tout à fait calme.

— Allons, c’est pour le mieux. Je ne pensais pas te trouver aussi brave… D’ailleurs, tu ne sentiras rien, absolument rien… et tu seras si contente après… Ah ! mignonne ! quel débarras !…

Camille courut faire ses adieux à la baronne de Luzac qu’elle trouva plongée dans la lecture des contes de Perrault.

— Tu emmènes miss Ketty, n’est-ce pas ? demanda la vieille dame.

— À quoi bon, grand’mère ?… Je ne sortirai jamais sans Nina, et, puisqu’elle veut bien me chaperonner, je ne puis, par délicatesse, lui imposer toujours la présence d’un tiers.

— Fais à ta guise, petite ; je te sais assez raisonnable pour te conduire toute seule… Tu m’écriras souvent ?…

— Oui, grand’mère.

— Ne reste pas plus de quinze jours, et, surtout, ne te fatigue pas.

— Le temps de me guérir de ce vilain rhume… Il fait si froid, ici !

— Oui, oui, va te distraire, c’est de ton âge… Ah ! si je pouvais quitter cet affreux fauteuil !…

Les bagages étaient déjà sur la voiture, et Nina ordonnait au cocher de se rendre à la gare de Lyon ; mais, deux minutes après, elle passait la tête à la portière :

— Chez moi, cria-t-elle, et vivement !