Les Deux Amiraux/Chapitre V

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 20p. 59-71).



CHAPITRE V.


Monarque et ministre sont des noms imposants
Quiconque les porte, a droit à nos devoirs.

Young.



Notre plan n’exige pas une description élaborée de la demeure de sir Wycherly. Elle n’avait été ni prieuré, ni abbaye, ni château ; elle avait été tout simplement construite pour son habitation et celle de sa postérité, par un sir Michel Wychecombe, il y avait deux ou trois siècles, et elle avait toujours été tenue en bon état depuis ce temps. Cette maison avait, suivant l’usage, des croisées étroites, une grande salle au rez-de-chaussée, des appartements lambrissés, des murailles crénelées et des tourelles à chaque angle. Elle n’était ni grande ni petite, ni belle ni laide, ni splendidement meublée ni négligée ; mais elle était commode et respectable.

Chacun des deux amiraux fut mis en possession d’une chambre et d’un cabinet de toilette dès qu’ils furent arrivés, et Atwood fut placé dans une chambre voisine de celle de son officier supérieur, pour être à sa portée, si celui-ci avait besoin de ses services. Sir Wycherly avait un caractère naturellement hospitalier ; mais sa situation retirée lui avait donné un goût pour la compagnie qui avait encore augmenté cette disposition. Il était entendu que sir Gervais passerait la nuit chez lui, et il espérait décider Bluewater à en faire autant. Le vieux baronnet avait ordonné qu’on préparât des lits pour Dutton, sa femme et sa fille ainsi que pour le lieutenant Wychecombe, qui ne pouvait tarder bien longtemps à être de retour.

La journée se passa de la manière ordinaire. Quand on eut déjeuné, chacun alla de son côté s’occuper comme bon lui semblait, suivant l’usage, à ce que nous croyons, de toutes les maisons de campagne de tous les pays et de tous les temps. Sir Gervais, qui avait envoyé chercher certains papiers à bord du Plantagenet, écrivit toute la matinée ; l’amiral Bluewater se promena tout seul dans le parc ; Atwood remplit ses fonctions de secrétaire ; sir Wycherly monta à cheval et alla inspecter les travaux des champs de ses domaines, et Tom Wychecombe prit une ligne et fit semblant d’aller pêcher ; mais il monta sur le promontoire, et rôda dans les environs de la maison de Dutton jusqu’à ce que le moment de retourner chez le baronnet fût arrivé. À l’heure convenable, sir Wycherly envoya sa voiture chercher les dames, et bientôt après la compagnie commença à se réunir dans le salon.

Quand sir Wycherly y arriva, il y trouva la famille Dutton, qui en était déjà en possession, et Tom qui faisait les honneurs de la maison. Il est inutile de dire que l’ancien master avait mis son plus bel uniforme, qui était extrêmement simple, ainsi que toute sa garde-robe. Sa fille était complètement remise du choc qu’elle avait éprouvé le matin, comme l’attestait l’aimable coloris de ses joues, et sa mise était exactement ce qu’elle devait être, simple, propre, et lui allant à ravir. Mistress Dutton était une matrone dont la figure n’était ni bien ni mal. Elle était fille de l’intendant des domaines d’un lord qui demeurait dans le même comté, et elle avait un air de souffrance morale qui était la suite de chagrins qu’elle n’avait jamais confiés à la compassion d’un monde insensible.

Le baronnet était tellement habitué à voir ses humbles voisins, qu’il s’était établi entre eux une sorte d’intimité. Sir Wycherly, qui n’était rien moins qu’un observateur attentif et intelligent, prenait intérêt, sans savoir pourquoi, à l’air de mélancolie profonde toujours empreint sur les traits de la mère, et bien certainement il ne soupçonnait pas le véritable motif de cette tristesse habituelle. Quant à sa fille, sa jeunesse et sa beauté n’avaient pas manqué de produire leur effet ordinaire, en lui faisant trouver un ami dans le vieux garçon. Il leur serra la main à tous avec beaucoup de cordialité, exprima à mistress Dutton le plaisir qu’il avait de la voir, et félicita Mildred d’avoir si promptement recouvré la santé.

— Je vois que Tom a été attentif à son devoir ; ajouta-t-il, tandis que j’étais retenu par un sot personnage qui avait une plainte à me faire, contre un braconnier. Le jeune Wycherly, mon homonyme, n’est pas encore arrivé, quoiqu’il y ait deux heures qu’il devrait être de retour, et M. Atwood vient de me dire que le vice-amiral n’est pas sans inquiétude pour ses dépêches. Je lui ai répondu que M. Wycherly Wychecombe, quoique je n’aie pas le bonheur de le compter parmi mes parents, et qu’il ne soit qu’un Virginien, est un jeune homme sur qui l’on peut compter, et que les dépêches sont en sûreté, quel que soit le motif qui peut retenir le courrier.

— Et pourquoi un Virginien ne serait-il pas aussi prompt, et ne mériterait-il pas autant de confiance qu’un Anglais, sir Wycherly ? demanda mistress Dutton. D’ailleurs un Virginien est Anglais, seulement il est séparé de nous par l’Océan.

Elle prononça ces mots avec beaucoup de douceur, ou du ton d’une femme habituée à ne pas donner un libre essor à ses sentiments. Cependant elle parlait avec une sorte de vivacité, et son accent sentait peut-être un peu le reproche, tandis que ses yeux se fixaient avec un intérêt bien naturel sur les beaux traits de sa fille.

— Sans doute, pourquoi non ? répliqua le baronnet ; les Américains sont Anglais comme nous ; seulement, ils sont nés hors du royaume, ce qui peut faire quelque différence, Ils sont sujets du même roi, et c’est beaucoup. Enfin ce sont des miracles de loyauté, car on assure qu’il y a à peine un jacobite dans toutes les colonies.

— M. Wycherly Wychecombe est un très-respectable jeune homme, dit Dutton, et j’entends dire qu’il est excellent marin pour son âge. Il n’a pas l’honneur d’appartenir à votre famille distinguée, comme M. Thomas que voilà ; mais il est probable qu’il se fera lui-même un nom. S’il venait à commander un bâtiment, et qu’il fît des prouesses comme il en a déjà fait. Sa Majesté le ferait probablement chevalier, et alors nous aurions deux sir Wycherly Wychecombe.

— J’espère qu’il n’en sera rien, s’écria le baronnet ; je crois qu’il doit y avoir une loi contre cela. Même dans l’état actuel des choses, je serai obligé d’écrire le mot — baronnet — à la suite de ma signature, afin d’éviter toute confusion, comme le faisait mon digne aïeul autrefois. Il n’y a pas plus de place en Angleterre pour deux — sir Wycherly, — que dans le monde pour deux soleils. — N’est-ce pas votre opinion, miss Mildred ?

Le baronnet avait souri de sa comparaison, montrant ainsi qu’il avait parlé moitié sérieusement, moitié en badinant ; mais comme sa question avait été faite d’une manière trop directe pour ne pas attirer l’attention générale, la pauvre fille, quoique un peu confuse, fut obligée d’y répondre.

— J’ose dire que M. Wychecombe ne parviendra jamais à un rang assez élevé pour vous mettre dans une telle difficulté, répondit-elle. Et c’était avec sincérité ; car, peut-être sans le savoir, elle désirait qu’il ne s’établît jamais une si grande différence entre elle et le jeune officier. — Mais si cela arrivait, ajouta-t-elle, je suppose que ses droits seraient aussi bons que ceux d’un autre, et qu’il devrait garder son nom.

— Dans un pareil cas, qui est assez invraisemblable, comme miss Mildred vient de le faire observer avec tant de raison, dit Tom, nous devrions nous résigner à le voir chevalier ; car ce titre dépend du bon plaisir du roi, qui peut créer chevalier un ramoneur, si bon lui semble. Mais quant au nom, c’est une question toute différente. La chose telle qu’elle est en ce moment n’est pas déjà trop bien mais s’il arrivait qu’il y eût deux sir Wycherly Wychecombe, je crois que mon oncle aurait tort de souffrir un pareil envahissement de ce qu’il peut appeler son individualité, sans faire quelque enquête sur le droit de ce jeune homme à prendre l’un ou l’autre de ces noms, ou tous les deux ; et le résultat pourrait prouver que d’un sir personne le roi a fait quelque chose.

Le ton de dépit et de sarcasme avec lequel il parlait ainsi était trop marqué pour qu’on n’y fît pas attention, et Dutton et sa femme sentirent qu’il leur serait désagréable de se mêler davantage à cette conversation. Cependant mistress Dutton, malgré sa soumission et sa retenue habituelles, sentit le feu lui monter au visage en voyant le sang se porter aux joues de Mildred, et elle découvrit la forte impulsion qui porta sa généreuse fille à se charger elle-même de répondre.

— Il y a plusieurs mois que nous connaissons M. Wychecombe, dit-elle en fixant d’un air calme son grand œil bleu sur la figure sinistre de Tom, et nous n’avons jamais rien vu en lui qui puisse nous faire penser qu’il porterait un nom ou des noms auxquels il ne croirait pas du moins avoir droit.

Elle parlait ainsi d’une voix pleine de douceur, mais si distincte, que chaque mot pénétra jusqu’au fond de l’âme de Tom Wychecombe, qui jeta un regard perçant et inquiet sur Mildred, comme pour s’assurer si elle avait voulu faire allusion à lui-même. Ne trouvant sur ses traits d’autre expression que celle d’un généreux intérêt, il reprit son empire sur lui-même, et répondit avec assez de sang-froid.

— En vérité, mistress Dutton dit-il en riant, nous autres jeunes gens, il faudra que nous descendions tous sur les côtes des rochers, suspendus au bout d’une corde, pour inspirer quelque intérêt à miss Mildred, et afin qu’elle prenne notre défense quand nous aurons le dos tourné. Un panégyriste si éloquent, si aimable, si charmant, est presque toujours sûr du succès ; et mon oncle et moi nous devons admettre le droit du jeune marin absent à porter notre nom, quoique, grâce à Dieu, il ne tienne encore ni le titre ni le domaine.

— J’espère n’avoir rien dit qui puisse vous déplaire, sir Wycherly, dit Mildred, appuyant sur le mot « vous, » tandis que la rougeur qui lui couvrait les joues la rendait mille fois plus attrayante que jamais. Rien ne me ferait plus de peine que l’idée d’avoir fait une chose si inconvenante. Je voulais seulement dire que nous ne pouvons croire M. Wycherly Wychecombe capable d’avoir pris volontairement un nom auquel il n’aurait pas droit.

— Ma chère enfant, dit le baronnet, lui prenant la main et lui baisant le front avec une tendresse paternelle, comme il l’avait fait bien des fois, il ne vous serait pas facile de me déplaire et je vous assure que le jeune homme est le bienvenu à porter mes deux noms, si vous le désirez.

— Et je voulais seulement dire, miss Mildred, reprit Tom, qui craignait d’avoir été trop loin, que ce jeune homme, sans qu’il ait de sa faute, ignore probablement comment lui sont arrivés deux noms qui depuis si longtemps appartiennent au chef d’une ancienne et honorable famille. Il y a maint jeune homme qui est digne d’être comte, mais que la loi considère… Il s’arrêta pour chercher une expression convenable. Le baronnet acheva la phrase :

— Comme filius nullius, Tom. C’est le mot. Je le tiens de la bouche de votre propre père.

Tom tressaillit, et jeta un coup d’œil furtif autour de lui pour s’assurer si quelqu’un soupçonnait la vérité. Il reprit ensuite la parole, désirant regagner le terrain qu’il craignait d’avoir perdu dans les bonnes grâces de Mildred.

— Filius nullius, miss Mildred, signifie exactement ce que je voulais exprimer : une famille sans origine connue. On dit que, dans les colonies, rien n’est plus commun que de voir des gens prendre les noms des grandes familles d’Angleterre, et au bout d’un certain temps s’imaginer qu’ils en font partie.

— Je n’ai jamais entendu M. Wychecombe dire un seul mot tendant à nous faire supposer qu’il était de cette famille, Monsieur, répondit Mildred d’un ton calme, mais distinct.

— L’avez-vous jamais entendu dire qu’il ne l’était pas, miss Mildred ?

— Non : mais c’est un sujet dont il a rarement été parlé en ma présence.

— Mais il en souvent été parlé devant lui. J’avouerai, sir Wycherly, qu’il m’a paru fort singulier que, tandis que vous et moi nous avons si souvent déclaré en sa présence qu’il n’existe aucune parenté entre notre famille et la sienne, il n’y ait jamais donné le moindre signe d’assentiment, quoiqu’il doive certainement savoir que c’est la vérité. Mais je suppose qu’en vrai colon il ne veut pas lâcher prise, il tient à la vieille souche.

En ce moment, l’arrivée de sir Gervais Oakes fit changer la conversation. Il avait un air de bonne humeur, ce qui est l’ordinaire aux gens qui ont été occupés d’affaires importantes, et qui trouvent un délassement dans le sentiment intime d’avoir fait leur devoir.

— Si l’on pouvait emporter avec soi sur mer les agréments d’une maison comme celle-ci, sir Wycherly, et y trouver des charmes aussi attrayants que les vôtres, jeune dame, dit sir Gervais avec gaieté après avoir salué la compagnie, on ne nous reprocherait plus d’être exclusifs, et tous les petits maîtres de Paris et de Londres voudraient se faire marins. Six mois passés dans la baie de Biscaye donnent à un vieux loup de mer comme moi du goût pour ce genre de jouissances, de même que la faim rend tous les mets excellents ; quoique je sois loin, très-loin de supposer qu’un repas quelconque puisse entrer en comparaison avec cette maison et cette compagnie, même pour un épicurien.

— Telle qu’elle est, sir Gervais, dit le baronnet, la maison est entièrement à votre service, et la compagnie fera tout ce qui est en son pouvoir pour se rendre agréable.

— Ah ! voici Bluewater qui arrive pour servir d’écho à tout ce que j’ai dit et à tout ce que je sens. — Contre-amiral, je parlais à sir Wycherly et à ces dames de la satisfaction que nous éprouvons, nous autres vieux souffleurs[1], quand nous suspendons nos hamacs sous un toit comme celui-ci, et que les traits pleins de douceur d’une femme font jaillir autour d’elle des rayons de bonheur.

Bluewater avait commencé par saluer la mère ; mais quand ses regards tombèrent sur Mildred, ils s’y arrêtèrent un instant avec une attention, une surprise et une admiration dont tout le monde s’aperçut, mais dont personne ne jugea convenable de parler.

— Sir Gervais a une réputation bien établie comme admirateur du beau sexe, dit le contre-amiral, recouvrant sa présence d’esprit au bout de quelques instants, et aucun de ses transports d’enthousiasme ne me surprend jamais. L’eau salée a produit sur lui l’effet ordinaire ; car je le connais depuis plus longtemps qu’il pourrait ne désirer qu’on le lui rappelle, et la seule maîtresse à laquelle il puisse rester fidèle est son vaisseau.

— Et l’on peut dire que je lui suis constant. Je ne sais s’il en est de même de vous, sir Wycherly, mais j’aime toute chose à laquelle je suis accoutumé. Par exemple, il y a si longtemps que je fais voile avec ces deux messieurs, que je penserais plutôt à me mettre en mer sans habitacle que sans eux. — Eh ! Atwood ? Quant à un vaisseau, il y a dix ans que mon pavillon flotte sur le Plantagenet, et je ne puis me résoudre à quitter cette vieille carcasse, quoique Bluewater, à ma place, l’eût donnée en commandement à un capitaine de vaisseau sous ses ordres, après trois ans de service. Je dis à tous les jeunes gens qu’ils ne restent pas assez longtemps à bord du même bâtiment pour en découvrir toutes les bonnes qualités. Je n’ai jamais encore été à bord d’un bâtiment qui fût mauvais voilier.

— Pour la raison toute simple que vous n’en montez jamais un bon sans le passer à un autre dès que vous avez commencé à l’user. Le fait est, sir Wycherly, que le Plantagenet est le meilleur voilier de tous les vaisseaux à deux ponts de Sa Majesté, et le vice-amiral le connaît trop bien pour le céder à l’un de nous, tant qu’il pourra flotter sur l’eau.

— Pensez-en ce qu’il vous plaira, sir Wycherly cela prouve seulement que je ne choisis pas mes amis pour leurs mauvaises qualités. — Mais permettez-moi de vous demander, jeune dame, si vous connaissez par hasard un certain M. Wycherly Wychecombe, qui porte les mêmes noms que notre respectable hôte, sans pourtant lui être parent à ce qu’il semble, et qui est lieutenant dans la marine de Sa Majesté ?

— Oui certainement, sir Gervais, répondit Mildred, en baissant les yeux et d’une voix tremblante, quoiqu’elle n’eût pu en dire la raison ; M. Wychecombe a déjà passé ici plusieurs mois, et nous le connaissons tous.

— En ce cas, peut-être pourrez-vous me dire s’il passe généralement pour un traîneur quand il a quelque devoir à remplir. Je ne demande pas s’il est négligent à vous rendre ses devoirs, mais je voudrais savoir, par exemple, si, monté sur un bon coursier, il est en état de faire vingt milles en huit ou dix heures ?

— Je crois que sir Wycherly vous répondrait qu’il en est très en état.

— Il peut être un Wychecombe, sir Wycherly ; mais comme bon voilier, il n’est pas un Plantagenet. Il devrait être de retour depuis plusieurs heures.

— Je suis très-surpris qu’il ne soit pas revenu depuis longtemps, sir Gervais. Il est actif, il sait ce qu’il doit faire, et il n’y a pas un meilleur cavalier dans tout le comté. Cela n’est-il pas vrai, Mildred ?

Mildred ne jugea pas nécessaire de répondre à cette question ; mais, en dépit des efforts qu’elle avait faits pour maîtriser ses sentiments depuis ce qui s’était passé le matin sur le promontoire, elle ne put empêcher une pâleur mortelle, causée par la crainte qu’il ne fût arrivé quelque accident au jeune lieutenant, de se répandre sur ses joues, ni le sang de s’y précipiter ensuite avec force, à la question inattendue de sir Wycherly. Se détournant pour cacher sa confusion, elle rencontra les yeux de Tom fixés sur elle avec une expression si sinistre, qu’elle en trembla. Heureusement pour elle, d’autres idées occupaient l’esprit du vice-amiral, et, prenant son ami à part, il l’emmena à un bout de l’appartement, et lui dit à demi-voix :

— Il est heureux, Bluewater, qu’Atwood ait eu la précaution d’apporter ici un duplicata de mes dépêches, et si ce messager boiteux n’est pas de retour quand nous aurons dîné, je ferai partir sur-le-champ un second courrier. La nouvelle est trop importante pour tarder à en donner avis ; et après avoir ramené ma flotte dans le nord pour qu’elle soit prête à y servir l’état en cas de besoin, ce serait une folie sans exemple de laisser le ministère dans l’ignorance des raisons qui m’y ont déterminé.

— Il doit en savoir à peu près autant que moi, dit le contre-amiral d’un ton un peu piqué, mais sans aucune amertume. Le seul avantage que j’aie sur lui, c’est que je sais où est l’escadre, et certainement c’est plus que n’en sait le premier lord de l’amirauté.

— Cela est vrai ; je l’avais oublié. Mais vous devez sentir, mon cher ami, qu’il y a un sujet sur lequel il vaut mieux que je ne vous consulte pas. J’ai reçu des nouvelles importantes que mon devoir, comme commandant en chef, exige que… que je garde pour moi seul.

Sir Gervais sourit en prononçant ces derniers mots, quoiqu’il parût peiné et embarrassé. Le contre-amiral ne laissa paraître ni chagrin ni désappointement ; mais ses yeux et tous ses traits indiquaient une curiosité vive et presque irrésistible, quoique ce fût un défaut dont il était particulièrement exempt. Cependant l’habitude de la soumission à ses officiers supérieurs, et son respect pour la discipline, le mirent en état d’attendre les communications ultérieures que son ami pourrait juger à propos de lui faire. En ce moment la porte du salon s’ouvrit, et le jeune officier y entra, couvert de poussière, car il avait encore son habit de voyage. Sir Gervais n’eut besoin que de jeter un coup d’œil sur lui pour voir, à son air emprunté et à tout son extérieur, qu’il avait quelque chose d’important à lui dire, et il lui fit signe de garder le silence.

— Il s’agit du service public, sir Wycherly, dit le vice-amiral, et j’espère que vous nous excuserez pour quelques minutes. Je vous prie de vous mettre à table dès que le dîner sera servi, et de nous traiter en anciens amis, comme je vous traiterais si vous étiez à bord du Plantagenet. — Bluewater, serez-vous de notre conférence ?

Pas un mot de plus ne fut prononcé, et un instant après les deux amiraux et le jeune Wychecombe étaient dans le cabinet de toilette de sir Gervais Oakes. Celui-ci, se tournant vers le lieutenant, lui dit avec le ton d’autorité d’un officier supérieur :

— J’aurais commencé par vous reprocher d’avoir été si longtemps à exécuter votre mission, si les apparences ne me portaient à supposer que quelque chose d’important en a été cause. La malle avait-elle déjà passé lorsque vous êtes arrivé à votre destination ?

— Non, amiral Oakes ; et j’ai la satisfaction de pouvoir vous annoncer que vos dépêches sont en route pour Londres depuis plusieurs heures. Je les ai vu mettre dans la malle qui est arrivée un instant après moi.

— L’usage à bord du Plantagenet, jeune homme, est qu’un officier qui a été chargé d’une mission en vienne rendre compte à son officier supérieur aussitôt qu’il l’a accomplie.

— Je présume que c’est une coutume générale à bord de tous les bâtiments de Sa Majesté, sir Gervais ; mais on m’a appris aussi qu’un officier peut se permettre l’usage d’une discrétion convenable quand elle ne contrevient pas à des ordres positifs, et quelquefois même quand elle y contrevient, et qu’un officier se rend plus utile par ce moyen que par la plus servile soumission aux règles établies.

— La distinction est juste, monsieur Wychecombe, quoiqu’il soit peut-être plus sûr de la laisser faire à un capitaine qu’à un lieutenant. La discrétion signifie des choses différentes suivant les personnes. Puis-je vous demander ce que vous appelez discrétion, dans le cas actuel ?

— Vous avez tous les droits possibles de me faire cette question, sir Gervais, et je n’attendais que votre permission pour vous conter toute mon histoire. Tandis que j’attendais pour voir partir la malle avec vos dépêches, et pour laisser à mon cheval le temps de se reposer, une chaise de poste s’arrêta à la porte de l’auberge, conduisant à sa maison de campagne, à environ trente milles plus à l’ouest, un homme fortement soupçonné d’être jacobite. Il en descendit, entra, dans l’auberge et y eut un entretien secret avec un individu connu pour appartenir au même parti. Tant de messages furent envoyés de différents côtés, que je ne pus m’empêcher de soupçonner qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Étant allé à l’écurie, pour voir si l’on avait eu soin du cheval de chasse de sir Wycherly, car je sais qu’il attache un grand prix à cet animal, j’y trouvai le domestique de l’étranger, causant avec le garçon d’écurie ; mais en ce moment on appela le premier, parce que son maître allait se remettre en route, et lorsqu’il fut parti, le second me dit qu’il était arrivé une grande nouvelle à Exeter avant que le voyageur eût quitté cette ville, et que cette nouvelle était que Charley n’était plus au-delà de l’eau[2]. Il était inutile de questionner un garçon d’écurie stupide, et quoique tout le monde dans l’auberge eût remarqué les manières étranges du voyageur et de son ami, personne ne pouvait dire rien de positif. D’après toutes ces circonstances, je me jetai dans la chaise de poste vide qui retournait Exeter, j’allai jusqu’à Fowey, et j’y appris la nouvelle importante que le prince Charles est réellement débarqué sur nos côtes, et qu’il lève en ce moment sa bannière en Écosse.

— Le Prétendant est donc encore une fois parmi nous ! s’écria sir Gervais du ton d’un homme qui avait déjà à demi deviné la vérité.

— Non pas le Prétendant, sir Gervais, si j’ai bien compris la nouvelle, mais son fils le prince Charles-Édouard qui paraît homme à donner au royaume plus de fil à retordre. Le fait me paraît certain, et comme j’ai pensé qu’il pouvait être important au commandant en chef d’une si belle escadre que celle qui est en ce moment à l’ancre sous le promontoire de Wychecombe d’en être instruit, je n’ai pas perdu un instant pour venir lui apporter cette nouvelle.

— Vous avez très-bien agi, jeune homme, et vous avez prouvé que l’usage d’une saine discrétion est aussi utile et aussi respectable dans un lieutenant, qu’il pourrait l’être dans l’amiral en chef de l’escadre blanche. Allez maintenant, et faites une toilette qui vous rende digne de prendre place à table à côté d’une des plus aimables filles de toute l’Angleterre ; j’espère vous y voir dans un quart d’heure.

— Eh bien ! Bluewater, continua-t-il dès que Wychecombe se fut retiré ; voilà une grande nouvelle, bien certainement.

— Oui, sans doute, et je suppose que les dépêches que vous venez d’envoyer à l’amirauté y ont quelque rapport ; car vous n’avez point paru très-surpris, s’il faut que je dise la vérité.

— Je n’en disconviens pas. Vous savez comme notre agent à Bordeaux nous a bien servis pendant notre dernière croisière dans la baie de Biscaye. Il m’a envoyé des détails si précis et si clairs du projet de cette expédition, que j’ai cru devoir ramener sur-le-champ la flotte dans le nord, afin qu’on pût l’employer comme les circonstances l’exigeraient.

— Dieu merci, il y a loin d’ici en Écosse, et il n’est pas probable que nous puissions atteindre les côtes de ce pays avant que tout soit terminé. Je voudrais que nous eussions demandé à ce jeune homme combien de bâtiments de guerre et quel nombre de troupes de terre ont accompagné le jeune prince. Le ferai-je prier de revenir, afin de lui faire cette question ?

— Il vaut mieux que vous restiez passif, amiral Bluewater. Je vous promets qu’à présent vous saurez tout ce que j’apprendrai de cette affaire ; et, vu les circonstances, je crois que cela doit vous suffire.

Les deux amiraux se séparèrent, mais ni l’un ni l’autre n’alla sur-le-champ rejoindre la compagnie. La nouvelle qu’ils venaient d’apprendre était trop importante pour qu’elle ne leur donnât pas à réfléchir, et chacun d’eux passa un bon quart d’heure à se promener dans sa chambre, pour songer aux suites que cet événement pourrait avoir pour le pays et pour lui-même. Sir Gervais Oakes s’attendait à quelque tentative de ce genre, et il fut par conséquent beaucoup moins surpris que son ami ; cependant il regardait cette crise comme extrêmement sérieuse, et comme pouvant anéantir la prospérité nationale et la paix de bien des familles. Il y avait alors en Angleterre, comme il y a toujours eu, et comme il y aura probablement dans tous les temps, deux partis bien prononcés, dont l’un tenait opiniâtrement au passé et à ses priviléges héréditaires et exclusifs, tandis que l’autre voyait en perspective dans le changement qui était survenu des avantages et des honneurs. La religion, dans ce siècle, était le cheval de bataille des politiques, comme la liberté d’un côté, et l’ordre de l’autre, le sont dans celui où nous vivons. Les hommes étaient aussi aveugles, aussi impétueux, aussi dépourvus de principes, en embrassant un parti au milieu du xviiie siècle, que nous voyons qu’ils le sont encore au milieu du xixe. Il est vrai que la manière d’agir, les mots d’ordre et les points de ralliement, n’étaient pas tout à fait les mêmes ; mais en tout ce qui concerne la confiance de l’ignorance, les menaces de la férocité, et l’égoïsme à demi déguisé sous le voile du patriotisme, l’Angleterre des premiers whigs et tories était l’Angleterre du conservatisme et de la réforme ; et l’Amérique de 1776, l’Amérique de 1841.

Néanmoins, dans les luttes politiques, des milliers d’hommes agissent toujours avec les meilleures intentions, quoique en opposition acharnée les uns contre les autres. Quand le préjugé devient le stimulant de l’ignorance, on ne peut espérer d’autre résultat et l’expérience du monde, dans la conduite des affaires humaines, n’a laissé à l’homme juste et intelligent qu’une conclusion à tirer, en récompense des peines et des châtiments à l’aide desquels on effectue les révolutions politiques, et c’est la conviction qu’on ne peut établir aucune constitution sans reconnaître, après un court essai, que l’adresse de ceux à qui le pouvoir a été confié l’a fait dévier de ce qui était son premier but. En un mot, autant la constitution physique de l’homme tend à la décrépitude et à la faiblesse, et exige impérieusement un nouvel être et une nouvelle existence pour qu’il puisse remplir le but de sa création ; autant les constitutions morales qui sont les fruits de sa sagesse, contiennent de germes d’abus et de décadence dont l’égoïsme des hommes favorise la croissance, de même que l’indulgence qu’ils ont pour leurs passions aide le cours de la nature et accélère la mort. Ainsi, tandis que, d’une part, il se trouve un stimulant constant d’abus et d’espérances pour nous faire désirer des modifications à la charpente de la société, de l’autre, l’expérience des siècles démontre leur insuffisance pour produire l’état de bonheur auquel nous aspirons. Si le monde fait des progrès du côté de la civilisation et de l’humanité, c’est parce que les connaissances produisent des fruits dans tous les sols, quels que soient leur culture et leur perfectionnement.

Sir Gervais Oakes et le contre-amiral Bluewater croyaient être uniquement gouvernés par leurs principes en cédant au penchant que chacun d’eux éprouvait pour les prétentions opposées des maisons de Brunswick et de Stuart. Dans le fait, il n’existait peut-être pas en Angleterre deux hommes qui cédassent moins à l’influence de motifs qu’ils auraient dû rougir d’avouer ; cependant, quoiqu’ils pensassent de même sur presque tous les autres objets, on a vu qu’ils avaient une opinion diamétralement opposée sur celui-ci. Pendant bien des années qu’ils avaient servi ensemble, et qu’ils avaient eu à remplir des devoirs difficiles et délicats, la jalousie, la méfiance et le mécontentement n’étaient jamais entrés dans leur cœur, car chacun d’eux sentait l’assurance qu’il ne pouvait prendre plus de soin de son honneur, de son bonheur et de ses intérêts, que son ami ne le faisait lui-même. Leur vie avait été une scène perpétuelle d’amitié sans prétention, et cela dans des circonstances qui éveillaient naturellement toute la générosité de leur caractère. Dans leur jeunesse, leurs compagnons leur avaient donné en riant le sobriquet d’Oreste et Pylade, et plus tard, attendu qu’ils croisaient si souvent de conserve, ils étaient généralement connus dans la marine sous le nom des deux capitaines jumeaux. En diverses occasions, ils avaient combattu des frégates ennemies, et en avaient capturé plusieurs. Ces combats faisaient particulièrement connaître à la nation celui qui avait pour lui l’ancienneté de service mais sir Gervais faisait constamment tous ses efforts pour faire obtenir à son ami la part de louanges et d’honneur qui devait lui appartenir, tandis que le capitaine Bluewater ne parlait jamais des succès qu’ils avaient remportés ensemble qu’en les désignant comme les victoires du commodore. En un mot, dans toutes les occasions et dans toutes les circonstances, le but de chacun de ces braves et généreux marins paraissait être de servir l’autre, et ils le faisaient sans efforts et sans chercher à produire de l’effet, tout ce qu’ils disaient ou faisaient partant naturellement et spontanément du cœur. Mais, pour la première fois de leur vie, l’événement qui venait d’arriver menaçait de détruire l’uniformité de sentiments qui avait jusqu’alors régné entre eux, s’il ne les entraînait à des actes qui les placeraient inévitablement en état d’hostilité ouverte et déclarée. Il n’est donc pas étonnant qu’ils regardassent tous deux l’avenir avec de sombres pressentiments et avec une crainte qui, si elle ne les rendait pas malheureux, jetait du moins l’inquiétude dans leur âme.


  1. Nom d’un cétacé de la famille des baleines.
  2. Parodie d’une chanson jacobite écossaise.