Les Derniers Jours de Pékin (Loti)/07

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Calmann Lévy, éditeur (p. 357-427).


VII

Vers les tombeaux des empereurs




I


Vendredi 26 avril.

C’est enfin aujourd’hui mon départ pour ce bois sacré qui renferme les sépultures impériales.

À sept heures du matin, je quitte le palais du Nord, emmenant mes serviteurs de l’automne dernier, Osman et Renaud, plus quatre chasseurs d’Afrique et un interprète chinois. Nous partons à cheval, sur nos bêtes choisies pour le voyage et qui prendront le chemin de fer avec nous.

D’abord deux ou trois kilomètres à travers Pékin, dans la belle lumière matinale, par les grandes voies magnifiquement désolées, celles des cortèges et des empereurs, par les triples portes rouges, entre les lions de marbre et les obélisques de marbre, jaunis comme de vieux ivoires.

Maintenant, la gare, — et c’est en pleine ville, au pied de la muraille de la deuxième enceinte, puisque les barbares d’Occident ont osé commettre ce sacrilège, de crever les remparts pour faire passer leurs machines subversives.

Embarquement de mes hommes et de mes chevaux. Puis le train file à travers les dévastations de la « Ville chinoise », et longe pendant trois ou quatre kilomètres la colossale muraille grise de la « Ville tartare », qui ne finit plus de se dérouler toujours pareille, avec ses mêmes bastions, ses mêmes créneaux, sans une porte, sans rien qui repose de sa monotonie et de son énormité.

Une brèche dans l’enceinte extérieure nous jette enfin au milieu de la triste campagne.

Et c’est, pendant trois heures et demie, un voyage à travers la poussière des plaines, rencontrant des gares détruites, des décombres, des ruines. D’après les grands projets des nations alliées, cette ligne, qui va actuellement jusqu’à Pao-Ting-Fou, devra être prolongée de quelques centaines de lieues, de façon à réunir Pékin et Hankéou, les deux villes monstres ; elle deviendrait ainsi une des grandes artères de la Chine nouvelle, semant à flots sur son passage les bienfaits de la civilisation d’Occident…

À midi, nous mettons pied à terre devant Tchou-Tchéou, une grande ville murée, dont on aperçoit, comme dans un nuage de cendre, les hauts remparts crénelés et les deux tours à douze étages. On se reconnaît à peine à vingt pas, comme par les temps très brumeux du Nord, tant il y a de poussière en suspens partout, sous un soleil terni et jaunâtre, dont la réverbération est cependant accablante.

Le commandant et les officiers du poste français qui occupe Tchou-Tchéou depuis l’automne ont eu la bonté de venir au-devant de moi et m’emmènent déjeuner à leur table, dans la quasi fraîcheur des grandes pagodes un peu obscures où ils sont installés avec leurs hommes. En effet, me disent-ils, la route des tombeaux[1], qui semblait dernièrement si sûre, l’est moins depuis quelques jours ; il y a par là, en maraude, une bande de deux cents Boxers qui est venue hier attaquer un des grands villages par où je passerai, et on s’est battu toute la matinée, — jusqu’à l’apparition du détachement français envoyé au secours des villageois, qui a fait envoler les Boxers comme une compagnie de moineaux.

— Deux cents Boxers, reprend le commandant du poste en calculant dans sa tête, voyons, deux cents Boxers : il vous faut au moins dix hommes. Vous avez déjà six cavaliers ; je vais, si vous le voulez, vous en ajouter quatre.

Je crois devoir faire alors quelques cérémonies, lui répondre que c’est trop, qu’il me comble. Et, sous le nez des bouddhas qui nous regardent déjeuner, voici que nous nous mettons à rire l’un et l’autre, frappés tout à coup par l’air d’extravagante fanfaronnade de ce que nous disons. En vérité, c’est de la force de :

Paraissez, Navarrois, Maures et Castillans…
Et cependant, dix hommes contre deux cents Boxers, c’est bien tout ce qu’il faut ; ils ne sont tenaces et terribles que derrière des murs, ces gens-là ; mais, en rase campagne !… Il est fort probable, du reste, que je n’en verrai pas la queue d’un ; j’accepte cependant le renfort, quatre braves soldats qui seront ravis de venir là-bas à ma suite ; j’accepte d’autant plus que mon passage va prendre ainsi aux yeux des Chinois les proportions d’une reconnaissance militaire, et que cela fera bon effet dans ce moment, paraît-il.

À deux heures, nous remontons à cheval, pour aller coucher à vingt-cinq kilomètres plus loin, dans une vieille ville murée qui s’appelle Laï-Chou-Chien. (Les villes chinoises ont le privilège de ces noms-là ; on sait qu’il en est une appelée Cha-Ma-Miaou, et une autre, une très grande, ancienne capitale, Chien-Chien.)

Et nous nous enfonçons, tout de suite disparus, dans le nuage poudreux que le vent chasse sur la plaine, l’immense et l’étouffante plaine. Il n’y a pas d’illusion à se faire, c’est le « vent jaune » qui s’est levé : un vent qui souffle, en général, par périodes de trois jours, ajoutant à la poussière de la Chine toute celle du désert mongol.

Point de routes, mais des ornières profondes, des sentiers en contre-bas de plusieurs pieds, qui n’ont pu se creuser ainsi que par la suite des siècles. Une campagne affreuse, qui depuis le commencement des temps subit des chaleurs torrides et des froids presque hyperboréens. Dans ce sol desséché, émietté, comment donc peuvent croître les blés nouveaux, qui font çà et là des carrés d’un vert bien frais, au milieu des grisailles infinies ? Il y a aussi de loin en loin quelques maigres bouquets d’ormeaux et de saules, un peu différents des nôtres, mais reconnaissables cependant, garnis à peine de leurs premières petites feuilles. Monotonie et tristesse ; pauvres paysages de l’extrême Nord, dirait-on, mais éclairés par un soleil d’Afrique, un soleil qui se serait trompé de latitude.

À un détour du chemin creux, une troupe de laboureurs qui nous voient tout à coup surgir s’effarent et jettent leurs bêches pour se sauver. Mais l’un d’eux les arrête en criant : « Fauko pink ! (Français soldats !) Ce sont des Français, n’ayez pas peur ! » Alors ils se courbent à nouveau sur la terre brûlante, continuent paisiblement leur travail, en nous regardant passer du coin de l’œil. — Et leur confiance en dit déjà très long sur l’espèce un peu exceptionnelle de « barbares » que nos braves soldats ont su être, au cours de l’invasion européenne.

Ces quelques bouquets de saules, clairsemés dans les plaines, abritent presque tous, sous leur ombre très légère, des villages de cultivateurs : maisonnettes en terre et en briques grises ; vieilles petites pagodes cornues, qui s’effritent au soleil. Avertis par des veilleurs, les hommes et les enfants, quand nous passons, sortent tous pour nous regarder en silence, avec des curiosités naïves : torses nus, très jaunes, très maigres et très musclés ; pantalons en toujours pareille cotonnade bleu foncé. Par politesse, chacun déroule et laisse pendre sur son dos sa longue natte ; la garder relevée en couronne serait une inconvenance à mon égard. Point de femmes, elles restent cachées. Avec la terreur en moins, ces gens doivent éprouver les mêmes impressions que jadis les paysans de la Gaule, lorsque passait avec son escorte quelque chef de l’armée d’Attila. En nous, tout les étonne, costumes, armes et visages. Même mon cheval, qui est un étalon arabe, doit leur sembler une grande bête élégante et rare, à côté de leurs tout petits chevaux à grosse tête ébouriffée. — Et les saules frêles, qui tamisent la lumière au-dessus de ces maisons, de ces minuscules pagodes, de ces existences primitives, sèment sur nous le duvet blanc de leur floraison, comme de petites plumes, de petites touffes d’ouate, qui tombent en pluie et se mêlent à l’incessante poussière.

Dans la plaine, qui recommence ensuite, unie et semblable, je me tiens à deux ou trois cents mètres en avant de ma petite troupe armée, pour éviter le surcroît de poussière que soulève le trot de ses chevaux ; un nuage gris, derrière moi, quand je me retourne, m’indique qu’elle me suit toujours. Et le vent jaune continue de souffler ; nous voici saupoudrés à tel point que nos cheveux, nos moustaches, nos uniformes sont devenus couleur de cendre.

Vers cinq heures apparaît en avant de nous cette vieille ville murée où nous devons passer la nuit. De loin, elle est presque imposante, au milieu de la plaine, avec ses hauts remparts crénelés, de couleur si sombre. De près, sans doute, elle ne sera que ruines, décrépitude, comme la Chine tout entière.

Un cavalier, traînant avec lui son inévitable petit nuage, accourt à ma rencontre : c’est l’officier commandant les cinquante hommes d’infanterie de marine qui, depuis le mois d’octobre, occupent Laï-Chou-Chien. Il m’apprend que le général a eu la très aimable pensée de me faire annoncer comme l’un des grands mandarins de lettres d’Occident : alors le mandarin de la ville va sortir au-devant de moi avec un cortège, et il a convoqué les villages voisins pour une fête qu’il me prépare.

En effet, le voici ce cortège, qui débouche là-bas des vieilles portes croulantes, avec des emblèmes rouges, des musiques, et s’avance dans les champs désolés.

Maintenant il s’arrête pour m’attendre, rangé sur deux files de chaque côté du chemin. Et, suivant le cérémonial millénaire, un personnage s’en détache, un serviteur du mandarin, chargé de me présenter, à cinquante pas en avant, un large papier rouge qui est la carte de visite de son maître. Il attend lui-même, le mandarin craintif, descendu par déférence de sa chaise à porteurs, et debout avec les gens de sa maison. Ainsi qu’on me l’a recommandé, je lui tends la main sans mettre pied à terre ; après quoi, dans les tourbillons de la poussière grise, nous nous acheminons ensemble vers les grands murs, suivis de mes cavaliers, et précédés du cortège d’honneur, avec ses musiques et ses emblèmes.

En tête, deux grands parasols rouges entourés de soies retombantes comme des dais de procession ; ensuite, un fantastique papillon noir, large comme un hibou éployé, qu’un enfant tient au bout d’une hampe ; ensuite encore, sur deux rangs, les bannières, puis les cartouches, en bois laqué rouge, inscrits de lettres d’or. Et, dès que nous sommes en marche, les gongs commencent de sonner lugubrement, à coups espacés comme pour un glas, tandis que les hérauts, par de longs cris, annoncent mon arrivée aux habitants de la ville.

Voici devant nous la porte, qui semble une entrée de caverne ; de chaque côté, cinq ou six petites cages de bois sont accrochées, chacune emprisonnant une espèce de bête noire qui ne bouge pas au milieu d’un essaim de mouches, dont on voit la queue passer à travers les barreaux, pendre au dehors comme une chose morte. Qu’est-ce que ça peut être, pour se tenir ainsi roulé en boule et avoir la queue si longue ? Des singes ?… Ah ! horreur ! ce sont des têtes coupées ! Chacune de ces gentilles cages contient une tête humaine, qui commence à noircir au soleil, et dont on a déroulé à dessein les grands cheveux nattés.

Nous nous engouffrons dans la porte profonde, accueillis par le rictus des inévitables vieux monstres de granit, qui, à droite et à gauche, dressent leurs grosses têtes aux yeux louches. Pour me voir passer, des gens immobiles sont plaqués contre les parois de ce tunnel, à tout touche, grimpés les uns sur les autres : des nudités jaunes, des haillons de coton bleu, de vilaines figures. La poussière emplit et obscurcit ce passage voûté, où nous nous pressons, hommes et chevaux, dans l’enveloppement d’un même nuage.

Et nous voici entrés dans de la vieille Chine provinciale, tout à fait arriérée et ignorée…


II


Ruines et décombres, au dedans de ces murs, ainsi que je m’y attendais, non par la faute des Boxers ni des alliés, car la guerre n’a point passé par là, mais par suite du délabrement, de la tombée en poussière de toute cette Chine, notre aînée de plus de trente siècles.

Et le gong, en avant de moi, continue de sonner lugubrement à coups espacés, et les hérauts continuent de m’annoncer au peuple par de longs cris, dans les petites rues poudreuses, sous le soleil encore brûlant du soir. On aperçoit des terrains vagues, des champs ensemencés. Et çà et là des monstres en granit, frustes, informes, à demi enfouis, la grimace usée par les ans, indiquent où furent jadis des entrées de palais.

Devant une porte que surmonte un pavillon tricolore, mon cortège s’arrête et je mets pied à terre. Là, depuis sept ou huit mois, sont casernés nos cinquante soldats d’infanterie de marine, qui viennent de passer à Laï-Chou-Chien tout un long hiver, séparés du reste du monde par des neiges, par des steppes glacés, et menant une sorte d’existence de Robinsons, au milieu d’ambiances pour eux si déroutantes.

C’est une surprise et une joie d’arriver parmi eux, de retrouver ces braves figures de chez nous, après tous ces bonshommes jaunes qui se pressaient sur la route, dardant leurs petits yeux énigmatiques, et ce quartier français est comme un coin de vie, de gaieté et de jeunesse au milieu de la vieille Chine momifiée.

On voit que l’hiver a été salubre pour nos soldats, car ils ont la santé aux joues. Et ils se sont organisés d’ailleurs avec une ingéniosité comique et un peu merveilleuse, créant des lavoirs, des salles de douches, une salle d’école pour apprendre le français aux petits Chinois, et même un théâtre. Vivant en intime camaraderie avec les gens de la ville, qui bientôt ne voudront plus les laisser partir, ils cultivent des jardins potagers, élèvent des poules, des moutons, des petits corbeaux à la becquée, — voire des bébés orphelins.

Il est convenu que je dois aller dormir chez le mandarin, après avoir soupé au poste français. Et à neuf heures, des lanternes de parade, très chinoisement peinturlurées, grandes comme des tonneaux, viennent me chercher pour me conduire au « yamen ».

C’est toujours d’une profondeur sans fin les « yamen » chinois. Dans la nuit fraîche, entre des monstres de pierre, entre des serviteurs rangés en haie, je franchis aux lanternes une enfilade de deux cents mètres de cours, et combien de portiques en ruine, de péristyles aux marches branlantes, avant d’atteindre le logis poussiéreux et vermoulu que le mandarin me destine : un bâtiment séparé, au milieu d’une sorte de préau, parmi de vieux arbres aux troncs difformes. J’ai là, sous des solives enfumées, une grande salle blanchie à la chaux, contenant au milieu, sur une estrade, des sièges comme des trônes ; ailleurs de lourds fauteuils d’ébène, et, pour orner les murs, quelques rouleaux de soie éployés, sur lesquels des poésies sont inscrites en caractères mandchoux. Dans l’aile de gauche, une chambrette pour mes deux serviteurs ; dans l’aile de droite, une pour moi, avec des carreaux en papier de riz, un très dur couchage sur une estrade et sous des couvertures de soie rouge, enfin un brûle-parfum où se consument des baguettes d’encens. Tout cela est campagnard, naïf et suranné aussi, vieillot même en Chine.

Mon hôte timide, en costume de cérémonie, m’attendait devant la porte et me fait prendre place avec lui sur les trônes du milieu, pour m’offrir le thé obligatoire, dans des porcelaines de cent ans. Puis, avec discrétion, il se hâte de lever la séance et de me souhaiter bonne nuit. En se retirant, il m’invite à ne pas m’inquiéter si j’entends beaucoup de va-et-vient dans mon plafond : il est hanté par les rats. Je ne devrai pas m’inquiéter non plus, si j’entends, derrière mes carreaux de papier, des personnes se promener dans le préau en jouant du claquebois : ce seront les veilleurs de nuit, m’informant ainsi qu’ils ne dorment point et font bonne garde.

— Il y a beaucoup de brigands dans le pays, ajouta-t-il ; cependant la cité, si haut murée, ferme ses portes au coucher du soleil ; mais des laboureurs, pour aller aux champs avant le jour, ont pratiqué un trou dans les remparts, et les brigands, qui, hélas ! en ont eu connaissance, ne se font point faute d’entrer par là.

Et quand il est parti, le mandarin aux longues révérences, quand je suis seul dans l’obscurité de ce logis, au cœur de la ville isolée dont les portes sont garnies de têtes humaines dans des cages, je me sens infiniment loin, séparé du monde qui est le mien par des espaces immenses, et aussi par des temps, par des âges ; il me paraît que je vais m’endormir au milieu d’une humanité en retard d’au moins mille ans sur la nôtre.

Samedi 27 avril.

Des chants de coqs, des chants de petits oiseaux sur mon toit m’éveillent dans la vieille chambre étrange, et, à travers le tamisage des carreaux de papier, je devine que le chaud soleil rayonne au dehors.

Osman et Renaud, levés avant moi, viennent alors m’avertir que l’on fait en hâte de grands préparatifs dans les cours du yamen pour me donner une fête, — une fête du matin, puisque je dois remonter à cheval et continuer ma route vers les sépultures impériales aussitôt après le repas de midi.

Cela commence vers neuf heures. À l’ombre d’un portique, dont les boiseries ébauchent des figures grimaçantes, je suis assis dans un fauteuil, à côté d’un mandarin qui semble effondré sous ses robes de soie. Devant moi, au soleil étincelant, c’est l’enfilade des cours, des autres portiques en silhouettes biscornues et des vieux monstres sur leurs socles. La foule chinoise — toujours les hommes seulement, bien entendu — est là assemblée, dans ses éternels haillons de coton bleu. Le « vent jaune », qui s’était apaisé la nuit, suivant son habitude, recommence de souffler et de blanchir le ciel de poussière. Et les acacias, les saules monotones, qui sont à peu près les seuls arbres répandus dans cette Chine du Nord, montrent çà et là de vieilles ramures grêles, aux petites feuilles à peine écloses, d’un vert encore tout pâle.

Voici d’abord le défilé très lent, très lent d’une musique : beaucoup de gongs, de cymbales, de clochettes, sonnant en sourdine ; la mélodie est comme chantée par un mélancolique, et doux, et persistant unisson de flûtes, — de grandes flûtes au timbre grave, dont quelques-unes ont des tuyaux multiples et ressemblent à des gerbes de roseaux. C’est berceur et lointain, exquis à entendre.

Les musiciens maintenant s’asseyent près de nous, en cercle, pour mener la fête. Le rythme tout à coup change, s’accélère ; les sonnettes s’agitent, les gongs battent plus fort, et cela devient une danse. Alors, de là-bas, du recul des cours et des vieux portiques, dans la poussière qui s’épaissit, on voit, au-dessus des têtes de la foule, arriver en dansant une troupe de personnages qui ont deux fois la taille humaine, et qui se dandinent, qui se dandinent en mesure, et qui jouent du sistre, qui s’éventent, qui se démènent d’une façon exagérée, névrosée, épileptique… Des géants ? Des pantins ? Qu’est-ce que ça peut bien être ?… Cependant ils arrivent très vite, avec leurs grandes enjambées sautillantes, et les voici devant nous… Ah ! des échassiers ! Des échassiers prodigieux, plus haut perchés sur leurs jambes de bois que des bergers landais, et bondissant comme de longues sauterelles. Et ils sont costumés, grimés, peints, fardés ; ils ont des perruques, de fausses barbes ; ils représentent des dieux, des génies tels qu’on en voit dans les vieilles pagodes ; ils représentent des princesses aussi, ayant de belles robes de soie brodée, ayant des joues trop blanches et trop roses, et des fleurs artificielles piquées dans le chignon ; des princesses tout en longueur, qui s’éventent d’une façon exagérée, en se dandinant toujours, ainsi que la troupe entière, d’un même mouvement régulier, incessant, obsédant comme celui des balanciers de pendule.

Or ces échassiers, paraît-il, sont tout simplement les jeunes garçons d’un village voisin, de braves petits campagnards, formés en société de gymnastique et qui font cela pour s’amuser. Dans les moindres villages de la Chine intérieure, bien des siècles, des millénaires avant que la coutume en soit venue chez nous, les garçons, de père en fils, ont commencé de s’adonner passionnément aux jeux de force ou d’adresse, de fonder des sociétés rivales, les unes d’acrobates, les autres d’équilibristes ou de jongleurs, et d’organiser des concours. C’est pendant les longs hivers surtout qu’ils s’exercent, quand tout est glacé et que chaque petit groupement humain doit vivre seul, au milieu d’un désert de neige.

En effet, malgré les perruques blanches et les vieilles barbes de centenaire, on voit que tout ce monde est jeune, très jeune, avec des sourires enfantins. Elles sourient naïvement, les princesses gentilles et drôles, aux trop longues jambes, qui ont des mouvements si excités d’éventails, et qui dansent, de plus en plus dégingandées, qui se cambrent, qui se renversent, dodelinant de la tête et du torse avec frénésie. Ils sourient naïvement, les vieillards qui ont des figures d’enfant, et qui battent du sistre ou du tambourin comme des possédés. L’unisson persistant des flûtes semble à la longue les ensorceler, les mettre dans un état spécial de démence qui se traduit par l’excès du tic des ours…

À un signal, les voici chacun sur une seule jambe, sur une seule échasse, l’autre jambe relevée, l’autre échasse rejetée sur l’épaule, et, par des prodiges d’équilibre, ils dansent tout de même, ils se dandinent tout de même, plus que jamais, comme des marionnettes dont les ressorts s’affolent, dont le mécanisme va sûrement se détraquer. On apporte alors, en courant, des barrières de deux mètres de haut, et ils les sautent, à cloche-pied, tous, princesses, vieillards ou génies, sans cesser leurs jeux d’éventail ni leurs batteries de tambourin.

Quand enfin, n’en pouvant plus, ils vont s’adosser aux portiques, aux vieux acacias, aux vieux saules, une autre bande toute pareille, sur des jambes aussi longues (les garçons d’un autre village), arrive du fond des cours, en se dandinant, et recommence, sur le même air, une danse semblable ; ils reproduisent les mêmes personnages, les mêmes génies, les mêmes dieux à longue barbe, les mêmes belles dames minaudières : dans leurs accoutrements pour nous si inconnus, avec leurs figures si bizarrement grimées, ces danseurs incarnent des rêves mythologiques bien anciens, faits autrefois, dans la nuit des âges, par une humanité infiniment distante de la nôtre, — et tout cela, de génération en génération, se transmet par tout le pays d’une manière inchangeable, ainsi que se transmettent toujours, en Chine, les rites, les formes et les choses.

Du reste, dans son étrangeté extrême, cette fête, cette danse demeure très villageoise, très campagnarde, naïve comme un divertissement de laboureurs.

Ils ont fini de sauter leurs barrières. Et à présent on voit poindre, du même là-bas toujours, deux épouvantables bêtes qui marchent de front, une bête rouge et une bête verte. Ce sont deux grands dragons héraldiques, longs d’au moins vingt mètres, dressant la tête, la gueule béante, ayant ces horribles yeux louches, ces cornes, ces griffes que chacun sait. Cela s’avance très vite, comme courant et se tordant au-dessus des épaules de la foule, avec des ondulations de reptile… Mais c’est tout léger, en carton, en étoffe tendue sur des cercles, chaque bête supportée en l’air, au bout de bâtons, par une douzaine de jeunes hommes très exercés, qui savent, par des trucs subtils, donner à l’ensemble l’allure des serpents. Et une sorte de maître de ballet les précède, tenant en main une boule que les porteurs ne perdent pas de vue et dont il se sert, comme un chef d’orchestre de sa baguette, pour guider le tortillement des deux monstres.

D’abord les deux grandes bêtes se contentent de danser devant moi, au son des flûtes et des gongs, dans le cercle de la foule chinoise qui s’est élargi pour leur faire place. Ensuite cela devient tout à fait terrible : elles se battent, tandis que les gongs et les cymbales font rage. Elles s’emmêlent, elles s’enroulent l’une à l’autre, ayant l’air de s’étreindre ; on les voit traîner leurs longs anneaux dans la poussière, et puis tout à coup, d’un bond, elles se redressent, comme cabrées, les deux énormes têtes se faisant face, avec un tremblement de fureur. Et le maître de ballet, agitant sa boule directrice, se démène et roule des yeux féroces.

Et la poussière s’épaissit sur la foule, sur les porteurs qu’on ne voit plus ; la poussière se lève en nuage, rendant à demi fantastique cette bataille de la bête rouge et de la bête verte. Le soleil brûle comme en pays tropical, et cependant le triste avril chinois, anémié par tant de sécheresse après l’hiver de glace, s’indique à peine ici par la nuance très tendre des quelques petites feuilles apparues aux vieux saules, aux vieux acacias de cette cour…

Après le déjeuner, des mandarins de la plaine, précédés de musiques, arrivent des villages, m’apportent des offrandes pastorales : des paniers de raisins conservés, des paniers de poires, des poules vivantes dans des cages, une jarre de vin de riz. Ils sont coiffés du bonnet officiel d’hiver à plume de corbeau et vêtus de robes de soie sombre, avec, sur le dos et sur la poitrine, un carré de broderie d’or — au milieu duquel est figurée, parmi des nuages, une toujours invariable cigogne s’envolant vers la lune. Presque tous, vieillards desséchés, à barbiche grise, à moustache grise qui retombe. Et, avec eux, ce sont de grands tchinchins, de grandes révérences, de grands compliments ; des poignées de main où l’on se sent comme griffé par des ongles trop longs, emmanchés de vieux doigts maigres.

À deux heures, je remonte à cheval, avec mes hommes et je m’en vais à travers les décombres des rues, précédé du même cortège qu’à l’arrivée, les gongs sonnant en glas et les hérauts poussant leurs cris. Derrière moi, suit le mandarin de céans dans sa chaise à porteurs, suivent les compagnies d’échassiers et les deux dragons monstrueux.

Au sortir de la ville, dans le tunnel profond des portes, où la foule est déjà assemblée pour me voir, tout cela s’engouffre avec nous, les princesses aux enjambées de trois mètres, les dieux qui jouent du sistre ou du tambourin, et la bête rouge, et la bête verte. Sous la voûte demi-obscure, au fracas de tous les sistres et de tous les gongs, dans des envolées de poussière noirâtre qui vous aveugle, c’est une mêlée compacte, où nos chevaux se traversent et bondissent, troublés par le bruit, affolés par les deux épouvantables monstres qui ondulent au-dessus de nos têtes…

Après nous avoir reconduits à un quart de lieue des murs, ce cortège enfin nous quitte.

Et nous retrouvons le silence, — dans la plaine brûlante où nous avons à faire vingt kilomètres environ à travers la poussière et le « vent jaune » pour atteindre Y-Tchéou, une autre vieille ville murée qui sera notre étape de ce soir.

Demain seulement, nous arriverons aux tombeaux.


III


La plaine ressemble à celle d’hier, plus verte cependant et un peu plus boisée. Les blés, semés en sillons comme les nôtres, poussent à miracle dans ce sol, qui semble fait de sable et de cendre. D’ailleurs, tout devient moins désolé à mesure qu’on s’éloigne de la région de Pékin pour s’élever, par d’insensibles pentes, vers ces grandes montagnes de l’Ouest, qui apparaissent de plus en plus nettes en avant de nous. Le « vent jaune » aussi souffle moins fort, et, dans les instants où il s’apaise, quand s’abat l’aveuglante poussière, on dirait les campagnes du nord de la France, avec ces sillons partout, ces bouquets d’ormeaux et de saules. On oublie qu’on est au fond de la Chine, sur l’autre versant du monde, on s’attend à voir, dans les sentiers, passer des paysans de chez nous… Mais les quelques laboureurs courbés vers la terre ont sur la tête de longues nattes relevées en couronnes, et leurs torses nus sont comme teints au safran.

Tout est paisible, dans ces champs inondés de soleil, dans ces villages bâtis à l’ombre légère des saules. En somme, les gens ici vivaient heureux, cultivant à la façon primitive le vieux sol nourricier, et régis par des coutumes de cinq mille ans. À part les exactions peut-être de quelques mandarins — et encore est-il beaucoup de mandarins débonnaires, — ces paysans chinois en étaient presque restés à l’âge d’or, et je ne me représente pas ce que seront pour eux les joies de cette « Chine nouvelle » rêvée par les réformateurs d’Occident. Jusqu’à ce jour, il est vrai, l’invasion ne les a guère troublés, ceux-ci ; dans cette contrée que nous Français occupons seuls, nos troupes n’ont jamais eu d’autre rôle que de défendre les villageois contre les bandes de Boxers pillards ; le labour, les semailles, tous les travaux de la terre ont été faits tranquillement en leur saison, — et il est impossible de n’être pas frappé de la différence avec certaines autres contrées, que je ne puis trop désigner, où c’est le régime de la terreur et où les champs sont restés en friche, redevenus des steppes déserts.

Vers quatre heures et demie du soir, sur le fond découpé des montagnes qui commencent de beaucoup grandir à nos yeux, une ville nous apparaît comme hier, d’un premier aspect formidable avec ses hauts remparts crénelés. Comme hier aussi, un cavalier arrive au-devant de moi : le capitaine qui commande le poste d’infanterie de marine installé là depuis l’automne.

Des veilleurs, du haut des murs, nous avaient devinés de loin, au nuage de poussière soulevé par nos chevaux dans la plaine. Et, dès que nous approchons, nous voyons sortir des vieilles portes le cortège officiel qui vient à ma rencontre : mêmes emblèmes qu’à Laï-Chou-Chien, même grand papillon noir, mêmes parasols rouges, mêmes cartouches et mêmes bannières ; tout cérémonial en Chine est réglé depuis des siècles par une étiquette invariable.

Mais les gens qui me reçoivent aujourd’hui sont beaucoup plus élégants et sans doute plus riches que ceux d’hier. Le mandarin, qui est descendu de sa chaise à porteurs pour m’attendre au bord de la route, après m’avoir fait remettre à cent pas de distance sa carte de visite sur papier écarlate, se tient au milieu d’un groupe de personnages en somptueuses robes de soie ; lui-même est un grand vieillard distingué, qui porte à son chapeau la plume de paon et le bouton de saphir. Et la foule est énorme pour me voir faire mon entrée, au son funèbre du gong, aux longs gémissements des crieurs. Des figures garnissent le faîte des remparts, regardant entre les créneaux avec de petits yeux obliques, et jusque dans l’épaisseur des portes, il y a des bonshommes à torse jaune plaqués en double haie contre les parois. Mon interprète cependant me confesse qu’on est généralement déçu : « Si c’est un lettré, demandent les gens, pourquoi s’habille-t-il en colonel ? » (On sait le dédain chinois pour le métier des armes.) Mon cheval seul relève un peu mon prestige ; assez fatigué par la campagne, ce pauvre cheval d’Algérie, mais ayant encore du port de tête et du port de queue lorsqu’il se sent regardé, et surtout lorsque le gong résonne à ses oreilles.

Y-Tchéou, la ville où nous voici enfermés dans des murs de trente pieds de haut, contient encore une quinzaine de mille habitants, malgré ses espaces déserts et ses ruines. Et il y a grande affluence de monde sur notre parcours, dans les petites rues, devant les petites échoppes anciennes où s’exercent des métiers antédiluviens.

C’est d’ici même qu’est parti, l’année dernière, le terrible mouvement de haine contre les étrangers, c’est dans une bonzerie de la montagne voisine que la guerre d’extermination a été d’abord prêchée, et tous ces gens qui m’accueillent si bien ont été les premiers Boxers ; ardemment ralliés pour l’instant à la cause française, ils décapitent volontiers ceux des leurs qui n’ont pas transigé et mettent les têtes dans ces petites cages dont les portes de leur ville sont garnies ; mais, si le vent tournait demain, je me verrais déchiqueté par eux au son de ferraille de leurs mêmes gongs, et avec le même entrain qu’ils mettent à me recevoir.

Quand j’ai pris possession du logis qui m’est destiné, tout au fond de la résidence mandarine — au bout d’une interminable avenue de vieux portiques et de vieux monstres gardiens qui me montrent leurs crocs dans des sourires de tigre, — une demi-heure de jour me reste encore, et je vais faire visite à un jeune prince de la famille impériale, détaché à Y-Tchéou pour le service des vénérables tombeaux.

D’abord, la mélancolie de son jardin, par ce crépuscule d’avril. C’est entre des murs de briques grises ; c’est très fermé, au milieu de la ville déjà si murée. Grises aussi, les rocailles dessinant les petits carrés, les petits losanges où fleurissent de larges pivoines rouges, violettes ou roses qui sont très odorantes, contrairement à celles de chez nous, et qui remplissent ce soir le triste enclos d’un excès de senteurs. Il y a aussi des rangées de petits bassins en porcelaine, où habitent de minuscules poissons monstres : poissons rouges ou poissons noirs, empêtrés dans des nageoires et des queues extravagantes qui leur font comme des robes à falbalas ; poissons chez lesquels on est arrivé à produire, par je ne sais quelle mystérieuse culture, des yeux énormes et effrayants qui leur sortent de la tête comme ceux des dragons héraldiques. Les Chinois, qui torturent les pieds des femmes, déforment aussi les arbres pour qu’ils restent nains et bossus, les fruits pour qu’ils aient l’air d’animaux, et les animaux pour les faire ressembler aux chimères de leurs rêves.

Il fait déjà sombre dans l’appartement du prince, qui donne sur ce petit jardin de prison, et on n’y aperçoit d’abord en entrant qu’un flot de soies rouges : les longs baldaquins retombants de plusieurs « parasols d’honneur », ouverts et plantés debout sur des pieds en bois. Un air lourd, trop saturé d’opium et de musc. De profonds divans rouges, sur lesquels traînent des pipes d’argent, pour fumer ce poison dont la Chine est en train de mourir. Le prince, vingt ou vingt-deux ans, d’une laideur maladive avec deux yeux qui divergent, est parfumé à l’excès, et vêtu de soies tendres, dans des gammes qui sont du mauve ou lilas.

Ce soir, chez le mandarin, dîner auquel assistent le commandant du poste français, le prince, deux ou trois notables et un de mes « confrères », un membre de l’Académie de Chine, mandarin à bouton de saphir.

Assis dans de lourds fauteuils carrés, nous sommes six ou sept, autour d’une table que garnissent d’étranges et exquises petites porcelaines des vieux temps, petites, petites comme pour une dînette de poupées. Des cires rouges nous éclairent, allumées dans de hauts chandeliers de cuivre.

Depuis ce matin, la province entière a quitté par ordre le bonnet hivernal pour prendre le chapeau d’été, conique en forme d’abat-jour de lampe, sur lequel retombent des touffes de crins rouges ou, suivant la dignité du personnage, des plumes de paon et de corbeau. Or, il est de bon ton de dîner coiffé, — et cela fait tout de suite Chine de paravent, les chapeaux de ce style.

Quant aux dames de la maison, elles demeurent invisibles, hélas ! et il serait de la dernière inconvenance de les demander ou même d’y faire allusion. — (On sait d’ailleurs qu’un Chinois obligé de parler de sa femme ne doit la désigner que d’une manière indirecte, et autant que possible par un qualificatif sévèrement dénué de toute galanterie, comme par exemple : « mon horripilante » ou « ma nauséabonde ».)


Le dîner commence par des prunelles confites et quantité de sucreries mignardes, que l’on mange avec des petites baguettes. Il s’excuse, le mandarin, de ne pouvoir m’offrir des nids d’hirondelle de mer : Y-Tchéou est un pays si perdu, si loin de la côte, il est si difficile de s’y procurer ce qu’on veut ! En revanche, voici un plat d’ailerons de requin, un autre de vessies de cachalot, un autre encore de nerfs de biche, et puis des ragoûts de racines de nénufar aux œufs de crevette.

Dans la salle blanche au plafond noir — dont les murs sont ornés d’aquarelles, sur longues bandes de papier précieux, représentant des bêtes ou des fleurs monstrueuses — l’inévitable odeur de l’opium et du musc se mêle au fumet des sauces étranges. Autour de nous s’empressent une vingtaine de serviteurs coiffés comme leurs maîtres et vêtus de belles robes de soie avec corselet de velours. À ma droite, mon « confrère » de l’Académie de Chine me dit des choses de l’autre monde. Il est vieux et entièrement desséché par l’abus de la fumée mortelle ; sa petite figure réduite à rien disparaît sous le cône de son chapeau et sous les deux ronds de ses grosses lunettes bleues.

— Est-il vrai, me demande-t-il, que l’empire du Milieu occupe le dessus de la boule terrestre, et que l’Europe s’accroche péniblement penchée sur le côté ?

Il paraît qu’il possède au bout de son pinceau plus de quarante mille caractères d’écriture et qu’il est capable, sur n’importe quel sujet, d’improviser des poésies suaves. De temps à autre, je vois avec terreur son petit bras de squelette sortir de ses belles manches pagodes et s’allonger vers les plats ; c’est pour y cueillir, avec sa propre fourchette à deux dents, quelque bouchée de choix qu’il me destine, — et cela m’oblige à de continuels et difficiles escamotages sous la table pour ne point manger ces choses.

Après les mets saugrenus et légers, paraissent des canards désossés, et puis des viandes, qui doivent se succéder de plus en plus copieuses, jusqu’à l’heure où les convives déclarent que vraiment cela suffit. Alors, on apporte les pipes d’opium et les cigarettes, — et voici l’instant de monter en palanquin pour aller à la fête nocturne que l’on m’a préparée.

Dehors, dans la longue avenue des portiques et des monstres, où il fait nuit étoilée, tous les serviteurs du yamen nous attendent avec de grandes lanternes en papier, peintes de chauves-souris et de chimères. Et une centaine d’aimables Boxers sont là aussi, tenant des torches pour nous éclairer mieux. Nous montons chacun dans un palanquin, et les porteurs nous enlèvent au trot, tandis que toutes ces torches flambantes courent à nos côtés, et que les gongs, courant de même, commencent, en avant de notre cortège, leur fracas de bataille.

Très vite, pendant cette course, très vite défilent, éclairées par toutes ces lueurs dansantes, les petites échoppes encore ouvertes, les figures chinoises encore attroupées pour nous voir, et les grimaces de tous les monstres de pierre échelonnés sur la route.

Au fond d’une immense cour, un bâtiment neuf sur la porte duquel se lit, à la lueur des torches, cette inscription stupéfiante : « Parisiana d’Y-Tchéou ! »… Des « Parisiana » dans cette ville ultra-chinoise qui jusqu’à l’automne dernier n’avait jamais vu d’Européens approcher ses murs !… C’est là que nos porteurs s’arrêtent, et c’est le théâtre improvisé cet hiver par nos soixante hommes d’infanterie de marine pour occuper leurs veillées glaciales.

J’ai promis d’assister à une représentation de gala que ces grands enfants donnent pour moi ce soir. — Et, de tant de réceptions charmantes que l’on a bien voulu me faire çà et là par le monde, aucune ne m’a ému plus que celle de ces soldats, exilés en un coin perdu de la Chine. Leurs discrets sourires d’accueil, les quelques mots que l’un d’eux s’est chargé de me dire, de leur part à tous, sont plus touchants que nombre de banquets et de discours, et je serre de bon cœur les braves mains qui n’osaient pas se tendre vers la mienne.

Afin que je garde un souvenir de leur hospitalité d’un soir à Y-Tchéou, ils se sont cotisés pour me faire un cadeau très local, un de ces parasols de soie rouge à long baldaquin retombant qu’il est d’usage en Chine de promener en avant des bonshommes de marque. Et, si encombrante que soit la chose, même repliée, il va sans dire que je l’emporterai précieusement en France.

Ensuite ils me remettent un programme illustré, sur lequel le nom de chaque acteur figure suivi d’un titre pompeux : M. le soldat un tel, de la Comédie-Française, ou bien : M. le caporal un tel, du théâtre Sarah-Bernhardt. Et nous prenons place. — C’est un vrai théâtre qu’ils ont fabriqué là, avec une scène surélevée, une rampe et un rideau.

Dans des fauteuils chinois qu’ils ont placés au premier rang, leur capitaine s’assied auprès de moi, et puis le mandarin, le prince du sang et deux ou trois notables à longues queues. Derrière nous, les sous-officiers et les soldats ; quelques bébés jaunes, en toilette de cérémonie, se glissent aussi parmi eux, familièrement, ou même s’installent sur leurs genoux ; les élèves de leur école. — Car ils ont fondé une école, comme ceux de Laï-Chou-Chien, pour apprendre le français aux enfants du voisinage. Et un sergent m’en présente un impayable de six ans tout au plus, qui s’est mis pour la circonstance en belle robe, sa petite queue toute courte et toute raide, nouée d’une soie rouge, et qui sait me réciter le commencement de « Maître corbeau sur un arbre perché » d’une grosse voix, en roulant les yeux tout le temps.

Les trois coups, et le rideau se lève. C’est d’abord un vaudeville, de je ne sais qui, mais certainement très retouché par eux, avec une drôlerie imprévue, à laquelle on ne résiste pas. Inénarrables sont les dames, les belles-mères, qui ont des chevelures en étoupe… Ensuite, se succèdent les scènes comiques et les chansons de « Chat Noir ». Les invités chinois, sur leurs fauteuils en forme de trône, demeurent impassibles comme des bouddhas de pagode ; cette gaieté si française, quels aspects peut-elle bien prendre pour leurs cervelles d’Extrême Asie ?…

Avant que soient épuisés les derniers numéros du programme, on entend au dehors le tonnerre soudain des gongs, le cliquetis des sistres et des cymbales, toutes les ferrailles de la Chine. Et c’est le prélude de la fête que le mandarin a voulu m’offrir, fête qui aura lieu dans la cour même du quartier, et à laquelle assisteront naturellement tous nos soldats.

Les lanternes à profusion illuminent cette cour, avec les torches fumantes d’une centaine de Boxers.

Il y a d’abord, menées par les flûtes graves, une danse d’échassiers, au dandinement d’ours. Ensuite donnent à tour de rôle toutes les sociétés de gymnastique de la région voisine. De petits paysans d’une dizaine d’années, costumés en seigneurs des anciennes dynasties, font un simulacre de bataille, sautent comme de jeunes chats ; prodigieux tous de légèreté et de vitesse, avec leurs grands sabres qui tournent en moulinets. Viennent à présent les garçons d’un autre village, qui jettent en hâte leurs vêtements et se mettent à faire tourner des fourches autour de leurs corps ; par des coups de poing, des coups de pied imperceptibles, ils les font tourner si vite, que bientôt ce ne sont plus des fourches à nos yeux, mais des espèces de serpents sans fin qui leur enlacent furieusement la poitrine. Puis, en un tour de main, plus vite que dans les cirques les mieux machinés, une barre fixe est dressée devant moi, et des acrobates le torse nu, superbement musclés, font des tours ; ce sont les gens du mandarin, ceux-là, les mêmes qui tout à l’heure nous servaient à table, en si belles robes de soie.

Et toujours le fracas des gongs, l’incantation des flûtes, la flamme fumeuse des torches.

Pour finir, un feu d’artifice, très long, très bruyant. Quand les pièces éclatent en l’air, au bout d’invisibles tiges de bambou, des pagodes en papier mince et lumineux se déploient sur le ciel étoile, édifices de rêve chinois, tremblants, impondérables, qui tout de suite s’enflamment et s’évanouissent en fumée.

Par les petites rues sinistres, maintenant endormies, nous rentrons tard, au trot de nos porteurs, escortés des mille lumières dansantes de nos torches et de nos lanternes.

Vers minuit, me voici seul, au fond du yamen, dans mon logis séparé dont l’avenue est surveillée par les immobiles bêtes accroupies. Sur ma table du milieu, on a posé un souper de toutes les variétés de gâteaux connus en Chine. Des arbres fruitiers, fleuris et encore sans feuilles, décorent mes consoles ; des arbres nains, bien entendu, poussés dans des vases de porcelaine et longuement torturés, jusqu’à devenir invraisemblables : un petit poirier a pris la forme régulière d’une sorte de lyre en fleurs blanches, un petit pêcher ressemble à une couronne de fleurs roses. À part ces fraîches floraisons de printemps, tout est vieux dans ma chambre, déjeté, vermoulu ; et, par les trous du plafond jadis blanc, passent les museaux d’innombrables rats qui me suivent des yeux.

Couché dans mon grand lit, dont les sculptures représentent d’horribles bêtes, dès que j’ai soufflé ma lumière, je les entends descendre, tous ces rats, secouer les fines porcelaines de ma table et grignoter mes pâtisseries. Et bientôt, au milieu du silence de plus en plus profond des entours, les veilleurs de nuit, qui se promènent d’un pas feutré, commencent à jouer discrètement du claque-bois.

Dimanche 28 avril.

Promenade matinale chez les ciseleurs d’argent, — une spécialité d’Y-Tchéou. Ensuite, dans la partie tout à fait morte de la ville, à une antique pagode demi-croulée sur le sol de cendre, au milieu de fantômes d’arbres qui n’ont plus que l’écorce ; le long de ses galeries sont représentés les supplices de l’enfer bouddhique : quelques centaines de personnages de grandeur naturelle, en bois tout rongé de vermoulure, se débattent contre des diables qui s’empressent à leur étirer les entrailles ou à les brûler vifs.

À neuf heures, je remonte à cheval avec mes hommes, pour faire avant midi les quinze ou dix-huit kilomètres qui me séparent encore de ces mystérieuses sépultures d’empereurs, puis rentrer ce soir même à Y-Tchéou, et demain me remettre en route pour Pékin.

Nous prenons pour nous en aller la porte opposée à celle par où nous étions entrés hier. — Nulle part encore nous n’avions vu tant de monstres que dans cette ville si vieille ; leurs grosses figures ricanantes sortent partout de la terre où le temps les a presque enfouis ; il en apparaît aussi de tout entiers, accroupis sur des socles, gardant rentrée des ponts de granit ou bien faisant cercle dans les carrefours.

Au sortir de la ville, une pagode de mauvais aloi, aux murs de laquelle s’accrochent des petites cages contenant des têtes humaines fraîchement tranchées. Et nous nous trouvons de nouveau dans les champs silencieux, sous l’ardent soleil.

Le prince nous accompagne, montant un poulain mongol ébouriffé comme un caniche ; auprès de nos costumes plutôt rudes, de nos bottes poudreuses, contrastent ses soies roses, ses chaussures de velours, et il laisse derrière lui dans la plaine sa traînée de musc.


IV


Le pays s’élève en pente douce vers la chaîne des montagnes mongoles qui, toujours en avant de nous, grandissent rapidement dans notre ciel. Les arbres se font de moins en moins rares, l’herbe croît par place sans qu’on l’ait semée, et ce n’est bientôt plus le triste sol de cendre.

Autour de nous, il y a maintenant des coteaux à la cime pointue, au dessin tourmenté, et çà et là, sur les bizarres petits sommets, des vieilles tours sont perchées, — de ces tours à dix ou douze étages qui font tout de suite décor chinois, avec la superposition de leurs toits courbes aux angles retroussés en manière de corne, une cloche éolienne à chaque bout.

Et l’air de plus en plus se purifie de son nuage de poussière, — à mesure que l’on s’approche de la région, sans doute privilégiée, qui a été choisie pour le repos des empereurs et des impératrices Célestes.

Après le douzième kilomètre environ, halte dans un village, pour déjeuner chez un grand prince, d’un rang beaucoup plus élevé que celui qui chevauche avec nous : oncle direct de l’Empereur, celui-là, en disgrâce auprès de la Régente dont il fut le favori, et préposé aujourd’hui à la haute surveillance des sépultures. Étant en deuil austère, il s’habille de coton comme un pauvre, et cependant ne ressemble pas à tout le monde. Il s’excuse de nous recevoir dans le délabrement d’une vieille maison quelconque, les Allemands ayant mis le feu à son yamen, et il nous offre un déjeuner très chinois, où reparaissent des ailerons de requin et des nerfs de biche, — tandis que les plates figures sauvages des paysans d’alentour nous regardent par les trous de nos carreaux en papier de riz, crevés de toutes parts.

Aussitôt après la dernière tasse de thé, nous remontons à cheval, pour voir enfin ces tombeaux qui sont à présent là tout près, et vers lesquels nous cheminons depuis déjà plus de trois jours. Mon « confrère » de l’Académie de Pékin, qui nous a rejoints, toujours avec ses grosses lunettes rondes, son petit corps d’oiseau sec perdu dans ses belles robes de soie, nous accompagne aussi cahin-caha sur une mule.

Pays de plus en plus solitaire. Fini, les champs ; fini, les villages. Le chemin pénètre au milieu de collines — qui sont revêtues d’herbe et de fleurs ! — et c’est une surprise, un enchantement pour nos yeux déshabitués, cela semble un peu édénique, après toute cette Chine poudreuse et grise où nous venons de vivre, et où ne verdissait que le blé des sillons. La perpétuelle poussière du Petchili, nous l’avons décidément laissée derrière nous ; sur les plaines en contre-bas, nous l’apercevons, comme un brouillard dont nous serions enfin délivrés.

Nous nous élevons toujours, arrivant aux premiers contreforts de la chaîne mongole. Voici, derrière une muraille de terre, un immense camp de Tartares ; au moins deux mille hommes, armés de lances, d’arcs et de flèches : les gardiens d’honneur des souverains défunts.

La pureté des horizons, dont nous avions presque perdu le souvenir, est ici retrouvée. Ces montagnes de Mongolie, semble-t-il, viennent soudainement de se rapprocher, comme si d’elles-mêmes elles s’étaient avancées ; très rocheuses, avec des escarpements étranges, des pointes comme des donjons ou des tours de pagode, elles sont d’un beau violet d’iris au-dessus de nos têtes. Et, en avant de nous, de tous côtés, commencent de paraître des vallonnements boisés, des forêts de cèdres.

Il est vrai, ce sont des forêts factices, — mais déjà si vieilles, — plantées il y a des siècles, pour composer le parc funéraire, de plus de vingt lieues de tour, où dorment quatre empereurs tartares.

Nous entrons dans ce lieu de silence et d’ombre, étonnés qu’il ne soit enclos d’aucune muraille, contrairement aux farouches usages de la Chine. Sans doute, en cette région très isolée, on l’a jugé suffisamment défendu par la terreur qu’inspirent les Mânes des Souverains, — et aussi par un édit général de mort, rendu d’avance contre quiconque oserait ici labourer un coin de terre ou seulement l’ensemencer.

C’est le bois sacré par excellence, avec tout son recueillement et son mystère… Quels merveilleux poètes de la Mort sont ces Chinois, qui lui préparent de telles demeures !… On serait tenté dans cette ombre de parler bas comme sous une voûte de temple ; on se sent profanateur en foulant à cheval ce sol, vénéré depuis des âges, dont le tapis d’herbes fines et de fleurettes de printemps semble n’avoir été violé jamais. Les grands cèdres, les grands thuyas centenaires, parfois un peu clairsemés sur les collines ou dans les vallées, laissent entre eux des espaces libres où ne croissent point de broussailles ; sous la colonnade de leurs troncs énormes, rien que de courtes graminées, de très petites fleurs exquises, et des lichens, des mousses.

Cette poussière, qui obscurcissait le ciel des plaines, ne monte sans doute jamais jusqu’à cette région choisie, car le vert magnifique des arbres n’en est nulle part terni. Et, dans cette solitude superbe que les hommes d’ici ont faite aux Mânes de leurs maîtres, quand le chemin nous fait passer par quelque clairière, ou sur quelque hauteur, les lointains qui se découvrent sont d’une limpidité absolue ; une lumière paradisiaque tombe alors sur nous, d’un profond ciel discrètement bleu, rayé par des bandes de petits nuages d’un gris rose de tourterelle ; dans ces moments-là, on aperçoit aussi, au loin, de somptueuses toitures, d’un émail jaune d’or, qui s’élèvent parmi les ramures si sombres, comme des palais de belles-au-bois-dormant…

Personne dans ces chemins ombreux. Un silence de désert. À peine, de temps à autre, le croassement d’un corbeau, — trop funèbre, à ce qu’il semble, pour les tranquilles enchantements de ce lieu, où la Mort a dû, avant d’entrer, dépouiller son horreur, pour demeurer seulement la Magicienne des repos qui ne finiront plus.

Par endroits, les arbres sont alignés en quinconces, formant des allées qui s’en vont à perte de vue dans la nuit verte. Ailleurs, ils ont été semés sans ordre ; on dirait qu’ils ont poussé d’eux-mêmes comme les plantes sauvages, et on se croirait en simple forêt. Mais des détails cependant viennent rappeler que le lieu est magnifique, impérial et sacré ; le moindre pont, jeté sur quelque ruisseau qui traverse le chemin, est de marbre blanc, d’un dessin rare, couvert de précieuses ciselures ; ou bien quelque bête héraldique, accroupie à l’ombre, vous lance au passage la menace de son rire féroce ; ou bien encore un obélisque de marbre, enroulé de dragons à cinq griffes, se dresse inattendu, dans sa neigeuse blancheur, sur le fond obscur des cèdres.

Dans ce bois de vingt lieues de tour, il y a seulement quatre cadavres d’empereurs ; on y ajoutera celui de l’Impératrice Régente, dont le mausolée est depuis longtemps commencé, ensuite celui du jeune empereur son fils, qui a fait marquer sa place élue d’une stèle en marbre gris[2]. Et ce sera tout. Les autres souverains, passés ou à venir, dorment ou dormiront ailleurs, dans d’autres édens — du reste aussi vastes, aussi merveilleusement composés. Car il faut énormément de place pour un cadavre de Fils du Ciel, et énormément de silencieuse solitude alentour.

La disposition de ces tombeaux est réglée par des plans inchangeables, qui remontent aux vieilles dynasties éteintes ; aussi sont-ils tous pareils, — rappelant même ceux des empereurs Mings, antérieurs de plusieurs siècles, et dont les ruines délaissées ont été depuis longtemps un but d’excursion permis aux Européens.

On y arrive invariablement par une coupée d’une demi-lieue de long dans la sombre futaie, coupée que les artistes d’autrefois ont eu soin d’orienter de manière qu’elle s’ouvre, comme les portants d’un magnifique décor au théâtre, sur quelque fond incomparable : par exemple une montagne particulièrement haute, abrupte et audacieuse ; un amas rocheux présentant une de ces anomalies de forme ou de couleur que les Chinois recherchent en toute chose.

Invariablement aussi l’avenue commence par de grands arcs de triomphe en marbre blanc, qui sont, il va sans dire, surchargés de monstres, hérissés de cornes et de griffes.

Chez l’aïeul de l’Empereur actuel, qui reçoit aujourd’hui notre première visite, ces arcs de l’entrée, imprévus au milieu de la forêt, ont la base enlacée par les liserons sauvages ; ils semblent, au coup de baguette d’un enchanteur, avoir jailli sans travail, d’un sol qui a l’air vierge, — tant il est feutré de ces mousses, de ces petites plantes délicates et rares qu’un rien dérange, qui ne croissent que dans les lieux longuement tranquilles, longuement respectés par les hommes.

Ensuite viennent des ponts de marbre blanc, arqués en demi-cercle, trois ponts parallèles, comme chaque fois que doit passer un empereur vivant ou mort, le pont du milieu étant réservé pour Lui seul. Les architectes des tombeaux ont eu soin de faire traverser plusieurs fois l’avenue par de factices rivières, afin d’avoir l’occasion d’y jeter ces courbes charmantes et leur blancheur quasi éternelle. Chaque balustre des ponts figure un enlacement de chimères impériales. Les longues dalles penchées y sont glissantes et neigeuses, encadrées par une herbe de cimetière, qui pousse et fleurit dans tous leurs joints. Et le passage est dangereux pour nos chevaux, dont les pas résonnent tristement sur ce marbre ; le bruit soudain que nous faisons là, dans ce silence, nous cause d’ailleurs presque une gêne, comme si nous venions troubler d’une façon inconvenante le recueillement d’une nécropole. À part nous et quelques corbeaux sur les arbres, rien ne bouge et rien ne vit, dans l’immensité du parc funéraire.

Après le pont aux triples arches, l’avenue conduit vers un premier temple à toit d’émail jaune, qui semble la barrer en son milieu. Aux quatre angles de la clairière où il est bâti, s’élèvent des colonnes rostrales en marbre d’un blanc d’ivoire ; monolithes admirables, au sommet de chacun desquels s’assied une bête pareille à celles qui trônent sur les obélisques devant le palais de Pékin, — une espèce de maigre chacal, aux longues oreilles droites, les yeux levés et la gueule ouverte comme pour hurler vers le ciel. Ce premier temple ne contient que trois stèles géantes, qui posent sur des tortues de marbre grosses comme des léviathans, et qui racontent la gloire de l’empereur défunt, la première en langue tartare, la seconde en chinois, la troisième en mandchou.

L’avenue, au delà de ce temple des stèles, se prolonge dans son même axe, indéfiniment longue encore, majestueuse entre ses deux parois de cèdres aux verdures presque noires, et recouverte par terre d’un tapis d’herbes, de fleurs, de mousses comme si on n’y marchait jamais. Toutes les avenues dans ce bois sont habituées au même continuel abandon, au même continuel silence, car les Chinois ne venaient ici qu’à de longs intervalles, en cortèges respectueux et lents, pour accomplir des rites mortuaires. Et cet air de délaissement, dans cette splendeur, est le grand charme de ce lieu unique au monde.

Quand les alliés auront évacué la Chine, le parc des tombeaux, qui nous aura été ouvert un moment, redeviendra impénétrable aux Européens pour des temps que l’on ignore, jusqu’à une invasion nouvelle peut-être, qui fera cette fois crouler le vieux Colosse jaune… À moins qu’il ne secoue son sommeil de mille ans, le Colosse encore capable de jeter l’épouvante, et qu’il ne prenne enfin les armes pour quelque revanche à laquelle on n’ose songer… Mon Dieu, le jour où la Chine, au lieu de ses petits régiments de mercenaires et de bandits, lèverait en masse, pour une suprême révolte, ses millions de jeunes paysans tels que ceux que je viens de voir, sobres, cruels, maigres et musclés, rompus à tous les exercices physiques et dédaigneux de la mort, quelle terrifiante armée elle aurait là, en mettant aux mains de ces hommes nos moyens modernes de destruction !… Et vraiment il semble, quand on y réfléchit, que certains de nos alliés aient été imprudents de semer ici tant de germes de haine et tant de besoins de vengeance.

Là-bas, au bout de l’avenue déserte aux verdures sombres, le temple final commence de montrer son toit d’émail. La montagne au-dessus, l’étrange montagne dentelée qui a été choisie pour être comme la toile de fond du morne décor, monte aujourd’hui, toute violette et rose, dans une déchirure de ciel d’un bleu rare, d’un bleu de turquoise mourante, tournant au vert. La lumière demeure exquise et discrète ; le soleil, voilé sous ces mêmes nuages couleur de tourterelle. Et nous n’entendons plus marcher nos chevaux sur le feutrage épais des herbes et des mousses.

On voit maintenant les grandes portes triples du sanctuaire, qui sont d’un rouge de sang avec des ferrures d’or.

Encore la blancheur d’un triple pont de marbre, aux dalles glissantes, sur lesquelles ma petite armée recommence de faire en passant un bruit exagéré, comme si ces rangées de cèdres en muraille autour de nous avaient les sonorités d’une basilique. Et à partir d’ici, pour garder ces abords de plus en plus sacrés, de hautes statues de marbre s’alignent des deux côtés de l’avenue ; nous cheminons entre d’immobiles éléphants, des chevaux, des lions, des guerriers muets et blancs qui ont trois fois la taille humaine.

Dès qu’on aborde les terrasses blanches du temple, on commence d’apercevoir les dégâts de la guerre. Les soldats allemands, venus ici avant les nôtres, ont arraché par places, avec la pointe de leurs sabres, les belles garnitures en bronze doré des portes rouges, les prenant pour de l’or.

Dans une première cour, des édifices latéraux, sous des toitures aussi somptueusement émaillées que celles du grand sanctuaire, étaient les cuisines où l’on préparait, à certaines époques, pour l’Ombre du mort, des repas comme pour une légion d’ogres ou de vampires. Les énormes fourneaux, les énormes cuves de bronze où l’on cuisait des bœufs tout entiers sont encore intacts ; mais les dalles sont jonchées de débris de céramiques, de cassons faits à coups de crosse ou de baïonnette.

Sur des terrasses de plus en plus hautes, après deux ou trois cours dallées de marbre, après deux ou trois enceintes aux triples portes de cèdre, le temple central s’ouvre à nous, vide et dévasté. Il reste magnifique de proportions, dans sa demi-obscurité, avec ses hautes colonnes de laque rouge et d’or ; mais on l’a dépouillé de ses richesses sacrées. Lourdes tentures de soie, idoles, vases de libation en argent, vaisselle plate pour les festins des Ombres, avaient presque entièrement disparu quand les Français sont arrivés, et ce qui restait du trésor a été réuni en lieu sûr par nos officiers. Deux d’entre eux viennent même d’être décorés pour ce sauvetage par l’Empereur de Chine[3], — et c’est là un des épisodes les plus singuliers de cette guerre anormale : le souverain du pays envahi décorant spontanément, par reconnaissance, des officiers de l’armée d’invasion…

Derrière ce temple enfin est le colossal tombeau.

Pour enfouir un empereur mort, les Chinois découpent un morceau dans une colline, comme on taillerait une portion dans un gâteau de Titans, l’isolent par d’immenses déblais, et puis l’entourent de remparts crénelés. Cela devient alors comme une citadelle massive, et dans la profondeur des terres, ils creusent le couloir sépulcral dont quelques initiés ont seuls le secret ; là, tout au bout, on dépose l’empereur, non momifié, qui doit se désagréger lentement dans un épais cercueil en cèdre laqué d’or. Ensuite, on mure à jamais la porte du souterrain par une sorte d’écran, en céramiques invariablement jaunes et vertes, dont les reliefs représentent des lotus, des dragons et des nuages. Et chaque souverain, à son heure, est enseveli et muré de la même façon, — au milieu d’une zone de forêt aussi vaste et aussi solitaire.

Nous arrivons donc au pied de ce morceau de colline et de ce rempart, arrêtés dans notre visite par le lugubre écran de faïence jaune et verte, qui sera le terme de notre voyage de quarante lieues : un écran carré d’une vingtaine de pieds de côté, encore éclatant de vernis et de couleurs, sur les grisailles des briques murales et de la terre.

Ici les corbeaux, comme s’ils devinaient la sinistre chose qu’on leur cache au cœur de la montagne taillée, sont groupés en masse et nous accueillent par un concert de cris.

Et, en face de l’écran de faïence, un bloc, un autel de marbre à peine dégrossi, d’une simplicité brutale qui contraste avec les splendeurs du temple et de l’avenue, est dressé en plein air ; il supporte une espèce de brûle-parfums, fait en une matière tragique et inconnue, et deux ou trois objets symboliques d’une rudesse intentionnelle. On reste confondu devant la forme étrange, la barbarie quasi primitive de ces dernières et suprêmes choses, là, tout près de ce seuil ; leur aspect est pour causer je ne sais quelle indéfinissable épouvante… De même, jadis, dans la sainte montagne de Nikko, où dorment les empereurs de l’ancien Japon, après la féerique magnificence des temples en laque d’or, devant la petite porte de bronze de chaque sépulcre, je m’étais heurté au mystère d’un autel de ce genre, supportant deux ou trois emblèmes frustes, inquiétants comme ceux-ci par leur fausse naïveté barbare…

Il y a, paraît-il, dans ces souterrains des Fils du Ciel, des trésors, des pierreries, du métal follement entassés. Les gens qui font autorité en matière de chinoiserie affirmaient à nos généraux qu’autour du cadavre d’un seul empereur, on aurait trouvé de quoi payer la rançon de guerre réclamée par l’Europe, et que, d’ailleurs, la simple menace de violer l’un quelconque de ces tombeaux d’ancêtres eût suffi à ramener la régente et son fils à Pékin, soumis et souples, accordant tout.

Heureusement pour notre honneur occidental, aucun des alliés n’a voulu de ce moyen. Et les écrans de céramiques jaunes et vertes n’ont point été défoncés ; même les moindres dragons ou lotus, en saillies frêles, y sont restés intacts. On s’est arrêté là. Les vieux empereurs, derrière leurs murs éternels, ont dû tous entendre sonner de près les clairons de l’armée « barbare » et battre ses tambours ; mais chacun d’eux a pu se rendormir ensuite dans sa nuit, tranquille comme devant, au milieu de l’inanité de ses fabuleuses richesses.

  1. Il s’agit ici non pas des tombeaux des Mings, qui ont été explorés depuis de longues années par tous les Européens de passage à Pékin, mais des tombeaux des empereurs de la dynastie actuelle, dont les abords mêmes avaient toujours été interdits.
  2. Ses sujets ont fait graver sur la stèle une inscription souhaitant à leur souverain de vivre dix mille fois dix mille ans.
  3. Le commandant de Fonssagrive, le capitaine Delclos.