Les Dernières années de la dictature de Bismarck/03

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Les Dernières années de la dictature de Bismarck
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 316-346).
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LES DERNIÈRES ANNÉES
DE
LA DICTATURE DE BISMARCK
NOTES ET SOUVENIRS
1887-1890

III[1]
LA CHUTE


I

A peine en possession de la couronne, Guillaume II voulut donner au prince de Bismarck un témoignage éclatant de confiance et d’amitié : il alla le voir à Friedrichsruhe. Une photographie populaire nous a conservé le souvenir de cette visite. On y peut admirer l’Empereur sur la pelouse du château, le chancelier à son côté. Quelques semaines plus tard, Bismarck rappellera avec complaisance les attentions dont il a été l’objet de la part du maître durant son séjour à la campagne.

— Vous vous souvenez, la dernière fois qu’il est venu ici, comme il était attentif et prévenant. Le soir, il fut tout étonné que j’eusse attendu jusqu’à onze heures et que je ne me fusse pas couché. Ah ! ce n’est jamais son grand-père qui m’aurait dit chose pareille ! Et le matin, ce fut lui qui m’attendit. Il se leva, contre toutes ses habitudes, à neuf heures parce qu’il croyait que je dormais toujours jusqu’à cette heure-là. Il entra dans ma chambre au moment que je me lavais et quand j’étais à peine habillé. Il me mit gentiment la main sur l’épaule et je dus passer en hâte ma robe de chambre pour le recevoir convenablement. Et d’un accent d’indulgence, il ajoute : — Il n’y a guère à reprendre en lui que les choses sans importance : par exemple, la tournure de certains de ses discours. Il y met des mots nouveaux qu’il a été pêcher dans les journaux. Mais ça, c’est la vivacité de la jeunesse et il se corrigera avec le temps. Il vaut mieux avoir trop de feu que pas assez.

Un professeur assuré de la soumission de son élève ne parle pas autrement de lui. C’est un langage analogue que tient Bismarck dans tous les milieux où il juge utile de mettre en lumière les mérites du jeune empereur et l’ascendant grâce auquel il le domine. Dans les couloirs de la Chambre des Seigneurs, il se plaît à raconter qu’il s’est engagé à servir son souverain aussi longtemps que ses forces le lui permettront.

— Nous sommes d’accord, dit-il, pour un programme de paix extérieure et de réformes intérieures, législatives et religieuses.

Et il laisse entendre que ce programme c’est lui qui l’a dicté.

On reconnaît encore son inspiration dans les propos tenus au cercle de la Cour par le roi de Saxe après les funérailles de Frédéric III :

— On a créé une légende sur les dispositions belliqueuses du nouvel empereur, déclare ce monarque. Il est et sera très raisonnable et très modéré. Nous en avons pour garant l’empressement qu’il met à suivre les conseils du chancelier.

Ces détails, répandus de tous côtés, ne pouvaient que rassurer l’opinion. Elle s’était d’abord inquiétée de voir monter sur le trône un prince à peine âgée de trente ans, ardent et plein de fougue, dont les préoccupations semblaient concentrées sur la représentation de la guerre et qu’on voyait, partout où il résidait, organiser en quartier général sa maison militaire, visiter les troupes, multiplier les revues, les simulacres de combat, surprendre au milieu de la nuit les soldats dans leurs casernes en donnant le signal d’alarme, se mettre à la tête des régimens, franchir à cheval des obstacles et trahir en toute occasion un véritable goût d’aventures.

« Heureusement, remarquait-on, le chancelier est auprès de lui et le modérera. »

Plus que jamais, la présence de Bismarck à la tête des affaires était considérée comme une garantie de la sécurité de l’Empire. Ses ennemis eux-mêmes en convenaient ; ils pensaient que le moment n’était pas opportun pour travailler à son renversement.

« Nous n’aurions pas à nous réjouir de sa disparition, écrivait l’un d’eux, car il est aujourd’hui un modérateur. Qui pourrait le remplacer dans ce rôle ? Ce n’est pas le général de Waldersee, qui est tout à la volonté de Guillaume ; ce n’est pas davantage Herbert de Bismarck, qui suit aujourd’hui les inspirations de son père, mais qui, livré à lui-même, deviendrait rapidement plus dangereux qu’il n’est. Par son tempérament brutal au fond, sous un vernis de politesse affectée et de bonhomie familière, il répond trop à la nature de Guillaume II pour pouvoir y résister. Il a d’ailleurs pour homme de confiance le baron de Holstein, l’ancien espion du comte d’Arnim, détracteur systématique de la France et partisan passionné de mesures violentes. Bismarck pour Bismarck, mieux vaut le père que le fils. »

Ainsi, dès le début du règne de Guillaume II, le maintien du prince de Bismarck au pouvoir s’imposait et ses adversaires les plus déclarés s’inclinaient patriotiquement devant cette nécessité.

Ce n’est pas cependant que leur ressentiment se fût apaisé ; il était entretenu, — tel un feu sacré confié aux soins de vestales, — dans l’entourage des deux impératrices veuves qui nourrissaient contre Bismarck tant de griefs légitimes. Il avait des échos dans les Cours européennes. A Vienne, il avait provoqué une brouille entre l’héritier de la couronne, l’archiduc Rodolphe et son intime ami l’empereur Guillaume, « brouille de camarades, » mais poussée si loin que bientôt après, en apprenant que Guillaume allait arriver dans la capitale d’Autriche, l’archiduc partait sous prétexte d’aller chasser dans le Tyrol en compagnie du prince de Galles qui, pas plus que lui, ne voulait se rencontrer avec l’impérial visiteur.

A la Cour d’Angleterre, les dispositions n’étaient pas meilleures. On y connaissait les scènes violentes qui avaient eu lieu entre la veuve de Frédéric III et son fils, ainsi que divers rapports confidentiels concernant Bismarck, envoyés à Londres par l’impératrice Victoria, avec des papiers de son mari, et qui témoignaient de la malveillance du chancelier pour l’empereur défunt. Ces dispositions, la reine d’Angleterre ne les dissimulait pas. Recevant le général de Winterfeld, envoyé à Windsor pour lui notifier l’avènement de Guillaume II, elle l’écoutait silencieuse et, après l’avoir entendu, lui demandait brusquement :

— Quand partez-vous ? Déconcerté d’abord par cette question, l’ambassadeur ne recouvrait un peu de sang-froid que pour répondre :

— Aujourd’hui même.

Ces incidens démontrent combien était tendue la situation entre Londres et Berlin ; elle allait se prolonger jusqu’au jour où l’empereur d’Allemagne, ayant résolu de se séparer de Bismarck, chercherait par avance des approbateurs parmi les adversaires du chancelier. Mais, à cette heure, il ne songeait pas encore à recourir à cette extrémité. Il en était avec son ministre aux enchantemens de la lune de miel. Il le consultait en toutes choses et suivait aveuglément ses conseils. Comme pour rendre plus éclatante la faveur dont il l’honorait, il continuait à faire d’Herbert de Bismarck son compagnon de tous les instans. Il allait le surprendre chez lui, le recevait dans l’intimité et, sous toutes les formes, il lui prodiguait publiquement les marques les plus flatteuses de sa faveur.

Il était alors au moment d’entreprendre une tournée de visites en Russie, en Autriche et dans les Cours Scandinaves où il avait à cœur de se faire connaître et il était décidé qu’Herbert l’accompagnerait. En ce qui touche la Russie, il avait, dès le 29 juin, annoncé son voyage au grand-duc Wladimir qui traversait Berlin.

— C’est un témoignage de déférence personnelle que je dois au Tsar, lui avait-il dit, et que je tiens à lui donner en souvenir de mon grand-père.

Le prince de Bismarck était l’inspirateur de cette résolution. Mais, comme il lui importait que la Cour d’Autriche n’en prit pas ombrage, il envoyait à Vienne, en le chargeant d’explications amicales, le général de Waldersee, désigné depuis longtemps pour participer au commandement des armées austro-allemandes en cas de guerre avec la Russie. À cette date, le Cabinet de Berlin ne redoutait la guerre que de ce côté. Mais il était convaincu que la France s’en mêlerait, et, comme le vieux de Moltke semblait craindre que l’Allemagne ne put tenir tête des deux côtés sans un effort considérable, on multipliait les mesures de défense sans leur donner d’éclat.

Nous passerons rapidement sur les voyages qui, pendant les six derniers mois de l’année 1888, remplirent l’existence de l’Empereur. Les incidens auxquels ils donnèrent lieu ont eu dans toute l’Europe un si grand retentissement qu’il serait superflu de les reconstituer dans leurs détails. Il suffira de faire remarquer que, pourvu d’un peu plus de perspicacité, Guillaume II eût compris qu’à l’exception du roi d’Italie, les souverains auxquels il s’était annoncé sans être invité, auraient autant aimé ne pas le voir. A la Cour de Russie, le souvenir de ce qu’on appelait le double jeu du prince de Bismarck n’était pas éteint ; on se défiait toujours de l’Allemagne. A Vienne, il en était de même, avec cette aggravation que la défiance de la chancellerie autrichienne s’envenimait de la brouille dont nous avons parlé plus haut, survenue entre Guillaume et le prince héritier. A Copenhague et à Stockholm, on se plaignait d’être contraint par la visite impériale, aussi coûteuse qu’inattendue, à des dépenses qui creusaient un trou dans le trésor royal.

L’Empereur ne fut dédommagé de ces dispositions que par l’accueil qui lui fut fait à Rome. Mais, là encore, son défaut de tact allait se manifester, dans sa visite au Vatican, par le langage presque impertinent qu’il osa tenir à Léon XIII, et qui faisait dire au vénérable pontife, à l’issue de la visite, que « ce jeune homme était opiniâtre et vain et qu’on pouvait craindre que son règne ne se terminât par des désastres. » On n’a pas oublié qu’au cours de cette visite, Herbert de Bismarck aggrava la conduite de son maître par la sienne. On sait avec quelle brusquerie il força la porte du cabinet pontifical et y entra en poussant devant lui le prince Henri de Prusse, frère de Guillaume, interrompant ainsi l’entretien commencé entre le Pape et l’Empereur. Disons à sa décharge qu’il a toujours été admis dans le monde romain que, s’il s’était livré à cette manifestation, c’est qu’il avait reçu de son maître l’ordre de couper court à l’entrevue si elle se prolongeait au-delà de quelques instans. Il faut encore mentionner qu’à la suite de ces incidens, le cardinal Rampolla, secrétaire d’Etat du Vatican, mit tous ses soins à atténuer autant que possible la portée des actes reprochés à l’Empereur et à ses compagnons. Devant le corps diplomatique, il s’abstint de toute allusion à l’hostilité préconçue de Guillaume et à l’inconvenance d’Herbert de Bismarck.

Ce n’est pas seulement le Saint-Père qu’avait offensé le fils du chancelier. Au Quirinal, la Reine elle-même eut à se plaindre de lui. N’avait-il pas poussé l’inconvenance jusqu’à faire publiquement une visite à la femme du premier ministre, Mme Crispi, que la Reine ne recevait pas ?

Le voyage de Rome, le dernier de ceux que fit l’Empereur, en 1888, terminait pour cette année ses excursions à travers les Cours européennes. Nulle part, là où il avait passé, on ne gardait de lui des souvenirs favorables. Physiquement, on l’avait trouvé vulgaire de manières, lourd de buste, le front sans ampleur, « avec ses oreilles bourrées de coton et son bras malade caché sous un dolman de hussard. » Il est dit dans un rapport diplomatique que lui et son favori, Herbert de Bismarck, n’ont pas mieux réussi l’un que l’autre à Vienne et à Rome : « Leur brusquerie hautaine envers les hommes et leur galanterie soldatesque envers les femmes le plus haut placées ont laissé l’impression que l’on avait affaire à des reîtres du Moyen Age. »

Au moment où Guillaume II rentrait à Berlin, un événement d’une autre nature préoccupait l’opinion et faisait l’objet des commentaires les plus passionnés. Au mois de septembre précédent, une gazette allemande, la Deutsche Rundschau, avait publié des fragmens d’un journal tenu par Frédéric III, alors qu’il n’était encore que kronprinz. Présentés comme des extraits de ses mémoires, ces fragmens remontaient à l’année de la guerre avec la France et aux années antérieures. Les dires et les réflexions du prince trahissaient avec évidence ses sentimens hostiles à la politique et à la personne du chancelier. En les lisant, celui-ci était entré en fureur, fureur d’autant plus grande que la publication avait été faite par un homme dont l’honorabilité ne pouvait être contestée, le professeur Geffeken, un des plus chers amis de l’empereur Frédéric, ardemment dévoué à sa mémoire, mais que Bismarck tenait en suspicion.

Cette antipathie remontait à l’année 1870. À cette époque, le kronprinz Frédéric, voulant obtenir un emploi pour le professeur Geffeken, l’avait présenté au chancelier comme un homme « de pensée réfléchie et de grande expérience. » À cette recommandation Bismarck avait répondu en accusant Geffeken d’appartenir « à ce parti de l’Eglise évangélique qui pactisait avec le Centre et les Jésuites et se montrait toujours hostile à tout développement de l’Empire d’Allemagne. » Le kronprinz avait protesté, affirmant que son protégé était un champion du protestantisme le plus ardent et du patriotisme le plus pur. Bismarck n’en était pas moins resté dans les mêmes sentimens et considérait encore comme un ennemi le professeur Geffeken par qui le journal de Frédéric venait d’être publié.

Sous l’empire de son emportement, Bismarck avait fait saisir la Deutsche Rundschau et insérer au Journal officiel un rapport adressé à l’Empereur, dans lequel il cherchait à établir la non-authenticité des papiers en cause. Enfin, poussant la colère à l’extrême, il avait fait emprisonner le docteur Geffeken en le traduisant devant la Haute Cour de Leipzig comme coupable de trahison. Dans son rapport, et pour démontrer que les prétendus Mémoires étaient de pure invention, il ne craignait pas de déclarer qu’en 1870, le kronprinz Frédéric, soupçonné par son père de révéler à la Cour d’Angleterre certains secrets d’Etat, avait été tenu à l’écart des questions les plus intimes de la politique, et qu’en conséquence, il n’avait pu parler de choses qu’il ignorait. Sans respect pour la mémoire de l’empereur défunt, il ajoutait qu’en admettant l’authenticité du document, sa publication constituait un crime contre l’Etat, et que, le coupable n’étant pas là pour en répondre, la responsabilité devait en être imputée à l’exécuteur de sa volonté.

Nous avons la preuve, — c’est Maurice Busch qui nous la donne, — qu’en niant l’authenticité, il jouait une comédie. A cet égard, le récit de son confident est significatif.

— Voici ce que nous allons faire, lui déclare le chancelier. Nous allons commencer par dire que c’est un faux. Si, ensuite, on nous prouve que c’est authentique en nous montrant le manuscrit original, nous changerons de tactique, et nous agirons en conséquence.

Le confident fait alors observer qu’à son avis, l’authenticité n’est pas douteuse.

— Vous avez raison, réplique Bismarck, et, pas plus que vous, je n’en ai douté. Mais cela ne fait rien ; il faut traiter ce papier comme un faux.

Et il en fut ainsi jusqu’au jour où, à la date du 4 janvier 1889, la Cour de Leipzig libéra Gefïeken de l’accusation portée contre lui et prononça son acquittement à l’unanimité, en des conditions telles que l’arrêt qui l’acquittait fut considéré de toutes parts comme la condamnation de ses accusateurs. Cette affaire avait mis en lumière l’impuissance du chancelier à se dominer en face des atteintes portées à son autorité, et son attitude était universellement blâmée. Il eût été juste que l’Empereur, coupable d’avoir laissé accuser publiquement son père, encourût de la part de l’opinion les mêmes blâmes que son ministre. Mais, en fait, il n’eut pas à les subir autant qu’il eût pu le craindre. On l’excusait dans une certaine mesure, en raison de l’influence que Bismarck exerçait sur lui. C’est à Bismarck qu’allèrent surtout les critiques.

Cet épisode est important, parce qu’on y voit, pour la première fois, le chancelier fournir à son maître un argument susceptible de se retourner contre lui. Au moment où l’Empereur se séparera du dictateur qu’il a toléré jusque-là, il se rappellera qu’un an avant, celui-ci l’a compromis dans cette affaire des papiers Geffeken, en provoquant maladroitement une décision judiciaire qui constituait un désaveu de la conduite du chef de l’Etat, constitutionnellement responsable de celle de son chancelier.

En dépit des incidens qui se déroulaient en Allemagne depuis le début du règne, l’année 1888 s’achevait sans avoir ébranlé l’ascendant du prince de Bismarck sur le souverain. Plusieurs mois devaient s’écouler avant que Guillaume II, commençant enfin à ouvrir les yeux sur les périls que faisait courir à la dynastie le despotisme du chancelier, comprit la nécessité de s’en affranchir, et entrevit la possibilité de le faire.

La question qui se pose alors est celle de savoir non pas seulement si le chancelier conservera assez d’influence pour remplir auprès du souverain, en cas de nécessité, le rôle de modérateur, mais encore s’il saura le remplir. Les courtisans, qui conservent des doutes à cet égard, rappellent à qui veut les entendre qu’au temps de Guillaume Ier, c’est l’Empereur qui modérait Bismarck, et que celui-ci, par conséquent, n’est pas préparé à la tâche que les circonstances peuvent exiger de lui. Dès lors, n’est-il pas à craindre que, s’il s’aperçoit de l’inefficacité de ses conseils de modération, au cas où il jugerait utile d’en faire entendre, il n’insiste pas et cède à toutes les volontés du maître, afin de n’être pas condamné à quitter le pouvoir, qu’il entend conserver à tout prix.

Mais ces commentaires et ces hypothèses qui, dans les salons de Berlin et dans le monde politique, alimentaient les conversations, n’avaient trait qu’à l’avenir, et le présent ne permettait pas de prévoir le terme de la faveur du chancelier ni qu’un jour viendrait où ses conseils ne seraient plus écoutés. Le 1er janvier 1889, on eut la preuve qu’ils étaient toujours suivis. Un décret impérial décerna le grand cordon de l’Aigle Noir à l’ancien ministre de l’intérieur Puttmaker, dont Frédéric III, à son avènement, avait exigé la démission. Cette distinction accordée à un personnage qui lui avait été toujours hostile, fut considérée comme une injure à sa mémoire et une offense pour sa veuve, grief nouveau qui vint s’ajouter à tous ceux que les ennemis de Bismarck avaient accumulés contre lui. Il irrita au plus haut degré les deux impératrices douairières et peut-être, ce jour-là, l’Empereur se laissa-t-il émouvoir par leurs plaintes. Ce qui permet de le supposer, c’est que ce fut le dernier acte par lequel se manifesta l’influence souveraine de Bismarck sur Guillaume II, et que parmi ceux qui suivent, on n’en constate plus désormais aucun ayant un caractère injurieux pour ses parens.

L’année qui commence s’écoulera sans complications nouvelles entre sa mère et lui. Une réconciliation définitive s’opérera dans la famille impériale et plusieurs faits en attesteront la sincérité. C’est du reste une année toute à l’apaisement. En prévision de l’Exposition Universelle qui allait s’ouvrir à Paris, un accord semblait être intervenu entre toutes les Puissances pour faire trêve aux différends qui les divisaient. Les relations entre la France et l’Allemagne devenaient plus cordiales. Le consentement donné par le Cabinet de Berlin à l’exhumation des cendres de Lazare Carnot, demandée par le gouvernement français, qui voulait les transporter de Magdebourg au Panthéon, imprimait aux rapports des deux États un caractère de courtoisie qui était réciproquement interprété comme un désir de rapprochement. Il est au moins certain qu’il y avait une détente, et que Guillaume II s’y était prêté. Au mois de mai, en conférant la décoration de l’Aigle Noir au comte de Munster, ambassadeur d’Allemagne à Paris, il lui écrivait qu’il avait voulu le récompenser « pour le service qu’il a rendu à l’empire en maintenant la paix avec la France. » D’autre part, il se prononçait pour la suppression du régime des passeports à la frontière d’Alsace-Lorraine, et il invitait le chancelier à lui proposer une combinaison qui atténuait les malheureux effets de ce régime arbitraire.

L’apaisement qui régnait au dehors avait sa répercussion à l’intérieur de l’empire. Dans les Chambres comme dans la presse, la politique coloniale tenait la plus grande place ; on commençait à parler de la création d’une flotte de guerre, mais ces questions ne passionnaient pas encore l’opinion. Le chancelier, on le sait, avait été toujours hostile au développement de la puissance allemande au-delà des mers. Dans ses conversations avec les personnages politiques, il ne dissimulait pas son opinion. On l’avait entendu et on l’entendait encore déclarer « qu’il en avait assez des affaires coloniales. »

— Je n’en ai jamais été fanatique, disait-il, je le suis moins encore, depuis que je me vois débordé par des gens qui ont cru trouver en Afrique des trésors, des emplois, des sinécures et qui, désabusés, voudraient obliger l’État à les leur procurer. Ils auront beau faire, je ne me laisserai pas entraîner. Seulement, tout cela me fatigue et je voudrais bien me débarrasser de ce fardeau. Peut-être le pourrais-je en créant un ministère des Colonies. Mais cette création n’est pas sans danger ; elle exciterait les ambitions des marins, et nous les verrions, pour cueillir des lauriers, jeter l’Allemagne dans des aventures inextricables. Je ne comprends rien à l’engouement de l’Allemagne pour un domaine colonial.

Ces raisonnemens ne pouvaient plaire au souverain qui pensait déjà « que l’avenir de l’Allemagne était sur l’eau. » Il ne semble pas cependant que cette divergence de vues eût encore pesé sur ses rapports avec le chancelier. Il est vrai que celui-ci ne devait pas tarder à se laisser entraîner par le courant de l’opinion publique, d’où l’on peut conclure que s’il eût conservé le pouvoir, il se fût fait le défenseur des ambitions coloniales allemandes.

Entre temps, il lui arrivait encore de parler dédaigneusement de l’empereur Frédéric, comme s’il n’eût pas voulu désarmer même devant la mort. Parmi les propos qui lui ont été attribués à ce sujet, nous citons ceux qui suivent parce qu’ils résument tous les autres.

— Frédéric III se laissait guider par de médiocres conseillers et je ne parle pas des obsessions dont l’accablait sa femme. J’ai souvent remarqué qu’il était soulagé et comme réconforté quand ma présence, auprès de lui, lui procurait un moment de répit. Au reste, il avait plus de cœur que de tête et eût fait un mauvais empereur allemand.

Cet acharnement contre la mémoire d’un mort témoignait des sentimens haineux de Bismarck, mais aussi de sa maladresse et de son défaut de clairvoyance. En s’exprimant ainsi sans mesure, il attisait les inimitiés déjà déchaînées contre lui, il en augmentait le nombre et la violence. Dans le monde de la Cour, on commençait à se demander si l’Empereur ne se lasserait pas bientôt d’entendre parler de son père avec tant d’injustice et d’amertume.


II

En étudiant avec quelque attention les incidens de toutes sortes qui, à cette époque, agitaient plus ou moins la Cour de Berlin et en les suivant dans leur succession autant qu’il est possible de le faire à travers les obscurités qui les enveloppent, on est amené à se convaincre que c’est à la date du 31 janvier 188 ! ), que commencent à s’opérer, dans la mentalité de Guillaume II, les changemens qui vont aboutir à la disgrâce du chancelier.

Ce jour-là, arrivait à Potsdam la nouvelle du drame de Meyerling. La mort tragique et mystérieuse de l’archiduc Rodolphe d’Autriche impressionna douloureusement l’Empereur. Comme nous l’avons dit, des souvenirs communs d’enfance et de jeunesse unissaient les deux princes. Mais, depuis longtemps, les liens de leur amitié étaient détendus. Leurs relations avaient perdu tout caractère d’intimité et de confiance. Egalement lié avec le prince de Galles, l’archiduc s’était associé aux ressentimens que l’héritier de la couronne britannique nourrissait contre son neveu depuis que celui-ci s’était révolté contre ses parens. Il ne dissimulait pas que son inclination antérieure pour Guillaume n’existait plus. Mais l’Empereur allemand ne s’était pas détaché dans la même mesure de son ancien camarade. On en trouve la preuve dans la vivacité des regrets qu’il manifesta en apprenant sa mort. L’ambassadeur d’Autriche à Berlin en fut le témoin. L’Empereur venu en personne, pour lui communiquer le télégramme par lequel François-Joseph lui faisait part de la mort de son fils, se présenta à lui, le visage bouleversé et les yeux remplis de larmes. Il voulait partir pour Vienne afin d’assister aux funérailles de son ami, et, s’il y renonça, ce fut sur l’instante prière de l’empereur d’Autriche, à qui l’ambassadeur avait fait part de cette intention.

L’attitude de Guillaume en cette circonstance eut pour premier effet de lui ramener le prince de Galles. Touché par les manifestations de la douleur de son neveu, l’oncle se montra moins sévère pour les actes passés et les rapports familiaux entre la Cour d’Angleterre et celle d’Allemagne ne tardèrent pas à s’en ressentir. Quand la conduite de l’Empereur fut connue, on l’interpréta comme le symptôme d’un changement dans son esprit, qui devait tôt ou tard lui suggérer le désir de se soustraire aux influences qu’il avait subies jusque-là. Mais durant plusieurs mois encore, divers incidens qui se succédèrent dans la vie politique de l’Empire, ne le laissèrent pas se trahir. Ce fut d’abord le décès de l’impératrice Augusta, veuve de Guillaume Ier. Depuis trop longtemps, on attendait sa fin pour qu’elle pût produire un grand effet ; mais la Cour fut en deuil et, durant cette période, toutes les intrigues semblèrent suspendues. Commencent ensuite les visites de souverains qui viennent rendre à Guillaume II celle qu’ils ont reçue de lui. Au mois de mai, le roi d’Italie arrive à Berlin. L’Europe ne s’en inquiète pas et s’émeut seulement lorsque le bruit se répand que l’Empereur a eu la pensée de le conduire à Strasbourg, ce qui serait une provocation à la France. L’émotion ne dure qu’un jour ; elle s’apaise lorsqu’on apprend que ce projet de voyage a été abandonné. La visite de l’empereur d’Autriche qui succède à celle du [roi Humbert laisse le public dans l’indifférence. On remarque seulement que, lors du banquet donné en l’honneur du visiteur, au toast de Guillaume, révélateur de son tempérament belliqueux, François-Joseph a répondu sans faire comme lui une allusion à la guerre.

Guillaume a dit :

« Mon armée a conscience qu’elle est fortement unie à la brave armée austro-hongroise pour le maintien de la paix dans nos États et que, si telle devait être la volonté de la Providence, l’une et l’autre combattraient coude à coude. »

La réponse de François-Joseph ne vise que la première partie de cette allocution et passe l’autre sous silence.

« Je bois, déclare-t-il, à la consolidation d’une union pacifique, si profitable au bien des alliés ainsi que de toute l’Europe. »

On ne s’inquiète donc pas plus de la visite de l’empereur d’Autriche à Berlin qu’on ne s’est inquiété de celle du roi d’Italie. On attendait avec plus de curiosité celle de l’empereur de Russie annoncée pour le mois d’octobre. On espérait qu’elle amènerait un peu de détente dans les rapports des deux pays, refroidis depuis longtemps par les diverses causes que nous avons exposées et plus récemment par les attaques de la presse allemande contre la situation financière de la Russie. Mais, après le départ du Tsar, on constate « qu’il s’est montré très froid et a laissé trop voir qu’il était venu contre son gré et uniquement par convenance, que la détente n’est qu’apparente, et que la visite ne modifie pas le fond des choses. »

Il n’y avait rien en tout cela qui pût amener un dissentiment entre l’Empereur et le chancelier. Mais, par ailleurs, des points noirs surgissaient. A la suite d’une conversation d’Herbert de Bismarck avec le grand-duc de Bade, celui-ci se plaignait à l’Empereur des impertinences du fils du chancelier dont il dénonçait « le tempérament brutal et emporté. » À cette occasion, le chancelier déclarait dans son entourage que si l’Empereur blâmait son fils, il le défendrait. « Il le considère comme le dépositaire de ses pensées intimes et le continuateur de son œuvre. » Le grand-duc signalait aussi à l’Empereur les périls de la politique agressive et funeste que Bismarck pratiquait contre la Suisse par des mesures douanières qu’il poussait jusqu’à fermer la frontière d’Argovie, au risque d’altérer les bonnes relations qui existaient antérieurement entre l’Allemagne et la Confédération helvétique et de jeter la Suisse dans les bras de la France.

L’Empereur aurait pu couper court à ces querelles en faisant acte d’autorité. Mais la conséquence ne serait-elle pas la retraite de Bismarck ? Il reculait encore devant cette éventualité, ayant besoin du chancelier pour obtenir les crédits militaires qu’il demandait au Reichstag. En attendant, et tout en multipliant envers lui les témoignages extérieurs de déférence, il accomplissait certains actes sans le consulter. L’un de ces actes combla de joie les ennemis de Bismarck. Depuis longtemps, Guillaume II s’était promis de remplacer le ministre de la Guerre, le général Bronsart de Schellendorf, par un homme complètement à lui. Son choix se porta sur le général Verdy du Vernois et le chancelier n’en fut averti que lorsque la décision ne pouvait plus être cachée. Mais il ne laissa rien paraître de son mécontentement. Son attitude fut la même en deux ou trois circonstances où il ne put obtenir des nominations ou des révocations qu’il avait demandées comme nécessaires au bien de l’Etat. On eût dit qu’il redoutait de provoquer un conflit, ne pouvant plus se dissimuler que l’Empereur subissait maintenant des influences contraires à la sienne.

Il serait téméraire de prétendre dévoiler le secret des intrigues qui s’étaient nouées contre lui à la Cour de Berlin et qui devenaient de plus en plus actives. Mais toutes les informations s’accordent pour nous faire croire que le général comte de Waldersee en était l’âme. Celui-ci est encore un personnage à double face. On l’a vu tour à tour courtisan de Bismarck, en lutte avec lui, s’en rapprochant quand il croit à la durée de sa puissance et se rangeant de nouveau parmi ses adversaires quand il la sent ébranlée. Son mariage avec la veuve d’un prince de Schleswig-Holstein, grand’tante de l’impératrice Guillaume, lui a créé à la Cour une situation privilégiée. De la place qu’il occupe, il assiste aux conciliabules où sont forgées les armes qu’on utilisera contre Bismarck. Il participe aux démarches qui sont faites auprès de l’Empereur, et qui se résument dans cette question que lui posent sa mère, sa femme, et d’autres personnes de son intimité :

— Pourquoi ne régnez-vous pas effectivement et laissez-vous votre premier ministre régner à votre place ? Est-il de votre intérêt de laisser derrière le trône quelque chose de plus grand que le trône ?

Ces questions sont pour Guillaume un avertissement ; elles inspireront désormais sa conduite ; son effort tendra à se saisir absolument et complètement des rênes de l’Etat. A l’automne de 1889, sa résolution est devenue inébranlable. Mais il la dissimule encore, non pas seulement, comme nous l’avons dit, parce que la présence de Bismarck au Reichstag lui est nécessaire, mais aussi parce que les élections pour le renouvellement de cette assemblée doivent avoir lieu au commencement de l’année suivante et que la démission anticipée du chancelier pourrait influer sur leur résultat. Il pousse même si loin la dissimulation que, le 31 décembre, en envoyant au chancelier sas souhaits de nouvel an, il termine sa lettre par la phrase suivante : « Je prie Dieu qu’il me conserve pendant de longues années le secours de vos conseils sûrs et dévoués dans le poste si difficile et si plein de responsabilités qui m’est échu comme chef d’Empire. » Mais, quoi qu’il en dise, il est visible que, dès ce moment, dans sa pensée, le prince de Bismarck est condamné à se soumettre ou à se démettre, car, ainsi que l’Empereur le dira bientôt, il s’agit de savoir si c’est la dynastie des Bismarck qui régnera sur l’Allemagne ou celle des Hohenzollern.

Au moment où la question se posait avec cette rigueur, les luttes électorales engagées de toutes parts sur l’étendue de l’Empire attestaient les progrès vertigineux du socialisme. La levée de boucliers de la classe ouvrière se traduisait en Westphalie par un formidable mouvement gréviste. Les classes dirigeantes s’en alarmaient. Elles se croyaient menacées des plus grands dangers, « peut-être même d’un massacre. » Les inquiétudes de l’Empereur n’étaient pas moindres. Il ne les dissimulait pas, mais il croyait à la possibilité de conjurer le péril en allant lui-même au-devant des revendications ouvrières pour leur donner satisfaction dans ce qu’elles avaient de légitime.

— Si nous ne le faisons pas, disait-il, il se trouvera dans le Reichstag une majorité pour le faire et nous serons obligés de suivre, ce qui nous entraînera plus loin qu’il ne convient d’aller. Etudions donc les réformes qui peuvent être faites sans dommage pour la sécurité de l’Etat et annonçons-les avant les élections.

Bismarck n’avait jamais été partisan des concessions et des accommodemens quand ils semblaient lui être imposés. Lorsque, au mois de décembre, l’Empereur, après s’être enquis de la situation des ouvriers dans tous les pays, lui fit part de ses desseins, il protesta. Céder aux demandes des socialistes, fussent-elles modérées, c’était ouvrir la porte à toutes leurs exigences et se mettre dans l’impossibilité d’y résister. Il ne voulait voir, quant à lui, dans les revendications ouvrières qu’une révolte qu’il fallait écraser avant qu’elle ne se développât. Il fallait présenter au nouveau Reichstag dès ses premières réunions, une loi très sévère contre les socialistes, le mettre en demeure de la voter, et, s’il s’y refusait, prononcer sa dissolution, après quoi, on réprimerait par la force les soulèvemens qui pourraient se produire.

L’Empereur répliqua énergiquement qu’il n’entrerait pas dans cette voie. — Mon grand-père, au terme d’un règne glorieux, aurait pu le faire, s’il y avait été contraint. Mais si j’agissais de la sorte au début du mien, on m’accuserait de l’inaugurer en massacrant mes sujets. Je suis prêt à recourir à toutes les mesures qu’exigerait la défense de ma couronne, mais je suis résolu à n’y recourir qu’après avoir tout fait pour répondre aux réclamations légitimes des ouvriers.

Ce débat se renouvela à plusieurs reprises sans qu’aucun des deux interlocuteurs se ralliât à l’opinion de l’autre. Le dissentiment s’aggrava, lorsque l’Empereur, voulant mettre en pratique ses projets, demanda dans une réunion de ministres qu’on lui présentât deux décrets qui en prépareraient l’exécution. Par le premier, le chancelier de l’Empire serait invité à demander officiellement à la France, à l’Angleterre, à la Belgique et à la Suisse, si elles consentiraient à entrer en négociation avec l’Allemagne, en vue d’une entente internationale sur les moyens de donner satisfaction aux vœux des travailleurs. L’adhésion de ces Etals une fois acquise, on inviterait les gouvernemens qui attachaient un égal intérêt à la question ouvrière, à se réunir en conférence à Berlin pour aviser aux moyens de la résoudre. Le second décret ordonnerait au ministre des Travaux publics de dresser le programme d’une enquête sur le même objet, dont les études préliminaires seraient présidées par l’Empereur en conseil d’Etat avec l’adjonction de personnes compétentes.

La résistance du chancelier fut plus énergique qu’elle n’avait été la première fois ; mais elle n’ébranla pas la volonté de l’Empereur. Les rescrits impériaux furent promulgués le 6 février 1890. Déjà la réunion de la conférence était assurée par l’adhésion officieuse des gouvernemens au concours desquels le Cabinet de Berlin avait fait appel. D’après Hohenlohe, Bismarck, dépité, aurait annoncé à l’Empereur l’intention de se retirer. Mais, changeant d’avis au bout de quelques jours, il avait déclaré que, décidément, il restait à son poste. L’Empereur, quoique déçu, s’était résigné à attendre une autre occasion. Il importait à la gloire impériale que la chute du dictateur se produisît en des conditions telles qu’elle ne pût être imputée qu’à lui-même.

Ces incidens avaient eu un trop grand retentissement pour ne pas ranimer les espérances de ses ennemis. Le bruit de sa retraite prenait de jour en jour plus de consistance ; mais, s’il avait cru qu’en le faisant répandre, il provoquerait une manifestation en sa faveur, il devait reconnaître qu’il s’était trompé. Les journaux envisageaient et discutaient l’éventualité de sa démission comme une chose prévue, et le public y semblait tout à fait résigné. Les élections avaient eu lieu et elles augmentaient considérablement le parti socialiste dans le Reichstag ; l’effroi se répandait à travers l’Empire ; à la Cour, les gens redoutaient « d’être mis à la lanterne. » On approuvait donc l’Empereur de chercher à résoudre pacifiquement la question sociale et d’essayer de créer un terrain d’entente avec la nouvelle majorité. On blâmait la résistance du chancelier et nulle part, bien que les journaux à ses gages eussent pris sa défense, on ne se contraignait plus pour blâmer son attitude et même pour le railler en présence de l’Empereur devant qui, quelques semaines plus tôt, les plus hardis n’auraient osé le faire.

Un soir qu’il y avait au ministère de la Guerre un dîner officiel auquel assistait le souverain, Mn, e de Verdy du Vernois, placée entre lui et le comte de Waldersee, causait librement du prince de Bismarck. Son mari, ayant surpris ses paroles, lui cria à travers la table d’un accent de gaieté :

— Prenez garde, ma chère, de ne pas vous compromettre ; les journaux vont vous attaquer.

L’Empereur, loin de trouver mauvaise la plaisanterie, l’approuva en éclatant de rire. Il n’ignorait pas que le ministre de la Guerre était en communauté de vues avec les adversaires de Bismarck.

Tout conspirait maintenant contre le chancelier. Ses rapports avec l’Empereur devenaient de plus en plus difficiles et pénibles.

— Nous sommes dans une mauvaise passe, le chancelier et moi, disait Guillaume II.

Mais Bismarck ne se tenait pas pour battu ; il redoublait d’activité et d’audace et se flattait de faire avorter la conférence en provoquant le refus des gouvernemens qui étaient invités à y prendre part. C’est dans ce dessein qu’au lendemain de la publication des décrets impériaux, il mande d’urgence à la chancellerie le ministre de Suisse, M. Arnold Roth.

— Voici pourquoi je vous ai fait appeler, lui dit-il. Vous savez que l’Empereur tient à ce que la conférence ouvrière se réunisse à Berlin. Or, jusqu’à ce jour, votre pays a eu le privilège d’être choisi comme lieu de réunion pour les conférences internationales non politiques. Ce privilège, le gouvernement fédéral ne peut s’en laisser dépouiller. Il se priverait d’une de ses plus flatteuses prérogatives s’il admettait qu’une réunion de l’importance de celle dont il est question puisse siéger ailleurs qu’à Berne. Je vous engage donc à réclamer pour votre pays l’honneur d’offrir l’hospitalité aux délégations que l’Empereur a le tort de vouloir réunir à Berlin.

Effaré d’une telle suggestion, le diplomate suisse ne peut que balbutier quelques mots. Il en référera à son gouvernement et communiquera au chancelier la réponse qu’il en aura reçue. Mais, rendu à lui-même et après réflexion, il décide qu’il n’en fera rien. Jusqu’à nouvel ordre, il gardera la proposition pour lui. Il n’ignore pas que le chancelier est opposé à ce projet de conférence, et il juge imprudent de se faire son complice dans des efforts qui ont pour but de battre en brèche la volonté de l’Empereur.

Quant à Bismarck, il poussera plus loin ses intrigues.

Le 10 février dans la matinée, l’ambassadeur de France, M. Jules Herbette, enfermé dans son cabinet avec M. Alfred Dumaine, premier secrétaire de l’ambassade, était en train de dépouiller le courrier du jour, lorsqu’un domestique vint annoncer un visiteur. Il s’était exprimé en langue allemande, et l’ambassadeur ne la comprenait pas.

— Qui annonce-t-on ? demanda-t-il à M. Dumaine.

— J’ai cru comprendre que c’est le chancelier.

Le chancelier ! Que venait-il faire à cette heure matinale, lui dont les visites aux ambassadeurs étaient si rares ! Mais, au même instant, sa haute et large silhouette se dressait dans l’encadrement de la porte. Il avait suivi le domestique et se présentait derrière lui comme un familier de la maison. Resté seul avec l’ambassadeur, il exposa l’objet de sa visite.

— Je viens m’excuser auprès de vous des embarras que la proposition de l’Empereur doit vous causer. La conférence projetée ne peut avoir aucun résultat pratique. Mais son échec pourra laisser des nuages dans les relations de l’Allemagne avec les gouvernemens à qui l’on reprocherait de l’avoir provoqué. Mieux vaudrait que ceux qui ne veulent pas de l’article premier du programme touchant la journée de huit heures déclinassent, dès maintenant, leur participation. C’est sans doute ce que fera l’Angleterre. A votre place, j’agirais de même. Je ne me considérerais pas comme obligé, par une adhésion antérieure à la conférence de Berne, à venir délibérer sur les mêmes matières à Berlin.

Après avoir développé avec autant de feu que de conviction feinte les raisons de sa manière de voir, il ajouta :

— Ma démarche doit vous surprendre. Mais elle m’est dictée par le sincère désir qu’il ne s’élève pas de nuages entre nos deux pays.

Puis, comme pour marquer à l’ambassadeur qu’il lui parlait en toute franchise, il poursuivit :

— Depuis vingt-huit ans que je suis à la tête des affaires, mes plus grosses difficultés ont été à l’intérieur. Avec le vieux, cela allait encore, mais avec le jeune, la besogne est un peu lourde : il croit tout savoir et ne tient aucun compte de l’expérience. Dans la voie des réformes sociales, il est poussé par le roi de Saxe et le grand-duc de Bade qui ne sont pas des aigles. Ils ont voulu me convertir à leur système, mais ils m’ont fatigué inutilement, car je ne m’y rallierai jamais.

Il parlait d’abondance, familièrement, d’un accent où l’ironie et le rire alternaient avec les phrases comme pour leur donner la physionomie d’une confidence amicale, d’un conseil émis spontanément dans l’entraînement d’une bienveillance désintéressée. L’ambassadeur n’avait rien répondu, si ce n’est qu’à Paris, l’opinion du chancelier serait prise en sérieuse considération. Il s’efforçait surtout de cacher l’émotion et la surprise que déchaînaient en lui les propos qu’il venait d’entendre et la démarche de ce tout-puissant ministre, qui, avec une audace imprudente, ne craignait pas de quémander l’appui d’un gouvernement étranger contre la politique de son souverain et poussait l’incohérence jusqu’à oublier qu’il avait si souvent traité en ennemi ce gouvernement dont il sollicitait aujourd’hui la complicité. Mais l’ambassadeur n’était pas au bout de ses étonnemens.

Comme le chancelier s’était levé pour prendre congé de lui et comme il se préparait à le reconduire, il le vit se planter devant deux tapisseries des Gobelins qui ornaient le salon. Elles représentaient des scènes mythologiques. Sur l’une, c’était la première rencontre de Médée avec Jason ; sur l’autre, l’incendie de Corinthe, allumé par Médée lorsqu’elle cherche à se venger de Jason qui l’a abandonnée pour Creuse. A la demande du chancelier, l’ambassadeur lui expliqua le sujet de ces admirables compositions. Tout en les contemplant, Bismarck rappela que, d’après la légende, les deux amans, après ce déchaînement de colère, se sont réconciliés, et il se mit à fredonner :


Et l’on revient toujours
A ses premiers amours.


Puis, après un court silence, il reprit :

— Qui sait s’il n’en sera pas ainsi pour moi ?

Quel aveu et combien inattendu ! Depuis plusieurs semaines, dans le monde officiel, on se chuchotait à l’oreille que les dissentimens de l’Empereur avec son ministre, sur la question ouvrière, avaient dégénéré en débats violens tournant à la brouille. Mais ce n’étaient laque des rumeurs difficiles à contrôler, et voici que le chancelier en révélait l’exactitude en rappelant, dans un refrain d’opéra-comique, qu’entre gens qui se sont aimés, les pires querelles se dénouent souvent par une réconciliation. S’il prévoyait qu’il en serait ainsi pour lui, c’est que la brouille existait ou tout au moins s’annonçait. Après qu’il se fut retiré, l’ambassadeur rappela M. Dumaine.

— Mettez-vous là, lui dit-il, en désignant son bureau. Il faut que j’envoie un rapport à Paris. Mais je vais vous le dicter, car je suis trop ému pour l’écrire moi-même.

Il ne le fut pas moins, lorsque, six jours plus tard, il vit réapparaître le prince de Bismarck et l’entendit lui dire qu’il avait changé d’avis.

— Mon maître est plus engagé que je ne croyais ; il tient à sa conférence, et je pense qu’il faut lui donner cette satisfaction.

— Ce n’était pas votre opinion, mon prince, lorsque vous m’avez fait l’honneur de votre visite, objecta l’ambassadeur.

— C’est vrai, avoua Bismarck. J’ai cédé, ce jour-là, à un mouvement d’irritation. J’étais décidé à me retirer avec éclat après les élections générales du Reichstag. Mais on m’a demandé de patienter encore. Aujourd’hui, je crois plus avantageux que la conférence ait lieu, vu les dispositions de l’Empereur. Votre gouvernement n’a pas encore pris de parti. Rien ne l’empêche donc de se décider dans un sens ou dans un autre. Acceptez donc de vous y rendre. Elle-même prouvera son inutilité ; l’Empereur changera de marotte et passera à d’autres occupations. Rappelez-vous que, pour une fenêtre, Louvois a été cause de la guerre du Palatinat. C’est au nom de la paix de l’Europe que je vous demande de ne pas jeter l’Empereur dans le désœuvrement, en empêchant par votre abstention la réunion de la conférence de Berlin.

Il osait prier au nom de la paix, lui qui tant de fois, pour les nécessités de sa politique, avait recouru aux menaces de guerre ! On ne pourrait que s’en indigner si, dans l’adjuration qu’il adressait au représentant de la France, n’apparaissait le mensonge. Ce n’est pas dans l’intérêt de la paix qu’il faisait volte-face, mais parce qu’il s’était convaincu que sa résistance se briserait contre la volonté de l’Empereur. Cette volonté, à quelque temps de là, allait s’exprimer à la Diète de Brandebourg, sous une forme impétueuse. Le 5 mars, au banquet de la session, Guillaume II, en terminant un discours en lequel il s’engage à « gouverner miséricordieusement et avec justice pour le bien de son peuple, » s’écriera : « Tous ceux qui voudront m’aider dans ce grand devoir, ceux-là seront les bienvenus ; mais ceux qui feront obstacle à mes désirs, je les mettrai en pièces. » En présence des dispositions que trahit ce langage véhément, Bismarck, qui les connaissait, s’était dit qu’à prolonger sa résistance, il jouerait trop gros jeu et, après réflexion, il se soumettait. En cette circonstance comme en tant d’autres, il s’inspirait de son intérêt personnel ou, pour mieux dire, de son fougueux désir de conserver le pouvoir. Durant les dernières années de sa dictature, ce désir a été le mobile de toutes ses actions.


III

Au commencement du mois de mars, les délégués des Puissances qui avaient accepté de prendre part à la conférence ouvrière étaient salués, en arrivant à Berlin, par les rumeurs auxquelles donnaient lieu la probabilité et l’imminence de la retraite du chancelier. On en parlait publiquement, sans que l’opinion eût l’air de s’émouvoir d’un événement qui, l’année précédente, à la même époque, eût provoqué dans toute l’étendue de l’Empire des protestations et des regrets. On ne s’était pas étonné alors que Guillaume II prodiguât au prince de Bismarck, sous des formes exceptionnelles, des témoignages de confiance et de gratitude pour le dévouement dont son futur ministre lui avait donné tant de preuves sous le règne de Frédéric III. Sans doute, on pouvait reprocher à Bismarck d’avoir manqué de générosité envers le souverain en train de mourir. Mais l’opinion le lui avait promptement pardonné. Elle s’était rangée du côté de la force et laissé émouvoir par le « touchant spectacle » qu’offrait le jeune Empereur s’appuyant sur le vieux chancelier. Elle les voyait dans cette attitude rassurante, à travers les mirages de leur lune de miel. Moins d’une année avait suffi pour dissiper ces mirages et les noyer dans les ombres de la lune rousse.

Ces ombres s’épaississaient de plus en plus. Sur le dissentiment auquel avait donné lieu entre l’Empereur et le chancelier la question ouvrière, se greffaient maintenant d’autres querelles qui mettaient en conflit la volonté du maître avec celle du serviteur. Pour faire triompher la sienne, celui-ci déployait toute son énergie. Mais il rencontrait devant lui, pour la première fois, une résistance opiniâtre qui le surprenait, le déconcertait, l’irritait, et dont, malgré tout, il ne renonçait pas à avoir raison. Malheureusement, plus il se maintenait dans son intransigeance et plus la volonté impériale s’accusait et se dressait devant lui comme une force invincible.

C’est ainsi que, le 15 mars, l’Empereur, apprenant par les espions attachés aux pas du chancelier que le député Windthorst, chef du parti du Centre au Reichstag, avait été reçu par lui, demandait à l’improviste un rapport sur leur entrevue. Offensé par cette demande, Bismarck le prenait de haut et répondait par un refus, alléguant que ses relations avec les députés ne devaient être soumises à aucun contrôle. Un débat s’engageait.

— C’est mon droit de tout savoir, déclarait l’Empereur.

— C’est le mien de garder la liberté de mes rapports avec les Chambres, répliquait Bismarck.

Devant l’insistance qui lui était opposée, il perdait patience, se répandait en récriminations, se plaignait d’être espionné et, la colère dans les yeux, la pâleur au visage, il menaçait de sa démission, s’oubliant jusqu’à frapper du poing la table impériale.

— J’ai cru, disait l’Empereur, qu’il allait me jeter l’encrier à la tête.

Le bruit de cette querelle arrivait jusqu’aux salons d’attente où se trouvaient réunis les dignitaires et les aides de camp de la maison de l’Empereur. Ils voyaient le chancelier sortir furibond de l’audience et recueillaient au passage, tombés de sa bouche convulsée, des mots tels que ceux-ci :

— Il me dit toujours qu’il m’aime. Que m’importe, s’il ne m’écoute pas !

Il ajoutait qu’il ajournerait sa retraite jusqu’au mois de mai, afin qu’elle ne parût pas lui être imposée par le résultat des élections.

— Alors, s’il persiste à ne pas m’écouter, je me retirerai, quoi qu’il fasse pour me retenir. Quand il voudra me rappeler, ce sera trop tard.

Une telle situation, semble-t-il, ne pouvait se prolonger. Cependant l’Empereur usait de patience. Pour mettre cette patience à bout, il fallut un autre incident.

Encore à cette époque, ses relations avec le chancelier et avec les autres ministres étaient réglées par une ordonnance, en date de 1852, à laquelle, depuis cette époque, il n’avait été jamais porté atteinte. Elle stipulait que les rapports officiels des ministres à l’Empereur devaient être soumis préalablement au chancelier et revêtus de son visa, avant d’être envoyés au souverain. Au début de son règne, Guillaume II avait subi cette loi, sans paraître impatient de l’abroger. Brusquement, il exigea, non comme une condescendance accidentelle consentie à son égard, mais comme une prérogative souveraine, que les rapports ministériels lui fussent adressés directement, en dehors même du chancelier. Cette fois, l’atteinte aux droits de celui-ci ne se dissimulait plus. C’était son pouvoir constitutionnel qui était ébranlé. Il le faisait remarquer à l’Empereur, et, comme Sa Majesté ne semblait pas touchée par cette objection, son emportement ne connaissait plus de bornes, et il s’écriait :

— Devant de telles exigences, je ne puis plus gouverner, et j’aime mieux donner ma démission.

L’Empereur ne répond pas, mais son silence est significatif. Il veut dire : « Comme vous voudrez. » Bismarck ne comprend pas et se retire, convaincu que l’Empereur n’osera pas se priver de ses services. Rentré à la chancellerie, il rédige un rapport dans lequel il expose les origines de l’ordonnance de 1852, et développe les raisons qui, selon lui, en nécessitent le maintien. Une heure après, il reçoit la visite du général Hahnke, aide de camp de l’Empereur, qui vient lui demander sa démission, annoncée par lui. Il est stupéfait d’avoir été pris au mot et se refuse à croire que la résolution de l’Empereur est définitive.

— J’irai voir Sa Majesté, dit-il à l’aide de camp.

Mais lorsque, bientôt après, il se présente au palais, on lui répond :

— Sa Majesté est sortie.

Il comprend alors qu’il n’a plus rien à attendre, et il consacre plusieurs heures à rédiger la lettre par laquelle il se démet de ses fonctions. Le lendemain, 18 mars, quand le général Hahnke, accompagné cette fois du conseiller privé de Lucanus, vient réitérer l’ordre impérial, la lettre est prête, et Bismarck la remet à l’envoyé du palais.

Elle est trop longue pour être reproduite ici ; elle figure d’ailleurs dans les Mémoires du chancelier, recueillis par Maurice Busch, et n’apprendrait rien à nos lecteurs que ne leur aient appris les pages qui précèdent. Le démissionnaire s’applique à démontrer que révoquer l’ordonnance de 1852 équivaudrait à détruire dans le gouvernement l’unité nécessaire, et que, quant à lui, il ne peut accepter cette diminution de pouvoir. Les dernières lignes de sa lettre révèlent son état d’âme au moment où sa démission lui est arrachée et l’effort qu’il fait pour prouver qu’elle n’est pas volontaire.

« Si j’en crois mes impressions pendant cette dernière semaine et les communications qui m’ont été faites hier par le Cabinet civil et militaire de Votre Majesté, je suis persuadé que j’entre dans les vues de Votre Majesté, en donnant ma démission, et je puis donc compter avec certitude sur son acceptation. Il y a déjà un an que j’aurais demandé à Votre Majesté d’être relevé de mes fonctions, si je n’avais pas cru que Votre Majesté désirait profiter encore de l’expérience et de la capacité d’un fidèle serviteur de ses prédécesseurs. Maintenant, je suis sûr que Votre Majesté n’a pas besoin de moi et je puis me retirer de la vie politique sans craindre que l’opinion ne juge ma décision trop hâtive. »

Presque aussitôt sa démission est officiellement acceptée. La lettre impériale qui le lui fait savoir, le 19 mars, lui confère le titre de duc de Lauenbourg. Loin de lui être agréable, la distinction honorifique dont il est l’objet accroît son ressentiment. Il ne peut la refuser, il est même tenu d’en remercier l’Empereur, mais, en le remerciant, il lui demande la permission de ne porter à l’avenir que le nom et le titre qu’il a toujours portés.

Sa réponse partie, on l’entend murmurer :

— Il verra bien qu’on ne remercie pas un Bismarck de cette façon.

Puis, comme l’Empereur, en lui écrivant, a exprimé, assez hypocritement d’ailleurs, le regret de n’avoir pu le décider à retirer sa démission, il fait insérer, dans la Gazette de l’Allemagne du Nord, une note contestant l’assertion de la lettre impériale et constatant qu’aucune instance n’a été faite auprès de lui pour le retenir.

A dater de ce moment et jusqu’au jour de son départ, il affectera, malgré ses soixante-quinze ans, de se montrer dans les rues de Berlin et dans plusieurs salons, afin de prouver que, contrairement à ce que prétendent les gens de la Cour, il ne se retire pas pour des raisons de santé. Peut-être espère-t-il provoquer en sa faveur une manifestation populaire. Mais il ne s’en produit aucune, et, il peut constater que le peuple ne se soulèvera pas sur son passage pour protester contre sa démission. Il ne lui reste donc plus qu’à se résigner à l’inévitable destin. Mais il n’est pas préparé à subir la mauvaise fortune ; il ne se résigne pas avec le calme et la dignité qui ennobliraient sa retraite. La colère qu’il ne cherche pas à dissimuler s’envenime de la menace de ne pas désarmer. Il ne craint pas de laisser répandre que, pour démontrer combien est odieux et gros d’ingratitude le procédé dont il est victime, il publiera certains papiers qui sont en sa possession. Il en fait même publier un. C’est une lettre de Guillaume Ier en date du 26 juillet 1872, dans laquelle, en lui envoyant un vase d’art à l’occasion de ses noces d’argent, le souverain le prie de l’accepter en souvenir de lui et ajoute : « Il vous redira tout ce que la Prusse vous doit pour l’avoir élevée au pinacle où elle se trouve maintenant. »

Cette publication, qui semble en présager d’autres moins inoffensives, décide l’Empereur à lui faire rappeler par le directeur de son Cabinet civil que les lois en vertu desquelles le comte d’Arnim a été condamné sont encore en vigueur. Bismarck se le tient pour dit, mais son irritation s’accroît ; elle se communique à son entourage avec si peu de retenue que lorsque arrive chez Mme de Bismarck un portrait de l’Empereur envoyé par Sa Majesté à titre d’hommage amical, elle s’écrie :

— Qu’on l’emporte à Friedrichsruhe et qu’on le mette à l’écurie.

Sur les incidens qui précédèrent et suivirent la démission du chancelier en ces heures troublées, il existe plusieurs versions. Mais, fréquemment, elles se contredisent et il est assez difficile d’en faire jaillir la vérité. Il en est particulièrement ainsi pour ce qui s’est passé alors, entre lui et l’impératrice Victoria. On a raconté qu’il avait osé lui demander de plaider sa cause auprès de l’Empereur. Mais le prince de Hohenlohe dément ce dire. A l’en croire, c’est l’Impératrice qui aurait demandé au chancelier disgracié si elle pouvait l’aider en quelque chose et il aurait répondu :

— Je ne demande que de la compassion.

Ces deux récits paraissent également invraisemblables et sans doute c’est entre l’un et l’autre qu’il faut chercher la vérité. D’une part, Bismarck était possédé de trop d’orgueil pour s’abaisser à une démarche aussi humiliante auprès d’une femme, à laquelle il avait fait trop de mal pour espérer qu’elle le lui pardonnerait. D’autre part, on ne se figure pas cette princesse lui offrant spontanément de lui venir en aide, alors qu’elle se réjouissait de sa chute, ainsi qu’elle le déclarait elle-même à Jules Simon[2]. En sa qualité de président de la délégation française à la Conférence ouvrière qui se réunissait à Berlin au même moment, il était allé lui rendre hommage. « Elle était satisfaite, raconte-t-il, de la disgrâce de son plus terrible ennemi, » quoiqu’elle considérât comme téméraire l’initiative qu’avait prise son fils en faisant des avances aux socialistes. Elle n’a donc pu vraisemblablement offrir son secours à Bismarck et celui-ci, par conséquent, n’a pas eu à le décliner. Ce qui sans doute est plus vrai, c’est que la princesse lui a exprimé le regret qu’en détruisant systématiquement son autorité maternelle, il l’ait mise dans l’impossibilité d’exercer une influence en sa faveur. Du reste, ce regret, à supposer qu’elle l’ait exprimé, n’a pu être que platonique, une parole de courtoisie qui ne lui était pas dictée par son cœur encore tout endolori des coups que lui avait portés le chancelier. Ce qui le prouve, c’est que plus tard certains publicistes ont pu rappeler sans être démentis que, lorsqu’elle parlait de ces choses, elle justifiait son ressentiment en montrant la dépêche brutale et cruelle qu’à la veille de la mort de Guillaume Ier, Bismarck avait envoyée à son mari à San-Remo pour lui ordonner, au nom de l’Empereur mourant, de rentrer immédiatement à Berlin. En montrant cette dépêche, elle disait :

— Dieu nous a vengés.

En ce qui touche les témoignages révélateurs de la colère de Bismarck, nous pouvons être plus affirmatif. Ici en effet, c’est lui-même qui par sa parole a dissipé à l’avance toutes les obscurités. L’ambassadeur de France étant allé le voir le 22 mars, il commence par lui déclarer, plus ou moins sincèrement, qu’il a toujours hautement apprécié les Français.

— Si les nécessités de la politique et les intérêts de mon pays m’ont forcé de les combattre, si même les discours parlementaires et les formes oratoires m’ont entraîné à des appréciations peu obligeantes, je n’ai jamais eu de haine contre eux ; j’ai toujours pensé que je m’entendrais plus volontiers avec eux qu’avec d’autres. Vous avez bien dû vous en apercevoir.

L’ambassadeur n’est pas convaincu par ce regret tardif ; mais la politesse l’oblige à feindre d’y croire. Bismarck mis en confiance continue avec la vivacité d’un homme qui éprouve le besoin de laisser son cœur déborder :

— Vous seriez surpris si je n’étais pas blessé de la désinvolture avec laquelle l’Empereur s’est débarrassé de moi comme d’un mentor incommode. J’étais un écran qui voilait ses rêves de gloire. Espérons qu’il n’épuisera pas le dévouement monarchique de son peuple, si profond qu’il soit. Quelle politique va-t-on faire maintenant ? Je l’ignore, mais je ne suis pas surpris que mon fils désire s’en rendre compte avant de rester au service, même comme ambassadeur.

Ici encore il ne se départait pas de sa vieille habitude de dissimuler la vérité. Il est probable qu’Herbert de Bismarck, eût-il été libre de conserver ses fonctions, aurait considéré comme un devoir de suivre son père dans sa retraite. Mais il était averti qu’il ne les conserverait pas. L’Empereur était très excité contre lui ; il le rendait même responsable de certaines incartades qu’ils avaient commises ensemble comme, par exemple, leur conduite à Rome, lors de la visite à Léon XIII. En annonçant qu’il se retirait avec son père, Herbert de Bismarck ne faisait que devancer un arrêt auquel il n’aurait pas échappé.

Nous trouvons d’autres preuves de la colère de Bismarck, dans les propos qu’il tenait à Maurice Busch en lui annonçant sa démission.

— C’est maintenant un fait accompli. Ah ! les choses ont été plus vite que je ne croyais. J’avais d’abord pensé qu’il me serait reconnaissant si je restais encore quelques années auprès de lui, mais je me suis aperçu qu’il n’avait qu’un désir, celui de se débarrasser de moi pour gouverner seul avec son propre génie, dans sa seule gloire. Il en a assez du vieux mentor ; il lui faut maintenant des agens plus dociles. Mais, moi je ne puis me résoudre à plier le genou devant lui, à me coucher sous la table comme un chien. Et puis j’en ai assez des intrigues de Cour, assez de toutes leurs insolences, assez d’être espionné. Ma retraite est définitive. Je ne veux pas prendre à mon compte, comme couronnement de ma carrière, les bévues d’un esprit présomptueux et inexpérimenté.

L’état d’âme que trahit ce langage sera désormais celui du prince de Bismarck ; jusqu’à la fin de sa vie, il ne décolérera plus, et, sous l’empire de ses emportemens, il englobera dans la même critique amère et railleuse les trois souverains qu’il a servis. — J’ai vu trois rois pour ainsi dire nus, rappelle-t-il un jour, et je dois dire que ces trois messieurs ne m’ont pas toujours montré quelque chose de bien beau.

Au cours des événemens que nous rappelons, et dont le dénouement remplit un espace de huit journées, les délégués à la conférence ouvrière, arrivés à Berlin, se préparaient à commencer leurs travaux. On sait que la délégation française était présidée par Jules Simon. Elle avait été reçue par le prince de Bismarck. Non content d’offrir à la conférence, pour y tenir ses réunions, un salon du palais de la chancellerie, il avait Invité ses membres à diner pour le 19 mars. Sa démission étant officielle ce jour-là, ainsi que la nomination de son successeur, le général de Caprivi, ses invités s’attendaient à être contremandés. Mais il n’en fut rien, et, le soir venu, ils se trouvèrent réunis à la table du prince de Bismarck.

Il eut le bon goût de ne pas récriminer devant eux. Comme si la présence d’un brillant causeur tel que Jules Simon l’eût mis en verve, il fut éblouissant d’esprit et de gaieté. Laissant entendre qu’il se retirait volontairement parce que, à son avis, l’Empereur faisait trop de concessions aux socialistes, il se disait content de revoir ses terres et de pouvoir s’en occuper après les avoir si longtemps négligées ; son fils Herbert « n’aimait pas la politique » et aurait plaisir à se retirer avec lui. Durant toute la soirée, il tint ses convives sous le charme de sa parole, « surtout, nous dit l’un d’eux, lorsqu’il donnait la réplique à Jules Simon. »

Ils le revirent le lendemain dans les mêmes dispositions. Ils étaient en séance à la chancellerie lorsqu’il entra, précédant un personnage en uniforme de général.

— Je vous demande pardon de vous déranger, messieurs, dit-il ; j’y suis obligé pour montrer les appartemens à mon successeur.

Il le désigna et le nomma : c’était le nouveau chancelier, Caprivi.

Maintenant, les événemens vont se précipiter. La démission est un fait accompli et l’ex-chancelier ne s’occupe plus que de son déménagement, opération laborieuse, puisque, de son propre aveu, elle comprend trois cents caisses ou malles et « plus de treize mille bouteilles de vin. » Dans les caisses, se trouvent des dossiers volumineux, formés de toute sa correspondance depuis trente ans. Il emporte ces paperasses à Friedrichsruhe dans le dessein d’écrire ses Mémoires. Le 27 mars, son départ étant fixé au surlendemain, il va prendre congé de l’Empereur. Sa voiture est précédée et suivie de deux sergens de ville à cheval ; « ils ont l’air de conduire un prisonnier. » Le lendemain, les journaux à ses gages diront que l’Empereur l’a retenu plus d’une heure et lui a fait les plus touchans adieux. Mais les familiers du palais savent qu’il n’en est rien : « L’audience n’a pas duré plus d’un quart d’heure et a été surtout remarquable par son caractère glacial. » Mais, à sa sortie, l’ex-chancelier est dédommagé par les acclamations d’une foule immense qui lui jette des fleurs et fait mine de dételer les chevaux afin de traîner elle-même sa voiture. Celle manifestation a été organisée par les amis de Bismarck, quoique leur nombre, en ces derniers jours, ait considérablement décru. Le bruit court qu’ils ont voulu faire pièce à l’Empereur, peut-être même lui donner une leçon. Mais, quelques minutes plus tard, apparaît l’Empereur en équipage de gala et il est accueilli par des cris enthousiastes.

Enfin, le 29 mars, a lieu le départ pour Friedrichsruhe. Vers la fin de l’après-midi, les membres de la conférence ouvrière sont réunis à la chancellerie. Tout à coup, un huissier du Cabinet se présente et annonce que le prince de Bismarck va quitter le palais pour se rendre à la gare. Tout le monde se précipite aux croisées. La rue est noire de la foule qui s’y est rassemblée. A la vue de l’ex-chancelier, elle pousse une clameur formidable en témoignage d’admiration et de regrets. C’est à grand’peine que les agens de police ouvrent dans ses rangs un passage à la voiture. Au moment où elle s’éloigne, un fonctionnaire de la chancellerie, qui d’une croisée contemple ce spectacle, se penche vers son voisin, l’un des secrétaires de l’ambassade de France et lui dit en poussant un soupir de soulagement :

— C’est heureux que nous soyons enfin délivrés de cet homme-là.

Quelques jours avant, il écrivait au chancelier pour le remercier de sa bienveillance à laquelle il devait l’emploi qu’il occupait.

A la gare, devant le perron, un escadron de cuirassiers rend les honneurs. Le prince le passe en revue, puis il pénètre sur le quai où l’attendent pour le saluer les membres du Corps diplomatique. Il les remercie et leur serre la main. Herbert de Bismarck marche derrière son père ; la mine hautaine et railleuse, il salue, lui aussi, et on l’entend à deux reprises murmurer du bout des lèvres :

E finita la commedia.

Bientôt après le train s’ébranle aux sons d’une musique militaire ; un témoin constate qu’elle joue une marche funèbre.

Quelques jours avant que n’eût lieu ce départ sensationnel, Guillaume II écrivait au roi de Saxe à propos de la démission du chancelier :

« J’ai vraiment traversé de cruelles épreuves et passé des heures bien pénibles. Mon âme est aussi triste que si j’avais perdu de nouveau mon grand-père. Mais Dieu en a décidé ainsi ; je dois me soumettre, quand même je devrais succomber sous le poids de mon fardeau. »

Le jour du départ de Bismarck, les membres de la conférence étaient invités à une « soirée de bière, » bierabend, donnée en leur honneur au palais impérial.

— Je veux vous montrer ce que c’est, avait dit familièrement l’Empereur à Jules Simon. Au palais, un grand salon avait été aménagé en salle de brasserie, avec sur chaque table un verre de bière, une coupe de Champagne et un cigare. C’est dans ce cadre que, de neuf heures du soir à une heure du matin, Guillaume II retint ses invités, et sans doute son âme avait cessé d’être triste, car ses regards, ses paroles, ses gestes, tout son être en un mot trahissaient un contentement sans limites. Il s’agitait, allait, venait, interpellait les gens, proclamant la nécessité de venir en aide aux ouvriers, remerciant Jules Simon de l’aider dans cette tâche, lui en attribuant l’honneur, rieur et bruyant, tout débordant de joie triomphante, non la joie d’un bienfaiteur qui se réjouit d’avoir pu se livrer aux instincts généreux de son âme, mais celle d’un captif délivré. Il s’efforçait de la répandre autour de lui, en s’adressant aux uns et aux autres, sauf au délégué français Tolain, dont l’attitude hautaine, compassée, réfrigérante et non dépourvue de dignité, ne laissait pas de le déconcerter. Visiblement, il était consolé d’avoir dû se séparer de son mentor. Qu’il y eût dans le témoignage de sa joie une part d’ingratitude, on ne saurait le nier. Mais pouvait-on la lui reprocher trop sévèrement alors qu’ainsi qu’il le disait, il avait eu à résoudre la question de savoir si, sous son règne, le pouvoir appartiendrait à la dynastie des Bismarck ou à celle des Hohenzollern ?

Quant à l’ex-chancelier, il s’éloignait de Berlin l’âme remplie de haine. Jusqu’à sa mort survenue en 1898, cette haine allait se manifester sous les formes les plus offensantes pour l’Empereur, comme s’il se fût acharné à tirer vengeance des procédés de son impérial disciple. Sa vie d’homme d’Etat étant terminée, il embrasse une autre carrière, au cours de laquelle et jusque dans ses dispositions testamentaires, il trahit ses ressentimens sans s’apercevoir qu’il imprime lui-même à sa mémoire une flétrissure irréparable.


ERNEST DAUDET.


  1. Voyez la Revue des 1er septembre et 15 octobre.
  2. Voir le volume II de ses Mémoires : Le Soir de ma journée.