Les Dents du tigre/II, 9

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XIX. — Le secret de Florence.

L’heure était venue où la seconde partie du drame devait se jouer. Après le supplice de don Luis Perenna, c’était le supplice de Florence. Bourreau monstrueux, l’infirme passait de l’un à l’autre, sans plus de pitié que s’il se fût agi de bête qu’on égorge à l’abattoir.

Encore défaillant, il se traîna vers la jeune fille, et, après avoir pris dans un étui de métal bruni une cigarette qu’il alluma, il lui dit avec un raffinement de cruauté :

— Lorsque cette cigarette sera entièrement consumée, Florence, ce sera ton tour. Ne la quitte pas des yeux. Ce sont les dernières minutes de ta vie qui s’en vont en cendres. Ne la quitte pas des yeux, et réfléchis. Florence, il faut que tu comprennes bien ceci. L’amoncellement de pierres et de rocs qui surplombent ta tête a toujours été considéré par tous les propriétaires du domaine, et notamment par le vieux Langernault, comme devant s’écrouler un jour ou l’autre… Et moi, moi, depuis des années, avec une patience inlassable et dans l’hypothèse d’une occasion propice, je me suis amusé à l’effriter davantage encore, à le miner par les eaux de la pluie, bref à le travailler de telle sorte que, aujourd’hui, en toute franchise, je ne comprends pas moi-même comment tout cela peut se maintenir en équilibre. Ou plutôt si, je le comprends. Le coup de pioche que j’ai donné tout à l’heure n’était qu’un avertissement. Mais il suffit que j’en donne un autre, au bon endroit, et que je chasse une petite brique qui se trouve coincée entre deux blocs, pour que l’échafaudage s’écroule comme un château de cartes. Une petite brique, Florence, tu entends, une petite brique de rien du tout, que le hasard a fait glisser là, entre deux blocs, et qui les a retenus jusqu’ici. La brique saute, les deux blocs dégringolent, et vlan, c’est la catastrophe.

Il reprit haleine et continua :

— Après ? Après, voici ce qui a lieu, Florence. Ou bien l’écroulement s’est effectué de telle sorte qu’on ne puisse même pas apercevoir ton cadavre — si jamais on avait l’idée de venir te chercher ici, — ou bien de telle sorte que ce cadavre soit en partie visible — auquel cas je m’empresserais de couper et de faire disparaître les liens qui l’attachent. Et alors que suppose l’enquête ? C’est que Florence Levasseur, poursuivie par la justice, s’est cachée dans une grotte qui s’est écroulée sur elle. Un point, c’est tout. Quelques de profundis pour l’imprudente, et il n’est plus question d’elle. Quant à moi… Quant à moi, mon œuvre achevée, ma bien-aimée morte, je plie bagages, j’efface soigneusement toutes les traces de mon passage ici, je relève toutes les herbes froissées, je reprends mon automobile, je fais le mort pendant quelque temps, et puis, vlan, coup de théâtre, je réclame les deux cents millions.

Il eut un petit ricanement, tira deux ou trois bouffées de sa cigarette, et ajouta paisiblement :

— Je réclame les deux cents millions et je les obtiens. Voilà ce qui est le plus chic. Je les réclame parce que j’y ai droit et je t’ai expliqué tout à l’heure, avant l’intrusion du sieur Lupin, comment, à partir de la seconde même de ta mort, j’y avais le droit le plus légal et le plus irréfutable. Et je les obtiens parce qu’il est humainement impossible de relever contre moi la moindre espèce de preuve. Pas une charge qui m’atteigne. Des soupçons, oui, des présomptions morales, des indices, tout ce que tu voudras, mais pas une preuve matérielle. Personne ne me connaît. L’un m’a vu grand, l’autre petit. Mon nom même est ignoré. Tous mes crimes sont anonymes. Tous mes crimes sont plutôt des suicides ou peuvent s’expliquer par des suicides. Je te le dis, la justice est impuissante. Lupin mort, Florence Levasseur morte, personne au monde ne peut témoigner contre moi. Au cas même où l’on m’arrêterait, il faudrait me relâcher avec le non-lieu définitif. Je serai flétri, exécré, haï, infâme, maudit à l’égal des plus grands malfaiteurs. Mais j’aurai les deux cents millions, et avec ça, ma petite, l’amitié de bien des honnêtes gens ! Je te le répète, Lupin et toi disparus, c’est fini. Il n’y a plus rien, plus rien que quelques papiers et quelques menus objets que j’ai eu la faiblesse de garder jusqu’ici dans ce portefeuille et qui suffiraient, et au-delà, à me faire couper le cou, si je ne devais dans quelques minutes les brûler un à un et en jeter les cendres au fin fond du puits. Ainsi donc, tu le vois, Florence, toutes mes précautions sont prises. Tu n’as à espérer ni compassion d’une part, puisque ta mort représente pour moi deux cents millions, ni secours d’autre part, puisque l’on ignore où je t’ai menée, et qu’Arsène Lupin n’existe plus. Dans ces conditions, choisis, Florence. Le dénouement du drame t’appartient : ou bien ta mort, qui est certaine, inévitable — ou bien… ou bien l’acceptation de mon amour. Réponds oui ou non. Un signe de ta tête décidera de ton sort. Si c’est non, tu meurs. Si c’est oui, je te délivre, nous partons, et, plus tard, lorsque ton innocence sera reconnue, — et je m’en charge ! — tu deviens ma femme. Est-ce oui, Florence ?

Il l’interrogeait avec une anxiété réelle et une fureur contenue qui rendaient sa voix frémissante. Ses genoux se traînaient sur la dalle. Il suppliait et il menaçait, avide d’être exaucé, et presque désireux d’un refus, tellement sa nature le poussait au crime.

— Est-ce oui, Florence ? Un signe de tête, si léger qu’il soit, et je te croirai aveuglément, car tu es celle qui ne ment jamais, et ta promesse est sacrée. Est-ce oui, Florence ? Ah ! Florence, réponds donc… C’est de la folie d’hésiter !… Ta vie dépend d’un soubresaut de ma colère… Réponds !… Tiens, regarde, ma cigarette est éteinte… Je la jette, Florence… Un signe de tête… Est-ce oui ? Est-ce non ?

Il se pencha sur elle et la secoua par les épaules, comme s’il eût voulu la contraindre au signe qu’il exigeait d’elle, mais, soudain, pris d’une sorte de frénésie, il se leva en criant :

— Elle pleure ! Elle pleure ! Elle ose pleurer ! Mais, malheureuse, crois-tu que je ne sache pas pourquoi tu pleures ? Ton secret, je le connais, ma petite, et je sais que tes larmes ne viennent pas de ta peur de mourir. Toi ? Mais tu n’as peur de rien ! Non, c’est autre chose… Veux-tu que je te le dise, ton secret ? Mais non, je ne peux pas… je ne peux pas… les mots me brûlent les lèvres. Oh ! la maudite femme ! Ah ! tu l’auras voulu, Florence, c’est toi-même qui veux mourir puisque tu pleures !… c’est toi-même qui veux mourir…

Tout en parlant, il se hâtait d’agir et de préparer l’horrible chose. Le portefeuille en cuir marron qui contenait les papiers, et qu’il avait montré à Florence, était par terre, il l’empocha. Puis, toujours tremblant, il ôta sa veste qu’il jeta sur un arbuste voisin, puis il saisit la pioche et escalada les pierres inférieures. Et il trépignait de rage. Et il vociférait :

— C’est toi qui as voulu mourir, Florence. Rien ne peut faire maintenant que tu ne meures pas… Je ne peux même plus voir le signe de ta tête… Trop tard !… Tu l’as voulu… Tant pis pour toi… Ah ! tu pleures !… Tu oses pleurer ! Quelle folie !

Il était presque au-dessus de la grotte à droite. Sa haine le dressa. Épouvantable, hideux, atroce, les yeux rouges de sang, il introduisit le fer de la pioche entre les deux blocs où la brique se trouvait coincée. Ensuite s’étant mis de côté, bien à l’abri, il donna un coup sur la brique, puis un second. Au troisième, la brique sauta.

Ce qui se produisit fut si brusque, la pyramide de débris et de pierres s’effondra avec une telle violence dans le creux de la grotte et devant la grotte que l’infirme lui-même, malgré ses précautions, fut entraîné par l’avalanche et projeté sur l’herbe. Chute sans gravité d’ailleurs et dont il se releva aussitôt en balbutiant :

— Florence ! Florence !

La catastrophe, qu’il avait pourtant préparée d’une façon si minutieuse, et provoquée si férocement, semblait soudain le bouleverser par ses résultats. D’un œil effaré, il cherchait la jeune fille. Il se baissa, il rampa autour du chaos, qu’enveloppait une poussière épaisse. Il regarda dans les interstices. Il ne vit rien.

Florence était ensevelie sous les décombres, invisible comme il l’avait prévu, morte.

— Morte ! dit-il, les yeux fixes et l’air hébété !… Morte ! Florence est morte !

De nouveau il tomba dans une prostration absolue, qui peu à peu lui ploya les jambes, l’accroupit et le paralysa. Ses deux efforts, si proches l’un de l’autre, et aboutissant à des cataclysmes dont il avait été le témoin immédiat, paraissaient l’avoir vidé de tout ce qui lui restait d’énergie. Sans haine puisque Arsène Lupin ne vivait plus, sans amour puisque Florence n’existait plus, il avait l’aspect d’un homme qui a perdu la raison même de sa vie.

Deux fois ses lèvres articulèrent le nom de Florence. Regrettait-il son amie ? Arrivé au terme de cette effrayante série de forfaits, évoquait-il les étapes parcourues, toutes marquées d’un cadavre ? Est-ce que quelque chose comme l’éveil d’une conscience palpitait au fond de cette brute ? Ou plutôt n’était-ce pas cette sorte de torpeur physique qui engourdit la bête fauve assouvie, repue de chair, ivre de sang, torpeur qui est presque de la volupté ?

Pourtant il répéta une fois encore le nom de Florence, et des larmes roulèrent sur ses joues.

Il demeura longtemps ainsi, immobile et morne, et lorsque, après avoir avalé de nouveau quelques gorgées de sa drogue, il se remit à l’œuvre, ce fut machinalement, sans cette allégresse qui le faisait sautiller sur ses jambes molles et le menait au crime comme on se rend à une partie de plaisir.

Il commença par retourner vers le buisson d’où Lupin l’avait vu émerger. Derrière ce buisson il y avait, entre deux arbres, un abri sous lequel se trouvaient des instruments et des armes, pelles, râteaux, fusils, rouleaux de cordes et de fils de fer.

En plusieurs voyages, il les porta près du puits pour les y précipiter en s’en allant. Il examina ensuite chaque parcelle du monticule sur lequel il avait grimpé, afin d’être certain qu’il n’y laissait pas la moindre trace de son passage. Même examen aux endroits de la pelouse où il avait évolué, sauf sur le chemin du puits qu’il se réservait d’explorer en dernier lieu. Les herbes furent redressées, la terre foulée fut soigneusement aplatie.

Il semblait soucieux et, tout en pensant à autre chose, il agissait plutôt par habitude de malfaiteur qui sait ce qu’il doit faire.

Un petit incident parut le réveiller. Une hirondelle blessée tomba près de lui. D’un geste il la saisit et l’écrasa entre ses mains, la pétrissant comme un chiffon de papier que l’on roule. Et ses yeux brillaient d’une joie barbare, tandis qu’il contemplait le sang qui giclait de la pauvre bête en lui rougissant les mains.

Mais comme il jetait le petit cadavre informe dans un fourré, il aperçut aux épines de ce fourré un cheveu blond, et toute sa détresse revint, au souvenir de Florence.

Il s’agenouilla devant la grotte écroulée. Puis, cassant deux bouts de bois, il les plaça en forme de croix sous une des pierres.

Comme il était courbé, de la poche de son gilet un petit miroir glissa, et, heurtant un caillou, se brisa.

Ce signe de malheur le frappa vivement. Il jeta autour de lui un regard méfiant, et, tout frémissant d’inquiétude, comme s’il se fût senti menacé par des puissances invisibles, il murmura :

— J’ai peur… Allons-nous-en, allons-nous-en…

Sa montre marquait alors la demie de quatre heures.

Il prit son veston sur l’arbuste où il l’avait posé, enfila les manches, et il se mit à chercher dans la poche extérieure de droite. C’est là qu’il avait mis ce portefeuille en cuir marron qui renfermait ses papiers.

— Tiens, fit-il très étonné… il me semblait pourtant bien…

Il fouilla la poche extérieure de gauche, puis celle de côté, en haut, puis, avec une agitation fébrile, toutes les poches intérieures.

Le portefeuille n’y était pas. Et, chose stupéfiante, aucun des autres objets dont la présence dans les poches de son veston ne faisait pour lui aucune espèce de doute ne s’y trouvait, ni son étui à cigarettes, ni sa boîte d’allumettes, ni son carnet.

Il fut confondu. Son visage se décomposa. Il balbutia des mots incompréhensibles, tandis que la plus redoutable des idées s’emparait de son esprit au point de lui apparaître aussitôt comme une vérité certaine : Il y avait quelqu’un dans l’enceinte du vieux château.

Il y avait quelqu’un dans l’enceinte du vieux château ! Et ce quelqu’un se cachait actuellement aux environs des ruines, dans les ruines peut-être ! Et ce quelqu’un l’avait vu ! Et ce quelqu’un avait assisté à la mort d’Arsène Lupin et à la mort de Florence Levasseur ! Et ce quelqu’un, profitant de son inattention, et connaissant par ses paroles à lui l’existence des papiers, avait fouillé le veston et vidé les poches !

Sa figure exprima cet émoi de l’homme habitué aux actes des ténèbres et qui sait tout à coup que des yeux l’ont surpris dans ses besognes détestables, et que les mêmes yeux, maintenant, épient ses gestes et voient celui qui n’a jamais été vu. D’où partait ce regard qui le troublait comme le grand jour trouble l’oiseau de nuit ? Était-ce le regard d’un intrus caché par hasard ou d’un ennemi acharné à le perdre ? Était-ce un complice d’Arsène Lupin, un ami de Florence, un affilié de la police ? Et cet adversaire se contentait-il du butin ou se préparait-il à l’attaquer ?

L’infirme n’osait bouger. Il était là, exposé aux agressions, en terrain découvert, sans rien pour le protéger contre des coups qui pourraient partir avant même qu’il sût où se trouvait l’adversaire.

À la fin cependant l’imminence du péril lui rendit quelque vigueur. Immobile encore, il inspecta d’abord les alentours avec une attention si aiguë qu’il semblait qu’aucun détail n’eût pu lui échapper. Que ce fût entre les pierres du chaos ou derrière les buissons, ou que ce fût à l’abri du grand rideau de lauriers, il eût avisé la silhouette la plus indistincte.

Ne voyant personne, il avança. Sa béquille le soutenait. Il marchait sans que ses pas et sans que cette béquille, terminée probablement par un bouton de caoutchouc, fissent le moindre bruit. La main droite tendue serrait un revolver. L’index pesait sur la détente. Le plus petit effort de volonté, moins que cela même, l’ordre spontané de son instinct, et la balle supprimait l’ennemi.

Il se dirigeait vers la gauche. Il y avait, de ce côté, entre la pointe extrême des lauriers et les premières roches éboulées, un petit chemin de briques qui devait être plutôt le faîte d’un mur enseveli. Ce chemin, par lequel l’ennemi avait pu venir, sans laisser de traces, jusqu’à l’arbuste qui portait le veston, l’infirme le suivit.

Les dernières branches des lauriers le gênant, il les écarta.

Des masses de buissons s’entremêlaient. Pour les éviter il longea la base du monticule. Puis il fit encore quelques pas, contournant une roche énorme.

Et alors, subitement, il recula et perdit presque l’équilibre, tandis que sa béquille tombait et que le revolver lui échappait des mains.

Ce qu’il venait d’apercevoir, ce qu’il apercevait, était bien le spectacle le plus terrifiant qu’il lui fût possible de considérer. En face de lui, dix pas plus loin, ce n’était pas un homme qui se dressait, les mains dans les poches, les jambes croisées, l’une de ses épaules légèrement appuyée contre la paroi de la roche. Ce n’était pas et ce ne pouvait pas être un homme, puisque cet homme, l’infirme le savait, était mort, d’une mort d’où personne ne revient. C’était donc un fantôme, et cela, cette apparition d’outre-tombe, portait l’épouvante de l’infirme à ses dernières limites.

Il grelottait, repris de fièvre et de nouveau défaillant. Ses yeux agrandis contemplaient l’inconcevable phénomène. Tout son être rempli de croyances et de peurs sataniques, ployait sous le fardeau d’une vision à laquelle chaque seconde ajoutait un surcroît d’horreur. Incapable de fuir, incapable de se défendre, il s’affaissa sur les genoux. Et il ne pouvait détacher son regard de ce mort, que, une heure à peine auparavant, il avait enseveli dans les profondeurs d’un puits, sous un linceul de pierres et de granit.

Le fantôme d’Arsène Lupin !

Un homme, on le vise, on tire sur lui, et on le tue. Mais un fantôme ! un être qui n’existe pas, et qui pourtant dispose de toutes les forces surnaturelles !… À quoi bon lutter contre les machinations infernales de ce qui n’est plus ? À quoi bon ramasser l’arme tombée et la braquer sur le spectre impalpable d’Arsène Lupin ?

Et il vit cette chose incompréhensible : le fantôme sortit les mains de ses poches. L’une d’elles tenait un étui à cigarettes, et l’infirme reconnut ce même étui de métal bruni qu’il avait cherché vainement ! Comment douter alors que l’être qui avait fouillé le veston ne fût justement celui-là qui ouvrait l’étui, qui choisissait une cigarette et qui faisait craquer une allumette, prise, elle aussi, dans une boîte appartenant à l’infirme !

Miracle ! une flamme réelle jaillit de l’allumette ! Prodige inouï ! des volutes de fumée montèrent de la cigarette, une fumée véritable dont l’odeur particulière, que l’infirme connaissait bien, lui parvint aussitôt.

Il se cacha la tête entre les mains. Il ne voulait plus voir. Fantôme ou hallucination, émanation de l’autre monde ou image née de ses remords et projetée par lui, il ne voulait plus que ses yeux en fussent torturés.

Mais il perçut le bruit, de plus en plus distinct, d’un pas qui s’en venait ! Il sentit une présence étrangère qui évoluait autour de lui ! Un bras se tendit ! Une main lui tenailla la chair d’une étreinte irrésistible ! Et il entendit des mots prononcés par une voix qui était, à ne s’y pas tromper, la voix humaine et vivante d’Arsène Lupin :

— Eh bien, voyons, cher monsieur, dans quel état nous mettons-nous ? Certes, je comprends tout ce que mon brusque retour a d’insolite et même d’inconvenant, mais enfin il ne faut pas se frapper outre mesure. On a vu des choses beaucoup plus extraordinaires, comme l’arrêt du soleil par Josué… ou des cataclysmes beaucoup plus sensationnels, comme le tremblement de terre de Lisbonne en 1755. Le sage doit ramener les événements à leur juste mesure, et ne pas les juger d’après leur action sur son propre destin, mais d’après leur retentissement sur la fortune du monde. Or, avouez-le, votre petite mésaventure est tout individuelle, et n’affecte en rien l’équilibre planétaire. Marc-Aurèle a dit, page 84 de l’édition Hachette…

L’infirme avait eu le courage de relever la tête, et la réalité lui apparaissait maintenant avec une telle précision qu’il ne pouvait plus se dérober devant ce fait indiscutable : Arsène Lupin n’était pas mort ! Arsène Lupin, qu’il avait précipité dans les entrailles de la terre et qu’il avait écrasé aussi sûrement que l’on écrase un insecte avec le fer d’un marteau, Arsène Lupin n’était pas mort !

Comment s’expliquait un mystère aussi stupéfiant, l’infirme ne pensait même pas à se le demander. Cela seul importait : Arsène Lupin n’était pas mort. Les yeux d’Arsène Lupin regardaient et sa bouche articulait, comme des yeux et comme une bouche d’homme vivant. Arsène Lupin n’était pas mort. Il respirait. Il souriait. Il parlait. Il vivait !

Et c’était si bien de la vie que le bandit avait en face de lui que, poussé soudain par un ordre de sa nature et par sa haine implacable contre la vie, il s’aplatit tout de son long, atteignit son revolver, l’empoigna et tira.

Il tira, mais trop tard. D’un coup de bottine, don Luis avait fait dévier l’arme. D’un autre coup, il la fit sauter des mains de l’infirme.

Celui-ci grinça de rage, et, tout de suite, hâtivement, se mit à fouiller dans ses poches.

— C’est ça que vous désirez, monsieur ? fit don Luis en montrant une sorte de seringue, chargée d’un liquide jaunâtre. Excusez-moi, mais j’ai eu peur que, par suite d’un faux mouvement, vous ne vous piquiez vous-même. Or, ce serait là, n’est-ce pas ? une piqûre mortelle, et je ne me le pardonnerais pas.

L’infirme était désarmé. Il hésita un moment, étonné que l’adversaire ne l’attaquât pas de façon plus violente, et cherchant à profiter de ce délai. Ses yeux, petits et clignotants, erraient autour de lui, en quête d’un projectile. Mais une idée parut l’assaillir et, peu à peu lui rendre confiance, et, dans un nouvel accès de joie, vraiment inattendu, il lâcha son éclat de rire le plus strident.

— Et Florence ! s’exclama-t-il. N’oublions pas Florence. Car je te tiens par là. Si je te rate avec mon revolver, si tu m’as volé mon poison, j’ai un autre moyen de t’atteindre, et en plein cœur ! N’est-ce pas que tu ne peux pas vivre sans Florence ? Florence morte, c’est ta condamnation, n’est-ce pas ? Florence morte, toi-même tu te passes la corde au cou ? N’est-ce pas ? n’est-ce pas ?

Don Luis répondit :

— En effet, si Florence mourait, je ne pourrais pas lui survivre.

— Elle est morte, s’écria le bandit avec un redoublement de gaieté et en sautillant sur ses genoux. Morte ! ce qui s’appelle morte ! Que dis-je plus que morte ! Un mort, ça conserve quelque temps encore l’apparence d’un vivant. Mais là c’est bien mieux ! Plus de cadavre, Lupin, une bouillie de chair et d’os ! Tout l’échafaudage des blocs de pierre lui a dégringolé dessus ! Tu vois ça d’ici, hein ! Quel spectacle ! Allons, vite, à ton tour de déménager. Veux-tu un bout de corde ? Ah ! ah ! ah ! C’est à crever de rire. Mais je te l’avais dit, Lupin, rendez-vous devant la porte de l’enfer. Vite, la bien-aimée t’attend. Tu hésites ? Et la vieille politesse française ! Est ce qu’on fait attendre une femme ? Au galop, Lupin ! Florence est morte !

Il disait cela avec une réelle volupté, comme si ce seul mot lui eût paru délicieux.

Don Luis n’avait pas sourcillé. Il prononça simplement, en hochant la tête :

— Quel dommage !

L’infirme sembla pétrifié. Toutes ses contorsions de joie, toute sa mimique triomphale furent arrêtées net. Il balbutia :

— Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?

— Je dis, déclara don Luis, qui ne se départait pas de son calme et de sa courtoisie et continuait à ne pas tutoyer l’infirme, je dis, cher monsieur, que vous avez commis une mauvaise action. Je n’ai jamais rencontré une nature plus noble et plus digne d’estime que Mlle Levasseur. Sa beauté incomparable, sa grâce, l’harmonie de sa taille, sa jeunesse, méritaient un autre traitement. En vérité, il serait regrettable qu’un tel chef-d’œuvre n’existât plus.

L’infirme restait stupide. La sérénité de don Luis le déconcertait. Il articula d’une voix blanche :

— Je te répète qu’elle n’existe plus. Tu n’as donc pas vu la grotte ? Florence n’existe plus !

— Je ne veux pas le croire, fit don Luis paisiblement. S’il en était ainsi l’aspect des choses ne serait plus le même. Il y aurait des nuages au ciel. On n’entendrait pas chanter les oiseaux, et la nature aurait un air de deuil. Or, les oiseaux chantent, le ciel est bleu, toutes les choses sont à leur place, l’honnête homme est vivant, et le bandit se traîne à ses pieds. Comment Florence ne vivrait-elle pas ?

Un long silence suivit ces paroles. Les deux ennemis, à trois pas l’un de l’autre, se regardaient dans les yeux, don Luis toujours aussi tranquille, l’infirme en proie à l’angoisse la plus folle. Le monstre comprenait. Si obscure que fût la vérité, elle lui apparaissait avec tout l’éclat d’une certitude aveuglante ; Florence Levasseur, elle aussi, vivait ! Humainement, matériellement, cela n’était pas dans les choses possibles. Mais la résurrection de don Luis non plus n’était pas dans les choses possibles, et pourtant don Luis vivait, et son visage ne portait même pas la trace d’une égratignure, et ses vêtements ne semblaient même pas déchirés ou souillés.

Le monstre se sentit perdu. L’homme qui le tenait entre ses mains implacables était de ceux dont le pouvoir n’a pas de limites. Il était de ceux qui s’échappent des bras mêmes de la mort et qui arrachent victorieusement à la mort les êtres dont ils ont pris la garde.

Le monstre reculait, peu à peu, traînant ses genoux sur le petit sentier de briques.

Il reculait. Il passait devant le chaos qui recouvrait l’ancien emplacement de la grotte, et il ne tourna pas les yeux de ce côté, comme s’il eût eu la conviction définitive que Florence était sortie saine et sauve du formidable sépulcre.

Il reculait. Don Luis l’avait quitté du regard et, occupé à défaire un rouleau de corde qu’il avait ramassé, paraissait ne plus se soucier de lui.

Il reculait.

Et brusquement, ayant observé l’ennemi, il pivota sur lui-même, se dressa d’un effort sur ses jambes molles, et se mit à courir dans la direction du puits.

Vingt pas l’en séparaient. Il atteignit la moitié, les trois quarts de la distance. Déjà l’orifice s’ouvrait devant lui. Il étendit les bras, du geste d’un homme qui veut piquer une tête, et il s’élança.

Son élan fut brisé. Il roula sur le sol, ramené brutalement en arrière et les bras serrés si violemment autour du buste qu’il ne pouvait plus remuer.

C’était don Luis qui, ne le perdant pas de vue, avait jeté sa corde préparée à la manière d’un lasso, et lui avait, au moment même où il se précipitait dans l’abîme, enroulé autour du corps une boucle solide.

Quelques secondes l’infirme se débattit. Mais le nœud coulant lui sciait les chairs. Il ne bougea plus. C’était fini.

Alors don Luis Perenna, qui le tenait au bout de la laisse, s’en vint vers lui et acheva de le lier avec le reste de la corde. L’opération fut minutieuse. Don Luis s’y reprit à plusieurs fois, utilisant aussi les rouleaux de cordes que le bandit avait apportés près du puits et le bâillonnant à l’aide d’un mouchoir. Et, tout en s’appliquant à son ouvrage, il expliquait d’un ton de politesse affectée :

— Voyez-vous, monsieur, les gens se perdent toujours par excès de confiance. Ils n’imaginent pas que leurs adversaires puissent avoir des ressources qu’ils n’ont pas. Ainsi, quand vous m’avez fait tomber dans votre traquenard, comment avez-vous pu supposer, cher monsieur, qu’un homme comme moi, qu’un homme comme Arsène Lupin, accroché au bord d’un puits, ayant les avant-bras posés sur le rebord et les pieds contre la paroi intérieure, se laisserait choir comme le premier venu ? Voyons, vous étiez à quinze ou vingt mètres, et je n’aurais pas eu la force de remonter d’un bond ni le courage d’affronter les balles de votre revolver, alors justement qu’il s’agissait de sauver Florence Levasseur et de me sauver moi-même ! Mais, mon pauvre monsieur, le plus minime effort eût suffi, soyez-en convaincu. Si je ne l’ai pas tenté, cet effort, c’est que j’avais mieux à faire, infiniment mieux. Et je vais vous dire pourquoi, si toutefois vous êtes curieux de le savoir. Oui ? Apprenez donc, monsieur, que, du premier coup, mes genoux et mes pieds, en s’arc-boutant contre les parois extérieures, avaient démoli, je m’en rendis compte pas la suite, une mince couche de plâtre qui fermait, à cet endroit, une ancienne excavation pratiquée dans le puits. Heureuse chance, n’est-ce pas ? et de nature à modifier la situation. Aussitôt mon plan fut établi. Tout en jouant ma petite comédie du monsieur qui va tomber dans un gouffre, tout en me composant le visage le plus effaré, les yeux les plus écarquillés et le rictus le plus hideux, j’agrandis cette excavation de manière à rejeter les carreaux de plâtre devant moi pour que leur chute ne fît aucun bruit. Le moment venu, à la seconde même où mon visage défaillant disparut à vos yeux, moi, tout simplement, et grâce à un tour de reins qui ne manquait pas d’audace, je sautais dans ma retraite. J’étais sauvé.

» J’étais sauvé, puisque précisément cette retraite se creusait du côté où vous étiez en train d’évoluer, et que, obscure elle-même, elle ne projetait dans le puits aucune lumière. Dès lors il me suffisait d’attendre. J’écoutai paisiblement vos discours et vos menaces. Je laissai passer vos projectiles. Et, vous supposant reparti vers Florence, je m’apprêtais à sortir de mon refuge, à revenir à la clarté du jour et à vous tomber sur le dos, lorsque… »

Don Luis retourna l’infirme, comme on fait d’un paquet que l’on ficelle, et il reprit :

— Avez-vous visité, sur les bords de la Seine, en Normandie, le vieux château féodal de Tancarville ? Non ? Eh bien, vous saurez qu’il y a là, hors des ruines du donjon, un ancien puits, qui offre, comme bien d’autres puits de l’époque, cette particularité d’avoir deux orifices, l’un au sommet qui s’ouvre vers le ciel, l’autre un peu en dessous, creusé latéralement dans la paroi et qui s’ouvrait sur une des salles du donjon. À Tancarville, ce second orifice est aujourd’hui fermé par une grille. Ici il fut muré par une couche de cailloux et de plâtre. Et c’est justement le souvenir de Tancarville qui me fit rester, d’autant que rien ne pressait puisque vous aviez eu la gentillesse de m’avertir que Florence ne me rejoindrait pas dans l’autre monde avant quatre heures.

» J’examinai donc mon refuge, et, comme j’en avais eu l’intuition, je constatai que c’était le sous-sol d’une construction aujourd’hui démolie et sur les ruines de laquelle le jardin avait été aménagé. Ma foi, je m’avançai à tâtons, en suivant la direction qui, au-dessus, m’eût mené vers la grotte. Mes pressentiments ne me trompèrent pas. Un peu de jour filtrait au haut d’un escalier dont j’avais heurté la marche inférieure. Je montai. En haut, je distinguai le bruit de votre voix. »

Coup sur coup, don Luis retourna l’infirme, non sans quelque brusquerie. Puis il continua :

— Je tiens à vous répéter, cher monsieur, que le dénouement eût été exactement semblable si je vous avais attaqué directement, et dès le début, par la voie de terre. Mais, cette réserve faite, j’avoue que le hasard m’a bien servi. Souvent contrarié par lui au cours de notre lutte, cette fois je n’ai pas à me plaindre, et je me sentais tellement en veine que je ne doutai pas une seconde que, après m’avoir offert l’entrée de la voie souterraine, il ne me conduisît à la sortie. De fait, je n’eus qu’à retirer doucement vers moi le frêle obstacle de quelques briques accumulées qui masquaient cet orifice, pour pénétrer librement au milieu des éboulements du donjon. Guidé par le son de votre voix, je me glissai entre les pierres, et j’arrivai ainsi au fond de la grotte où se trouvait Florence. C’est amusant, n’est-ce pas, cher monsieur ? et vous voyez tout ce qu’il y avait de comique à vous entendre tenir vos petits discours : « Réponds oui ou non, Florence. Un signe de ta tête décidera de ton sort. Si c’est oui, je te délivre. Si c’est non, tu meurs. Réponds donc, Florence. Un signe de tête… Est-ce oui ? Est ce non ? » Et la fin surtout fut délicieuse, lorsque vous avez grimpé sur le dessus de la grotte et que vous gueuliez de là-haut : « C’est toi qui as voulu mourir, Florence ! Tu l’as voulu. Tant pis pour toi ! » Pensez donc, comme c’était drôle ! À ce moment-là, il n’y avait plus personne dans la grotte ! Personne ! D’un seul effort, j’avais attiré Florence vers moi et l’avais mise à l’abri. Et tout ce que vous avez pu écraser avec votre dégringolade de blocs, c’est peut-être une ou deux araignées et quelques mouches qui rêvassaient sur les dalles. Et voilà, le tour était joué, et la comédie s’achevait. Premier acte : Arsène Lupin sauvé. Deuxième acte : Florence Levasseur sauvée. Troisième et dernier acte : Monsieur le monstre foutu. Et combien !

Don Luis se releva, et contemplant son ouvrage d’un œil satisfait :

— T’as l’air d’un boudin, s’écria-t-il, repris par sa nature gouailleuse et par son habitude de tutoyer ses ennemis… un vrai boudin ! Pas très gros, le monsieur. Un saucisson de Lyon pour famille pauvre ! Mais bah ! tu n’y mets aucune coquetterie, je présume ? D’ailleurs tu n’es pas plus mal comme ça qu’à l’ordinaire, et en tout cas tu es absolument approprié à la petite gymnastique de chambre que je te propose. Tu vas voir ça… une idée à moi vraiment originale. T’impatiente pas.

Il prit un des fusils que le bandit avait apportés, et il attacha au milieu de ce fusil l’extrémité d’une corde qui avait environ douze ou quinze mètres de long, et dont il fixa l’autre bout aux cordes qui ligotaient l’infirme, à la hauteur du dos.

Ensuite il saisit le captif à bras-le-corps et le tint suspendu au-dessus du puits.

— Ferme les yeux si tu as le vertige. Et surtout ne crains rien. Je suis très prudent. Tu es prêt ?

Il laissa glisser l’infirme dans le trou béant et saisit ensuite la corde qu’il venait d’attacher. Alors, peu à peu, pouce par pouce, avec précaution, de manière qu’il ne se cognât point, le paquet fut descendu à bout de bras. Lorsqu’il parvint à une douzaine de mètres de profondeur, le fusil posé en travers du puits l’arrêta, et il demeura là, suspendu dans les ténèbres et au centre de l’étroite circonférence.

Don Luis alluma plusieurs bouchons de papier qui dégringolèrent en tournoyant et jetèrent sur les parois des lueurs sinistres.

Puis, incapable de résister à l’attrait d’une dernière apostrophe, il se pencha comme l’avait fait le bandit et ricana :

— L’endroit est choisi pour que tu n’attrapes pas de rhume de cerveau. Que veux-tu ? Je te soigne. J’ai promis à Florence de ne pas te tuer, et au gouvernement français de te livrer autant que possible vivant. Seulement, comme je ne savais que faire de toi jusqu’à demain matin, je t’ai mis au frais. Le truc est joli, n’est-ce pas ? et, ce qui ne saurait te déplaire, vraiment conforme à tes procédés. Mais oui, réfléchis. Le fusil ne repose à ses deux bouts que sur une longueur de deux ou trois centimètres. Alors, pour peu que tu gigotes, pour peu que tu bouges, si seulement tu respires trop fort, le canon ou la crosse flanche, et c’est l’immédiat et fatal plongeon. Quant à moi, je n’y suis pour rien ! Si tu meurs, c’est un bon petit suicide. Tu n’as qu’à ne pas remuer, mon bonhomme.

» Et l’avantage de ma petite mécanique, c’est qu’elle te donne un avant-goût des quelques nuits qui précèderont l’heure suprême où on te coupera la tête. D’ores et déjà tu te trouves en face de ta conscience, nez à nez avec ce qui te sert d’âme, sans rien qui dérange votre silencieux colloque. Je suis gentil, hein ! cher ami ? Allons, je te laisse. Et, souviens-toi, pas un geste, pas un soupir, pas un clignement de paupières, pas un battement de cœur. Ne rigole pas surtout ! Si tu rigoles, tu es dans le lac. Médite, c’est ce que tu as de mieux à faire. Médite et attends. Au revoir, monsieur. »

Et don Luis, satisfait de son discours, s’éloigna en murmurant :

— Voilà qui est bien. Je n’irai pas jusqu’à dire avec Eugène Sue qu’il faut crever les yeux des grands criminels. Mais, tout de même, une bonne petite punition physique, assaisonnée d’angoisse, c’est équitable, hygiénique et moral.

Don Luis s’en alla et, reprenant le chemin de briques, contournant le chaos des ruines, il se dirigea, par un sentier qui descendait le long du mur d’enceinte, vers un bosquet de sapins où il avait mis Florence à l’abri.

Elle attendait, toute meurtrie encore de l’effroyable supplice enduré, mais déjà vaillante, maîtresse d’elle-même, et sans inquiétude, eût-on dit, sur l’issue du combat qui mettait don Luis aux prises avec l’infirme.

— C’est terminé, fit-il simplement. Demain, je le livrerai à la justice.

Un frisson la secoua, mais elle se tut, tandis que don Luis Perenna l’observait en silence.

C’était la première fois qu’ils se retrouvaient ensemble et seuls, depuis que tant de drames les avaient séparés et projetés ensuite l’un contre l’autre comme des ennemis implacables, et don Luis en éprouva une telle émotion qu’il ne put dire à la fin que des phrases insignifiantes, sans rapport avec les pensées qui le bouleversaient :

— En suivant ce mur, et en bifurquant vers la gauche, nous allons retrouver l’automobile… Vous ne serez pas trop fatiguée pour marcher jusque-là ?… Une fois dans l’automobile, nous irons à Alençon… Il y a un hôtel très paisible près de la place principale… vous pourrez y attendre que les événements prennent pour vous une tournure favorable… et cela ne saurait tarder, puisque le coupable est pris.

— Marchons, dit-elle.

Il n’osa pas lui proposer de la soutenir. D’ailleurs elle avançait sans défaillance, et son buste harmonieux ondulait sur ses hanches du même rythme égal. Don Luis retrouvait pour elle toute son admiration et toute sa ferveur amoureuse. Pourtant jamais encore elle ne lui avait semblé plus lointaine qu’en ce moment où, par des miracles d’énergie, il venait de lui sauver la vie. Elle n’avait pas eu pour lui un remerciement, ni même un de ces regards un peu adoucis qui récompensent l’effort, et elle demeurait comme au premier jour la créature mystérieuse dont il n’avait jamais compris l’âme secrète et sur qui l’orage même d’événements si formidables n’avait pas jeté la moindre lumière. Que pensait-elle ? Que voulait-elle ? Vers quoi se dirigeait-elle ? Problèmes obscurs qu’il n’espérait plus résoudre. Désormais chacun d’eux ne pourrait se souvenir de l’autre qu’avec colère et rancune.

« Eh bien, non, se dit-il, comme elle prenait place dans la limousine, eh bien, non, la séparation n’aura pas lieu de cette manière. Les mots qui doivent être prononcés entre nous le seront tous, et, qu’elle le veuille ou non, je déchirerai les voiles dont elle s’enveloppe. »

Le trajet fut rapide. À l’hôtel d’Alençon, don Luis fit inscrire Florence sous un nom quelconque, puis, l’ayant laissée seule, une heure plus tard il vint frapper à sa porte.

Cette fois encore il n’eut pas le courage d’aborder tout de suite la question comme il l’avait décidé. Il y avait d’ailleurs d’autres points qu’il voulait éclaircir sur-le-champ.

— Florence, dit-il, avant de livrer cet homme, je voudrais savoir ce qu’il fut pour vous.

— Un ami, un ami malheureux et dont j’avais pitié, affirma-t-elle. Aujourd’hui, j’ai du mal à comprendre ma pitié pour un tel monstre. Mais il y a quelques années, quand je le connus, c’est pour sa faiblesse, pour sa misère physique, pour tous les symptômes de mort prochaine qui déjà le marquaient, c’est pour cela que je m’attachai à lui. Il eut l’occasion de me rendre quelques services, et bien qu’il vécût une vie cachée, qui me troublait par certains côtés, il prit peu à peu sur moi, et à mon insu, beaucoup d’empire. J’avais foi dans son dévouement absolu, et lorsque l’affaire Mornington éclata, ce fut lui qui, je m’en rends compte maintenant, me dirigea et, plus tard, dirigea Gaston Sauverand. Ce fut lui qui me contraignit au mensonge et à la comédie, en me persuadant qu’il travaillait pour le salut de Marie-Anne. Ce fut lui qui nous inspira contre vous tant de défiance, et qui nous habitua si bien à garder le silence sur lui et sur tous ses actes, que Gaston Sauverand, dans son entrevue avec vous, n’osa même pas parler de lui. Comment ai-je pu être aveugle à ce point, je l’ignore. Mais il en fut ainsi. Rien ne m’a éclairée. Rien n’a pu faire que je soupçonne un instant cet être inoffensif, malade, qui passait la moitié de sa vie dans les maisons de santé et dans les cliniques, qui a subi toutes les opérations possibles, et qui, s’il me parlait quelquefois de son amour, ne pouvait cependant espérer…

Florence n’acheva pas. Ses yeux venaient de rencontrer ceux de don Luis, et elle avait l’impression profonde qu’il n’écoutait point ce qu’elle disait. Il la regardait, et c’était tout. Les phrases prononcées tombaient dans le vide. Pour don Luis les explications relatives au drame lui-même ne signifiaient rien, tant que la lumière ne serait pas faite sur le seul point qui l’intéressât, sur les pensées obscures de Florence à son égard, pensées d’aversion, pensées de mépris. En dehors de cela, toute parole était vaine et fastidieuse.

Il s’approcha de la jeune fille, et lui dit à voix basse :

— Florence, Florence, vous connaissez les sentiments que j’ai pour vous, n’est-ce pas ?

Elle rougit, interdite, comme si cette question eût été la plus imprévue de toutes les questions. Pourtant ses yeux ne se baissèrent point, et elle répliqua franchement :

— Oui, je les connais.

— Mais peut-être, reprit-il avec plus de force, en ignorez-vous toute la profondeur ? Peut-être ne savez-vous pas que ma vie n’a pas d’autre but que vous ?

— Je sais cela aussi, dit-elle.

— Alors, si vous le savez, dit-il, je dois en conclure que c’est là précisément la cause de votre hostilité contre moi. Dès le début j’ai été votre ami et je n’ai cherché qu’à vous défendre. Et pourtant, dès le début, j’ai senti que j’étais pour vous l’objet d’une aversion à la fois instinctive et raisonnée. Jamais je n’ai vu dans vos yeux autre chose que de la froideur, de la gêne, du mépris, de la répulsion même. Aux instants de péril, lorsqu’il s’agissait de votre vie ou de votre liberté, vous risquiez toutes les imprudences plutôt que d’accepter mon secours. J’étais l’ennemi, celui dont on se méfie et auquel on ne pense qu’avec une sorte d’effroi. N’est-ce pas la haine, cela ? Et n’est-ce pas par la haine seulement qu’on peut expliquer une telle attitude ?

Florence ne répondit pas sur-le-champ. Il semblait qu’elle reculât le moment de prononcer les mots qui montaient à ses lèvres. Son visage amaigri par la fatigue et par la détresse avait plus de douceur qu’à l’ordinaire.

— Non, dit-elle, il n’y a pas que la haine qui explique une pareille attitude.

Don Luis fut stupéfait. Il ne comprenait pas bien le sens de cette réponse, mais l’intonation que Florence y avait apportée le troublait infiniment, et voilà que les yeux de Florence n’avaient plus leur expression habituelle de dédain, et qu’ils s’emplissaient de grâce et de sourire. Et c’était la première fois qu’elle souriait devant lui.

— Parlez, parlez, je vous en supplie, balbutia-t-il.

— Je veux dire, reprit-elle, qu’il y a un autre sentiment qui explique la froideur, la défiance, la crainte, l’hostilité. Ce n’est pas toujours ceux qu’on déteste que l’on fuit avec le plus d’épouvante, et, si l’on fuit, c’est bien souvent parce qu’on a peur de soi, et qu’on a honte, et qu’on se révolte, et qu’on veut résister, et qu’on veut oublier, et qu’on ne peut pas…

Elle se tut, et comme il tendait vers elle des mains éperdues, et comme il implorait d’elle des mots et des mots encore, elle hocha la tête, signifiant ainsi qu’elle n’avait pas besoin de parler davantage pour qu’il pénétrât entièrement au fond de son âme et découvrît le secret d’amour qu’elle y dissimulait.

Don Luis chancela. Il était ivre de bonheur, et presque endolori par ce bonheur imprévu. Après les moments horribles qui venaient de s’écouler dans le décor impressionnant du Vieux-Château, il lui paraissait fou d’admettre qu’une félicité aussi extravagante pût s’épanouir soudain dans le cadre banal de cette chambre d’hôtel. Il eût voulu de l’espace autour de lui, des forêts, des montagnes, la clarté de la lune, la splendeur d’un soleil qui se couche, toute la beauté et toute la poésie du monde. Du premier coup, il atteignit à la cime la plus haute du bonheur. La vie même de Florence s’évoquait devant lui depuis l’instant de leur rencontre jusqu’à la minute tragique où l’infirme, penché sur elle, et voyant ses yeux pleins de larmes, hurlait : « Elle pleure ! Elle ose pleurer ! Quelle folie ! Mais ton secret, je le connais, Florence ! Et tu pleures ! Florence, Florence, c’est toi-même qui auras voulu mourir ! »

Secret d’amour, élan de passion qui, dès le premier jour, l’avait jetée toute frémissante vers don Luis, et qui, la déconcertant, l’emplissant de frayeur, lui semblant une trahison envers Marie-Anne et envers Sauverand, tour à tour l’éloignant et la rapprochant de celui qu’elle aimait et qu’elle admirait pour son héroïsme et pour sa loyauté, la déchirant de remords et la bouleversant comme un crime, en fin de compte la livrait, sans force et désemparée, à l’influence diabolique du bandit qui la convoitait.

Don Luis ne savait que faire, ne savait avec quels mots exprimer son délire. Ses lèvres tremblaient, ses yeux se mouillaient. Obéissant à sa nature, il eût saisi la jeune fille et l’eût embrassée comme un enfant embrasse, à pleine bouche et à plein cœur. Mais un sentiment trop respectueux le paralysait. Et, vaincu par l’émotion, il tomba aux pieds de la jeune fille en bégayant des mots d’amour et d’adoration.