Les Derniers Jours de Pékin (Loti)/08

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Calmann Lévy, éditeur (p. 429-464).


VIII

Les derniers jours de Pékin




I


Pékin, mercredi 1er mai.

Je suis rentré hier de ma visite aux tombeaux des empereurs, après trois journées et demie de voyage comme dans la brume, par « vent jaune », sous un lourd soleil obscurci de poussière. Et me voici de nouveau dans le Pékin impérial, auprès de notre général en chef, dans ma même chambre du Palais du Nord. Le thermomètre hier marquait 40° à l’ombre ; aujourd’hui, 8° seulement (trente-deux degrés d’écart en vingt-quatre heures) ; un vent glacé chasse des gouttes de pluie mêlées de quelques flocons blancs, et, au-dessus du Palais d’Été, les proches montagnes sont toutes marbrées de neige. — Il se trouve cependant des personnes en France pour se plaindre de la fragilité de nos printemps !

Mon expédition terminée, je devais reprendre aussitôt la route de Takou et de l’escadre ; mais le général, qui donne demain une grande fête aux états-majors des armées alliées, a bien voulu m’y inviter et me retenir, et il a fallu de nouveau télégraphier à l’amiral, lui demander au moins trois jours de plus.

Le soir, sur l’esplanade du Palais de la Rotonde, je me promène en compagnie du colonel Marchand, par un crépuscule de mauvais temps, tourmenté, froid, assombri avant l’heure sous des nuages rapides que le vent déchire, et, dans les éclaircies, on aperçoit, là-bas sur les montagnes du Palais d’Été, toujours cette neige tristement blanche, en avant des fonds obscurs…

Autour de nous, il y a un grand désarroi de fête, qui contraste avec le désarroi de bataille et de mort que j’avais connu ici même, l’automne dernier. Des zouaves, des chasseurs d’Afrique s’agitent gaiement, promènent des échelles, des draperies, des brassées de feuillage et de fleurs. Autour de la belle pagode, toujours éclatante d’émail, de laque et d’or, les vieux cèdres centenaires sont déguisés en arbres à fruits ; leurs branches presque sacrées supportent des milliers de ballons jaunes, qui semblent de grosses oranges. Et des chaînettes vont de l’un à l’autre, soutenant des lanternes chinoises en guirlandes.

C’est lui, le colonel Marchand, qui a accepté d’être l’organisateur de tout. Et il me demande :

— Pensez-vous que ce sera bien ! Là, vraiment, pensez-vous que ça sortira un peu de la banalité courante ? C’est que, voyez-vous, je voudrais faire mieux que ce qu’ont déjà fait les autres…

Les autres, ce sont les Allemands, les Américains, tous ceux des Alliés qui ont déjà donné des fêtes avant les Français. — Et depuis cinq ou six jours, il a déployé une activité fiévreuse, mon nouvel ami, pour réaliser son idée de faire quelque chose de jamais vu, travaillant jusqu’au milieu des nuits, avec ses hommes auxquels il a su communiquer son ardeur, mettant à cette besogne de plaisir la même volonté passionnée qu’il mit jadis à conduire à travers l’Afrique sa petite armée de braves. De temps à autre, cependant, son sourire, tout à coup, témoigne qu’ici il s’amuse, — et ne prendrait point au tragique la déroute possible, si le vent et la neige venaient à bouleverser la féerie qu’il rêve.

Non, mais c’est ennuyeux tout de même, ce temps, ce froid ! Que devenir, puisque ça doit se passer justement en plein air, sur ces terrasses de palais, battues par tous les souffles du Nord ? Et les illuminations, et les velums tendus ? Et les femmes, qui vont geler, dans leurs robes du soir ?… Car il y aura même des femmes, ici, au cœur de la « Ville jaune »…

Or, voici que tout à coup une rafale vient briser, une file de girandoles à pendeloques de perles, déjà suspendues aux branches des vénérables cèdres, et chavirer une rangée de ces pots de fleurs que l’on a déjà montés ici par centaines, pour rendre la vie à ces vieux jardins dévastés…

Jeudi 2 mai.

Des émissaires ont été lancés aux quatre coins de Pékin, annonçant que la fête de ce soir était remise à samedi, pour laisser passer la bourrasque. Et il m’a fallu demander encore par dépêche à l’amiral une prolongation de liberté. J’étais parti pour trois jours et serai resté près d’un mois dehors ; je porte maintenant des chemises, des vestes, empruntées de ci de là, à des camarades de l’armée de terre.

J’ai l’honneur de déjeuner ce matin chez notre voisin de « Ville jaune », le maréchal de Waldersee.

Dans une partie de son palais que les flammes n’ont pas atteinte, une grande salle, en marqueteries, en boiseries à jours ; le couvert est dressé là pour le maréchal et son état-major, — tout ce monde, correct, sanglé, irréprochablement militaire, au milieu de la fantaisie chinoise d’un tel cadre.

C’est la première fois de ma vie que je viens m’asseoir à une table d’officiers allemands, et je n’avais pas prévu la soudaine angoisse d’arriver en invité au milieu d’eux… Ces souvenirs d’il y a plus de trente ans ! Les aspects particuliers que prit pour moi l’année terrible !…

Oh ! ce long hiver de 1870, passé à errer avec un mauvais petit bateau, dans les coups de vent, sur les côtes prussiennes ! Mon poste de veille, presque enfant que j’étais alors, dans le froid de la hune, et la silhouette, si souvent aperçue à l’horizon noir, d’un certain Kœnig-Wilhelm lancé à notre poursuite, devant lequel il fallait toujours fuir, tandis que ses obus, derrière nous, sautillaient parfois sur l’eau glacée… Le désespoir alors de sentir notre petit rôle si inutile et sacrifié, au milieu de cette mer !… On ne savait même rien, que longtemps après ; les nouvelles nous arrivaient là-bas si rares, dans les sinistres plis cachetés qu’on ouvrait en tremblant… Et, à chaque désastre, à chaque récit des cruautés allemandes, ces rages qui nous venaient au cœur, un peu enfantines encore dans l’excès de leur violence, et ces serments qu’on faisait entre soi de ne pas oublier !… Tout cela, pêle-mêle, ou plutôt la synthèse rapide de tout cela, se réveille en moi, à la porte de cette salle du déjeuner, même avant que j’aie passé le seuil, rien qu’à la vue des casques à pointe accrochés aux abords, et j’ai envie de m’en aller…

J’entre, et cela s’évanouit, cela sombre dans le lointain des années : leur accueil, leurs poignées de main et leurs sourires de bon aloi m’ont presque rendu l’oubli en une seconde, l’oubli momentané tout au moins… Il semble d’ailleurs qu’il n’y ait pas, entre eux et nous, ces antipathies de race, plus irréductibles que les rancunes aiguës d’une guerre.

Pendant le déjeuner, leur palais chinois, habitué à entendre les gongs et les flûtes, résonne mystérieusement des phrases de Lohengrin ou de l’Or du Rhin, jouées un peu au loin par leur musique militaire. Le maréchal aux cheveux blancs a bien voulu me placer près de lui, et, comme tous ceux des nôtres qui ont eu l’honneur de l’approcher, je subis le charme de son exquise distinction, de sa bienveillance et de sa bonté.

Vendredi 3 mai.

Autour de nous, l’immense Pékin, qui achève de se repeupler comme aux anciens jours, est très occupé de funérailles. Les Chinois, l’été dernier, s’entretuaient dans leur ville ; aujourd’hui ils s’enterrent. Chaque famille a gardé ses cadavres à la maison durant des mois comme c’est l’usage, dans d’épais cercueils de cèdre qui atténuaient un peu l’odeur des pourritures ; on apportait tous les jours aux morts des repas et des cadeaux, on leur brûlait des cires rouges, on leur faisait des musiques, on leur jouait du gong et de la flûte, dans la continuelle crainte de ne pas leur rendre assez d’honneur, d’encourir leurs vengeances et leurs maléfices. C’est l’époque maintenant de les conduire à leur trou, avec des suites d’un kilomètre de long, avec encore des flûtes et des gongs, d’innombrables lanternes et des emblèmes dorés qui se louent très cher ; on se ruinera ensuite pour les monuments et les offrandes ; on ne dormira plus, de peur de les voir revenir. Je ne sais qui a si bien défini la Chine : « Un pays où quelques centaines de millions de Chinois vivants sont dominés et terrorisés par quelques milliards de Chinois morts. » Le tombeau, partout et sous toutes ses formes, on ne rencontre pas autre chose dans la plaine de Pékin. Quant à tous ces bocages de cèdres, de pins et de thuyas, ce ne sont que des parcs funéraires, murés de doubles ou de triples murs, chaque parc le plus souvent consacré à un seul mort, qui retranche ainsi aux vivants une place énorme.

Un lama défunt, chez lequel je pénètre aujourd’hui, occupe pour son compte deux ou trois kilomètres carrés. Dans son parc, les vieux arbres, à peine feuillus, tamisent légèrement ce soleil chinois, qui, après la neige d’hier, recommence d’être brûlant et dangereux. Au centre, il y a son mausolée de marbre, pyramide de petits personnages, amas de fines sculptures blanches qui vont s’effilant en fuseau vers le ciel et se terminent par une pointe d’or ; çà et là, sous les cèdres, des vieux temples croulants, voués jadis à la mémoire de ce saint homme, enferment dans leur obscurité des peuplades d’idoles dorées qui s’en vont en poussière. Dehors, le sol de cendre, où l’on ne marche jamais, est jonché des pommes résineuses tombées des arbres et des plumes noires des corbeaux qui vivent par centaines dans ce lieu de silence ; l’avril cependant y a fait fleurir quelques tristes giroflées violettes, comme dans le bois impérial, et quantité de tout petits iris de même couleur. À l’horizon, au bout de la plaine grise, la muraille de Pékin, la muraille crénelée qui semble enfermer une ville morte, s’en va si loin qu’on ne la voit pas finir.

Et tous les bois funéraires, dont la campagne est encombrée, ressemblent à celui-là, contiennent les mêmes vieux temples, les mêmes idoles et les mêmes corbeaux.

Ces plaines du Petchili sont une immense nécropole, où chaque vivant tremble d’offenser quelqu’un des innombrables morts.

Pékin naturellement se rebâtit en même temps qu’il se repeuple ; mais, à la hâte, avec les petites briques noirâtres des décombres, et les rues nouvelles ne retrouveront sans doute jamais le luxe des façades d’autrefois, en dentelle de bois doré.

La grande artère de l’Est, à travers la « Ville tartare », est ce qui demeure le plus intact de l’ancien Pékin, et la vie y redevient intense, fourmillante, presque terrible. Sur une longueur d’une lieue, l’avenue de cinquante mètres de large, magnifique de proportions, mais défoncée, ravinée, coupée de trous sournois et de cloaques, est envahie par des milliers de tréteaux, de cabanes, de tentes dressées, ou de simples parasols fichés en terre ; et ce sont les rôtisseurs de chiens, les bouilleurs de thé, les gens qui servent des boissons horribles ou des viandes effroyables, — dans de toujours délicieuses porcelaines, éclatantes de peinturlures ; ce sont les charlatans, les acupunctaristes, les guignols, les musiciens, les conteurs et les conteuses d’histoires. La foule, au milieu de tout cela, évolue à grand’peine, divisée en une infinité de courants divers, par tant de petites boutiques ou de petits théâtres, comme se diviseraient les eaux d’un fleuve au milieu d’îlots, et c’est un remous de têtes humaines, incessant et tourmenté, noirci de crasse et de poussière. Des vociférations montent de toutes parts, rauques ou mordantes, d’un timbre inconnu à nos oreilles, accompagnées de violons qui grincent sur des peaux de serpents, de bruits de gongs et de bruits de sonnettes. Les caravanes cependant, les énormes chameaux de Mongolie qui tout l’hiver encombraient les rues de leurs défilés sans fin, ont disparu vers les solitudes du Nord, avec leurs conducteurs au visage plat, fuyant le soleil qui sera bientôt torride ; mais ils sont remplacés, — sur le milieu bossu de la chaussée réservé aux bêtes et aux attelages, — par des files de petits chevaux, des files de petites voitures, et on entend partout claquer les fouets.

Et au pied des maisons, durant des kilomètres, par terre, sur les immondices ou sur la boue, l’extravagante foire à la guenille commencée l’automne dernier s’étale encore, piétinée par les passants : débris de tant d’incendies et de pillages, que l’on ne finira jamais de vendre, défroques magnifiquement brodées mais qui ont été un peu sanglantes, bouddhas, magots, bijoux, perruques de morts, vases ébréchés ou précieux cassons de jade.

Au-dessus de tant de choses saugrenues, au-dessus de tant de tapage et de tant de poussière, la plupart de ces maisons, en contraste avec la pouillerie des foules, sont étourdissantes de sculptures et d’éclat ; finement fouillées en plein bois et finement dorées depuis la base jusqu’en haut. Dans le cèdre épais des façades, d’infatigables artistes ont taillé, avec ces patiences et ces adresses chinoises qui nous confondent, des myriades de petits bonshommes, ou de monstres, ou d’oiseaux, parmi des fleurs, ou sous des arbres dont on compterait les feuilles. Les dorures de tous ces minutieux sujets, atténuées par places, sont le plus souvent restées étincelantes, grâce à ce climat presque sans pluie.

Et en haut, sur les couronnements, sur les corniches festonnées, c’est toujours le domaine des chimères d’or, qui tirent la langue, qui ricanent, qui louchent, qui ont l’air prêtes à s’élancer vers le ciel, ou à descendre pour déchirer les passants.

L’été dernier, dans les grands incendies Boxers, elles flambaient chaque jour par centaines, ces étonnantes façades, qui représentaient une somme incalculable de travail humain, et qui faisaient de Pékin une vieille chinoiserie tout en or, un si extraordinaire musée de bois sculptés, que les hommes d’aujourd’hui n’auront plus jamais le temps d’en reconstituer un pareil.
Samedi 4 mai.

C’est ce soir, décidément, la fête donnée par notre général aux états-majors des alliés.

D’abord, en attendant la nuit, une fête entre Français : l’inauguration d’un boulevard dans notre quartier, dans notre secteur ; du Pont de Marbre à la Porte Jaune, un long boulevard dont la confection a été confiée au colonel Marchand et qui portera le nom de notre général. Pékin, depuis l’époque lointaine et pompeuse où fut tracé son réseau d’avenues pavées, n’avait jamais revu chose pareille : une voie libre, unie, sans précipices ni ornières, où les voitures peuvent courir grand train entre deux rangs de jeunes arbres.

Il y a foule pour assister à cette inauguration. Des deux côtés de la chaussée neuve, sablée de frais et encore vide, qui est d’un bout à l’autre barrée par des piquets et des cordes, — des deux côtés, il y a tous nos soldats, quelques soldats allemands aussi, car ils voisinent beaucoup avec les nôtres, et puis les Chinois et les Chinoises d’alentour en robes de fête. Les bébés charmants et drôles, aux yeux de chat bien tirés vers les tempes, occupent le premier rang, à toucher les cordes tendues ; quelques-uns même se font porter par nos hommes pour voir de plus haut, et un grand zouave se promène avec deux petites Chinoises de trois ou quatre ans, une sur chaque épaule. Il y a du monde perché sur les toits, plusieurs de nos malades, là-bas, sont debout sur les tuiles de notre hôpital, et des chasseurs d’Afrique ont escaladé, pour avoir des places de choix, le clocher gothique de l’église, qui domine tout, avec son large drapeau tricolore déployé dans l’air.

Des pavillons français, il y en a sur toutes les portes des Chinois, il y en a partout sur des perches, groupés en trophées avec des lanternes et des guirlandes. On dirait d’une sorte de « 14 Juillet », un peu exotique et étrange ; si c’était en France, la décoration serait banale à faire sourire ; ici, au cœur de Pékin, elle devient touchante et même grande, surtout à l’arrivée des musiques militaires, quand éclate notre Marseillaise.

L’inauguration, cela consiste simplement en un temps de galop, une espèce de charge à fond de train exécutée, sur le sable encore vierge, par tous les officiers français, depuis la Porte Jaune jusqu’à l’autre extrémité de ce boulevard, où notre général les attend, sur une estrade enguirlandée de verdure par les soldats, et leur offre en souriant du champagne. Après, on enlève les frêles barrières, la foule déborde gaiement, les petits aux yeux de chat prennent leur course sur ce beau sol passé au rouleau, et c’est fini.

Quand nous serons repartis tous pour la France, quand Pékin sera entièrement rendu aux Chinois, qui ont sur la voirie des idées subversives, cette Avenue du Général-Voyron — qu’ils font pourtant mine d’apprécier — ne durera pas, je le crains, plus de deux hivers.


II


Huit heures du soir. Dans le long crépuscule de mai, qui est maintenant près de finir, les lanternes étranges, en verre, ruisselantes de perles, ou bien en papier de riz, ayant forme d’oiseaux et de lotus, se sont allumées partout, aux branches des vieux cèdres, sur l’esplanade de ce palais de la Rotonde, que j’ai connue jadis plongée dans un si morne abîme de tristesse et de silence… Cette nuit, ce sera le mouvement, la vie, la gaie lumière. Déjà, dans le merveilleux décor qui s’illumine, vont et viennent des gens en habits de fête, officiers de toutes les nations d’Europe, et Chinois aux longues robes soyeuses, coiffés du chapeau officiel d’où retombent des plumes de paon. Une table pour soixante-dix convives est dressée sous des tentes, et nous attendons la foule disparate de nos invités.

Suivis de petits cortèges, ils arrivent des quatre coins de Pékin, les uns à cheval, les autres en voiture, ou en pousse-pousse, ou en palanquin somptueux. Sitôt qu’un personnage de marque émerge d’en bas, par la porte peinte et dorée du plan incliné, une de nos musiques militaires qui guettait son apparition, lui joue l’air national de son pays. L’hymne russe succède à l’hymne allemand ; ou l’hymne japonais à la « Marche des Bersaglieri ». Nous entendrons même l’air chinois, car on apporte pompeusement un large papier rouge : la carte de visite de Li-Hung-Chang, qui est en bas et qui, suivant l’étiquette, se fait annoncer avant de paraître. Ensuite, précédés de cartes pareilles, nous arrivent le grand Justicier de Pékin, et le Représentant extraordinaire de l’Impératrice. Ils assisteront à notre fête, les princes de la Chine, amenés dans des palanquins de gala, avec escorte de cavalerie, et ils font leur entrée, le visage fermé et le regard en dedans, suivis d’un flot de serviteurs vêtus de soie. Ç’a été dur de les avoir, ceux-là ! Mais le colonel Marchand, autorisé par notre général, s’était fait un point d’honneur de les décider. Au milieu de nos uniformes d’occident se multiplient les robes mandarines et les chapeaux pointus à bouton de corail. Et leur présence à ce festin des barbares, en pleine « Ville impériale » profanée, restera l’une des plus singulières incohérences de nos temps.

Une tablée comme on n’en avait jamais vu, les pieds sur des tapis impériaux qui semblent d’épais velours jaunes. Les obligatoires gerbes de fleurs, arrangées dans des cloisonnés géants, sans âge et sans prix, qui sont sortis pour un soir des réserves de l’Impératrice. À la place d’honneur, le maréchal de Waldersee à côté de la femme de notre ministre de France ; ensuite, deux évêques en robe violette ; des généraux et des officiers des sept nations alliées ; cinq ou six toilettes claires de femme, et enfin trois grands princes de la Chine, énigmatiques dans leurs soies brodées, les yeux à demi cachés sous leurs chapeaux de cérémonie à plumes retombantes.

Sur la fin de ce dîner étrange, subversif et profanateur, quand les roses commencent à pencher la tête dans les grands vases précieux, notre général, en terminant son toast au champagne, s’adresse à ces princes Jaunes : « Votre présence parmi nous, leur dit-il, prouve assez que nous ne sommes pas venus ici pour faire la guerre à la Chine, mais seulement à une secte abominable, etc… »

Le Représentant de l’Impératrice, alors, relève la balle avec une souplesse d’Extrême-Asie, et sans qu’un pli ait bronché sur son masque jaune de cour, il répond, lui qui a été sournoisement un enragé Boxer : « Au nom de sa Majesté Impériale Chinoise, je remercie les généraux européens d’être venus prêter main-forte au Gouvernement de notre pays, dans une des crises les plus graves qu’il ait jamais traversées. »

Petit silence de stupeur, et les coupes se vident.

L’esplanade, pendant le banquet, s’est considérablement peuplée d’uniformes et de dorures : quelques centaines d’officiers de tout pelage, de toute couleur conviés à la soirée. Et les toasts ayant pris fin sur cette réplique chinoise, je vais m’accouder au rebord des terrasses pour voir arriver, de haut et de loin, notre retraite aux flambeaux.

En sortant de dessous ce vélum et ces ramures de cèdres, toutes choses un peu emprisonnantes qui masquaient la vue, c’est une surprise et un enchantement, ces bords du lac impérial, ce grand paysage de mélancolie et de silence, — en temps ordinaire, lieu de ténèbres s’il en fut jamais, dès la tombée des nuits, bien inquiétant et noir, sur lequel semblait planer un éternel deuil, — et qui vient de s’éclairer, cette fois, comme pour quelque fantastique apothéose.

Il y avait de nos soldats cachés partout, dans les vieux palais morts, dans les vieux temples épars au milieu des arbres, et en moins d’une heure, grimpant de tous côtés sur les tuiles d’émail, ils ont allumé d’innombrables lanternes rouges, des cordons de feux qui dessinent la courbe des toits à étages multiples, la chinoiserie des architectures, l’excentricité des miradors et des tours. Une raie lumineuse court le long du lac tragique, dans les herbages encore receleurs de cadavres. Jusque sur ses rives les plus lointaines, jusqu’en ses fonds qui d’habitude étaient les plus noirs, ce parc des Ombres, où cependant tout reste morne et dévasté, donne une illusion de fête. Le vieux donjon de l’Île des Jades, qui dormait dans l’air avec son idole affreuse, se réveille tout à coup pour lancer des gerbes d’étincelles et des fusées bleues. Et les gondoles de l’Impératrice, si longtemps immobiles et un peu détruites, se promènent cette nuit sur le miroir de l’eau, illuminées comme à Venise. Un semblant de vie ranime toutes ces choses, tous ces fantômes de choses, pour un seul soir. Et on ne reverra jamais, jamais cela, que personne n’avait jamais vu.

Quel contraste déroutant, avec ce que j’avais coutume de contempler l’année dernière du haut de ces mêmes terrasses, à la chute des crépuscules d’automne, quand j’étais le seul habitant de ce palais ! Sur les bords du lac, ces groupes en costume de bal, à la place des cadavres, mes seuls et obstinés voisins d’antan — qui demeurent encore tous là, bien entendu, mais qui ont achevé de faire dans la vase leur très lent plongeon sans retour. Et cette douce tiédeur d’une soirée de mai, au lieu du froid glacial qui me faisait frissonner dès que l’énorme soleil rouge commençait de s’éteindre !

Au premier plan, à l’entrée du Pont de Marbre, le grand arc de triomphe chinois, avec ses diableries, ses cornes et ses griffes, mis en valeur par un amas de lanternes proches, resplendit de dorures sur le ciel nocturne. Ensuite, traversant le sombre lac, c’est le pont très éclairé, et qui semble lumineux par lui-même dans le rayonnement de son éternelle blancheur. Au loin, enfin, toute l’ironique fantasmagorie des palais vides et des pagodes vides émerge de l’obscurité des arbres et reflète dans les eaux ses lignes de feux, parmi les petites îles des lotus.

Ils se répandent un peu partout, nos cinq cents invités, au bord du lac sous la verdure printanière des saules, par groupes sympathiques, ou bien le long du Pont de Marbre, ou bien encore dans les gondoles impériales. À mesure qu’ils descendent de ces terrasses de la Rotonde, on leur remet à chacun une lanterne peinturlurée, au bout d’un bâtonnet, et tous ces ballons de couleur se disséminent au hasard des sentiers, sont bientôt, dans les lointains, comme une peuplade de vers-luisants.

De là-haut où je suis resté, on distingue des femmes, en manteau clair du soir, s’en allant au bras d’officiers sur les dalles blanches du pont, ou bien assises à l’arrière des longues barques de l’Impératrice que des rameurs mènent doucement… Et combien c’est inattendu de voir ces Européennes, — presque toutes, celles-là même qui avaient enduré les tortures du siège, — se promener si tranquilles, dans leur toilette de dîner, au milieu du repaire jadis fermé et terrible de ces souverains par qui leur mort avait été sourdement préparée ! Le lieu décidément a perdu toute son horreur, et c’est même fini pour l’instant du vague effroi qui, hier encore, se dégageait des lointains peuplés de vieux arbres et de ruines ; il y a tant de lumières, tant de monde, tant de soldats, jusque dans les fonds reculés, sous bois, que toutes les formes vagues de revenants ou de mauvais esprits, ce soir, ont dû s’évanouir.

Quelque chose commence de se faire entendre, comme un roulement de tonnerre qui s’approcherait, et c’est l’ensemble d’une cinquantaine de tambours, annonçant que la retraite arrive. Elle a dû se former à la Porte Jaune, pour suivre l’avenue inaugurée aujourd’hui, et venir se disperser devant nous, au pied du Palais de la Rotonde. Ses lumières d’avant-garde apparaissent là-bas, à la tête du Pont de Marbre, et voici qu’elle s’engage sur le magnifique arceau blanc. La cavalerie, l’infanterie, les musiques semblent couler vers nous, avec un fracas de cuivres et de tambours à faire crouler les murailles sépulcrales de la « Ville violette », — et, au-dessus de ces milliers de têtes de soldats, les lanternes coloriées, d’une extravagance chinoise, en grappes, en gerbes sur de longues perches, se balancent au pas des chevaux, ou bien au rythme des épaules humaines.

Les troupes sont passées, mais le défilé ne paraît pas près de finir. Aux marches que jouaient nos musiques, succède tout à coup un autre fracas, d’un exotisme aigu, délirant, qui trouble les nerfs : des gongs, des sistres, des cymbales, des clochettes. En même temps se dessinent, gigantesques, des étendards verts et jaunes, tout tailladés, d’une fantaisie essentiellement étrangère, d’une proportion inusitée. Et, sur le beau Pont de Marbre, s’avancent des compagnies de personnages longs et minces, aux enjambées étonnantes, qui se dandinent comme des ours : mes échassiers d’Y-Tchéou, de Laï-Chou-Chien, de la région des tombeaux, qui ont fait de gaieté de cœur trois ou quatre jours de voyage pour venir figurer à cette fête française ! Derrière eux, annoncés par un crescendo des gongs, des cymbales, et de toutes les ferrailles diaboliques de la Chine, les grands dragons arrivent aussi, les bêtes rouges et les bêtes vertes, longues de vingt mètres. On a trouvé le moyen de les éclairer par en dedans ; elles ont l’air d’être incandescentes ce soir, les bêtes rouges et les bêtes vertes ; au-dessus des têtes de la foule, elles ondulent, elles se tordent, comme feraient des serpents de soufre, des serpents de braise, au milieu de quelque bacchanale de l’enfer bouddhique. Et l’immense décor que les eaux reflètent, le décor de palais et de pagodes aux toits multiples, aux angles cornus, est précisé toujours par ses lignes de feux rouges, dans la nuit sans lune, lourdement nuageuse. Et le donjon de l’Île des Jades, qui domine ici toutes choses, continue de lancer sa pluie d’étincelles, sur son piédestal de rochers et de vieux cèdres noirs.

Quand sont passés les grands serpents, au cliquetis de ferrailles, au son fêlé des cymbales tartares, le Pont de Marbre continue de déverser au pied de notre palais un flot humain sur la rive, mais un flot plus irrégulier, qui a des poussées tumultueuses et d’où s’échappe une clameur formidable. Et c’est le reste de nos troupes, les soldats libres, qui suivent la retraite, avec des lanternes aussi, des grappes de lanternes balancées, en chantant la Marseillaise à pleine poitrine, ou bien Sambre-et-Meuse. Et les soldats allemands sont avec eux, bras dessus bras dessous, grossissant cette houle puissante et jeune, et donnant de la voix à l’unisson, accompagnant de toutes leurs forces nos vieux chants de France…

Invraisemblable, ce dîner de Babel, ce toast des princes chinois, cette Marseillaise allemande !…

Minuit. Les myriades de petites lanternes rouges ont achevé de se consumer, aux corniches des vieux palais, des pagodes désolées, aux rebords des toits d’émail. L’obscurité et le silence coutumiers sont revenus peu à peu sur le lac et dans les lointains du bois impérial, parmi les arbres et les ruines. Les princes chinois se sont éclipsés discrètement, suivis de leurs soyeux cortèges, et emportés très vite dans leurs palanquins, loin d’ici, vers leurs demeures, à travers la ville pleine d’ombre.

Et maintenant c’est l’heure du cotillon, — après un bal forcément très court, un bal qui semblait une gageure contre l’impossible, car on avait réuni à peine dix danseuses pour près de cinq cents danseurs, et encore en y comprenant une gentille petite fille d’une douzaine d’années, une institutrice, tout ce que Pékin renfermait d’Européennes. Cela se passe dans la belle pagode dorée, convertie pour ce soir en salle de bal ; cela se danse au milieu de trop d’espace vide, devant les yeux toujours baissés de cette grande déesse d’albâtre, en robe d’or, qui, l’automne dernier, était ma compagne, avec certain chat blanc et jaune, dans la solitude absolue de ce même palais. Pauvre déesse ! On a improvisé ce soir un parterre d’iris naturels à ses pieds, et le fond dévasté de son autel a été garni d’un satin bleu aux cassures magnifiques, sur lequel sa personne se détache idéalement blanche, tandis que resplendit davantage sa robe d’or ourlée de petites pierres étincelantes.

On a eu beau faire cependant, on a eu beau éclairer ce sanctuaire, le remplir de lanternes en forme de fleurs et d’oiseaux, c’est une trop bizarre salle de bal ; il y reste des obscurités dans les coins, en haut surtout, vers les ors de la voûte. Et cette déesse qui préside, trop mystérieusement pâle, devient gênante, avec son sourire qui semble prendre en pitié ces puérilités et ces sauteries occidentales, avec la persistance de ses yeux baissés comme pour ne pas voir. Ce sentiment de gêne sans doute n’est pas chez moi seul, car la jeune femme qui menait le cotillon, prise de je ne sais quelle fantaisie soudaine, se sauve dehors, emportant l’accessoire de la figure commencée, — un tambour de basque, — entraînant à sa suite les danseurs, les danseuses, les inutiles qui regardaient, et le temple se vide, et le pauvre petit cotillon d’exil s’en va tournoyer assez languissamment en plein air, mourir sous les cèdres de l’esplanade, où quelques lanternes éclairent encore.

Une heure du matin. La plupart des invités sont partis, ayant des kilomètres à faire, dans l’obscurité et les ruines, pour regagner leur logis. Quelques « alliés, » particulièrement fidèles, nous restent, il est vrai, autour du buffet où le champagne coule toujours, en des toasts de plus en plus chaleureux pour la France…

Le palais où j’habite encore pour quelques heures n’est qu’à cinq ou six cents mètres d’ici, de l’autre côté de l’eau. Et je m’en allais solitairement à pied, j’étais déjà sur le plan incliné qui descend au Lac des Lotus, quand quelqu’un me rappelle :

— Attendez-moi, j’irai vous reconduire un bout de chemin, ça me reposera !

C’est le colonel Marchand, et nous voici cheminant ensemble, sur la blancheur du Pont de Marbre. Un grand suaire de nuit et de silence est retombé sur toutes choses dans cette « Ville impériale » que nous avions remplie de musiques et de lumières, pour une soirée.

— Eh bien, me demande-t-il, comment était-ce ? Quelle impression en avez-vous ?

Et je lui réponds, ce que je pense en effet, c’est que c’était magnifiquement étrange, dans un cadre comme il n’en existe pas.

Cependant il est plutôt mélancolique, cette nuit, mon ami Marchand, et nous ne causons guère, nous entendant à demi-mot.

Mélancolie des fins de fête, qui peu à peu nous enveloppe, en même temps que l’obscurité revenue… Brusque évanouissement, dans le passé, d’une chose — futile, c’est vrai, — mais qui nous avait surmenés pendant quelques jours et distraits des préoccupations de la vie : il y a de cela d’abord…

Mais il y a aussi un autre sentiment, que nous éprouvons tous deux à cette heure, et dont nous nous faisons part l’un à l’autre, presque sans paroles, tandis que les dalles de marbre rendent leur petit son clair, sous nos talons, dans ce silence de minute en minute plus solennel. Il nous semble que cette soirée vient de consacrer d’une manière irrémédiable l’effondrement de Pékin, autant dire l’effondrement d’un monde. Quoi qu’il advienne, l’étonnante cour asiatique reparaîtrait-elle même ici, ce qui est bien improbable, Pékin est fini, son prestige tombé, son mystère percé à jour.

Cette « Ville impériale », pourtant, c’était un des derniers refuges de l’inconnu et du merveilleux sur terre, un des derniers boulevards des très vieilles humanités, incompréhensibles pour nous et presque un peu fabuleuses.


FIN