Les Derniers Jours de Henri Heine/VI

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Calmann Lévy (p. 16-22).
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VI


La première lettre qu’il m’adressait en offre la preuve : au début de notre liaison, des relations de confiance parfaite s’étaient établies entre Henri Heine et moi.

« Très aimable et charmante personne, m’écrivait-il, je regrette vivement de vous avoir si peu vue l’autre jour. Vous m’avez laissé une impression fort agréable, et j’éprouve un grand désir de vous revoir. Venez dès demain, si vous pouvez, de toute façon, venez le plus tôt possible. Je suis prêt à vous recevoir à toute heure. Néanmoins je préférerais à partir de quatre heures, jusqu’à… aussi tard qu’il vous plaira. — Je vous écris moi-même, malgré la faiblesse de ma vue, et cela parce que je n’ai point pour le moment de secrétaire confidentiel. J’ai les oreilles rebattues par maint bruit pénible, et n’ai point cessé d’être très souffrant. J’ignore pourquoi votre affectueuse sympathie me fait autant de bien ; être superstitieux que je suis ! je m’imagine qu’une bonne fée m’a visité à l’heure de l’affliction. Non, si la fée est bonne, l’heure est heureuse. Ou bien seriez-vous une mauvaise fée ? Il faut que je sache cela bientôt.

» Votre Henri Heine. »

Il subissait l’empire qu’un esprit perspicace exerce sur un esprit perspicace. D’ailleurs, comme il le dit lui-même, j’étais arrivée chez lui « au bon moment, au moment où je devais venir ». Ici-bas, que d’affections avortées, parce qu’elles se trompent d’heure ! Quand, après tant d’années et d’amitiés nouvelles, je cherche à me rappeler l’emploi des instants que nous passions ensemble, je retrouve surtout le souvenir d’une grande cordialité mutuelle, celui d’une liaison intellectuelle qui demeura toujours intacte et ne fut jamais gâtée par le mélange d’un sentiment banal. Pas ombre d’amour-propre, de vanité, de pose de part et d’autre. Nous étant mutuellement jugés dès le début, tout était accepté, excusé, pardonné d’avance. Nul malentendu possible : nous pouvions nous montrer vrais sans crainte de paraître faux, ce qui ajoutait beaucoup au charme de nos rapports mutuels et leur prêtait quelque chose d’exquis et de rare qui frappait jusqu’aux indifférents, et inspirait du respect à tous.

Il m’avait tout de suite tutoyée, ce qui me donnait le sentiment de l’avoir toujours connu. Me voyant traiter par lui en parente, je m’efforçai de me conduire vis-à-vis de lui en parente. L’absence du secrétaire, M. de Zichlinsky, qui tomba malade et ne fut point remplacé, me permit bientôt de donner un but utile à mes visites. Heine se plaisait à employer ce qu’il appelait les petits talents de sa Mouche. Il m’avait donné ce surnom par allusion à l’emblème du cachet dont j’avais coutume de me servir. Pour en revenir à mes fonctions de secrétaire par intérim, tantôt il me chargeait d’écrire les adresses des lettres qu’il écrivait à sa mère, « la pauvre vieille femme » ! tantôt de corriger les épreuves de l’édition française des Reisebilder. Tâche ardue, car je ne m’étais jamais occupée de travaux littéraires ; j’avais à corriger un texte panaché de barbarismes et de phrases inadmissibles. D’autre fois, Heine profitait de ce que je sais l’allemand pour me dicter des lettres qu’il lui était pénible d’écrire lui-même, et je ne crois pas faire preuve d’indiscrétion en en mentionnant une que la famille de Rothschild conserve assurément dans ses archives, lettre écrite après la mort du chef de la famille, et qui, sous forme de compliment de condoléance, contient une image à la fois imposante et touchante du deuil chez les Israélites. C’est même au sujet de cette lettre, écrite de ma main, et dont les caractères n’étaient point, au dire de Heine, d’une calligraphie irréprochable, qu’il s’attribue le titre de maître d’école qui figure dans quelques-unes des lettres qu’il m’adresse.

« Pas d’école aujourd’hui, car le maître d’école n’est pas encore curé, comme dit la vieille Liszt : c’est pourquoi je veux me passer de toi aujourd’hui. Mais fais-moi savoir si tu peux venir demain lundi. J’ai très mal à la tête, il y aurait de l’égoïsme à te laisser venir sans pouvoir m’entretenir avec toi. En attendant ta réponse, je reste, de la chère Mouche, le plus fou des fous.

» H. H. »

Il se montrait surtout indigné par la forme peu correcte de mes majuscules, et je crois encore voir l’enfant terrible de la poésie, l’impitoyable railleur, soulevant du doigt sa paupière paralysée pour mieux me faire remarquer les vices de mon écriture et tracer un modèle de lettres.

Ces sortes de fautes ne lui paraissaient pas, après tout, impardonnables ; mais les maladroits n’échappaient point à son courroux, et c’est ainsi que je l’entendis décocher une suite de railleries sanglantes contre un benêt d’ami, un ami d’Allemagne, qui, voulant faire le lettré, avait conçu l’idée trois fois malheureuse d’entremêler la lettre qu’il écrivait au poète de citations de Schiller.

Du Schiller dans une lettre adressée à Henri Heine, et dans une lettre d’affaires ! Il n’en revenait point et exprima son mécontentement par une de ces boutades qui lui sont familières : « S’il s’imagine, celui-là, que je m’intéresse à Schiller ! » s’écria-t-il tout indigné. Son sourire complétait le sens de son exclamation. Évidemment il songeait à ce fonds de niaiserie incorrigible qui s’attache, tel qu’une malédiction héréditaire, au philistin de toute condition et de tout pays. Quant à moi, je vis de la malice où Heine n’apercevait que de la sottise. L’artiste empoignant, le critique perspicace qui ne pardonnait point à ses compatriotes de l’avoir traité légèrement, oubliait qu’on ne dresse point des statues à qui vous traite de « bourgeois et d’imbécile ».