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Les Demi-Sexes/Troisième partie/VIII

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Paul Ollendorff, éditeur (p. 281-285).
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VIII

Peu de temps après, le Dr Richard fut dénoncé, ainsi que Nina Saurel qui avait recruté pour lui et amené, dans sa clinique, des jeunes femmes et même des fillettes parfaitement bien portantes. Toutes avaient subi la désovarisation, et s’étaient retrouvées, guéries et expertes, dans le petit rez-de-chaussée de la rue Blanche. L’enquête judiciaire fit le grand jour sur cette affaire de haut goût. Il y eut des débats chirurgicaux instructifs et la révélation, faite au public, de l’existence dans Paris d’officines suspectes, où, sans aucun contrôle, certains médecins pratiquent journellement des opérations bizarres, destinées uniquement à leur rapporter la forte somme. Les détails furent crus, répugnants, effroyables ; on promena, de main en main, les bocaux pleins de pièces à conviction, des pinces, des sondes, de longues aiguilles flexibles… On lut des lettres de remerciements, des demandes de rendez-vous, de promesses d’argent.

Une multitude de pécheresses défilaient chez Richard du matin au soir ; il les recevait sans distinction, donnait de longues consultations qui, toutes, concluaient à la nécessité d’une opération. Les détraquées qui venaient le voir, mêlaient la débauche à l’amour, le vice aux questions d’intérêt. Pourtant, l’importance de la somme à débourser ne les effrayait pas, tant elles avaient hâte de se délivrer de toute inquiétude, de toute gêne. Nina racolait les clientes, les amenait à son associé, avait sa part des bénéfices. De là l’origine de son luxe demeuré pour beaucoup inexplicable. Le médecin trouvait un immense avantage à employer une femme qui lui était entièrement dévouée et qui se montrait, en même temps, plus adroite et moins exigeante qu’un confrère. La science se mêlait à la dépravation, et toutes ces malheureuses étaient là le masque d’hypocrisie qu’elles mettaient dans le monde pour cacher leurs passions perverses. Pour les jeunes filles l’initiation était plus délicate ; mais Nina fascinait les consciences trop craintives, les éclairait, les brutalisait presque et finissait généralement par avoir raison des dernières pudeurs. Sans la curée des ovaires, il lui eût été difficile de satisfaire ses goûts dispendieux ; il lui fallait donc, chaque jour, amener de nouvelles victimes à Richard. Parfois, c’étaient des cris, des larmes, des protestations qu’elle calmait d’une caresse, d’un baiser, et les plus timorées se livraient, lui abandonnaient leur âme et leur corps.

Les opérées reconnaissantes décidaient leurs amies à suivre leur exemple ; parfois, des femmes de chambre et des gouvernantes, grassement payées, attendaient à la porte. Enfin, il y eut le souper des « demi-sexes » que le docteur daigna présider. À lui allaient tous les sourires, toutes les actions de grâces ; il n’avait qu’à choisir ses maîtresses dans le gracieux troupeau qu’il avait formé.

Richard fut arrêté tout de suite, mais Nina, prévenue à temps, put échapper aux recherches.

Les débats de cette affaire eurent un retentissement énorme. Les juges multiplièrent les interrogatoires, les experts reconstituèrent les coups de scalpel si productifs qui, malheureusement, ne furent pas toujours sans danger pour les assoiffées de plaisirs et de liberté. Des témoins dirent ce qu’ils avaient vu, des parents indignés défilèrent à la barre ; la terreur du chloroforme et du bistouri régna momentanément sur les âmes ; car sous les buissons fleuris on retrouva quelques affreux cadavres. D’austères moralistes attaquèrent la puissance du médecin qui, de notre temps, est devenue illimitée comme celle du bourreau, et on s’aperçut — sans chercher, d’ailleurs, à porter remède à cet état de choses — que le médecin seul a le droit d’être fou, sadique, criminel ; de vivisecter, de torturer, de tenailler, d’écarteler, d’épuiser, enfin, les conceptions sataniques de l’imagination la plus déréglée. Quoi qu’il fasse, sa folie sera considérée comme un système et ses hécatombes comme des accidents nécessaires aux progrès de la science. On lui a constitué un pouvoir sans pareil, fait de l’égoïsme, de l’avidité et de la sottise humaines.

Ainsi avait pu prospérer la bande médicale que brusquement la dénonciation de Philippe vint frapper. On étala au grand jour les mutilations innombrables, les assassinats qui impunément s’étaient commis dans la clinique coquette du beau Richard. Les femmes s’étaient ruées par centaines vers cette officine, où, suivant les réclames de Nina et de ses pareilles, un petit coup de canif pouvait les débarrasser, sans danger et sans douleur, des responsabilités, et les exonérer des souffrances fatales originelles.