Les Derniers Jours de Pékin (Loti)/06

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Calmann Lévy, éditeur (p. 319-355).


VI

Pékin au printemps




I


Jeudi 18 avril 1901.

Le terrible hiver de Chine, qui nous avait pour quatre mois chassés de ce golfe de Pékin envahi par les glaces, vient de finir, et nous voici de nouveau à notre poste de misère, revenus avec le printemps sur les eaux bourbeuses et jaunes, devant l’embouchure du Peï-Ho.

Aujourd’hui, la télégraphie sans fil, par une série d’imperceptibles vibrations cueillies en haut de la mâture du Redoutable, nous informe que le palais de l’Impératrice, occupé par le feld-maréchal de Waldersee, était en feu cette nuit et que le chef d’état-major allemand a péri dans la flamme.

De toute l’escadre alliée, nous sommes les seuls avertis, et l’amiral aussitôt me donne l’ordre imprévu de partir pour Pékin, où je devrai offrir ses condoléances au maréchal et le représenter aux funérailles allemandes.

Vingt-cinq minutes pour mes préparatifs, emballage de grande et de petite tenue ; le bateau qui doit m’emporter à terre ne saurait attendre davantage sans risquer de manquer la marée et de ne pouvoir franchir ce soir la barre du fleuve.

Printemps encore incertain, brise froide et mer remuante. Au bout d’une heure de traversée, je mets pied sur la berge de l’horrible Takou, devant le quartier français où il me faudra passer la nuit.

Vendredi 19 avril.

La voie ferrée, que les Boxers avaient détruite, a été rétablie, et le train que je prends ce matin me mènera directement à Pékin, pour quatre heures du soir.

Voyage rapide et quelconque, si différent de celui que j’avais fait au début de l’hiver, en jonque et à cheval !

Les pluies du printemps ne sont pas commencées ; la verdure frileuse des maïs, des sorghos et des saules, en retard sur ce qu’elle serait dans nos climats, sortie à grand’peine du sol desséché, jette sa nuance hésitante sur les plaines chinoises, saupoudrées de poussière grise et brûlées par un soleil déjà torride.

Et combien cette apparition de Pékin est différente aussi de celle de la première fois ! D’abord nous arrivons non plus devant les remparts surhumains de la « Ville tartare », mais devant ceux de la « Ville chinoise », moins imposants et moins sombres.

Et, à ma grande surprise, par une brèche toute neuve dans cette muraille, le train passe, entre en pleine ville, me dépose devant la porte du « temple du Ciel » ! — Il en va de même, paraît-il, pour la ligne de Pao-Ting-Fou ; l’enceinte babylonienne a été percée, et le chemin de fer pénètre Pékin, vient mourir à l’entrée des quartiers impériaux. — Que de bouleversements inouïs trouvera cet empereur Céleste, s’il revient jamais : les locomotives courant et sifflant à travers la vieille capitale de l’immobilité et de la cendre !…

Sur le quai de cette gare improvisée, une animation plutôt joyeuse ; beaucoup de monde européen, au-devant des voyageurs qui débarquent.

Parmi tant d’officiers réunis là, il en est un que je reconnais sans l’avoir jamais vu, et vers qui spontanément je m’avance : le colonel Marchand, le héros que l’on sait, — arrivé à Pékin en novembre dernier, alors que je n’y étais déjà plus. Et, ensemble, nous parlons en voiture pour le quartier général français, où l’hospitalité m’est offerte.

C’est à une lieue environ, ce quartier général, toujours dans ce petit palais du Nord que j’avais connu au temps de sa splendeur chinoise et dont j’avais suivi les premières transformations. Lui-même, le colonel, habite tout auprès, dans le palais de la Rotonde, — et, en causant, nous découvrons que, pour son logis particulier, il a justement choisi, sans le savoir, le même kiosque où j’avais fait mon cabinet de travail, durant ces journées de lumière et de silence, à l’arrière-saison.

Nous nous en allons par la grande voie magnifique des cortèges et des empereurs, par les portes triples percées dans les colossales murailles rouges sous l’écrasement des donjons à meurtrières ; par les ponts de marbre, entre les gros lions de marbre au rire affreux, entre les vieux obélisques couleur d’ivoire où perchent des bêtes de rêve.

Et quand, après les cahots, le tapage et les foules, notre voiture glisse enfin librement sur les larges dalles de pierre, dans la relative solitude qui est la « Ville Jaune », toute cette magnificence, revue ce soir, me paraît plus que jamais condamnée et son temps plus révolu. Le Pékin impérial, dans son éternelle poussière, se chauffe à ces rayons d’avril, mais sans s’éveiller, sans reprendre vie après son long hiver glacé. Pas une goutte de pluie encore n’est tombée : un sol de poussière, des parcs de poussière.

Les vieux cèdres, noirâtres et poudreux, semblent des momies d’arbres, tandis que le vert des saules monotones commence à peine de poindre timidement, dans l’air comme blanchi de cendre, sous le terrible soleil tout blanc. En haut, vers un ciel clair qui est tissé de lumière et de chaleur, montent les souveraines toitures, les pyramides de faïence couleur d’or, dont l’affaissement de plus en plus s’accuse, et la vétusté, sous les touffes d’herbe et les nids d’oiseau. Les cigognes de Chine, revenues avec le printemps, sont toutes là perchées, en rang sur le faîte prodigieux des palais, sur les précieuses tuiles, parmi les cornes et les griffes des monstres d’émail : petites personnes immobiles et blanches, à demi perdues dans l’éblouissement de ce ciel, on dirait qu’elles méditent longuement sur les destructions de la ville, en contemplant à leurs pieds tant de mornes demeures… Vraiment, je trouve que Pékin a vieilli encore depuis mon voyage d’automne, mais vieilli d’un siècle ou deux ; cet ensoleillement d’avril l’accable davantage, le rejette d’une façon plus définitive parmi les irrémédiables ruines ; on le sent fini, sans résurrection possible.

Samedi 20 avril.

Ce matin, à neuf heures, sous un soleil torride, ont lieu les funérailles du général Schwarzhof, qui fut l’un des plus grands ennemis de la France, et qui trouva dans ce palais chinois une mort si imprévue, quand sa destinée semblait l’appeler à devenir le chef d’état-major général de l’armée allemande.

Tout le palais n’a pas brûlé, mais seulement la partie superbe où le maréchal et lui habitaient, les appartements aux incomparables boiseries d’ébène et la salle du trône remplie de chefs-d’œuvre d’art ancien.

Le cercueil a été disposé dans une grande salle épargnée par le feu. Devant la porte, sous le dangereux soleil, se lient le maréchal aux cheveux blancs ; un peu accablé, mais gardant sa grâce exquise de gentilhomme et de soldat, il accueille là les officiers qu’on lui présente : des officiers de tout costume et de tout pays, arrivant à cheval, à pied, en voiture, coiffés de claques, de casques ornés d’ailes ou de plumets. Viennent aussi de craintifs dignitaires chinois, gens d’un autre monde, et, dirait-on, d’un autre âge de l’histoire humaine. Et les messieurs en haut de forme de la diplomatie ne manquent pas non plus, apportés comme par anachronisme dans les vieux palanquins asiatiques.

La chinoiserie de la salle est entièrement dissimulée sous des branches de cyprès et de cèdre, cueillies dans le parc impérial par les soldats allemands et par les nôtres ; elles tapissent la voûte et les murailles, ces branches, et de plus font la jonchée par terre ; elles répandent une odeur balsamique de forêt autour du cercueil, qui disparaît sous les lilas blancs des jardins de l’Impératrice.

Après le discours d’un pasteur luthérien, il y a un chœur d’Hændel, chanté derrière les verdures par de jeunes soldats allemands, avec des voix si fraîches et si faciles que cela repose comme une musique céleste. Et, à travers la grande salle, des pigeons familiers, que l’invasion barbare n’a pas troublés dans leurs habitudes, volent tranquillement au-dessus de nos têtes empanachées ou dorées.

Au son des cuivres militaires, le cortège ensuite se met en marche, pour faire le tour du Lac des Lotus. Sur le parcours, une haie, telle qu’on n’en avait jamais vu, est formée par des soldats de toutes les nations ; des Bavarois succèdent à des Cosaques, des Italiens à des Japonais, etc. Parmi tant d’uniformes de couleur plutôt sombre, tranchent les vestes rouges du petit détachement anglais, dont les reflets dans le lac font comme des traînées sanglantes et cruelles, — oh ! un tout petit détachement, presque un peu ridicule, à côté de ceux que les autres nations ont envoyés : l’Angleterre, en Chine, s’est surtout fait représenter par des hordes d’Indiens, et chacun sait, hélas ! à quelle sorte de besogne ses troupes en ce moment sont ailleurs occupées…

Sous la réverbération fatigante de dix heures du matin, les eaux, qui renversent les images de ces cordons de soldats, reflètent aussi les grands palais désolés, ou les quais de marbre, les kiosques de faïence bâtis çà et là tout au bord dans les herbages ; et par endroits les lotus, qui avec le printemps commencent à sortir des vases profondes engraissées de cadavres, montrent à la surface leurs premières feuilles d’un vert teinté de rose.

On s’arrête à une pagode semi-obscure, où le cercueil sera provisoirement laissé. Elle est tellement remplie de feuillage qu’on croirait d’abord entrer dans un jardin de cèdres, de saules et de lilas blancs ; mais bientôt les yeux distinguent, derrière et au-dessus de ces verdures, d’autres frondaisons plus rares et plus magnifiques, des frondaisons étincelantes, ciselées jadis par les Chinois pour leurs dieux, en forme de touffes d’érable, de touffes de bambou, et montant comme de hautes charmilles d’or vers les plafonds d’or.

C’est la fin de ces étranges funérailles. Ici, les groupes se divisent, se trient par nations, pour se disperser bientôt dans les allées brûlantes du bois, s’en aller vers les différents palais…

Sous la lumière d’avril, le décor de la « Ville jaune » paraît plus profond, plus vaste que jamais. Et vraiment on se sent confondu devant tout ce factice gigantesque. Combien le génie de ce peuple chinois a été jadis admirable ! Au milieu d’une plaine aride, d’un steppe sans vie, avoir créé de toutes pièces et d’un seul coup cette ville de vingt lieues de tour, avec ses aqueducs, ses bois, ses rivières, ses montagnes et ses grands lacs ! Avoir créé des lointains de forêt, des horizons d’eau pour donner aux souverains des illusions de fraîcheur ! Et avoir enfermé tout cela — qui est cependant si grand qu’on ne le voit pas finir, — l’avoir séparé du reste du monde, l’avoir séquestré, si l’on peut dire ainsi, derrière de formidables murailles !

Ce que les plus audacieux architectes n’ont pu créer, par exemple, ni les plus fastueux empereurs, c’est un vrai printemps dans leur pays desséché, un printemps comme les nôtres, avec les pluies tièdes, avec la poussée folle des graminées, des fougères et des fleurs. Point de pelouses, point de mousses, ni de foins odorants ; le renouveau, ici, s’indique à peine par les maigres feuilles des saules, par quelque touffe d’herbe de place en place, ou la floraison, çà et là, d’une espèce de giroflée violette, sur la poussière du sol. Il ne pleuvra qu’en juin, et alors ce sera un déluge, noyant toutes choses…

Pauvre « Ville jaune », où nous cheminons ce matin, sous un soleil de plomb, rencontrant tant de monde, tant de détachements armés, tant d’uniformes, pauvre « Ville jaune » qui fut pendant des siècles fermée à tous, refuge inviolable des rites et des mystères du passé, lieu de splendeur, d’oppression et de silence ; quand je l’avais vue en automne, elle gardait un air de délaissement qui lui seyait encore ; mais je la retrouve animée aujourd’hui par la vie débordante des soldats de toute l’Europe ! Partout, dans les palais, dans les pagodes d’or, des cavaliers « barbares » traînent leurs sabres, ou pansent leurs chevaux, sous le nez des grands bouddhas rêveurs…

Vu aujourd’hui, chez des marchands chinois, un dépôt de ces ingénieuses statuettes en terre cuite qui sont une spécialité de Tien-Tsin. Elles ne figuraient jusqu’à cette année que des gens du Céleste Empire, de toutes les conditions sociales et dans toutes les circonstances de la vie ; mais celles-ci, inspirées par l’invasion, représentent les divers « guerriers d’Occident », types et costumes reproduits avec la plus étonnante exactitude. Or, les minutieux modeleurs ont donné aux soldats de certaines nations européennes, que je préfère ne pas désigner, des expressions de colère féroce, leur ont mis en main des sabres au clair ou des triques, des cravaches levées pour cingler.

Quant aux nôtres, coiffés de leur béret de campagne et très Français de visage avec leurs moustaches faites en soie jaune ou brune, ils portent tous tendrement dans leurs bras des bébés chinois. Il y a plusieurs poses, mais toujours procédant de la même idée ; le petit Chinois quelquefois tient le soldat par le cou et l’embrasse ; ailleurs le soldat s’amuse à faire sauter le bébé qui éclate de rire ; ou bien il l’enveloppe soigneusement dans sa capote d’hiver… Ainsi donc, aux yeux de ces patients observateurs, tandis que les autres troupiers continuent de brutaliser et de frapper, le troupier de chez nous est celui qui, après la bataille, se fait le grand frère des pauvres bébés ennemis ; au bout de quelques mois de presque cohabitation, voilà ce qu’ils ont trouvé, les Chinois, et ce qu’ils ont trouvé tout seuls, pour caractériser les Français.

Il faudrait pouvoir répandre en Europe les exemplaires de ces différentes statuettes : ce serait pour nous, par comparaison, un bien glorieux trophée rapporté de cette guerre, — et, dans notre pays même, cela fermerait la bouche à nombre d’imbéciles[1].

Dans l’après-midi, le maréchal de Waldersee vient au quartier général français. Il se complaît à redire, ce qui est du reste la vérité, que l’incendie a été éteint presque uniquement par nos soldats, — sous la conduite de mon nouvel ami, le colonel Marchand.

En effet, le soir, vers onze heures, étant à songer sur les hautes terrasses de son palais de la Rotonde, le colonel se trouva en bonne place pour voir l’immense gerbe rouge, reflétée dans l’eau, s’élancer superbement de cet amas d’ébène sculptée et de fin laque d’or. Il accourut le premier, avec un détachement de chez nous, et, jusqu’au matin, il put maintenir dix pompes françaises en action, tandis que notre infanterie de marine, sous ses ordres, faisait à coups de hache la part du feu. C’est à lui en outre que l’on doit d’avoir pu retrouver le corps du général Schwarzhof : sur la place exacte où il le savait tombé, il fit constamment diriger une gerbe d’eau, sans laquelle l’incinération eût été complète.

Je vais, le soir, faire visite à monseigneur Favier, qui est tout juste revenu de sa tournée d’Europe, plein de confiance et de projets.

Et comme tout est changé, depuis l’automne, dans la concession catholique ! Au lieu de l’accablement et du silence, c’est la vie et la pleine activité. Huit cents ouvriers — presque tous Boxers, affirme l’évêque, avec un beau sourire de défi — travaillent à réparer la cathédrale, qui est emmaillotée du haut en bas dans les échafaudages de bambou. On a tracé alentour des avenues plus larges, planté des allées de jeunes acacias, entrepris mille choses, tout comme si une ère de paix définitive était commencée, les persécutions à jamais finies.

Pendant que je suis à causer avec l’évêque, dans le parloir blanc, le maréchal arrive. Il reparle de l’incendie de son palais, naturellement, et, avec sa délicate courtoisie, il veut bien nous dire que, de tous les souvenirs perdus par lui dans le désastre, ce qu’il regrette le plus, c’est sa croix française de la Légion d’honneur.


II


Dimanche 21 avril.

Ma facile mission terminée, je n’avais plus qu’à reprendre le chemin du Redoutable.

Mais le général a eu la bonté, hier soir, de m’offrir de rester auprès de lui quelques jours encore. Il me propose d’aller visiter les tombeaux des empereurs de la dynastie actuelle, qui sont dans un bois sacré, à une cinquantaine de lieues au sud-ouest de Pékin ; tombeaux que l’on n’avait jamais vus avant cette guerre et qu’on ne verra sans doute jamais après. Pour cela, il faut écrire là-bas à l’avance, avertir les mandarins, avertir surtout les commandants des postes français échelonnés sur la route, et c’est presque une petite expédition à organiser ; j’ai donc demandé dix jours à l’amiral, qui a bien voulu me les accorder par dépêche, et me voici encore l’hôte de ce palais pour bien plus longtemps que je ne l’aurais cru.

Ce matin dimanche, je vais assister à la grand’messe des Chinois, dans la cathédrale en réparation de monseigneur Favier.

J’entre par le côté gauche de la nef, — qui est le côté des hommes, tandis que toute la partie droite est réservée aux femmes.

L’église, quand j’arrive, est déjà bondée de Chinois et de Chinoises agenouillés, à tout touche, et fredonnant ensemble à mi-voix une sorte de mélopée ininterrompue, comme le bourdonnement d’une ruche immense. On sent fortement le parfum du musc, dont toutes les robes de coton ou de soie sont imprégnées, et aussi une intolérable odeur de race jaune qui ne se peut définir. Devant moi, jusqu’au fond de l’église, des hommes à genoux, tête baissée ; des dos par centaines, sur lesquels pendent les longues queues. Du côté des femmes, ce sont des soies vives, une violente bigarrure de couleurs ; des chignons lisses et noirs comme de l’ébène vernie, piqués de fleurs et d’épingles d’or. — Et tout ce monde chante, presque à bouche fermée, comme en rêve. Le recueillement est visible, et il est touchant, malgré l’extrême drôlerie des personnages ; vraiment ces gens-là prient, et semblent le faire avec humilité, avec ferveur.

Maintenant, voici le spectacle pour lequel j’avoue que j’étais venu : la sortie de la messe, — une occasion unique de voir quelques-unes des belles dames de Pékin, car elles ne se montrent point dans les rues, où ne circulent que les femmes de basses classes.

Et elles étaient bien là deux ou trois cents élégantes, qui commencent de sortir l’une après l’autre avec lenteur, sur leurs pieds trop petits et leurs chaussures trop hautes. Oh ! les étranges minois fardés et les étranges atours, émergeant à la file par la porte étroite. Ces coupes de pantalons, ces coupes de tuniques, ces recherches de formes et de couleurs, tout cela doit être millénaire comme la Chine, — et combien c’est loin de nous ! on dirait des poupées d’un autre âge, d’un autre monde, échappées des vieux paravents ou des vieilles potiches, pour prendre réalité et vie sous ce beau soleil d’un matin d’avril. Il y a des dames chinoises aux orteils déformés, aux invraisemblables petits souliers pointus ; pointus aussi, leurs catogans tout empesés et tout raides, qui se relèvent sur leurs nuques comme des queues d’oiseau. Il y a des dames tartares, de cette aristocratie spéciale qu’on appelle « les huit bannières » ; elles ont les pieds naturels, celles-ci, mais leurs mules brodées posent sur des talons plus hauts que des échasses, leur chevelure est étendue, dévidée comme un écheveau de soie noire, sur une longue planchette qu’elles placent en travers, derrière leur tête, et qui leur fait deux cornes horizontales, avec une fleur artificielle à chaque bout.

Peintes à la façon des têtes de cire chez les coiffeurs, bien blanches avec un petit rond bien rose au milieu de chaque joue, on sent qu’elles s’arrangent ainsi par étiquette, par convenance, sans viser le moins du monde à l’illusion.

Elles causent, elles rient discrètement ; elles mènent par la main des bébés adorables, qui ont été sages à la messe comme des petits chats en porcelaine, et qu’elles ont coiffés, attifés avec un art tout à fait comique. Beaucoup sont jolies, très jolies même ; presque toutes ont l’air réservé, l’air décent, l’air comme il faut.

Et cette sortie a lieu tranquillement, avec des apparences de paix et de joie, dans la pleine sécurité de ces entours, qui furent, il y a si peu de temps, un lieu de massacre et d’horreur. Les portes des enclos sont grandes ouvertes et une avenue toute neuve, bordée de jeunes arbres, est tracée au travers de ces ruines, qui furent récemment un charnier de cadavres. Quantité de charrettes chinoises, aux belles housses de soie ou de coton bleu, sont là qui attendent, sur leurs roues pesantes ornées de cuivre, et toutes les poupées, avec mille cérémonies, y prennent place, s’en vont comme on s’en va d’une fête… Une fois de plus, les chrétiens de la Chine ont gain de cause et ils triomphent librement — jusqu’à la tuerie prochaine.

À deux heures aujourd’hui, suivant la coutume des dimanches, la musique de l’infanterie de marine se met à jouer dans la cour du quartier général, — dans la cour de ce palais du Nord, que j’avais connue remplie de débris étranges et magnifiques, sous le vent glacé d’automne, et qui est à présent si bien déblayée, si bien ratissée, avec un commencement de verdure d’avril aux branches de ses petits arbres.

Il est plutôt triste, ce semblant de dimanche français. Le sentiment de l’exil, que l’on ne perd jamais ici, est avivé plutôt par cette pauvre musique presque sans auditeurs, où ne viennent point de femmes parées ni de bébés joyeux, mais seulement deux ou trois groupes de soldats flâneurs, et quelques malades ou blessés de notre hôpital, aux jeunes figures pâlies, l’un traînant la jambe, l’autre s’appuyant sur une béquille.

Et toutefois on se sent aussi un peu chez nous par instants, autour de cette musique-là ; ce va-et-vient de zouaves, de troupiers d’infanterie de marine et de bonnes Sœurs arrive à figurer comme un petit coin de France.

Et puis, au-dessus des galeries vitrées, qui encadrent de leurs colonnettes et de leur exotisme cette cour du quartier, monte la flèche gothique de l’église proche, avec un grand drapeau tricolore qui flotte au sommet, bien haut dans le ciel bleu, dominant tout, et protégeant notre petite patrie ici improvisée, au milieu de ce repaire des empereurs de Chine.

Quel changement dans ce palais du Nord, depuis mon passage de l’automne dernier !

En dehors de la partie réservée au général et à ses officiers, toutes les galeries, toutes les dépendances sont devenues des salles d’hôpital pour nos soldats ; cela convenait d’ailleurs merveilleusement à un tel usage, ces corps de logis séparés les uns des autres par des cours et élevés sur de hautes assises en granit. Il y a là maintenant près de deux cents lits pour nos pauvres malades, qui y sont installés à ravir, ayant de l’air et de la lumière à discrétion, grâce à tous les vitrages de ces fantaisistes palais. Et les braves Sœurs en cornette blanche trottent menu de côté et d’autre, colportant les potions, les linges bien propres — et les bons sourires.

Le petit parloir de la supérieure — une vieille fille au fin visage desséché qui vient de recevoir la croix devant le front de nos troupes rangées, pour avoir été constamment admirable pendant le siège — son petit parloir badigeonné à la chaux est tout à fait typique et charmant, avec ses six chaises chinoises, sa table chinoise, ses deux aquarelles chinoises de fleurs et de fruits pendues aux murs (toutes choses choisies parmi ce qu’il y avait de plus modeste et de plus discret dans les réserves sardanapalesques de l’Impératrice) ; et la grande Vierge de plâtre qui y trône à la place d’honneur est entre deux potiches remplies de lilas blanc.

Les lilas blancs ! Il y en a de magnifiques touffes fleuries, dans tous les jardins murés de ce palais ; eux seuls indiquent joyeusement ici l’avril, le vrai renouveau sous ce déjà brûlant soleil, — et c’est, comme on pense, une aubaine pour les bonnes Sœurs, qui en font de véritables bosquets à leurs Vierges et à leurs saintes, sur leurs petites chapelles naïves.

Tous ces logis de mandarins ou de jardiniers, qui s’en vont là-bas jusque sous les arbres, je les avais connus en plein désarroi, encombrés de dépouilles étranges, d’immondices inquiétantes, et empestant le cadavre : à présent je les retrouve bien nets, bien blanchis à la chaux, n’ayant plus rien de funèbre ; les religieuses y ont passé, établissant ici une buanderie, là une cuisine où l’on fait de la bonne soupe pour les convalescents, ailleurs une lingerie où des piles de draps et de chemises pour les malades sentent bon la lessive et sont bien en ordre sur des étagères garnies de papier immaculé…

Du reste, je suis comme le plus simple de nos matelots ou de nos soldats : très enclin à me laisser réconforter et charmer rien que par la vue d’une cornette de bonne Sœur. C’est sans doute une lacune regrettable de mon imagination, mais je vibrerais certainement moins devant le chignon d’une infirmière laïque…

Hors de notre quartier général, le dimanche, en ces temps inouïs pour Pékin, est marqué par la quantité de soldats de toutes armes qui circulent dans les rues. On a partagé la ville en zones, confiées chacune à l’un des peuples envahisseurs, et on ne voisine guère d’une zone à l’autre ; les officiers quelquefois, les soldats presque jamais. Par exception, les Allemands viennent un peu chez nous, et nous chez eux, — puisque l’un des résultats les plus indéniables de cette guerre aura été d’établir une sympathie entre les hommes des deux armées ; mais là se bornent les relations internationales de nos troupes.

La partie de Pékin dévolue à la France, et qui a plusieurs kilomètres de tour, est celle que les Boxers pendant le siège avaient le plus détruite, celle qui renfermait le plus de ruines et de solitudes, mais celle aussi où la vie et la confiance ont le plus tôt reparu. Nos soldats sont ceux qui fusionnent le plus gentiment avec les Chinois, les Chinoises, même les bébés chinois. Dans tout ce monde-là, ils se sont fait des amis, et cela se voit de suite à la façon dont on vient à eux familièrement, au lieu de les fuir.

Dans ce Pékin français, la moindre maisonnette à présent a planté sur ses murs un petit pavillon tricolore comme sauvegarde. Beaucoup de gens ont même collé sur leur porte un placard de papier blanc, dû à l’obligeance de quelqu’un de nos troupiers, et sur lequel on lit en grosses lettres d’écriture enfantine : « Nous sommes des Chinois protégés français », ou bien : « Ici, c’est tout Chinois chrétiens. »

Et le moindre bébé en robe, ou tout nu coiffé d’un ruban et d’une queue, a appris à nous faire en souriant le salut militaire quand nous passons.

Au coucher du soleil, les soldats rentrent, les casernes se ferment. Silence et obscurité partout.

Nuit particulièrement noire aujourd’hui. Vers dix heures, je sors du quartier avec un de mes camarades de l’armée de terre. Une lanterne à la main, nous nous en allons dans le dédale sombre, hélés d’abord çà et là par des sentinelles, puis ne rencontrant plus personne que des chiens effarés, et traversant des ruines, des cloaques, d’ignobles ruelles qui sentent la mort.

Une maison d’aspect très louche est le terme de notre course… Les veilleurs de la porte, qui étaient aux aguets, nous annoncent par un long cri sinistre, et nous nous enfonçons dans une série de détours et de couloirs obscurs. Plusieurs petites chambres, basses de plafond, trop encloses, étouffantes, qu’éclairent de vagues lampes fumeuses ; elles ne sont meublées que d’un divan et d’un fauteuil ; l’air irrespirable y est saturé d’opium et de musc. Et le patron, la patronne ont bien l’embonpoint et la bonhomie patriarcale qui cadrent avec une telle demeure.

Je prie cependant que l’on ne s’y trompe pas : c’est ici une maison de chant (une des plus vieilles institutions chinoises, tendant à disparaître), et on n’y vient que pour entendre de la musique, dans des nuages de fumée endormeuse.

Avec hésitation, nous prenons place dans une des chambres étroites, sur un matelas rouge, sur des coussins rouges, dont les broderies représentent naturellement des bêtes horribles. La propreté est douteuse et l’excès des senteurs nous gêne. Aux murs tendus de papier, des aquarelles représentent des sages béatifiés parmi des nuées. Dans un coin, une vieille pendule allemande, qui doit habiter Pékin depuis au moins cent ans, bat son tic tac au timbre grêle. On dirait que, dès l’arrivée, notre esprit s’enténèbre au milieu de tant de lourds rêves d’opium qui ont dû éclore sur ce divan, puis rester captifs sous les solives de l’écrasant plafond noir. — Et c’est ici un lieu de fête élégante pour Chinois, un lieu réservé où, avant la guerre, aucun Européen, à prix d’or, n’aurait pu être admis.

Repoussant les longues pipes empoisonnées que l’on nous offre, nous allumons des cigarettes turques, et la musique commence.

C’est d’abord un guitariste qui se présente, un guitariste merveilleux comme il ne s’en trouve qu’à Grenade ou à Séville. Il fait pleurer sur ses cordes des chants d’une tristesse infinie.

Après, pour nous amuser, il imite, toujours sur sa même guitare, le bruit d’un régiment français qui passe : les tambours en sourdine et notre « Marche des zouaves » qui semble sonnée par des clairons dans le lointain.

Paraissent enfin trois petites bonnes femmes, pâlottes et grasses, qui vont nous faire entendre des trios plaintifs, avec des vocalises en mineur dont la tristesse convient aux rêves de la fumée noire. Mais, avant de chanter, l’une des trois, qui est l’étoile, une bizarre petite créature très parée, avec une tiare comme une déesse, en fleurs en papier de riz, s’avance vers moi sur la pointe de ses pieds martyrisés, me tend la main à l’européenne, disant en français, d’un accent un peu créole et non sans une certaine aisance distinguée :

— Bonsoir, colonel !…

Et c’était bien la dernière des choses que j’attendais !

Vraiment, l’occupation de Pékin par nos troupes françaises aura été féconde en résultats imprévus…
Lundi 22 avril.

Mon voyage aux tombeaux des Empereurs tarde à s’organiser. Les réponses arrivées au quartier général disent que le pays est moins sûr depuis quelques jours, des bandes de Boxers ayant reparu dans la province, et on attend de nouveaux renseignements pour me laisser partir.

Et je suis allé revoir, à l’ardent soleil printanier d’aujourd’hui, l’horreur des cimetières chrétiens violés par les Chinois.

Le bouleversement y est demeuré pareil, c’est toujours le même chaos de marbres funéraires, d’emblèmes mutilés, de stèles renversées. Les quelques débris humains que les Boxers n’avaient pas eu le loisir de broyer avant leur déroule traînent aux mêmes places ; aucune main pieuse n’a osé les ensevelir à nouveau, car, suivant les idées chinoises, ce serait accepter l’injure subie que de les remettre en terre : jusqu’au jour des réparations complètes, ils doivent rester là pour crier vengeance. Rien n’est changé dans ce lieu d’abomination, sauf qu’il ne gèle plus, sauf que le soleil brûle, et que, çà et là, sur le sol poudreux, fleurissent des pissenlits jaunes ou des giroflées violettes.

Quant aux grands puits béants que l’on avait comblés avec des cadavres de torturés, le temps a commencé d’y faire son œuvre : les martyrs se sont desséchés ; le vent a jeté sur eux de la terre et de la poussière ; ils ne forment plus qu’un même et compact amas grisâtre, duquel cependant s’élèvent encore des mains, des pieds, des crânes.

Mais, dans l’un de ces puits, sur cette sorte de croûte humaine qui monte à un mètre environ du sol, gît le cadavre d’un pauvre bébé chinois, vêtu d’une petite chemise déchirée et emmailloté d’un morceau de laine rouge ; — un cadavre tout frais et peut-être à peine raidi. C’est une petite fille sans doute, car pour les filles seulement, les Chinois ont de ces dédains atroces ; nos bonnes Sœurs, le long des chemins, en ramassent ainsi tous les jours, — qu’on a jetées sur des tas de fumier et qui respirent encore. Celle-ci, probablement, a été lancée avant d’être morte, — soit qu’elle fût malade, mal venue, ou de trop dans la famille. Elle gît sur le ventre, les bras en croix, terminés par des menottes de poupée. Le nez, d’où le sang a jailli, est collé sur les débris affreux ; un duvet de jeune moineau couvre sa nuque où se promènent les mouches.

Pauvre petite créature, dans son lambeau de laine rouge, avec ses menottes étendues ! Pauvre petit visage caché que personne ne retournera jamais, pour le regarder encore, avant la décomposition dernière !…

  1. Peu de jours après, par ordre des commandants supérieurs, les statuettes accusatrices ont été retirées de la circulation et les moules brisés. Seules, les statuettes de Français sont restées en vente ; encore sont-elles devenues fort rares.