Les Derniers Jours de Henri Heine/XIV

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Calmann Lévy (p. 65-67).
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XIV


Il est mal, il ne se soutient plus que par l’énergie de la volonté et par l’impétueux désir d’achever la rédaction des Mémoires qui devront à la fois fournir la justification de ses actes et le complément de son œuvre. Le lecteur sait que des motifs sérieux sont venus s’opposer à la publication de ce curieux document, et que le plaidoyer comme le réquisitoire demeureront secrets. Il est difficile de dire s’il y a lieu de le regretter. Le but d’un livre n’est pas d’injurier, mais d’instruire. D’ailleurs, les cancans, les attaques personnelles perdent de leur intérêt au bout d’un certain temps. La majeure partie du public, qui ne s’intéresse point à des personnages dont la plupart ont disparu de la scène, n’aperçoit plus que la mesquinerie des querelles et se demande à juste titre s’il y a vraiment lieu de plaider lorsque personne ne songe plus à accuser. Restent les parents, les amis du poète, qui déplorent surtout l’inutilité d’un travail qui a pu contribuer à abréger une vie précieuse. Que de fois j’ai trouvé Heine couvrant les grandes feuilles de papier blanc, éparses devant lui, de ces vigoureux caractères dont la forme seule trahissait l’audace et la netteté de sa pensée ! Le crayon, qui courait avec une activité fébrile sur les blancheurs de la page, prenait, entre les doigts effilés du malade, l’inflexibilité d’une arme meurtrière, et semblait raturer des réputations intactes. Un jour, le bruit du crayon fut remplacé par celui d’un rire cruel, un rire de vengeance assouvie. Je regardai Henri Heine. « Je les tiens, fit-il. Morts ou vifs, ils ne m’échapperont plus. Gare à qui lira ces lignes, s’il a osé s’attaquer à moi ! Heine ne meurt pas comme le premier venu, et les griffes du tigre survivront au tigre lui-même. »