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Les Derniers Jours de Henri Heine/XV

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Calmann Lévy (p. 68-71).
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XV


Dieu merci, ce qui a survécu à Henri Heine, ce ne sont ni ses griffes, ni ses haines, ni même le souvenir des erreurs ou des fautes qu’il a pu commettre, mais l’immortelle beauté de son langage, la grâce incomparable des images qu’il évoque.

À le considérer d’ensemble, quels contrastes dans son talent, et quels contrastes dans sa vie ! L’esprit le plus rêveusement délicat, le plus sentimental et le plus allemand, et en même temps l’esprit le plus ironique, le plus malicieusement sensuel, le plus parisien ; un style parfois simple comme celui d’une vieille ballade populaire, et parfois raffiné, excessif et composite comme celui du plus capricieux feuilleton moderne ; un génie païen qui sculpte des déesses grecques si parfaites, qu’on les dirait taillées dans le plus pur marbre de Paros ; une imagination chrétienne qui peint des vierges douloureuses comme celles qu’un rigide manteau de tristesse confine à l’ombre des vieux cloîtres ; une incessante aspiration vers la belle Grèce et vers la libre vie corporelle, épanouie, heureuse, qu’ont représentée Platon et Phidias ; un retour incessant vers les rigides figures mystiques qu’Albert Dürer et Wilhelm de Cologne ont pieusement répétées sur leur cuivre. Par-dessus tout cela, des échappées vers toutes les civilisations, l’Espagne, la Perse, l’Italie, surtout vers l’Inde brahmanique et les fleuves divins pleins de lotus en fleur, où le soleil dévorateur et la végétation pullulante semblent seuls capables d’égaler la violence et la fécondité de ses rêves. Si, de ce monde éclatant qui s’est agité dans son esprit, on descend vers les actions et les sentiments de sa vie, on n’y trouve pas des oppositions moindres. Il est juif, et il a été élevé par une mère libre-penseuse ; il naît en pays protestant, et va au collège chez les jésuites. Il est fier, actif, altéré d’indépendance, et son origine israélite l’expose aux mépris, pendant que sa pauvreté le maintient en cage et le réduit à une maigre pitance. Il est Allemand de cœur, et vit appauvri loin de son pays. Il adore la liberté, et l’entraînement de la controverse l’érige en panégyriste de Napoléon. Il est secoué par l’orageuse véhémence des désirs les plus effrénés et des images les plus intenses, et il passe dix ans dans son lit, paralytique, obligé, pour ouvrir l’œil, de relever la paupière avec son doigt. Sa vie n’est qu’un excès, comme celle de Gœthe n’est qu’un équilibre, et son œuvre ressemble à un flacon oriental de parfums, trop exquis et trop forts, qui conduisent nos sensations à l’extrême et nos sens à l’épuisement.