Les Dernières années de la dictature de Bismarck/04

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Les Dernières années de la dictature de Bismarck
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 760-785).
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LES DERNIÈRES ANNÉES
DE
LA DICTATURE DE BISMARCK
NOTES ET SOUVENIRS
1887-1890

IV.[1]
APRÈS LA CHUTE


I

Après avoir suivi le prince de Bismarck, à travers les multiples péripéties de la fin de sa dictature, il est de toute nécessité, sous peine de laisser inachevée l’étude que nous lui avons consacrée, de l’accompagner dans sa retraite et aux diverses étapes qui le séparent de la mort. Elles s’espacent sur huit années durant lesquelles il conservera une attitude militante et, dans le rôle nouveau qui lui est dévolu par sa volonté, se révélera violemment haineux et aussi combatif que lorsque, au sommet du pouvoir, il avait à se défendre contre des ennemis acharnés. Si, dans, son existence nouvelle, il avait fait litière de ses vieilles rancunes, s’il se fût soumis et résigné à son destin et condamné au silence, il eût, à ce moment, échappé à l’histoire ; elle n’aurait plus eu à s’occuper de lui. Mais tel qu’il a été, il lui appartient ; l’historien manquerait à son devoir s’il fermait les yeux sur des épisodes dont l’Allemagne et l’Europe ne pouvaient se désintéresser et où le personnage nous apparaît avec une figure d’opposant et de révolté, lui qui, durant sa longue carrière, a maté toutes les oppositions et déjoué toutes les révoltes.

Dans sa retraite et son isolement, il est la victime de la sourde colère dont son âme est gonflée ; elle lui fait perdre le souci de sa dignité. A toute heure, on constate qu’il est uniquement possédé du désir d’assouvir cette colère et de se venger de l’impérial disciple auquel il doit sa déchéance. Il ne conserve plus aucune illusion quant à l’avenir ; il sait qu’il ne reviendra pas au pouvoir. Entre l’Empereur et lui, des paroles irréparables ont été échangées ; le souverain a coupé court à leurs querelles par une sentence sans appel : — Je veux désormais gouverner seul.

Bismarck ne peut donc attendre des jours qui vont suivre d’autre satisfaction que celle de la vengeance, et c’est à se la procurer qu’il se donnera tout entier.

Il semble cependant que la cruelle épreuve qu’il venait de subir aurait dû éveiller en lui des réflexions salutaires sur certains actes de son bruyant passé. On ne serait pas surpris de voir, à cette aube de sa vie nouvelle, s’élever au-dessus de la haine qui sera désormais le mobile de toutes ses actions, des remords, ou tout au moins des regrets, et, pour tout dire, des velléités de repentir. On en serait d’autant moins surpris que, treize ans avant, alors qu’il jouissait du brillant éclat de sa gloire et qu’il pouvait se flatter d’être le maître de l’Europe, un cri significatif s’est échappé de sa conscience et l’a révélé tout à coup accessible à ce repentir qui, s’il ne répare pas les fautes, les condamne par la bouche même de celui qui les a commises. Il n’est pas inutile de rappeler ce souvenir ; il ajoute un trait nouveau à la physionomie du personnage.

C’est en 1877, au château de Varzin, où le chancelier est venu passer quelques jours après avoir fait une cure à Gastein. Plusieurs de ses familiers se sont réunis autour de lui, afin d’égayer sa solitude et les journées se passent, agrémentées pour eux par les récits qu’il se plaît à leur faire des événemens sensationnels auxquels il a été mêlé. Ce matin-là, ses courtisans sont réunis dans le grand salon autour de la cheminée monumentale que surmonte la devise des Bismarck : In trinitate robur, avec au-dessus, sur champ d’or, l’aigle du nouvel empire d’Allemagne et un buste en plâtre de l’empereur Guillaume Ier. Ceux-ci sont en train de deviser en l’attendant, lorsque tout à coup il apparaît. Ils sont frappés par le caractère mélancolique de sa physionomie. Est-ce que quelque lugubre pressentiment hante son esprit ou bien est-ce qu’il serait fatigué et énervé comme cela lui arrive souvent, nul ne saurait le dire. Mais ce qui est certain, c’est qu’ils ne l’ont jamais vu en un pareil état d’abattement, avec un regard aussi sombre et une voix aussi plaintive. Leurs regards l’interrogent. Comme s’il obéissait à un entraînement impérieux, il leur répond :

— Je me sens l’âme triste. Je n’ai jamais dans ma longue vie rendu personne heureux, ni mes amis, ni ma famille, ni moi-même. J’ai fait du mal, beaucoup de mal. Je suis la cause de trois grandes guerres ; j’ai fait tuer sur les champs de bataille quatre-vingt mille hommes qui, aujourd’hui encore, sont pleurés par leurs mères, leurs frères, leurs sœurs, leurs veuves ! Mais tout cela, c’est affaire entre moi seul et Dieu. Je n’en ai jamais retiré aucune joie et je m’en sens aujourd’hui l’âme anxieuse et troublée.

Cette confession inattendue, que souligne une larme qui roule sur la joue du chancelier, tombe dans le silence. Ce n’est qu’au bout d’un moment que lui-même, sans insister sur ce sujet, ranime la conversation.

Quoique, avec ces grands acteurs, on ne sache jamais très exactement à quoi s’en tenir, il parait difficile de ne pas croire à la sincérité de ce cri spontané d’une conscience aux abois. On ne voit pas quel intérêt aurait eu Bismarck à jouer devant ses familiers la comédie du repentir. Il est cependant permis de supposer que ce repentir a été accidentel et passager, car, quelques jours plus tard, le chancelier s’en montre tout à fait libéré. Parlant des guerres qui ont assuré le triomphe de ses plans politiques, ce n’est plus à lui qu’il en impute la responsabilité, mais à la presse dont il déplore la puissance en raison du mal qu’elle peut faire.

— Elle a été, dit-il, la cause de trois grandes guerres : c’est la presse danoise qui a forcé le roi de Prusse à annexer le Schleswig-Holstein ; c’est la presse autrichienne qui nous a conduits à Sadova, et c’est la presse française qui a contribué à prolonger la campagne de France.

A peine est-il besoin de faire remarquer combien sont menteurs ces propos, et il serait aisé de le prouver en lui empruntant à lui-même les divers démentis que par avance il leur avait infligés. Mais il est autrement intéressant de constater qu’au moment où il les tient, ce n’est plus lui qu’il accuse. Par la suite, parmi ceux qu’il a tenus à ses confidens, on ne retrouve plus un écho de ceux qu’ils ont entendus à Varzin au mois d’octobre 1877. Si, ce jour-là, des remords ont hanté sa conscience, il n’en reste plus rien lorsque, treize ans plus tard, commence pour lui l’exil de Friedrichsruhe.

Durant les semaines qui s’écoulent après son arrivée dans cette résidence où il a résolu de se fixer définitivement, il se consacre aux soins de son installation et au classement de ses papiers. Il songe à écrire ses Mémoires. A cet effet il a amené avec lui son secrétaire ordinaire le fidèle Bücher, ainsi qu’un jeune professeur, qui écrira sous sa dictée ou copiera ses manuscrits. Il compte en outre faire appel à son historiographe Maurice Busch, à qui il accorde une confiance illimitée. Quoique absorbé par ces occupations, il ne perd aucune occasion d’exhiber son ressentiment. Il tient à faire comprendre à l’Empereur qu’il ne désarmera pas. N’osant s’en prendre directement à lui, c’est contre le général de Caprivi, son successeur à la chancellerie, qu’il excite les journaux à ses gages. Mais sous cette forme indirecte c’est l’Empereur qu’il vise.

A la suite d’un discours prononcé le 15 avril au Reichstag par le nouveau chancelier, il inspire au journal Hamburger Nachrichten un article d’une extrême violence, qui soulève de toutes parts la plus vive indignation : « C’est une véritable infamie, écrit Hohenlohe ; car il n’est pas dirigé contre Caprivi mais contre l’Empereur lui-même. » Après l’avoir lu, Guillaume II déclare à ses intimes que Bismarck l’a gravement offensé. Mais il se contient et, affectant de dédaigner l’attaque, il se refuse à croiser le fer et même à sévir. Ce sera son attitude jusqu’à la fin du conflit auquel seule la mort de Bismarck mettra un terme. — Je me garderai bien de le poursuivre, dit-il, ni d’user de : rigueur envers lui. Je ne veux pas en faire un martyr. S’il était emprisonné à Spandau ou ailleurs, sa prison deviendrait bientôt un but de pèlerinage. Et il ajoute avec amertume : — Les méfaits du comte d’Arnim à qui il les a fait si cruellement expier ne sont rien à côté des siens.

Nous ne savons si ces propos révélateurs de la colère impériale arrivèrent jusqu’à Bismarck. Mais, s’il les connut, ils ne pouvaient changer son attitude malveillante et irritée. A la même époque, on en eut la preuve dans le langage qu’il tint au grand-duc de Bade, son vieux complice de la guerre de 1870. Ce prince étant allé le voir, l’aborda en lui disant qu’il venait prendre congé de lui, car il se souviendrait toujours avec reconnaissance du temps où ils avaient travaillé ensemble au bien de l’Allemagne.

À ces paroles amicales Bismarck répondit par des reproches.

— C’est bien par votre faute que je m’en vais maintenant, fit-il avec humeur. En appuyant les lois ouvrières auprès de l’Empereur, vous avez contribué à me brouiller avec lui.

Le grand-duc protesta en rappelant que, si le différend avait dégénéré en rupture, c’était par suite des affaires prussiennes dont il ne s’était jamais mêlé. Bismarck s’emporta et devint si grossier que son interlocuteur arrêta l’entretien, « sa dignité lui défendant d’en entendre davantage : »

— Je veux me séparer de vous en paix, déclara-t-il, et je m’en vais sur ce vœu auquel vous ne manquerez pas de vous associer : Vive l’Empereur et vive l’Empire.

Ainsi, à tout instant et de tous côtés, la Cour de Berlin recueillait des témoignages de l’inimitié dont l’Empereur était l’objet de la part de Bismarck. En se les communiquant, on les exagérait et on les envenimait dans l’espoir de déterminer le souverain à châtier les intrigues de son détracteur. Mais Guillaume II, nous l’avons dit, était résolu à ne pas se départir de son apparente impassibilité, soit dédain, soit crainte de blesser l’opinion nationale en sévissant contre l’auteur de l’unité allemande.

Vers le même temps, on constatait que l’ex-chancelier invitait fréquemment à venir le voir divers personnages avec lesquels il avait toujours entretenu des relations amicales. Dans le nombre se trouvait le comte Schouwalof, ambassadeur de Russie à Berlin. Intimement lié avec Bismarck, il lui avait promis sa visite antérieurement à la chute et peut-être maintenant regrettait-il de s’être engagé, craignant de déplaire à l’Empereur en allant à Friedrichsruhe. Il se décida néanmoins à tenir sa promesse. Lorsque, à la Cour, on apprit qu’il était parti, on attendit avec impatience son retour, les courtisans étant convaincus que, durant son séjour à Friedrichsruhe, il recevrait les confidences de son amphitryon et qu’ensuite, il ne se ferait pas faute de les répéter.

Mais cette attente fut trompée. Rentré à Berlin, l’ambassadeur russe resta impénétrable jusque dans son entourage le plus familier. Quand on l’interrogeait, il répondait en parlant avec enthousiasme d’un certain vin de Champagne, d’une marque qui précédemment lui était inconnue, que l’ex-chancelier lui avait fait boire et il se montrait surtout préoccupé de savoir si cette marque existait dans les restaurans berlinois. On a raconté dans les milieux diplomatiques qu’ayant fini par la découvrir, il avait invité les secrétaires et attachés de son ambassade à venir déguster ce fameux vin en cabinet particulier.

— C’est tout ce qu’il nous a raconté de son voyage à Friedrichsruhe, avouait l’un des convives.

La curiosité des personnages de la Cour était donc déçue et l’on en était réduit aux conjectures en ce qui touchait les desseins de l’ex-chancelier. Du reste, à Berlin, un esprit nouveau semblait s’être emparé du monde officiel. Depuis le départ de Bismarck, on y respirait plus librement.

« Je suis frappé de deux choses, écrivait dans son journal le prince de Hohenlohe : premièrement, c’est que personne n’a de loisirs et l’on vit dans une agitation inconnue auparavant ; deuxièmement, les individus sont imbus d’eux-mêmes. Chacun se sent un personnage, tandis qu’auparavant les individus étaient rapetisses et comprimés par l’influence indiscutée de Bismarck. Ils se gonflent maintenant comme des éponges trempées dans l’eau. »

Non seulement ils se gonflaient, mais ceux-là mêmes qui s’étaient particulièrement signalés par leur platitude et leur servilité devant le tout-puissant chancelier semblaient tirer orgueil d’avoir oublié les services dont ils lui étaient redevables et d’afficher leur ingratitude comme s’ils espéraient y trouver profit. Elle se manifestait à tout instant, tantôt par l’hostilité venimeuse de leurs propos où ils reprochaient à Bismarck les faveurs dont il avait comblé ses fils, l’aîné surtout qui, sans talent au-dessus de la moyenne, était à trente-huit ans secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères et morigénait ses collègues, tantôt, par des procédés de goujat, comme par exemple lorsque, au mois d’août, Herbert de Bismarck étant revenu à Berlin et voulant prendre congé des principaux de ses anciens subordonnés, les invitait à un dîner d’adieu. Quatre d’entre eux qui lui devaient leur avancement, refusaient son invitation, et un cinquième n’y répondait même pas. Mais c’est au grand-duc de Bade qu’était réservé l’honneur de lui donner le coup de pied de l’âne. En causant avec l’Empereur, il lui révèle que l’ex-chancelier est morphinomane et que telle est la cause de l’affaiblissement de ses facultés. L’Empereur tombe des nues ; il reste incrédule. Néanmoins, il s’informe et il trouve un homme, ancien collaborateur de Bismarck, plus reconnaissant que ses collègues et assez courageux pour lui déclarer que ceux qui ont tenu ces propos « ne peuvent être que des gales. »

Des incidens analogues se multiplient durant les mois qui s’écoulent après que Bismarck a été renversé. Voici, cependant que vers la fin de 1891, on signale l’existence d’une coterie qui s’est formée à la Cour et qui se donne comme objectif de le ramener au pouvoir. Toutefois, ce n’est pas dans l’intérêt du chancelier d’hier qu’elle s’agite ; c’est pour renverser son successeur le général de Caprivi. Ceux qui avaient convoité la succession de Bismarck sont maintenant ligués contre Caprivi, non pas seulement par jalousie et par envie, mais aussi parce qu’il apporte dans l’exercice de ses hautes fonctions une rectitude, une droiture et une loyauté auxquelles Bismarck, coutumier de la ruse, de l’intrigue et du mensonge, ne les avait pas accoutumés. Quoique docile à l’excès à la volonté du maître, Caprivi est un honnête homme, et à ce point que lorsque, pour obéir, il est tenu de dissimuler, c’est en se faisant violence qu’il s’y résigne. Un trait de lui nous donne la mesure de sa probité.

Le bruit s’était répandu qu’une atténuation allait être apportée aux sévérités auxquelles étaient soumises les populations d’Alsace-Lorraine, et notamment que la formalité des passeports allait être supprimée. Ayant eu vent de ces rumeurs et désirant savoir si elles étaient fondées, l’ambassadeur de France crut devoir en entretenir le chancelier. Il allait partir pour Paris et eût été heureux de communiquer à son gouvernement la bonne nouvelle. Il interroge donc Caprivi, mais celui-ci répond par une fin de non-recevoir.

— On vous a trompé, dit-il, l’heure n’est pas venue de changer ce qui est. Pour le moment, il n’y a rien à faire.

Quelques jours plus tard, en l’absence de l’ambassadeur de France, il fait appeler le conseiller de l’ambassade désigné comme chargé d’affaires et lui annonce que les provinces annexées vont enfin jouir d’un traitement moins rigoureux.

— Vous m’excuserez auprès de votre chef, ajoute-t-il, de ne lui avoir pas annoncé, quand il est venu me voir, ce que je vous apprends, bien que déjà tout fût décidé par l’Empereur. C’est en allant à Francfort où je l’accompagnais que Sa Majesté m’avait fait "part de sa volonté, mais il m’était défendu d’en parler sans son ordre ; j’étais engagé par serment. J’ai donc été obligé de mentir, et à mon grand regret. Je n’aime pas à ne pas dire la vérité.

Il est bien évident qu’un homme qui professait de tels principes ne pouvait conserver bien longtemps le pouvoir, et c’est en effet pour avoir trop souvent dit la vérité et pour avoir voulu gouverner loyalement qu’un peu plus tard, Caprivi devait succomber sous les intrigues déchaînées contre lui. Mais l’heure de sa chute n’était pas venue. L’Empereur, bien que sollicité par les amis de Bismarck, devenus les ennemis de Caprivi, de se réconcilier avec l’ex-chancelier, s’y refusait, ne voulant pas que la réconciliation s’opérât au détriment du chancelier en exercice. Puis, comme les sollicitations devenaient plus pressantes, il déclarait « qu’il ne demandait pas mieux, mais que ce n’était pas à lui de faire le premier pas, » réponse astucieuse, car il savait bien que ce premier pas, Bismarck se refuserait à le faire. Celui-ci, en effet, était bien loin d’y être disposé ; il devenait de plus en plus agressif, et d’ailleurs, il se préparait à rendre éclatant et public son ressentiment, à la faveur d’une circonstance qui allait lui en fournir l’occasion. En attendant, confiné à Friedrichsruhe et en même temps qu’il dictait ses Mémoires, il y recevait fréquemment des politiciens de bas étage, des journalistes plus ou moins obscurs, voire des financiers véreux, pêcheurs en eau trouble, personnel peu recommandable auquel il confiait ses griefs en le chargeant de les répandre.

Dans son entourage le plus intime, on déplorait cette attitude. Maurice Busch écrivait :

« Les journaux publient un grand nombre de choses sur Friedrichsruhe, que je ne trouve guère agréables à lire. Elles ne concordent pas avec la conception que je me suis faite de la grandeur et de la supériorité du caractère du prince, ni même avec les opinions qu’il a eu maintes fois l’occasion d’exprimer devant moi. Il permet à n’importe qui de l’approcher, il parle sans faire attention à qui l’écoute, et pour le plus grand plaisir de la Cour et de ses adversaires. Il reçoit un tas d’écouteurs et d’espions et se confie à eux comme s’ils étaient les plus intimes de ses amis. »

Le secrétaire particulier Bûcher n’était pas plus satisfait de la conduite du chef ; il constatait avec regret l’affaiblissement de ses facultés intellectuelles :

« Il mange de bon appétit et dort toute la nuit, mais sa mémoire s’en va par morceaux. Il ne peut plus concentrer ses idées, il ne se souvient pas exactement des détails. Il raconte un jour une histoire et la raconte le lendemain tout différemment. On ne peut avoir aucune confiance dans ses récits, parce qu’il croit souvent qu’il a dit ou fait une chose, alors qu’il a eu simplement l’intention de la dire ou de la faire. Il continue à vouloir donner des avertissemens et des leçons et il choisit des sujets qui n’ont rien à faire avec sa propre vie et que, parfois, il ne connaît même pas du tout. Il devient de moins en moins prudent dans ses confidences aux journaux. Son attitude vis-à-vis de la Cour n’est pas assez digne et il laisse trop percer son ressentiment. Il passe tout son temps à lire les journaux. A part cela, il est devenu apathique, indifférent et comme rassasié de tout. »

On ne saurait méconnaître l’importance de ces révélations où nous pouvons voir s’accuser de jour en jour la déchéance morale, qui a été pour Bismarck la conséquence de la chute et de l’exil et qui lui a fait considérer la vengeance comme le but définitif de sa vie. Ce n’est plus en effet que pour se venger que nous allons le voir retrouver parfois encore son ancienne énergie et la perfide ingéniosité de ses combinaisons ténébreuses.


II

Au mois de mai 1802, le bruit se répandait à Berlin, dans le monde de la Cour, qu’Herbert de Bismarck allait se marier. Bientôt après, lui-même écrivait à l’Empereur pour lui annoncer ses fiançailles : il épousait une riche héritière, la jeune comtesse Hoyos dont la famille résidait à Fiume en Autriche. Guillaume II répondit à cette communication par un télégramme empreint de cordialité et que le destinataire ne se fit pas faute de faire lire à ses amis. Les journaux en ayant eu connaissance signalèrent l’amabilité du langage impérial comme un signe avant-coureur de la rentrée en grâce des Bismarck, et laisseront entendre que l’ancien secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères allait être de nouveau pourvu d’un grand poste. Ce fut dit et répété avec tant d’insistance qu’un personnage de la Cour, voulant en avoir le cœur net, osa interroger l’Empereur et lui demander ce qu’il y avait de vrai dans ces bruits. On a raconté que Guillaume II haussa les épaules et répondit d’un ton d’impatience : « Nous n’avons jamais été, Bismarck et moi, plus éloignés d’une réconciliation. »

C’était vrai pour lui et ce n’était pas moins vrai pour le solitaire de Friedrichsruhe. Sa vieille colère le possédait toujours, et la réponse de l’Empereur, à supposer qu’il l’eût connue, n’était pas faite pour l’apaiser. Elle s’accrut encore par suite d’un procédé discourtois dont il fut l’objet, qui le blessa profondément dans son intraitable orgueil.

Le parti national wurtembergeois, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de sa constitution, avait adressé des dépêches de fidélité à Guillaume II, au roi de Wurtemberg et au prince de Bismarck. Mention fut faite des deux premières dans le Journal officiel de l’Empire ; mais on passa sous silence celle qu’avait reçue l’ex-chancelier. Donnant carrière à son irritation, il démentit brutalement, dans les Nouvelles de Hambourg, ce qui avait été dit sur son fils. Le rédacteur de cette note s’indignait qu’on eût osé insinuer que, dans les circonstances présentes, un Bismarck avait sollicité un emploi.

Il est piquant de constater que le démenti ne convainquit personne. Durant un certain temps encore, le bruit persista d’une réconciliation prochaine, que consacrerait une visite solennelle de Bismarck à Berlin. On ajoutait, il est vrai, que pour s’y prêter, l’Empereur exigeait une lettre de soumission et que Bismarck se refusait à l’écrire. Mais ce n’étaient là que propos et commentaires de courtisans, ou, pour mieux dire, de tous ceux qui s’étaient coalisés pour essayer de renverser Caprivi. Tout ce qu’ils faisaient et tout ce qu’ils firent par la suite pour rapprocher Bismarck de l’Empereur était dirigé contre le nouveau chancelier, à qui d’ailleurs son prédécesseur ne pardonnait pas de l’avoir remplacé. On eut même ce singulier spectacle de Bismarck s’unissant à ses ennemis d’hier et notamment au général de Waldersee pour précipiter la chute de son successeur, ce en quoi il se montrait aussi injuste que malhabile, puisque, au même moment, Caprivi plaidait auprès de Guillaume II la nécessité d’une réconciliation. En réalité, les cancans qui circulaient à la Cour étaient aussi dépourvus de fondemens que de vraisemblance ; on allait en avoir la preuve : c’est Bismarck lui-même qui se préparait à la donner en profitant du mariage de son fils.

En bonne règle, la cérémonie aurait dû être célébrée à Fiume, résidence de la fiancée. On apprenait tout à coup qu’elle aurait lieu à Vienne et qu’à cette occasion, Bismarck s’y rendrait ainsi qu’à Dresde et à Munich. Etant donné ses dispositions, il n’était pas douteux qu’au cours de son voyage, il prononcerait des paroles agressives. C’en était assez pour provoquer dans le monde officiel la plus vive agitation. Les amis de l’ex-chancelier s’étaient émus déjà, dès le mois de mai, du projet qu’on lui prêtait ; ils redoutaient que l’Empereur ne se laissât entraîner à quelque mesure contre lui. Sur ce point, ils se trompaient. L’Empereur avait déjà compris que sévir serait une faute, peut-être même un danger. Le prestige que Bismarck exerçait encore sur les masses était trop grand pour qu’on pût le frapper sans s’exposer à accroître sa popularité.

Néanmoins, l’un de ses amis, le banquier Bleichrœder qui, tout en lui restant fidèle, était bien en Cour, partit pour Friedrichsruhe, afin de le dissuader d’aller à Vienne. Il lui montra les périls auxquels il s’exposait en rendant public son ressentiment ; il lui apprit que deux circulaires étaient parties de la chancellerie, l’une en date du 23 mai, envoyée à toutes les ambassades de l’empire, dénonçant la campagne que Bismarck menait dans la presse ; l’autre en date du 5 juin, destinée aux agens diplomatiques de Saxe, de Bavière et d’Autriche et leur prescrivant l’attitude qu’ils devaient observer pendant la visite de l’ex-chancelier dans les villes où ils étaient accrédités. Il leur était ordonné de ne pas le recevoir et d’éviter, dussent-ils s’absenter momentanément, de se rencontrer avec lui. Mais les objurgations de Bleichrœder laisseront insensible le rageur et entêté vieillard : « Mon parti est pris, déclara-t-il. Herbert m’a informé que l’empereur d’Autriche me recevrait et j’entends donner cette satisfaction à ma belle-fille et à ses parens. »

Il se déchaîna ensuite contre Caprivi auquel il imputait sans raison les plus noirs griefs. Bleichrœder emporta la conviction que toutes les démarches, qui auraient pour but de ramener le châtelain de Friedrichsruhe à une notion plus juste de ses intérêts et de ses devoirs, resteraient vaines.

Le 18 juin, Bismarck se mettait en route pour Dresde. Un espion chargé de l’observer annonçait télégraphiquement son départ au ministre de l’Intérieur. Comme le train par lequel il partait devait traverser Berlin et faire une halte de vingt minutes à la gare d’Anhalt, la police évitait de laisser propager la nouvelle et prenait des mesures pour empêcher les rassemblemens. Néanmoins, la nouvelle se répandait et une foule considérable se portait à la rencontre du train. Elle accourait de tous côtés, voire des quartiers les plus lointains, forçait les grilles, envahissait les quais. Il y avait là des gens de toutes les conditions et une multitude d’officiers en uniforme. Bousculés et débordés, les agens appelaient des renforts. Mais il n’était plus temps d’empêcher la manifestation. Elle prenait en quelques minutes des proportions formidables. Lorsque le train entrait en gare, une immense acclamation s’élevait et saluait le voyageur. Le wagon, dans lequel il se trouvait avec sa femme, était assailli par des gens qui se pressaient pour voir et pour être vus. Au-dessus des têtes, des mains crispées brandissaient des bouquets et, bientôt, les tapis du wagon étaient jonchés de fleurs, Debout, à la portière, violemment ému et les yeux en larmes, Bismarck saluait à droite et à gauche, bégayait des remerciemens, auxquels la foule répondait en entonnant des chants patriotiques, qui étaient interrompus par des cris : « Vive Bismarck ! »

On le vit soudain se retourner et interroger la princesse, qui sanglotait derrière lui.

— Faut-il que je parle ? demandait-il et, sans attendre la réponse, il reprenait en s’adressant à ceux qui l’acclamaient : — Non, mon devoir est de me taire.

Alors, les interpellations se croisaient.

— Vous ne voulez pas parler ; cela ne fait rien, les pierres parlent pour vous.

— Le peuple n’est pas comme les princes, il n’oublie pas.

Les hourrahs reprenaient de plus belle jusqu’au moment où le train se remettait en marche ; et la foule de crier :

— Revenez ! revenez ! *

Cette imposante manifestation avait-elle été spontanée ou n’était-elle que le résultat des efforts faits par les amis de l’ex-chancelier à l’effet de la provoquer ? Il est difficile de se prononcer. Mais, telle qu’elle s’était produite, elle constituait un acte significatif d’opposition à la politique personnelle de l’Empereur.

Ce qui s’était passé à Berlin allait se répéter à Dresde où l’opinion publique pouvait s’exprimer avec plus d’indépendance et où elle était d’accord avec celle du souverain saxon, le roi Albert. Quoiqu’il eût affecté de rester neutre afin de n’avoir pas l’air de critiquer les actes de Guillaume II, on lui prêtait ce propos :

— Je veux que Bismarck soit convaincu qu’il est toujours pour nous le Vieux, « der Alle. »

Aux abords de la gare de Bohême, le long de la rue de Prague et jusqu’à l’hôtel Bellevue où Bismarck devait descendre, on avait dressé des tribunes sur lesquelles se balançaient des drapeaux et des guirlandes et où s’entassaient les spectateurs. A l’entrée de la ville, le bourgmestre l’attendait et lui adressa une allocution. Il lui rappelait qu’en 1871, la ville de Dresde l’avait nommé citoyen d’honneur. « Depuis cette époque, vingt ans se sont passés. Quels changemens depuis ! 1871-1892 ! » Pour finir, il lui exprimait la reconnaissance de l’Allemagne.

A Berlin, Bismarck avait gardé le silence ; mais, à Dresde, les raisons qui le lui avaient imposé, n’existaient plus. Aussi ne se fit-il pas faute de répondre, d’abord par des remerciemens et, ensuite, par des paroles qui trahissaient le fond de son âme : « On m’a préparé, il est vrai, bien des pilules amères ; mais cela me réconforte de me voir d’aussi nombreux amis. » C’était comme le prologue des récriminations, des critiques et des plaintes qu’il devait faire entendre dans la suite de son voyage. Il termina en disant que la seule chose qui pouvait l’intéresser, c’était la prospérité de sa patrie.

Les hommages dont il était l’objet se renouvelèrent dans la matinée du lendemain jusqu’au moment de son départ, mais n’empêchèrent pas les personnes qui purent l’approcher de remarquer qu’il avait beaucoup vieilli et qu’il était très abattu. Aussi, ne s’étonnait-on pas de l’entendre dire, avec des larmes dans la voix, que son rôle était terminé et qu’il savait bien que jamais plus, il ne remplirait de fonctions publiques. Il le répéta dans sa dernière harangue en rappelant que, depuis son arrivée aux affaires, l’Allemagne était devenue un grand pays, l’égal de la France, de l’Angleterre et de la Russie. « Mais, pour cela, nous avons lutté, lutté ensemble, et je n’oublierai jamais l’aide que m’a donnée le roi de Saxe. » On s’attendait à ce qu’avant de quitter Dresde, il rendit hommage à l’Empereur. Mais il s’était promis de ne pas parler de lui. Lorsque, au bout de quelques jours, après avoir passé à Vienne et à Munich, il rentrait à Friedrichsruhe, il se vantait malicieusement de n’avoir pas prononcé son nom.

Il avait quitté Dresde dans la matinée du 18 juin, et, quelques heures plus tard, il arrivait à Vienne, principale étape du voyage triomphal qu’il préparait depuis trois mois. Il voulait des ovations ; elles ne lui manquèrent pas. Son séjour dans la capitale autrichienne se résume en une longue et bruyante acclamation. Elle commence à la gare, bien qu’aucune société constituée n’y eût été admise ; elle se continue sur le chemin qui le conduit au palais Pallfy, où l’attend une hospitalité somptueuse et où il doit recevoir les hommages de l’aristocratie hongroise. De toutes parts, sur son passage, s’élèvent des « hoch ! » bruyans et prolongés et il ne pourra se montrer nulle part, là même où il n’est pas attendu, sans être l’objet du même enthousiasme. Il en sera ainsi à l’Exposition de théâtre et de musique, aussi bien qu’aux abords de l’église où, le lendemain, est célébré le mariage de son fils. Il salue à droite et à gauche avec des airs de souverain, il vide des verres de bière, il répond aux allocutions, il savoure avec volupté l’accueil qui lui est fait.

Les organisateurs de ces manifestations appartenaient au parti national allemand hostile à l’Autriche et surtout antisémitique, si bien qu’aux cris de : « Vive Bismarck ! » se mêlaient ceux de : « A bas les juifs ! » Parmi les manifestans, les étudians de l’Université se faisaient remarquer par la violence de leurs clameurs, visiblement hostiles à Guillaume II, aussi bien qu’à l’Autriche, qui, dans sa propre capitale, semblait être l’objet d’une véritable animadversion. « Personne, écrit un témoin, n’a paru penser à elle, à son souverain, à son passé, à son avenir, à son drapeau. Le scandale a été tel qu’un officier en retraite, interpellant la foule, s’est écrié : « — Mais souvenez-vous donc que vous êtes Autrichiens ! »

En réalité, c’était la Hongrie, alors hostile à l’Autriche, qui faisait à Bismarck les honneurs de Vienne. Il résidait chez le comte Pallfy, les Zichy ne le quittaient pas, et la comtesse Andrassy donnait pour lui une soirée où tout Vienne fut invité, ce qui ne laissa pas de mettre dans l’embarras le monde diplomatique et le monde de la Cour. Le comte Nigra, ambassadeur d’Italie, et sir A. Paget, ambassadeur d’Angleterre, y firent une apparition. Mais l’ambassadeur de Turquie, Zia-Bey, invité comme eux, resta chez lui. Le premier ministre, comte Kalnocky, n’ayant pas cru pouvoir décliner l’invitation, manœuvra de manière à n’échanger avec Bismarck que des politesses banales. La veille, il avait eu soin de ne pas se trouver au Ballplalz lorsque Bismarck y était venu, et de lui rendre sa visite à un moment où le flot des visiteurs rendait impossible toute conversation confidentielle. Du reste, en apprenant que Bismarck devait venir à Vienne, il avait dit :

— Il se fait de grandes illusions, s’il croit qu’il pourra être reçu ici par le monde officiel et tourner le dos à son souverain.

La prédiction se réalisait ; dans le milieu qui touchait à la Cour, Bismarck ne rencontrait qu’éloignement et froideur.

L’ambassade d’Allemagne à Vienne était alors occupée par le prince de Reuss, personnage de haute naissance, mais réduit à une honorable pauvreté, ce qui l’avait obligé d’accepter ce poste. Il avait reçu de Berlin l’ordre d’ignorer le voyageur pendant son séjour à Vienne. Défense lui était faite de le recevoir et d’assister à la noce. Lié de vieille date avec lui, il s’était décidé, pour se tirer d’une situation difficile, à quitter Vienne momentanément. Mais, prêt à partir, il s’était trouvé souffrant, et, Bismarck s’étant présenté à l’ambassade, il n’avait pas voulu lui fermer sa porte. Ne pouvant lui rendre sa visite, il avait envoyé sa femme à sa place. Lorsque, quelques jours plus tard, la chancellerie de Berlin lui demanda des explications sur sa conduite, il refusa fièrement d’en rendre compte, en alléguant que, comme ambassadeur d’Allemagne, il avait rempli son devoir et que, comme particulier, il ne devait obéissance à personne. L’incident n’eut pas de suites : la princesse de Reuss était la fille de la duchesse régnante de Saxe-Weimar ; elle avait rang d’Altesse, et il convenait d’user de ménagement envers son mari.

Les détails qui précèdent permettent de mesurer à quelles agitations donnait lieu la présence de Bismarck à Vienne. Mais il semblait les avoir prévues et y rester complètement insensible, soucieux surtout de jouir de sa popularité. Cependant une cruelle déception lui était réservée. Son fils l’ayant informé, avant qu’il ne quittât Friedrichsruhe, que l’empereur François-Joseph le recevrait, il avait, en arrivant à Vienne, demandé une audience. En réponse à sa demande, il reçut un refus ne* et péremptoire, dicté au souverain par la conduite de Bismarck, et plus encore par une lettre de Guillaume II, lui demandant, comme un service personnel, de s’abstenir de tout rapport avec l’ex-chancelier. La vassalité de l’Autriche, sous le joug de l’Allemagne, s’affirmait ainsi. Ce n’était pas la première fois et ce ne devait pas être la dernière.

Dans les circonstances que nous venons de résumer, Bismarck avait fait preuve de plus de ténacité dans ses desseins que de prudence dans leur exécution. Un dernier trait allait mettre en lumière sa maladresse et son audace. A la, veille de son départ, et sous prétexte de remercier la population viennoise de l’accueil qu’elle lui avait fait, il convoquait les directeurs des principaux journaux de Vienne et leur faisait entendre les paroles les plus extravagantes et les plus contraires à la vérité. C’est ainsi qu’il prédisait au rédacteur de la Neue freie Presse une guerre prochaine entre la France et l’Allemagne : « Elle est inévitable ; il suffit toujours d’une pincée de poudre pour faire bouillonner ce pays comme un verre d’eau ; c’est là un événement que l’Allemagne évitera à peine dans le cours de l’année. » Il profitait de l’occasion pour attaquer Caprivi. Il lui reprochait d’être un incapable, d’avoir renoncé à la politique d’équilibre et de bascule que lui-même, quand il était chancelier, n’avait cessé de faire prévaloir, et d’avoir aigri les rapports de l’Allemagne avec la Russie. Ces reproches, qui visaient également l’Empereur sans le nommer, ne laissaient pas d’être injustes, et, dans la circonstance, Bismarck imputait à autrui ses propres fautes. Dès le lendemain, les journaux qui avaient accueilli et publié ses confidences les critiquaient avec vivacité. L’un d’eux résumait son jugement, en disant : Ein grosser Mann, dock kleiner Mench. (Un grand homme et pourtant un petit homme.)

En quittant Vienne, il se rendit à Munich. Dans la capitale de la Bavière, l’accueil revêtit un caractère encore plus enthousiaste que celui de la réception faite peu de temps avant à Guillaume II. Le monde officiel s’effaça ; mais le peuple témoigna bruyamment de son antipathie pour la Prusse. Bismarck s’en montra heureux. Il savait que chaque vivat bavarois était un coup de poignard pour Guillaume. Néanmoins, le voyage se terminait sans lui avoir fait honneur ; il ne faisait honneur à personne et avait eu pour résultat de rendre plus éclatante la haine dont étaient animés l’un contre l’autre ces deux irréconciliables adversaires.


III

C’est au retour de Bismarck à Friedrichsruhe qu’on voit surgir autour de lui un nouveau personnage, le pamphlétaire Maximilien Harden. Cet ancien acteur ambulant, n’ayant pas réussi sur les planches, s’était jeté dans le journalisme. Au-delà de sa trentième année, il y végétait encore, lorsque quelques satires politiques signées d’un nom d’emprunt attirèrent l’attention sur ses écrits. Ils tombèrent sous les yeux de Bismarck ; il fut frappé par la verve agressive qu’y déployait l’auteur, par l’originalité de ses appréciations, la logique impitoyable de ses raisonnemens, l’audace et la brutalité de ses attaques et enfin par la forme pittoresque et vivante sous laquelle il exprimait ses idées. Dans ce satiriste encore inconnu, véritable condottiere de plume dont aucune crainte ne paralysait les élans, il devina l’homme le mieux fait pour devenir sous son inspiration l’instrument de ses rancunes et l’exécuteur de ses vengeances. Il se mit en rapport avec lui, le manda à Friedrichsruhe, l’honora de ses confidences et finalement l’enrôla à son service.

Bientôt après, sous la direction de Maximilien Harden, paraissait un organe nouveau, la Zukunft. Ce recueil périodique rappelait de loin la fameuse Lanterne d’Henri Rochefort, qui fut en France, vers la fin du second Empire, comme une pièce d’artillerie incessamment pointée contre l’empereur Napoléon III et contre le monde de la Cour. Seulement, dans les élucubrations souvent calomnieuses de la Lanterne, Rochefort ne s’inspirait que de lui-même, n’écoutait que sa fantaisie, sans souci de la justice et de la vérité, tandis que derrière le pamphlétaire de la Zukunft, il y avait un inspirateur inlassable dont l’expérience et la compétence servaient la haine, un pointeur habile qui savait vers quel but devaient être dirigés les coups pour faire le plus de mal.

C’est lui qui conseille Harden, qui le guide à travers les intrigues de la vie publique de l’Empire, qui lui fournit des sujets d’articles, qui discute, rectifie, écarte ou approuve ceux dont ce collaborateur improvisé a pris l’initiative. Jusqu’à la mort de Bismarck, Harden a été son porte-paroles et, depuis sa mort, le défenseur de sa mémoire. S’étant engagé à la défendre, il a tenu sa promesse, parfois même au prix de sa liberté, car les condamnations judiciaires ne lui ont pas manqué, en contribuant, il est vrai, à le rendre populaire. Tout en ne cessant pas d’attaquer Guillaume II, et peut-être même parce qu’il ne lui a pas ménagé les coups, il a exercé en Allemagne une influence qu’on peut qualifier de détestable et, quoique encore aujourd’hui il n’ait pas désarmé et reproche à Guillaume II « de ne pas savoir s’arrêter, » il a été l’un des principaux artisans de la guerre, nul n’ayant, au même degré que lui, fait le jeu du militarisme prussien et déchaîné l’opinion de son pays contre les Puissances de la Triple-Entente. Quand on veut connaître l’état d’âme de Bismarck dans les dernières années de sa vie, il faut parcourir la volumineuse collection de la Zukunft : l’esprit bismarckien y coule à pleins bords[2].

De jour en jour, cet esprit devenait de plus en plus hostile à Guillaume II. Dans l’ardeur de son ressentiment, Bismarck foulait aux pieds ses opinions passées, brûlait ce qu’il avait adoré et adorait ce qu’il avait brûlé. C’est ainsi qu’au mois de juillet 1893, oublieux de la violence avec laquelle il avait combattu jadis le particularisme des pays d’Empire, il affectait d’en prendre la défense. En recevant des Délégations du Mecklembourg et du Brunswick, il les engageait à rester fidèles à leurs opinions particularistes. « Tenez la main, leur disait-il, à ce que vos représentans à Berlin ne laissent pas porter atteinte aux droits des confédérés. »

Tandis qu’à son instigation, se déroulaient d’une manière ininterrompue ces manifestations d’inimitié, l’Empereur, bien qu’il en fût offensé, affectait publiquement de les ignorer ou tout au moins de les considérer comme dépourvues d’importance. Sauf dans l’intimité, il n’y répondait que par le dédain. Cette impassibilité apparente lui était imposée par la nécessité où il se trouvait de ne pas paraître se brouiller avec le fondateur de l’Unité, alors que celui-ci, vieux et malade, semblait avoir déjà un pied dans la tombe. On n’aurait pas compris que lui, le petit-fils de Guillaume Ier, laissât mourir Bismarck sans l’avoir revu, et il ne pouvait le revoir qu’en feignant de ne s’être pas offensé de son attitude haineuse. La comédie était si bien jouée qu’Herbert de Bismarck s’y trompa. Dans sa résidence de Schoenhausen où il s’était fixé après son mariage, il conçut l’espoir de rentrer en grâce auprès de l’Empereur. Comme, pour y parvenir, il était de toute nécessité qu’il se trouvât en sa présence, il chercha l’occasion de le rencontrer. Elle ne tarda pas à se présenter.

Le 21 janvier 1894, devait être célébrée à Berlin une fête annuelle et commémorative, dite fête des Ordres, instituée en souvenir de leur fondation. Tout membre de l’un d’eux, y occupant une haute dignité, avait le droit d’assister à la cérémonie religieuse par laquelle commençait la fête et au banquet par lequel elle se terminait. Herbert de Bismarck était dans ce cas. Il annonça donc au président de la commission des Ordres son intention d’user de son droit d’être invité. Au jour fixé par la cérémonie, on le vit apparaître dans la chapelle du palais impérial, portant l’uniforme de lieutenant-colonel des dragons de la Garde. Il était venu au palais dans un carrosse à huit ressorts appartenant à son ami Henkel de Donnersmarck, chez qui il descendait durant ses séjours à Berlin.

Sa présence causa d’abord quelque émotion, mais, le service divin ayant commencé, elle s’apaisa, et c’est seulement dans la salle du banquet que les langues se délièrent et que les commentaires des courtisans purent se donner libre cours. A table, le comte Herbert occupa la place à laquelle il avait droit, et s’y trouva dans la situation d’un pestiféré. On le savait en disgrâce et personne n’avait osé l’aborder. Mais, le banquet fini, le bruit se répandit que l’Empereur l’avait fait prévenir par le maître des cérémonies, le comte Kanitz, qu’il lui parlerait. Ce fut alors un changement à vue. Plusieurs ministres s’approchèrent, et avec eux le prince Henri, frère de l’Empereur. L’Impératrice elle-même daigna lui adresser la parole. C’en était assez pour faire croire qu’une réconciliation était imminente.

Cependant, tout le monde n’y croyait pas. Le général de Caprivi s’était prudemment éclipsé, comme s’il eût prévu l’humiliation qu’allait subir le comte Herbert et n’eût pas voulu en être le témoin ; un autre ministre, le baron de Marschall, disait à voix basse dans un groupe :

— Il faudrait que le père fût bien malade pour que Sa Majesté se réconciliât avec le fils. Attendons la fin.

Pendant ce temps, le comte Kanitz, secondé par les rares amis des Bismarck, se livrait à de savantes manœuvres pour amener Herbert sur le passage de l’Empereur. Mais à tout instant, les allées et venues de celui-ci déjouaient ses tentatives. Il semblait que Guillaume II n’eût pas remarqué son ancien ami. Il s’avançait de son côté en jetant à droite et à gauche une parole aimable à celui-ci ou à celui-là et, alors qu’Herbert pouvait croire qu’il allait recevoir la même aumône, l’Empereur, arrivé près de lui, s’arrêtait brusquement, tournait les talons et s’éloignait. Il faudrait la plume d’un Saint-Simon pour décrire cette scène, qui se renouvela à plusieurs reprises. L’illustre et suggestif mémorialiste nous montrerait le fils de l’ex-chancelier debout parmi les groupes qui l’observent malicieusement, conscient du rôle ridicule qu’on lui fait jouer, le visage baigné de sueur et rouge de honte, le regard fixé devant lui, attendant en vain la parole bienveillante qu’il est venu chercher, s’irritant intérieurement du supplice qu’on lui impose et subitement effondré sous les ruines de ses espérances, lorsqu’il voit le chambellan de service s’approcher de l’Empereur pour le prévenir que l’Impératrice désire se retirer et le souverain quitter brusquement le salon avec elle, sans même saluer.

À la suite de cet incident, Herbert de Bismarck ne put se défendre d’une vive colère ; ce soir-là et le lendemain, ses amis en recueillirent les échos. Il s’irritait surtout de ce que l’Empereur, après lui avoir fait promettre qu’il lui parlerait, avait manqué à sa parole. Mais l’Empereur avait-il promis ? Hohenlohe ne le croit pas : « L’Empereur n’a pas coutume de mortifier ainsi les gens après leur avoir fait dire cela. On espérait établir un rapprochement et ébranler par-là la position de Caprivi ; la combinaison a échoué. »

D’autre part, on lit dans un rapport diplomatique : « En venant à la fête des Ordres sans être approuvé par l’autorité supérieure, Herbert a surpris l’Empereur et l’a mécontenté. Il n’est pas vrai que Sa Majesté eût promis de lui parler. C’est la clique bismarckienne qui a pris cela sous son bonnet. J’ai suivi activement ces manigances. L’Empereur a marqué qu’il ne voulait pas se laisser forcer la main. Il veut bien rendre hommage aux services du père, mais il se refuse à être dominé par le fils dont il n’apprécie ni le talent ni le caractère. » Ce langage exprimait la vérité et, dès le lendemain, on allait en avoir une preuve éclatante.

Le jour même où se célébrait à Berlin la fête des Ordres, on y recevait la nouvelle que le solitaire de Friedrichsruhe, après avoir subi une violente attaque d’influenza, était maintenant rétabli. Quoique résolu à ne pas le prendre pour directeur, ni même pour conseiller de sa politique, l’Empereur estima que l’occasion était propice pour se réconcilier avec lui et pour donner à l’opinion publique cette satisfaction. Il réparerait ainsi, par une démonstration flatteuse auprès du père, la cruelle déconvenue infligée au fils. Le 22 janvier, il écrivait à l’ex-chancelier une lettre en laquelle il le félicitait chaleureusement de sa guérison.

Il l’invitait en même temps à venir passer quelques jours au palais impérial où il serait heureux de le recevoir. À cette lettre il joignait une caisse de vieux vins et chargeait l’un de ses officiers d’ordonnance, le comte de Moltke, de porter le tout à son ancien ministre. La démarche était aussi flatteuse qu’inattendue. Personne n’avait pu la prévoir, et le comte Herbert lui-même l’ignorait lorsque, dans la matinée du même jour, mécontent et déçu, il était reparti pour Schoenhausen.

Elle fut accueillie par Bismarck avec une émotion qu’il ne chercha pas à dissimuler. Il combla d’égards le messager de l’Empereur, le garda à dîner, et lui remit une lettre de remerciemens où il promettait d’aller sous peu exprimer de vive voix sa gratitude. Un diplomate, le comte Balny d’Avricourt, qui, quelques jours avant, lui avait fait une visite, laisse entendre que cette promesse dut lui coûter, soit que, presque octogénaire il eût conscience de son affaissement physique et moral, conséquence de l’âge et de sa longue oisiveté, et redoutât de se laisser voir de trop près à Berlin, soit qu’il ne fût pas convaincu de la sincérité des sentimens auxquels semblait avoir obéi l’Empereur en faisant vers lui les premiers pas. Malgré les apparences contraires, Bismarck restait défiant. Peut-être se rendait-il compte qu’il n’y avait plus place pour lui dans le gouvernement. Le jeune Empereur avait pris en mains les rênes de l’Etat. Il gouvernait effectivement et n’eût pas toléré qu’aucun de ses sujets, quelque illustre qu’il fût, tentât de lui imposer ses vues personnelles, invoquât-il son expérience et l’idée qu’il se faisait de son infaillibilité. Aussi Bismarck mandait-il à ses amis de rester calmes et de ne pas attacher trop d’importance à l’événement. « Depuis que je suis parti, on n’a fait que des sottises ; je ne suis plus de force à les réparer. »

Parmi ces sottises, il comprenait la maladresse de la diplomatie impériale, qui avait laissé se nouer l’alliance franco-russe, de laquelle il avait déclaré si souvent qu’il ne la permettrait pas. Après le Congrès de Berlin, il l’avait dit au comte de Saint-Vallier, alors ambassadeur en Allemagne ; depuis il l’avait répété à M. Jules Herbette. Il s’était en outre efforcé d’inspirer aux Français et aux Russes une défiance réciproque.

— Vous avez bien tort, disait-il à ceux-ci, d’encourager les espérances de la France. Vous n’en tirerez jamais rien. La forme de son gouvernement la condamne à l’impuissance. En lui manifestant vos sympathies, vous ne faites que l’exciter, la pousser à la guerre. Elle s’y jettera quelque jour, convaincue que vous êtes derrière elle, et vous aurez ainsi encouru des responsabilités dont l’Europe vous demandera compte.

Aux Français, c’était un autre langage, mais tendant au même but :

— Vous commettriez une lourde faute si vous preniez au sérieux les sourires de la Russie. Pour elle comme pour nous, vous êtes un foyer révolutionnaire. Elle vous hait. D’ailleurs, consentît-elle à s’allier avec vous, il faudrait encore compter avec moi et, tant que je serai le maître, je saurai bien l’empêcher. Je ne veux pas m’exposer à me trouver un jour entre deux ennemis.

Cependant, lui parti, la sottise avait été commise ; l’alliance franco-russe existait. Il en imputait la responsabilité à l’Empereur et à Caprivi, et c’est surtout de cette faute qu’il parlait lorsqu’il déclarait qu’il n’était plus en son pouvoir d’y remédier. Mais ses amis se refusaient à le croire. Malgré ses avertissemens, ils interprétaient l’invitation qu’il venait de recevoir de Guillaume II comme la preuve qu’il allait recouvrer son ancienne influence. Ils dressaient déjà des listes de proscription. Caprivi, les ministres Botticher et Marschall avec leurs principaux collaborateurs seraient sacrifiés. Le comte Botho d’Eulenbourg était leur candidat à la chancellerie. Mais leurs espérances allaient tomber en poussière ; il suffit d’une journée pour les dissiper.

Après s’être engagé à venir rendre hommage à l’Empereur, sans vouloir préciser la date de sa visite, Bismarck maintenant se montrait pressé de tenir sa promesse. Les pourparlers engagés à ce sujet entre lui et le cabinet de l’Empereur eurent pour résultat de fixer au 25 janvier sa venue à Berlin. Mais déjà la visite perdait de son importance. Alors qu’on avait cru que Bismarck passerait plusieurs jours au palais impérial, on apprenait qu’il n’y resterait que quelques heures. Il est vrai que le prince Henri, frère de Guillaume, devait aller le chercher à la gare afin de le conduire au palais. Mais ce n’était pas assez pour faire croire à ses partisans que l’Empereur se prêterait à des entretiens sur la politique, et ils commençaient à comprendre que tout se bornerait de la part du souverain à un témoignage de déférence et de cordialité. Néanmoins, dans le monde de la Cour, on s’accordait à penser que la visite avait ses dangers et qu’en relevant Bismarck, elle nuirait au prestige monarchique. On remarquait d’autre part que Caprivi n’en avait pas été averti. « Il supporte la chose avec résignation, écrivait Hohenlohe. Il est bon qu’il se résigne et que nous le gardions. » Il craignait cependant que Bismarck ne le rendit suspect à l’Empereur.

C’est dans ces circonstances que, le 25 janvier, l’ex-chancelier arrivait à Berlin, à une heure de l’après-midi. Un carrosse de gala, escorté par un détachement de cuirassiers, l’attendait ; il y prit place avec le prince Henri. Quelques voitures suivaient. Dans l’une d’elles se trouvait le comte Herbert, mais il quitta le cortège aux portes du palais. L’Empereur était descendu sur le seuil pour recevoir le visiteur ; il l’embrassa en lui souhaitant la bienvenue. Il le conduisit ensuite auprès de l’Impératrice et l’on se mit aussitôt à table pour déjeuner. Aucun personnage de la Cour n’avait été invité et le repas fut tout intime. L’Empereur guidait l’entretien, sans permettre qu’il s’égarât sur les choses dont il ne voulait pas parler.

En quittant la table, Bismarck se rendit chez la veuve de Frédéric III. Là encore, tout se passa en politesses banales. Rentré dans ses appartemens, Bismarck reçut quelques visites, celle de Caprivi notamment, et celle aussi du roi de Saxo, venu à Berlin pour le rencontrer. Pendant ce temps, l’Empereur se promenait à cheval sous les Tilleuls. Les acclamations dont il fut l’objet lui prouvèrent qu’on lui savait gré d’avoir fait les frais de la réconciliation. A la fin de la journée, était servi dans l’appartement de Bismarck un dîner de neuf couverts auquel étaient conviés ses fils et quatre officiers du régiment de cuirassiers dont il était colonel ; l’Empereur n’y fit qu’une courte apparition. Quelques instans après, il ramenait son invité à la gare, et celui-ci rentrait le même soir à Friedrichsruhe. Ainsi se terminait cette visite dont à l’avance on avait tant parlé. Elle se terminait sans avoir justifié les craintes des uns, ni les espérances des autres. L’ex-chancelier avait reçu de la population berlinoise un accueil empressé, mais dans lequel rien ne rappelait le caractère enthousiaste de la réception de 1892. Du reste, le lendemain, les journaux constataient qu’il n’était plus en état de prendre part aux affaires. Dans les milieux politiques, on regrettait que la série des hommes de génie fût épuisée :

« Bismarck et Moltke ne sont pas remplacés ; leurs successeurs n’ont que des qualités secondaires qui n’inspirent à, l’Allemagne ni confiance ni orgueil. »

La visite n’avait donc pas produit ce qu’on en attendait. Le comte Szgyenyi, ambassadeur d’Autriche, écrivait : « Avant trois semaines, le prince de Bismarck, qui s’aperçoit déjà peut-être qu’il a été joué, recommencera de nouveau ses attaques ; ce n’est qu’une trêve. » Les bismarckiens pensaient de même, ils se plaignaient que l’Empereur n’eût pas devancé le visiteur en allant lui-même à Friedrichsruhe. Hohenlohe, ayant constaté devant lui leur mécontentement, il répliquait :

— Je le sais bien ; mais ils auraient pu attendre longtemps. Il fallait qu’il vint ici.

L’épisode que nous venons de raconter est le seul qui compte dans les dernières années de la vie de Bismarck. A dater de ce moment, et bien qu’il laisse Maximilien Harden poursuivre sa campagne contre Guillaume II, il semble devenir indifférent à ce qui se passe autour de lui. La mort de sa femme, survenue au mois de novembre, n’est sans doute pas étrangère à ce changement. Elle avait été pour lui une compagne fidèle et souvent secourable, uniquement appliquée à l’entourer de soins, d’attentions et de prévenances, telle une prêtresse passionnée pour l’objet de son culte. Le jour où elle lui manqua, le solitaire de Friedrichsruhe fut désemparé, d’autant plus que ses amis peu à peu étaient devenus plus rares et qu’il sentait le vide se faire autour de lui.

L’Empereur, cependant, toujours insensible en apparence à ces dispositions malveillantes, continuait à lui manifester sa déférence et sa sollicitude. Au commencement de 1895, il le nomme membre du Conseil d’Etat, en lui conférant la fonction de vice-président de cette assemblée. C’est le prince de Hohenlohe, devenu chancelier à la place de Caprivi, qui va porter à Friedrichsruhe la nouvelle de cette nomination, que Bismarck accueille avec une apparence de gratitude qu’on devine toute de convention et dépourvue de sincérité. Maintenant, le silence se fera de plus en plus autour de cet homme qui a rempli le monde du bruit de son nom et, lorsque le rideau tombe sur lui, on dirait qu’il est oublié.

Nous ne trouvons plus rien dans ses actes ni dans son langage qui vaille d’être retenu par l’Histoire, si ce n’est les incidens caractéristiques qui suivirent son trépas et qui prouvèrent que, même à l’approche de sa fin, sa haine ne désarmait pas.

On sait qu’il mourut le 30 juillet 1898, à onze heures du soir, entouré de ses deux fils Herbert et Wilhelm, de sa fille la comtesse de Rantzau, de son gendre et de son médecin, le célèbre professeur Schweninger., Aussitôt après sa mort, la question se posa entre eux de savoir sous quelle forme elle serait annoncée à l’Empereur. Héritiers de ses ressentimens, ses enfans se refusèrent à l’annoncer eux-mêmes, et c’est le médecin qui signa le télégramme adressé à Guillaume II. Celui-ci était à Bergen, en route pour revenir à Kiel. Il envoyait sur l’heure une dépêche à Herbert, dans laquelle il déplorait « la disparition du fondateur de l’empire allemand et du fidèle serviteur de ses prédécesseurs. » Puis, il pressait son retour à Berlin, ayant hâte d’aller en personne porter à Friedrichsruhe ses condoléances.

Intérieurement, il se félicitait de s’être réconcilié avec Bismarck et de s’être assuré ainsi la possibilité de rendre à sa mémoire un hommage éclatant. Mais, si puissant qu’il fût, il n’était pas le maitre de conjurer les témoignages de la rancune posthume du défunt, à laquelle s’associait sa famille. Cette rancune se dresse devant lui.et c’est par une suite de procédés désobligeans que la famille répond à ses offres empressées et flatteuses.

Il aurait voulu que l’ex-chancelier fut enterré au Dôme où un monument serait élevé à sa mémoire. Mais, au désir qu’il exprime, les fils du défunt opposent les dispositions testamentaires de leur père. Il y est stipulé qu’il sera inhumé à Friedrichsruhe à côté de sa femme et qu’on gravera sur sa tombe l’inscription suivante : Prince de Bismarck, mort en vrai Allemand et fidèle serviteur de Guillaume Ier. En annonçant sa visite à Friedrichsruhe, Guillaume avait demandé à faire prendre un moulage de la tête du mort et exprimé le désir de contempler ses traits une dernière fois. Mais quand le mouleur envoyé par lui se présente, on lui refuse l’accès de la chambre mortuaire et, quand lui-même arrive, le cercueil est déjà cloué. Il est reçu, d’ailleurs, avec une froideur marquée. Contrairement aux usages protocolaires qui veulent que, lorsque le souverain fait à des particuliers l’honneur d’aller chez eux, ils le reçoivent on uniforme, c’est en frac que les fils de Bismarck le reçoivent. Enfin, lorsque, quelques jours plus tard, il fait célébrer à Berlin un service religieux en mémoire du prince de Bismarck, les places réservées à la famille restent vides.

Ainsi, jusque du fond de sa sépulture, l’ex-chancelier laissait encore éclater son ressentiment et proclamait que la réconciliation à laquelle, de son vivant, il avait paru se prêter, n’était de sa part qu’une comédie nouvelle ajoutée à toutes celles qu’il avait jouées au cours de sa longue existence. Il quittait la vie sans avoir pardonné.

Ce n’est pas, cependant, de cette intransigeance que la postérité lui demandera compte ; Guillaume II ne méritait pas mieux. Mais elle dira que l’héritage de Bismarck a été funeste à l’Allemagne et que les conceptions politiques et sociales dont il se faisait gloire, en n’assurant à son pays qu’une grandeur éphémère, ont engendré à quarante ans de distance l’effroyable cataclysme, l’ouragan de fer et de feu qui ont couvert de ruines et arrosé de sang la presque totalité de l’Europe et atteint plus ou moins toutes les nations aux sources de leur vitalité et de leur prospérité. Elle dira que ce hobereau prussien a été l’empoisonneur de l’âme allemande et que, s’il n’avait pas vécu, de grandes calamités eussent été épargnées au monde, car, même en admettant que le dernier des Hohenzollern, héritier des ambitions ancestrales, eût prétendu comme il l’a fait depuis, à la domination universelle, et déchaîné le fléau de la guerre, il n’aurait pas trouvé sous ses pas, pour appliquer et développer ses méthodes scélérates de barbarie et de cruauté, le terrain favorable que lui a préparé Bismarck, en créant l’unité de l’Allemagne et en exaltant ses ambitions jusqu’au délire, terrain ensemencé de haine et d’orgueil où nous le voyons évoluer monstrueusement aujourd’hui, en foulant aux pieds, sous des dehors hypocrites, toutes les lois divines et humaines.


ERNEST DAUDET.


  1. Voyez la Revue des 1er septembre, 15 octobre et 15 novembre.
  2. Le Correspondant, dans ses livraisons du 25 octobre 1910 et du 10 février 1915, en a donné de nombreux extraits sous la signature de M. André.