Les Deux Amiraux/Chapitre XXVIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 20p. 381-394).



CHAPITRE XIX.


Et le petit monde belliqueux dans l’intérieur ! Les canons bien amarrés, le carrosse de la dunette, l’ordre donné à haute voix, le murmure des chuchotements affairés, le mot qui fait monter sur les hunes, l’appel du maître d’équipage, le cri d’encouragement tandis que le cordage file dans la main du matelot, et que le midshipman à peine échappé de l’école fait entendre le son aigu de son sifflet quand il arrive quelque chose en bien ou en mal ; et le morveux habile sait bien guider l’équipage obéissant.
Lord Byron



Êtes-vous bien sûr, sir Wycherly, qu’il n’y ait pas quelque méprise relativement à l’approche de la seconde division de l’escadre française ? demanda le vice-amiral en cherchant a entrevoir l’eau à bâbord à travers la fumée. N’est-il pas possible qu’un de nos vaisseaux, se trouvant désemparé, se soit écarté de notre ligne, et que nous l’ayons laissé de ce côté sans le savoir ?

— Non, sir Gervais, il n’y a point de méprise, et il ne peut y en avoir, à moins que je n’en aie fait une légère sur la distance. Je n’ai vu que les mâts et les voiles, non d’un seul vaisseau, mais de trois ; et l’un d’eux portait à son mât d’artimon le pavillon d’un contre-amiral français. — Et voyez, amiral, pour preuve que je ne me suis pas trompé, le voilà.

Il y avait beaucoup moins de fumée du côté du Plantagenet opposé à celui où il combattait, et le vent commençait à souffler par risées, comme cela arrive toujours dans une forte canonnade. Il y avait des instants où il entr’ouvrait le drap mortuaire qui couvrait le combat. En ce moment, il s’y fit une percée à travers laquelle on apercevait un seul mât et une seule voile, précisément à l’endroit où Wycherly avait dit que l’ennemi devait se trouver. Il n’y avait nul doute que ce ne fût une petite hune, et l’on y voyait flotter le petit pavillon carré de contre-amiral. Sir Gervais vit à l’instant quel était ce vaisseau, et quel parti il devait prendre. S’avançant sur le bord de la dunette, sa voix naturelle, sans l’aide du porte-voix, fit entendre, au milieu du tumulte du combat, ces mots si familiers aux marins, mais de sinistre présage. Armez les deux bords ! Peut-être une voix partant de poumons moins vigoureux, — et celle du vice-amiral, quand il voulait lui donner toute son étendue était aussi forte que le son d’un clairon, — est-elle plus claire et fait-elle plus d’impression quand elle n’est aidée par aucun instrument, que lorsqu’elle passe à travers un tube qui la déguise et la dénature. Quoi qu’il en soit, ces mots se firent entendre même dans la batterie basse, par ceux qui étaient près des écoutilles, et ils furent répétés par une douzaine de voix, qui y ajoutèrent les avis que les officiers de marine ont coutume de donner quand le combat est sur le point de commencer : — Attention, camarades, sir Jarry ne dort pas ! – Pointez vos canons ! — Attendez qu’il soit par le travers ! — En ce moment critique, sir Gervais leva encore les yeux du même côté, et entrevit de nouveau le petit pavillon qui traversait une énorme colonne de fumée, et voyant que ce vaisseau se trouvait précisément par son travers, il cria, d’une voix dont il semblait vouloir doubler la force : Feu ! Greenly était sur l’échelle de la batterie basse, et sa tête était de niveau avec les hiloires du panneau lorsque ce mot frappa ses oreilles, et il le répéta presque avec la même force. Le nuage de fumée qui était à bâbord fut repoussé de tous les côtés, comme de la poussière dispersée par le vent. Le vaisseau parut en feu, et la charge de quarante et un canons remplit sa mission terrible, annoncée en quelque sorte par un seul et même éclair. Le vieux Plantagenet trembla jusqu’à sa quille, et s’inclina même un peu à la commotion du recul. Mais, comme s’il eut été tout à coup délivré d’un fardeau, il se redressa et continua sa route avec la même rapidité. Cette bordée, lâchée à propos, sauva le vaisseau amiral anglais. Elle prit par surprise l’équipage du Pluton, son nouvel adversaire, car les Français n’avaient pas encore pu distinguer la position précise de leur ennemi, et, indépendamment de ce qu’elle fit beaucoup de mal à ce vaisseau et à son équipage, elle l’engagea à faire feu dans un moment défavorable. Le Pluton lui envoya sa bordée avec tant de hâte et si peu de précision, qu’une grande partie de ses boulets passèrent en tête du Plantagenet, et allèrent frapper la hanche à bâbord du Téméraire, matelot de l’avant de l’amiral français.

— Ce salut a été tiré à temps, dit sir Gervais en souriant, dès qu’il vit que le feu de l’ennemi n’avait fait éprouver à son vaisseau aucune avarie considérable. Le premier coup est toujours la moitié de la bataille. Nous pouvons maintenant conserver quelque espoir de salut. — Ah ! voici Greenly. Dieu soit loué ! il n’est pas blessé.

L’entrevue des deux vétérans fut cordiale, mais ils se parlèrent d’un ton sérieux. Ils sentaient tous deux que la position non-seulement du Plantagenet, mais de toute l’escadre était extrêmement critique, la disproportion de force étant beaucoup trop grande, et la situation de l’ennemi trop favorable, pour ne pas rendre le résultat de l’affaire extrêmement douteux, pour ne rien dire de plus. Quelque avantage avait certainement été obtenu, mais on ne pouvait guère espérer de le conserver longtemps. Les circonstances exigeaient donc des mesures décidées et particulièrement hardies.

— Mon parti est pris, Greenly, dit le vice-amiral ; il faut que nous attaquions à l’abordage un de ces vaisseaux et que nous décidions l’affaire par un combat corps à corps. Nous attaquerons le commandant en chef français. À la manière dont son feu se ralentit, il est évident qu’il a beaucoup souffert ; si nous pouvons l’emporter ou même le forcer à sortir de la ligne, nous en aurons meilleure chance avec les autres. Quant à Bluewater, Dieu seul sait où il est. Dans tous les cas, il n’est pas ici et nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes.

— Vous n’avez qu’à ordonner, sir Gervais, et vous serez obéi. Je commanderai moi-même l’abordage.

— Il faut que l’affaire soit générale, et que nous montions tous à bord de l’Éclair. Donnez les ordres nécessaires, et quand tout sera prêt, embraquez un peu les bras de bâbord, mettez la barre toute à bâbord, et faites une forte embardée sur tribord ; cela accélérera la crise. Nous pourrions aussi augmenter un peu le sillage, en laissant tomber la misaine, et en mettant la brigantine.

Greenly descendit de la dunette à l’instant pour s’acquitter de ce nouveau et important devoir. Il envoya ses ordres dans les batteries, recommandant pourtant à tout le monde de rester aux canons jusqu’au dernier moment, et il donna des instructions particulières au capitaine des soldats de marine sur la manière dont il devait couvrir les hommes de l’abordage et ensuite les suivre. Cela fait, il donna ordre de brasser ainsi que l’amiral l’avait ordonné.

Le lecteur n’oubliera pas la circonstance importante que tout ce que nous venons de rapporter se passa au milieu du tumulte de la bataille. Des décharges d’artillerie se faisaient entendre à chaque instant ; le nuage de fumée devenait plus épais et plus étendu et dans la demi-obscurité de ses volumes, on voyait briller l’éclair qui précédait chaque détonation ; les boulets perçaient le bois et coupaient les cordages, et les cris perçants des blessés n’en paraissaient que plus terribles parce qu’ils étaient arrachés à des âmes fermes et intrépides. Les hommes semblaient métamorphosés en démons, et pourtant une résolution opiniâtre de vaincre se mêlait à tout cela, ennoblissait le combat et rendait l’attaque et la défense héroïques. Les bordées qui se succédaient sur toute la ligne à mesure que chaque vaisseau de la seconde division française arrivait à son poste, annonçaient que M. Després avait adopté le mode d’attaque de sir Gervais, le seul qui pût sauver le vaisseau de tête, et que l’escadre anglaise était entre deux feux. En ce moment, les hommes de la manœuvre du Plantagenet brassaient les vergues, mais, au premier coup sur les bras, les trois mâts de hune tombèrent par suite des avaries faites dans le gréement. Il était urgent de se débarrasser de tous ces débris qui engageaient un bon nombre de canons de bâbord ; la situation du Plantagenet devenait plus critique que jamais, et la voix ne pouvait se faire entendre au milieu d’un des plus terribles combats de mer qu’on pût voir.

Jamais le marin bien discipliné ne paraît si grand que lorsqu’il supporte des calamités soudaines avec une fermeté tranquille, qualité que doit matériellement inculquer la morale de la discipline. Greenly était plein d’ardeur pour l’abordage, et il réfléchissait au meilleur moyen d’aborder son adversaire quand ce malheur arriva ; mais à peine les mâts furent-ils tombés que ses pensées prirent un autre cours, et appelant les hommes de la manœuvre, il leur ordonna de débarrasser le vaisseau de tous ces débris.

Sir Gervais éprouva aussi une forte révulsion dans le cours de ses idées, quand cet accident arriva. Il avait rassemblé ses Bowlderos, et il leur donnait ses instructions sur la manière dont ils devaient le suivre et se tenir près de sa personne dans le combat corps à corps auquel on s’attendait, quand la pression de l’air et la chute des mâts avec leurs agrès, lui annoncèrent ce qui venait d’arriver. S’adressant aux matelots, il leur ordonna d’un ton calme de débarrasser le pont de tout ce qui l’encombrait, et il donnait ordre à Wycherly de s’occuper de ce service, quand celui-ci s’écria :

— Voyez, sir Gervais ! voici un autre vaisseau français qui arrive sur notre hanche. — De par le ciel ! il faut qu’ils aient dessein de nous aborder !

Le vice-amiral porta la main, comme par instinct, sur la poignée de son épée, et se tourna du côté indiqué par son compagnon. Il y vit effectivement un nouveau vaisseau qui fendait le nuage de fumée, et qui, d’après l’atmosphère plus pure qui l’accompagnait, semblait amener avec lui un courant d’air plus fort. À l’instant où il l’aperçut, son bâton de foc et son beaupré étaient encore enveloppés de fumée ; mais le rapprochement des deux bâtiments donnait à craindre que les vergues de ce vaisseau ne parassent bien juste celles du Plantagenet, à mesure qu’on apercevait dans l’obscurité causée par la fumée ses bossoirs friser le flanc du vaisseau amiral.

— Ce sera ma foi, une rude besogne, s’écria le vice-amiral. Une nouvelle bordée d’un bâtiment si rapproché de nous nous rasera comme un ponton. — Allez, Wychecombe, courez dire à Greenly de venir ici. — Attendez ! — C’est un vaisseau anglais. – Aucun vaisseau français n’a un beaupré comme celui-ci. — Que le Tout-Puissant soit loué c’est le César ! Je reconnais la figure du vaisseau ; je vois le vieux Romain sortir de la fumée.

Il accompagna ces mots d’un cri de joie, et il les avait prononcés si haut qu’ils furent entendus jusque dans la batterie basse, et ils se répandirent dans tout le vaisseau avec la rapidité du sifflement d’une fusée volante qui s’élève. Pour confirmer cette bonne nouvelle, la lumière et le bruit des canons de ce bâtiment du côté opposé à celui où l’on combattait, annoncèrent que le Pluton avait un ennemi à combattre, ce qui permettait à l’équipage du Plantagenet de jeter toutes ses forces dans les batteries à tribord, et de procéder à toutes ses opérations sans avoir rien à craindre du contre-amiral français. La reconnaissance de sir Gervais, lorsqu’il vit le vaisseau qui venait à son aide en se plaçant entre lui et son plus formidable ennemi, était trop profonde pour qu’il pût l’exprimer par des paroles. Par un mouvement purement machinal, il leva son chapeau devant son visage et remercia Dieu avec une ferveur qu’il n’avait jamais si complétement mise dans toutes ses actions de grâces. Ce court acte de dévotion terminé, il vit l’avant du César, qui marchait lentement pour ne pas aller trop loin, précisément par le travers du Plantagenet, et à si peu de distance, qu’on voyait les objets presque distinctement. Bluewater était debout entre ses apôtres, gouvernant son vaisseau par le moyen d’une ligne d’officiers, ayant en main son chapeau qu’il agitait pour encourager son équipage, tandis que Geoffrey Cleveland était à son côté, tenant un porte-voix. En ce moment, les équipages des deux vaisseaux anglais poussèrent trois acclamations dont le bruit se mêla à celui d’une seconde décharge de l’artillerie du César. Alors la fumée s’éleva en nuage au-dessus du gaillard d’avant de ce vaisseau, et il devint invisible.

Cependant le César avançait lentement, et enfin presque toute sa longueur mit Le Plantagenet à couvert du feu de son ennemi, tandis que les bordées du contre-amiral anglais se succédaient avec une rapidité terrible. Son arrivée sembla donner une nouvelle vie au Plantagenet, et son artillerie de tribord tonna encore comme si elle eût été servie par des géants. Environ cinq minutes s’étaient passées depuis l’apparition si opportune de Bluewater ; quand le feu des autres vaisseaux de la seconde division anglaise annonça leur arrivée par bâbord de la division de M. Després. La totalité des deux flottes se trouvait alors rangée sur quatre lignes, tous les vaisseaux voguant vent arrière, et en quelque sorte entremêlés ensemble. Les dunettes du Plantagenet et du César devinrent alors visibles l’une à l’autre, le vent écartant en ce moment une partie de la fumée des navires, et chacun de nos deux amiraux épiait avec impatience l’instant où il pourrait entrevoir son ami. Dès qu’il arriva, sir Gervais appliqua son porte-voix sur ses lèvres, et s’écria : Dieu vous bénisse, Dick ! — Dieu vous bénisse à jamais — Mettez votre barre toute à tribord, attaquez M. Després à l’abordage, et vous en serez maître en cinq minutes.

Bluewater sourit, fit un signe de la main, donna un ordre, et mit son porte-voix à l’écart. Deux minutes après, le César, enveloppé de la fumée, fit une embardée sur bâbord et l’on entendit le craquement des deux vaisseaux qui s’abordaient. Le Plantagenet, étant alors dégagé de tous les débris de ses mâts, fit aussi une forte embardée, mais dans un sens contraire à celle du César. En entrant dans la fumée, ses canons cessèrent de se faire entendre ; mais, quand il en fut sorti, on vit que l’Éclair avait établi ses basses voiles et ses perroquets, et voguait avec une telle vitesse qu’il était inutile de songer à le poursuivre avec le peu de voiles qu’on pouvait établir à bord du Plantagenet. Faire des signaux était impossible au milieu de la fumée ; mais ce mouvement des deux commandants en chef fit de cette bataille une scène de confusion inexplicable. Les vaisseaux changeaient de position l’un après l’autre ; ils furent obligés de cesser leur feu, parce qu’ils ne savaient quelle était cette position ; un silence général succéda au fracas de la canonnade ; il devint donc indispensable d’attendre que la fumée se dissipât.

Il ne fallut que quelques minutes pour que le rideau qui couvrait les deux flottes se levât. Dès que le feu eut cessé, le vent augmenta, et la fumée, formant un vaste nuage, fut poussée sous le vent et parut se dissiper spontanément dans les airs. Ce fut alors qu’on put voir pour la première fois l’étendue de la destruction qui avait eu lieu pendant un combat de si courte durée.

Les vaisseaux des deux flottes étaient mêlés ensemble, et sir Gervais eut besoin de quelques instants pour se faire une idée claire de l’état des siens. On pouvait dire en général que les bâtiments des deux escadres étaient épars, les Français gouvernant vers leur côte, tandis que les Anglais venaient sur bâbord portant le cap sur l’Angleterre. Le César et le Pluton étaient encore abordés, mais on voyait un pavillon de contre-amiral au mât d’artimon du premier, tandis que celui qui flottait naguère à bord du second avait disparu. L’Achille était encore au milieu des français, plus sous le vent qu’aucun autre vaisseau anglais, et il ne lui restait pas un seul mât. Ses pavillons étaient pourtant déployés ; le Foudroyant et le Dublin, qui n’avaient pas eu beaucoup d’avaries, se portaient rapidement sur ce vaisseau désemparé, quoique les bâtiments français qui en étaient le plus près, semblassent plus disposés à se tirer de la mêlée qu’à s’assurer quelque avantage qu’ils avaient déjà obtenu. Le Téméraire était dans le même état que l’Achille, quant aux mâts ; mais sa coque avait souffert beaucoup plus, et il avait perdu trois fois autant de monde. Son pavillon était amené, et les canots du Warspite arrivaient déjà pour en prendre possession. L’Éclair ayant un grand tiers de son équipage tué ou blessé, était sous le vent et faisait des signaux aux autres vaisseaux français pour qu’ils se ralliassent autour de lui, mais, environ dix minutes après qu’il fut devenu visible, on vit tomber son grand mât et son mât d’artimon. Le Blenheim avait perdu tous ses mâts de hune, comme le Plantagenet ; et l’Élisabeth et l’York n’avaient plus de mât d’artimon quoiqu’ils n’eussent pris part à l’engagement que très-peu de temps. Un grand nombre de basses vergues avaient été emportées ou mises hors de service par le canon, et cet accident, qui avait été commun aux deux flottes, avait obligé plusieurs vaisseaux à diminuer de voiles. Quant aux avaries des manœuvres dormantes et courantes et de la voiture, il suffira de dire qu’on voyait pendre de tous côtés des haubans, des galhaubans, des étais, des bras, des boulines et des balancines, tandis que les voiles qui restaient encore déployées, étaient, les unes fendues en long comme la toile déchirée par la main du marchand, les autres percées d’une foule de petits trous par les balles et la mitraille. D’après les rapports des deux commandants en chef, il paraît que, dans ce combat de courte durée mais acharné, les Anglais eurent sept cent soixante-trois hommes, y compris les officiers tués ou blessés, et les Français quatorze cent douze. La perte de ceux-ci aurait probablement été encore plus grande, sans la manœuvre habile de M. Després qui avait placé ses ennemis entre deux feux.

Il est inutile de parler des détails de ce combat qui n’ont pas été complètement rapportés. M. Després avait manœuvré comme on l’a vu, au commencement de l’affaire, dans l’espoir d’engager sir Gervais à attaquer la division du comte de Vervillin, et dès qu’il avait vu les vaisseaux français enveloppés de fumée, il avait rapidement viré vent arrière, et les avait attaqués comme nous l’avons rapporté. La loyauté, le dévouement de Bluewater à la cause des Stuarts ne purent résister à ce spectacle. Faisant le signal général de serrer l’ennemi au feu, il brassa carré, fit toute la voile possible, et arriva à temps pour sauver son ami. Ses autres vaisseaux le suivirent et attaquèrent les Français par bâbord, faute d’espace pour imiter le contre-amiral.

Deux autres vaisseaux français au moins, indépendamment du Pluton et du Téméraire, auraient pu être ajoutés à la liste des prises, si la situation de leur escadre eût été bien connue de leurs ennemis. Mais, en de pareils moments, un vaisseau voit et sent ses propres avaries et ne peut connaître que par conjecture celles de son ennemi ; et les Anglais étaient trop occupés à prendre les moyens de conserver les mâts qui leur restaient, pour s’exposer à de grands risques dans l’espoir de remporter des avantages encore plus considérables que ceux qu’ils avaient déjà obtenus. Plusieurs bordées, tirées à longue portée, furent échangées entre le Foudroyant et le Dublin, et l’Ajax, le Duguay-Trouin et l’Hector, avant que les deux premiers eussent réussi à tirer d’embarras lord Morganic ; mais elles n’amenèrent aucun résultat important et ne servirent qu’à occasionner de nouvelles avaries à quelques mâts déjà suffisamment avariés, et à tuer ou blesser quinze ou vingt hommes de plus. Dès que le vice-amiral vit quelles devaient être les suites de cet épisode, il fit un signal au capitaine O’Neil, commandant le Dublin, pour le rappeler, connaissant le caractère ardent de cet officier. On peut dire que l’exécution de cet ordre termina le combat.

Le lecteur se rappellera que le vent, lorsque l’engagement commença, était au nord ouest ; il avait été presque tué, comme disent les marins, par la canonnade, et il avait repris une faible partie de sa force, à mesure que les détonations de l’artillerie avaient diminué. Mais l’effet combiné de l’approche de midi et l’arrivée de nouveaux courants d’air pour remplacer le vide produit par le brûlement d’une si grande quantité de poudre, fut un changement soudain de vent, une forte brise venant de l’est s’étant fait sentir presque en un instant. Ce changement inattendu dans la direction et la force du vent coûta au Foudroyant son mât de misaine et causa d’autres avaries à différents vaisseaux ; mais, à force de soins et d’activité, tous les vaisseaux anglais tournèrent le cap vers le nord, tandis que la flotte française prit l’autre bord, gouverna presque au sud-ouest et chercha à gagner Brest. Ce changement de vent fut encore plus nuisible aux Français qu’aux Anglais, et quand les premiers entrèrent dans le port, comme ils le firent tous le lendemain, à l’exception d’un seul, trois vaisseaux étaient à la remorque, et n’avaient aucun autre mât que le beaupré.

Cette exception fut le Caton, vaisseau auquel M. de Vervillin mit le feu et qu’il fit sauter dans le cours de l’après-midi, à cause de ses avaries. Ainsi de douze nobles vaisseaux à deux ponts avec lesquels cet officier était parti de Cherbourg seulement deux jours auparavant, il n’en ramena que sept à Brest.

Les Anglais, de leur côté, n’étaient pas tout à fait sans embarras. Quoique le Warspite eût forcé le Téméraire à amener pavillon, il ne pouvait lui-même se maintenir sur l’eau sans la plus grande difficulté, et il fallut que d’autres vaisseaux lui envoyassent de l’aide. On réussit pourtant à boucher ses voies d’eau et alors on l’abandonna aux soins de son équipage. De tous les vaisseaux anglais, le Warspite était celui qui avait couru le plus grand danger.

Pendant la première heure qui suivit la fin du combat, notre amiral ne manqua pas d’occupation. Il fit faire un signal pour appeler la Chloé ; il passa à bord de cette frégate, suivi de Wycherly, des deux aides-timonniers, de Galleygo qui n’attendit pas son ordre pour l’accompagner, et des Bowlderos qui n’avaient pas été blessés, et y transporta son pavillon. Il passa alors de vaisseau en vaisseau pour s’assurer par lui-même de l’état véritable de ses forces. L’Achille le retint quelque temps et il était encore près de ce vaisseau, et sous le vent, quand le vent changea de nouveau, ce qui le mit au vent dans l’état actuel des choses. Il profita de cet avantage pour presser successivement tous ses vaisseaux de partir le plus vite possible ; et avant que le soleil fût sur le méridien, tous les vaisseaux anglais faisaient route vers la terre, dans l’intention d’entrer à Plymouth, s’il était possible, sinon de chercher le mouillage le meilleur et le plus voisin sous le vent. Leur marche, comme de raison, fut relativement lente, quoiqu’ils filassent environ cinq lieues par heure en ne serrant pas le vent.

Le master de la Chloé venait de prendre la hauteur du soleil pour s’assurer de la latitude, quand le vice-amiral ordonna à Denham de s’approcher à portée de héler le César. Ce vaisseau s’était dégagé du Pluton une demi-heure après la fin de l’action, et il était alors en tête de la flotte, ses trois huniers sur le ton. Comparativement, sa mâture et sa voiture avaient peu souffert ; mais sir Gervais savait qu’il devait avoir perdu beaucoup de monde en emportant à l’abordage un bâtiment comme celui de M. Després. Il lui tardait de voir son ami, d’apprendre de lui de quelle manière il avait obtenu ce succès, et nous pouvons ajouter de lui faire quelques remontrances sur une conduite par laquelle il s’était placé lui-même sur le bord du plus dangereux abîme.

La Chloé fut une demi-heure à parcourir la flotte, qui s’étendait à une grande distance et qui n’avait plus besoin de marcher en ligne, et sir Gervais avait beaucoup de questions à faire aux capitaines des différents vaisseaux près desquels il passait. Enfin la frégate arriva au Téméraire, qui suivait le César sous petites voiles. Quand la Chloé arriva par le travers, sir Gervais parut sur le passe-avant, le chapeau à la main, et dit en français intelligible, quoique avec un accent anglais très prononcé :

Le vice-amiral Oakes demande comment se porte le contre-amiral vicomte Després.

Un vieillard de petite taille, vêtu avec le plus grand soin, ayant les cheveux bien poudrés, mais le pas ferme et une expression de physionomie parfaitement calme, s’avança sur le bord de la dunette du Téméraire, tenant en main un porte-voix, et répondit :

Le vicomte Després remercie M. le chevalier Oakes, et désire vivement savoir aussi comment se trouve M. le vice-amiral.

Un signe mutuel fait avec les porte-voix servit de réponse à ces deux questions ; et après avoir pris un instant pour préparer une phrase en français, sir Gervais ajouta :

— J’espère voir M. le contre-amiral à dîner, à cinq heures précises.

Le vicomte sourit à cette marque de bienveillance et de politesse, et après avoir pris un moment pour chercher des expression qui pussent adoucir son refus, et montrer en même temps qu’il sentait le motif de cette invitation, il répliqua :

Veuillez recevoir nos excuses, monsieur le chevalier ; nous n’avons pas encore digéré le déjeuner que vous nous avez donné.

La Chloé continuant à avancer, un salut réciproque termina l’entrevue. La science de sir Gervais en français se trouva alors en défaut. Il ne connaissait pas la prononciation de cette langue ; le vicomte avait parlé avec rapidité, et il n’avait pas compris sa réponse.

— Que dit-il, Wychecombe ? demanda-t-il au jeune lieutenant. Viendra-t-il ou ne viendra-t-il pas ?

— En vérité, sir Gervais, le français est pour moi comme une lettre close. N’ayant jamais été fait prisonnier, je n’ai eu aucune occasion de l’apprendre. J’ai cru comprendre que vous l’invitiez à dîner, et d’après l’expression de Sa physionomie, je suis porté à croire qu’il a répondu qu’il n’était pas en train de s’amuser.

— Mais nous l’aurions mis en train, et Bluewater lui aurait parlé français à la brasse. — Denham, nous approcherons du César sous le vent. Ne songez pas au rang dans une occasion semblable. Il est temps d’amener les perroquets, et vous aurez aussi à amener les huniers, autrement nous pourrions le dépasser. Bluewater pourra y voir un compliment fait à la bravoure qu’il a montrée en emportant ainsi à l’abordage un si beau vaisseau.

Plusieurs minutes se passèrent alors en silence, et pendant ce temps la frégate s’avançait de moins en moins rapidement vers le César, ne gagnant sur lui en quelque sorte que pied par pied. Sir Gervais monta sur un des canons du gaillard d’arrière, et s’appuyant sur les bastingages, il était prêt à faire à son ami et à recevoir de lui l’accueil auquel ils étaient accoutumés l’un et l’autre, d’une manière aussi cordiale que s’il ne fût rien arrivé qui pût troubler l’harmonie de leurs sentiments. Il avait encore présent à l’esprit le sourire de Bluewater, son signe de main, et la noble manière dont il était venu se placer entre lui et son plus dangereux ennemi, et son cœur était plus que jamais disposé à s’ouvrir aux plus doux sentiments de la nature humaine. Stowel était déjà sur la dunette du César, et dès qu’il vit la Chloé s’approcher lentement, il ôta son chapeau par respect pour le commandant en chef. Sir Gervais se faisait un point de délicatesse de ne jamais intervenir avec les officiers du vaisseau du contre-amiral plus que le devoir ne l’exigeait rigoureusement ; par conséquent il n’avait eu que des relations d’une nature générale avec le capitaine du César, évitant avec soin de lui donner des ordres verbaux, et de chercher quelque chose à critiquer sur son bord. Il en résultait que le commandant en chef était particulièrement dans les bonnes grâces de Stowel, qui réglait sur son vaisseau comme bon lui semblait tout ce qui concernait l’ordre et la discipline, Bluewater ne se souciant pas de se mêler de ces détails.

— Comment vous portez-vous, Stowel ? s’écria sir Gervais d’un ton cordial. Je suis enchanté de vous voir sur vos jambes. J’espère que le vieux Romain n’a pas été trop maltraité ce matin ?

— Je vous remercie, sir Gervais ; oui, le César et moi nous sommes encore à flot, quoique la matinée ait été chaude. Le vaisseau a souffert des avaries, comme vous pouvez le supposer, et ce mât de misaine qui paraît si ferme et qui a l’air si droit ne vaut pas mieux qu’un mât condamné. Un boulet de trente-deux lui a traversé le cœur environ dix pieds au-dessus du pont ; il en a reçu un de dix-huit à la hauteur des jetteraux, et un boulet ramé a enfoncé un des cercles en entrant dans le mât. Un mât ne peut compter pour beaucoup quand il a tant de trous, amiral.

— Il faut le ménager, mon vieil ami, et ne pas le surcharger de voiles. Tout cela sera réparé à Plymouth en huit jours. On peut avoir des cercles pour la peine de les demander ; et quant aux trous dans le cœur, plus d’un pauvre diable en a eu et n’en est pas mort. Vous en êtes une preuve vous-même, car je réponds que mistress Stowel ne vous a pas épargné à cet égard.

— Mistress Stowel commande à terre, et je commande sur l’eau, sir Gervais. De cette manière j’ai la tranquillité sur mon vaisseau et dans ma maison ; et je cherche à penser à elle le moins possible quand je suis en mer.

— Oui, voilà comme vous parlez, vous autres maris qui raffolez de vos femmes ; vous rougissez toujours de montrer trop de sensibilité. Mais qu’est devenu Bluewater ? Sait-il que nous sommes bord à bord ?

Stowel regarda autour de lui, leva les yeux sur ses voiles et ses doigts jouèrent avec le pommeau de son épée. L’œil perçant du commandant en chef remarqua son air d’embarras, et il se hâta de lui demander ce qui était arrivé.

— Vous savez, sir Gervais, qu’il y a certains amiraux qui veulent prendre une part active à tout. J’ai dit à notre cher et respectable ami qu’il n’avait pas à se mêler de l’abordage ; que si l’un de nous devait le conduire, c’était moi, mais que notre devoir à tous deux était de rester sur notre vaisseau. Il me répondit je ne sais quoi d’honneur perdu et de devoir ; et vous savez, amiral, quelles jambes il a, quand il veut s’en servir. Autant aurait valu songer à arrêter un déserteur en lui criant d’attendre ; il partit avec la première division, l’épée à la main, ce que je n’ai jamais vu faire par un amiral et ce que j’espère bien ne jamais revoir. — Et voilà comme tout s’est passé, sir Gervais.

Le vice-amiral serra les lèvres, et ses traits offraient l’image d’une résolution désespérée, quoique son visage fût aussi pâle que la mort, et que les muscles de sa bouche tressaillissent, en dépit de tout son empire sur lui-même.

— Je vous comprends, capitaine, dit-il d’une voix qui semblait sortir de sa poitrine ; vous voulez m’apprendre que l’amiral Bluewater a été tué.

— Non, grâce à Dieu, sir Gervais non, pas tout à fait cela. Mais il est dangereusement blessé, très-dangereusement.

Le vice-amiral poussa un profond gémissement, et pendant quelques instants il appuya sa tête sur les bastingages, cachant son visage à la vue des hommes. Se redressant ensuite, il dit d’un ton ferme :

— Hissez vos huniers, capitaine Stowel, et mettez en panne sur l’autre bord. — Je vais aller à votre bord.

Denham reçut ordre de mettre en panne bâbord amures, tandis que le César virait de bord vent arrière pour prendre la panne tribord amures. Cela était contraire à toutes les règles, car c’était augmenter la distance entre les deux bâtiments ; mais le vice-amiral était impatient d’être dans sa barge. Dix minutes après, il montait à bord du César, et deux minutes ensuite il était dans la grande chambre de Bluewater. Geoffrey Cleveland y était assis devant une table, la tête penchée sur ses mains. Le vice-amiral lui ayant touché l’épaule, le jeune homme leva la tête, et montra un visage mouillé de larmes.

— Comment va-t-il ? demanda sir Gervais d’une voix rauque ; le chirurgien donne-t-il quelque espoir ?

Le midshipman secoua la tête, et comme si cette question eût renouvelé son chagrin, il reprit sa première attitude. En ce moment le chirurgien-major du vaisseau sortit de la chambre dans laquelle le contre-amiral était couché, et suivant le commandant en chef dans la troisième, ils eurent ensemble une longue conférence.

Les minutes s’écoutèrent, et le César et la Chloé étaient toujours en panne. Au bout d’une demi-heure, Denham vira vent arrière, et mit le cap de sa frégate dans la direction convenable. Plusieurs vaisseaux arrivèrent, et continuèrent leur route au nord aussi vite que leurs avaries le permettaient, et cependant on ne vit bord du César aucun signe de mouvement. Deux bâtiments avaient paru au sud-est ; ils approchèrent aussi, et passèrent sans que le vice-amiral se montrât sur le pont. Ces deux navires étaient le Carnatique et sa prise, le Scipion, qu’il avait intercepté, et qu’il avait capturé sans beaucoup de difficulté. En gouvernant au sud-ouest, M. de Vervillin avait laissé le passage libre à ces deux vaisseaux qui voguaient avec le vent largue et ayant un bon sillage.

Cette nouvelle fut envoyée dans la grande chambre du César, mais personne n’en sortit et l’on n’en rapporta aucune réponse. Enfin, quand toute la flotte eut passé, la barge retourna à la Chloé. Elle n’y portait qu’un billet adressé à Wycherly. Dès qu’il en eut fait lecture, il appela les Bowlderos et Galleygo, les fit passer dans la barge avec tout le bagage du vice-amiral, emporta son pavillon, et fit ses adieux au capitaine Denham. Dès que la barge fut à une distance convenable, la frégate mit à la voile pour suivre la flotte, et reprendre ses fonctions ordinaires, c’est-à-dire faire des reconnaissances et répéter les signaux.

Dès que Wycherly fut à bord du César, on hissa sur le pont de ce vaisseau la barge du vice-amiral. On fit rapport à sir Gervais de tout ce qui avait été fait, et il envoya sur le pont un ordre qui causa une surprise générale dans toute la flotte. Le pavillon rouge de sir Gervais Oakes fut hissé en tête du mât de misaine, tandis que le pavillon bleu du contre-amiral flottait encore au mât d’artimon. Pareille chose ne s’était jamais vue auparavant, si elle est arrivée depuis ; et jusqu’au moment où il fit naufrage par la suite, le César fut connu sous le nom du vaisseau à double pavillon.