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Les Demi-Sexes/Troisième partie/IX

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Paul Ollendorff, éditeur (p. 286-294).
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IX

Malgré son état de faiblesse, Camille avait voulu revenir en France. Georges n’était plus le même pour elle ; sous sa réserve attristée, elle le sentait se détacher, se désaffectionner de sa personne. Cet amour violent n’avait été qu’une surprise, qu’un entraînement presque maladif de l’imagination et des sens. Petit à petit, son culte de l’art, sa conception géniale des choses devaient reprendre le dessus et vaincre tout le reste. D’ailleurs, maintenant que sa défiance était éveillée, il devenait injuste, ne connaissant pas assez les femmes pour démêler en elles le vrai du faux.

Dans la tendresse si sincère de Camille, il lui semblait découvrir ces phrases de fabrique qui traînent dans les feuilletons, les livres et les pièces. Il pensait qu’il n’y avait, dans tout cela, rien d’elle, rien de l’individualité de son cœur et de son intelligence… Et puis, il aurait voulu un enfant. Pourquoi lui imposait-elle silence avec horreur, chaque fois qu’il abordait ce sujet ?… Un enfant aurait été pour lui une adoration rivale de son art ; il aurait vu, dans ce chef-d’œuvre de la nature et de l’homme, un but meilleur à son existence, une raison de devenir le grand artiste qu’il pouvait être. Pourquoi Camille ne parlait-elle jamais de cet espoir que toutes les femmes doivent caresser, de cet espoir de maternité qui occupe le cœur des plus humbles et leur donne la force des sacrifices sublimes ?… Pourquoi sa femme n’était-elle pas semblable aux autres ?… Elle se détournait même des enfants qu’elle rencontrait sur son passage et Georges sentait que ces petits êtres étaient exclus de ses pensées, de ses désirs ; il souffrait de la privation de ces doux mots inutiles que les étrangères adressent aux bébés dans les allées fleuries des promenades publiques. Il aurait, tout au moins, voulu de ces silences de caresse, de ces sourires, de cette tiédeur de pitié qui annoncent la petite mère et raniment l’ardeur des enfantines gaîtés… Et, par une sorte d’indignation ou d’hostilité inconsciente, il revenait dix fois par jour à sa préoccupation, s’offrait l’amer plaisir de l’aveu.

— Tu ne sais pas à quoi je songe ?…

Et, comme elle ne répondait pas :

— Je songe à notre avenir, aux longues soirées d’hiver dans l’atelier bien chaud, avec, à nos pieds, un petit enfant qui, tout rose, se roulerait sur le tapis comme une fleur de chair.

— Oui, répétait-elle, un petit enfant…

Et des larmes roulaient dans ses yeux.

— Cela te fait donc de la peine de parler de ces choses ?…

Elle inclinait tristement la tête et gardait le silence. Il n’insistait pas, mais une rancune restait en lui. Il se disait que sa femme était trop égoïste pour le dévouement maternel et elle lui semblait incapable, désormais, d’une affection sérieuse. Lui parlait-elle, l’encourageait-elle, le caressait-elle, il lui trouvait la voix fausse comme le cœur et il se persuadait que rien ne la remuait, ne l’attendrissait, en dehors de la folie des sens.

Elle se promenait avec lui, préoccupée et lasse, admirant à peine les chefs-d’œuvre qu’il lui indiquait. Elle était là, à côté de lui, avec cet air résigné qui ne la quittait plus, et il se disait qu’avec une semblable compagne, il ne pourrait concevoir ni exécuter une œuvre vraiment belle et forte. L’illusion avait fui ; il trouvait en lui et autour de lui, dans sa chair, dans son âme, dans l’air et dans le monde entier, une espèce de disparition de ce bonheur de vivre qui le soutenait et l’illuminait depuis quelque temps… Que s’était-il passé ?… Rien, presque rien. Elle ne lui avait pas reparlé de Philippe de Talberg et il ne l’avait pas interrogée à son sujet ; pourtant, il sentait qu’elle venait de lui faire des révélations qu’il aurait voulu toujours ignorer.

Certes, elle était belle, bien née, faite pour plaire, pour recevoir les hommages et entendre des fadeurs ; parmi tous elle l’avait choisi, s’était unie à sa vie hardiment, royalement… Il demeurerait quand même le serviteur reconnaissant de ses caprices et le spectateur résigné de son existence frivole. Mais, beaucoup de choses souffraient en lui dans cette espèce de caverne mystérieuse du fond de l’âme où sont blotties les sensibilités singulières.

Sans doute, il avait tort, et il avait toujours eu tort de ne rien connaître des coutumes mondaines et de vivre en sauvage pour la seule gloire de faire de belles statues ! Il arrivait, maintenant, qu’il ne comprenait plus ce qui suffit aux autres hommes… Il n’était fait ni pour l’amour, ni pour le mariage ; sa susceptibilité était trop vive auprès de son inexpérience. L’espèce d’isolement dans lequel il s’était blotti, par crainte des contacts pénibles, lui convenait bien ; pourquoi donc en était-il sorti ?… Les froissements viennent presque toujours de ce qu’on n’admet pas, de ce qu’on ne tolère point, chez les autres, une nature opposée à celle qu’on a. Il le savait, l’ayant quelquefois observé, mais il ne pouvait modifier à sa guise la vibration spéciale de son être.

En somme, il n’avait rien à reprocher à Camille, qui se montrait toujours aussi tendre qu’au premier jour… Pourquoi donc cette peine entrée en son cœur ?… Ah ! c’est qu’il l’avait crue à lui tout entière, et qu’il venait de reconnaître, de deviner qu’il y avait quelque chose qu’on ne lui disait pas. Durant le retour, cette impression pénible s’accrut au lieu de diminuer, et vainement il chercha les origines des malaises nouveaux de sa pensée. Ils passaient, s’en allaient, revenaient comme de petits souffles d’air glacé, éveillant en lui une angoisse encore légère, lointaine, mais singulièrement tenace. Il n’était pas jaloux, il ne pouvait pas l’être, son affection étant de celles qui n’existent pas sans l’estime ; il ignorait cette disposition, tout en la constatant chez les autres et en la méprisant comme une folie indigne de lui. Pourtant, il doutait par instinct, par une poussée subite de méfiance, glissée en ses veines plutôt qu’en son esprit, par le mécontentement presque physique de l’homme qui n’est pas sûr de sa compagne, et il s’exaspérait de cette faiblesse… « Comme elle avait frappé avec une autorité discrète à la petite porte de son atelier ! Comme elle était entrée sans émotion et sans hésitation !… Comme elle s’était sentie chez elle, tout de suite, en ce logis suspect où tant d’autres femmes auraient pu venir !… Une jeune fille, même hardie, supérieure aux coutumes niaises de fausse pruderie, dédaigneuse des préjugés, aurait-elle gardé cette tranquillité en pénétrant, novice, dans tout l’inconnu d’un atelier de peintre ou de sculpteur ?… Les hésitations physiques, le trouble mental n’auraient-ils pas persisté après les premières paroles échangées et n’auraient-ils pas hâté le départ ?… »

Enfiévré de cette fièvre irritante que les inquiétudes de l’âme éveillent dans tout le corps, Georges s’agitait, se montrait nerveux, impressionnable, d’humeur inégale. Parfois, il essayait d’arrêter la marche de ses suppositions, il cherchait, il trouvait, il savourait des réflexions justes et rassurantes ; mais, un germe de peur était en lui qu’il ne pouvait ni détruire, ni entraver dans sa croissance.

Camille, de son côté, soutirait davantage encore, parce que son amour était plus grand. Ce qui l’avait précisément charmée dans cette nature exceptionnellement enthousiaste et droite devait la perdre. Elle comprenait que Georges se détachait, et qu’une fois l’œuvre de séparation accomplie, rien au monde ne saurait lui rendre le cœur de son mari. Elle était l’idole qu’il ne faut pas toucher, celle qu’on ne peut accepter que pure de tout soupçon, impeccable et immaculée comme la beauté suprême. La chute serait d’autant plus rapide qu’elle tomberait de plus haut et rien ne resterait de sa puissance passée.

Elle luttait pour conserver sa gaieté, sa confiance apparente ; mais le fond de son cœur était plein de tristesse et d’épouvante, Certes, un jour viendrait où la dissimulation ne serait plus possible, où la vérité éclaterait, où toute l’infamie de son ancienne existence remonterait à la surface de son existence nouvelle, comme la vase d’un étang remonte et trouble l’eau lorsqu’on y jette une pierre. Elle frissonnait à cette pensée, et des idées de suicide hantaient son cerveau.

Elle apportait à présent dans sa tendresse je ne sais quoi de fou, de délirant, de désespéré ; son amour appelait la douleur, la poussait jusqu’au déchirement. Dans le paroxysme d’excitation où elle se trouvait, sa tête, ses nerfs, son imagination ne cherchaient plus même l’oubli dans la possession, mais quelque chose de plus âpre, de plus poignant, et, tout bas, elle invoquait la mort, brûlait de l’étreindre dans l’agonie de ses transports.

Georges s’effrayait de cette exaltation, et, parfois, la repoussait.

— Où donc as-tu appris ces choses ?… demandait il.

— Tu ne m’aimes plus, répondait-elle tristement ; moi je t’aime toujours… Jadis, tu trouvais tout naturel ce qui te surprend aujourd’hui…

— Peut-être… je suis injuste, pardonne-moi.

Il tâchait de la consoler, mais elle voyait bien que les paroles douces qu’il murmurait n’étaient guère sincères, que le sentiment qui les lui dictait était plus voisin de la pitié que de l’affection.