Les Deux Femmes d’Ismaïl-Bey/02

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LES DEUX FEMMES
D’ISMAÏL-BEY

RÉCITS TURCO-ASIATIQUES


IV.

Dans la maison habitée par Fatma et Anifé à Saframbolo[1], vivait un neveu du kadi que l’on avait pris l’habitude de traiter comme un enfant, bien qu’il eût atteint sa dix-septième année. Osman était un Turc de la nouvelle génération, cachant sous des dehors un peu railleurs un caractère doux et bienveillant. Lorsqu’Anifé était venue s’établir à Saframbolo, ce jeune homme avait paru rechercher la société de sa cousine ; mais, depuis les couches malheureuses de la femme d’Ismaïl, on ne le voyait plus dans le harem. Prétextant une violente passion pour la chasse, Osman passait souvent des semaines entières à parcourir les montagnes et les vallées voisines de la petite ville. Un matin cependant (c’était le surlendemain du jour où Anifé avait cru devoir confier à Selim ses soupçons sur Maleka), Osman entra chez sa cousine, tout haletant de joie. — Trouvé ! trouvé ! s’écria-t-il en jetant son fez au plafond.

— Trouvé ! qui donc as-tu trouvé ? demanda Anifé, qui se sentait gagnée par l’émotion d’Osman.

— Qui donc, si ce n’est ton enfant ! reprit Osman. — Mon enfant ! … Ne te joue pas de moi, s’écria la jeune femme éperdue, cela me ferait trop de mal.

— Allons, Anifé, tu vois bien que je parle sérieusement. Je te dis que j’ai trouvé ton enfant, un joli petit garçon, blanc comme un agneau. Saute et danse avec moi, car c’est bien vrai.

Au lieu de sauter et de danser, Anifé s’assit et invita Osman à s’asseoir auprès d’elle. Le jeune homme comprit que ses premières paroles ne suffisaient pas à la curiosité d’une mère, et qu’elles faisaient attendre un récit complet. Il commença donc par raconter ses excursions, dont la chasse n’était que le prétexte, et dont le but réel était de découvrir l’enfant d’Anifé. Osman avait parcouru successivement les divers groupes de montagnes qui entourent Saframbolo. Après plusieurs semaines de recherches inutiles, il s’était enfin arrêté dans un petit hameau et avait demandé l’hospitalité à une vieille femme qui, trop pauvre pour le recevoir, lui avait indiqué une maison habitée par une famille que l’envoi d’un nourrisson de la ville venait d’enrichir. Osman s’était dirigé vers la maison désignée par la vieille : une jeune femme tenant un petit enfant dans ses bras était venue lui ouvrir. Osman l’avait questionnée, et la nourrice lui avait répondu que l’enfant était chez elle depuis un mois ; il lui avait été apporté par la servante d’une vieille Grecque exerçant la profession de sage-femme à Saframbolo. En s’approchant alors du petit pour le caresser, Osman avait reconnu à son cou un mouchoir de mousseline verte qu’Anifé portait sur sa tête le jour de l’accouchement. L’entretien avait été interrompu par l’arrivée d’une visiteuse qui n’était autre que la servante de la Grecque apportant à la nourrice sa rétribution mensuelle. Osman, caché dans une pièce voisine, avait entendu les instructions données par la servante à son hôtesse. — L’enfant appartient à une famille puissante, lui avait-elle dit. On avait d’abord essayé de le faire passer pour mort ; mais la mère n’ayant pas été dupe de cette feinte, on a mis toute la province sens dessus dessous pour le retrouver. Or il ne faut pas qu’on le retrouve. Si vous le gardez bien, votre récompense sera doublée, triplée même ; si par malheur il est découvert, vous serez impliquée dans un procès criminel, et votre mari sera traîné en prison. — La nourrice, effrayée, avait offert de renoncer aux vingt piastres et de rendre l’enfant. La servante avait refusé. — Il faut que l’enfant reste ici ; mais s’il vous gêne trop, et si vous trouvez le moyen de vous en débarrasser sans nous compromettre, cela vous regarde. — Cela dit, la servante s’était éloignée rapidement. Ses dernières paroles cependant, loin de tirer la nourrice d’inquiétude, n’avaient excité chez elle qu’un mouvement d’indignation qui rassura complètement le neveu du kadi sur l’honnêteté de la pauvre femme. Celle-ci ayant avoué à Osman qu’elle rendrait l’enfant bien volontiers à sa famille, le jeune homme l’avait quittée en lui promettant de la revoir et en emportant le mouchoir de mousseline, qui devait, disait-il, l’aider dans ses recherches.

Un moment de silence suivit le récit d’Osman. L’émotion d’Anifé était profonde. Dans le carré de mousseline verte qu’Osman venait de jeter sur ses genoux, Anifé avait reconnu le mouchoir dont elle s’était servie pour essuyer son front baigné de sueur froide pendant les longues douleurs de l’enfantement. Grande était sa joie, grande aussi sa reconnaissance pour le jeune homme qui s’était livré à de si patientes recherches pour retrouver son enfant. Deux pensées se succédèrent bientôt dans l’esprit de la pauvre mère, — partir sur-le-champ, accompagnée d’Osman, chercher son enfant, le ramener à Saframbolo, — puis consulter le kadi. C’est à cette dernière pensée que s’arrêta Anifé, toujours en garde contre ses premiers mouvemens.

Le kadi, appelé par Osman, ne se fit pas attendre. On le mit au fait de la grande découverte, puis Anifé lui raconta son entretien avec Selim et l’espoir que cet entretien lui avait donné. Le kadi réfléchit un moment, et prononça qu’il fallait attendre le résultat de la démarche tentée par Selim. — Il ne s’agit pas seulement, dit-il, de retrouver notre enfant, il importe aussi de bien établir son identité, et d’empêcher qu’un jour Maleka ne lui conteste ses droits à l’héritage de ses parens. Supposons que nous allions dès aujourd’hui nous emparer du petit, que nous le ramenions à la maison, que nous le déclarions à nous : qui nous croira ? quelles preuves donnerons-nous que c’est bien là notre enfant ? Le bruit de sa mort est désormais accrédité parmi toutes nos connaissances : comment prouverons-nous que ce bruit est dénué de tout fondement ? Maleka ne manquera pas de soutenir que nous avons voulu donner le change à la douleur de sa mère ; peut-être même ira-t-elle jusqu’à prétendre que nous supposons l’existence d’un héritier d’Ismaïl pour nous assurer les biens qui, après la mort du bey, retourneraient, faute d’un fils, à sa première femme. Ceux qui nous ont enlevé notre enfant, dit en terminant le kadi, ceux-là seuls peuvent nous le rendre, et puisque nous avons l’espoir de l’obtenir de leurs propres mains, ce serait compromettre notre avenir et le sien que d’agir avec précipitation. »

Ces conseils étaient des plus sages, mais ils ne calmaient pas l’inquiétude d’Anifé. — Et si pendant ces jours d’attente on allait sacrifier mon enfant !… s’écria-t-elle. Osman intervint alors. — Je vais retourner de ce pas auprès de la nourrice, dit-il, et si mon oncle le juge bon, je prendrai avec moi un ou deux serviteurs qui pourront me prêter main-forte au besoin. Mon oncle me munira en même temps de tous les pouvoirs nécessaires pour arrêter qui bon me semblera. Caché dans la maison de la nourrice, j’attendrai le retour du courrier de Constantinople et l’arrivée du messager de Maleka et de Selim. Si ce messager apporte une bonne réponse, ma tâche est facile, et c’est d’accord avec lui que je vous ramène l’enfant. Si au contraire ses instructions sont telles que je le crains, j’exhibe mes pouvoirs, j’arrête le misérable, et je reviens ici avec mon prisonnier, sans oublier l’enfant, bien entendu.

Il était aisé de prévoir qu’un tel plan obtiendrait l’approbation d’Anifé. Osman avait retrouvé son fils, il avait commencé l’œuvre de son salut, c’était à lui de l’achever. Quant au kadi, il hésitait encore. Vaincu enfin par les supplications de sa fille et de son neveu, il accorda l’autorisation demandée. Seulement, pour contrebalancer l’extrême jeunesse d’Osman, il lui adjoignit le plus vieux de ses serviteurs, un ancien janissaire, qui remplissait indifféremment les fonctions de saïs (palefrenier) et celles de kavas. Le second aide de camp donné à Osman était un Rouméliote, ancien soldat dans l’armée albanaise, homme résolu et entreprenant. Les préparatifs du départ furent terminés en quelques instans. Osman baisa les mains du kadi, embrassa Anifé de toutes ses forces, et se mit en route, accompagné de ses deux satellites. Quelques heures d’une marche rapide les conduisirent au village, et le jeune homme s’installa sans tarder chez la nourrice, qui mit à sa disposition la chambre la plus reculée de sa cabane.

Tandis que cette première partie du plan d’Osman s’exécutait, Selim était livré aux plus pénibles perplexités. Il venait de recevoir une lettre où Maleka exprimait des sentimens tout autres que ceux qu’il s’était flatté de provoquer. « Je vois avec peine, lui disait Maleka, que les artifices de cette petite fille et de sa sotte famille sont parvenus à obscurcir les clartés de la haute intelligence que je me plaisais jusqu’ici à reconnaître en vous. Quant à moi, je me soucie fort peu des soupçons et des accusations de gens que je méprise. J’ai fait ce que j’ai jugé favorable à mes intérêts, et je ne suis nullement disposée à m’en repentir. J’ai même assez de force et d’énergie pour me passer d’amis infidèles qui voudraient justifier leur propre métamorphose en opérant la mienne. Vous m’avez rendu service en me faisant connaître les pensées et les intentions d’Anifé et de son père, puisque me les dévoiler, c’est me donner les moyens de les déjouer, car je me décide à exécuter aujourd’hui ce que j’aurais dû accomplir dès le premier jour ; mais ce service m’ayant été rendu par vous involontairement, je ne suis pas tenue de vous en avoir aucune obligation. Libre de mon côté, je vous remets de bon cœur la dette de reconnaissance que vous avez contractée envers moi dans des temps plus heureux, mais trop reculés sans doute pour votre faible mémoire, et pour peu que cela vous convienne, nous nous oublierons l’un et l’autre, de peur de nous gêner et de nous déplaire réciproquement. Entre nous, le ressentiment pourrait aller trop loin, et, encore une fois, l’oubli vaut mieux. Soyez heureux, et veuillez croire que je ne pleurerai pas longtemps sur les ruines de notre amitié. »

Cette lettre avait confondu Selim. La froide et dédaigneuse résolution de Maleka, les menaces ouvertement dirigées contre l’enfant d’Anifé, lui causèrent d’abord un sentiment d’horreur et de dégoût. Il se sentait en même temps ému de pitié pour cette jeune mère qui à cette heure peut-être n’avait plus de fils. Sa première pensée fut de tout lui dévoiler, de se mettre lui-même à la recherche de l’enfant, de le lui rapporter et d’attendre ensuite sa récompense en bravant le vain courroux de Maleka. Ce fut pour se confirmer dans cette héroïque résolution qu’il relut la lettre de son ancienne amie. Malheureusement cette seconde lecture produisit sur l’effendi un effet tout autre que la première. Il s’aperçut en premier lieu que les menaces à son adresse, à lui Selim, étaient beaucoup plus nombreuses que celles adressées au petit Ismaïl. Il ne put s’empêcher non plus de remarquer et même d’admirer le courage de cette formidable ennemie. Sévir contre le petit-fils d’un kadi, lorsque ce kadi est prévenu de son danger, avouer ses projets à un homme dont on soupçonne la fidélité, et à qui on n’épargne pourtant ni les reproches, ni le mépris, tout cela remplit Selim d’une admiration dont il essaya en vain de se défendre. C’était bien là cette Maleka qui l’avait subjugué jadis, et son penchant presque éteint se rallumait malgré lui à la flamme que Maleka portait en elle. Sacrifierait-il à cet amour renaissant son goût pour Anifé ? S’éloignerait-il de la fille du kadi ? Non ; mais il ferait servir leur intimité au plus grand succès des desseins de Maleka. Son ancien amour et son penchant nouveau trouveraient également leur compte à cet arrangement. Cette résolution prise, Selim écrivit à sa vaillante amie une lettre des plus soumises et des plus passionnées ; puis il se rendit chez Anifé pour lui communiquer la réponse de sa rivale, se promettant d’observer attentivement l’effet que produirait sur la jeune femme cette confidence calculée, et de pénétrer, dans l’intérêt de Maleka, toutes les conséquences probables des dénégations de celle-ci.

L’entretien de Selim et d’Anifé fut long et conduit de part et d’autre avec une prudence toute diplomatique. Selim commença par faire valoir de son mieux la vertueuse indignation qu’avaient éveillée, chez Maleka les soupçons dont il avait dû lui faire part. Anifé écouta sans trop d’impatience, mais elle témoigna quelque curiosité de connaître l’opinion personnelle, de Selim sur Maleka. Celui-ci protesta qu’il la croyait sincère, et, ne perdant pas de vue son principal but, qui était de savoir si Anifé donnerait suite aux démarches projetées contre sa rivale : — Avez-vous découvert quelque chose que j’ignore ? dit-il de sa voix la plus tendre. Avez-vous acquis quelque preuve de l’existence de votre enfant et des rapports formés entre la Grecque et Maleka ?

— Que puis-je avoir appris en si peu de temps ? répondit Anifé en fixant sur Selim des regards empreints d’une si froide assurance, que l’effendi fut forcé de baisser les yeux. Si j’avais des données positives sur l’existence de mon enfant, me verriez-vous si tranquille ?… — Selim réitéra ses questions, ou du moins ses tentatives, pour arracher à la jeune femme quelque aveu sur ses intentions à l’égard de Maleka : il ne put obtenir que des paroles vagues, et dut se retirer sans avoir pu se former une opinion bien nette sur les projets d’Anifé. Il avait cru remarquer néanmoins qu’elle commençait à se lasser de cette vie d’attente douloureuse qu’elle menait depuis quelque temps. Le moment n’était-il pas favorable pour s’emparer de son esprit, et Maleka elle-même ne l’engagerait-elle pas, connaissant cette disposition d’Anifé, à rester auprès de la fille du kadi ? Cette question, à laquelle Selim faisait lui-même la réponse, finit par occuper agréablement son esprit, et après avoir quitté la jeune femme, son front, un moment assombri, était redevenu si radieux, qu’un de ses amis, le rencontrant dans la rue par hasard, lui demanda s’il avait été nommé banquier du gouvernement.

Quelques instans aussi après cet entretien, la joie avait reparu sur le visage d’Anifé ; mais la cause de cette joie ou plutôt de cette émotion profonde, est-il besoin de la dire ? — Son enfant lui était rendu. Les éclats joyeux de la voix d’Osman, les cris de l’enfant, les remerciemens et les exclamations de la mère, tout cela se croisait bruyamment dans la même chambre où Selim et Anifé venaient d’échanger du bout des lèvres des reparties laborieusement calculées. Le vieux kadi et Fatma étaient accourus auprès de leur fille ; on couvrait l’enfant de caresses, on accablait Osman de questions. Le jeune homme ne demandait pas mieux que de raconter son heureuse expédition dans les plus grands détails. Il avait passé, disait-il, dans la maison de la nourrice plusieurs jours qu’aucun incident n’avait troublés, lorsque la veille à l’entrée de la nuit, des visiteurs mystérieux s’étaient présentés. C’était la femme chargée ordinairement des messages de la Grecque, accompagnée d’un misérable taillé en hercule et à la figure basanée. Osman et ses deux compagnons avaient écouté du fond de leur cachette le dialogue qui s’était établi entre leur hôtesse et ces personnages suspects. Ceux-ci venaient dire à la nourrice que le moment était venu de se débarrasser de l’enfant ; ils étaient chargés de s’entendre avec elle sur la récompense qui lui serait allouée, et de lui remettre une fiole contenant une potion qui devait plonger le fils d’Anifé dans l’éternel sommeil. La nourrice avait interrogé la messagère sur la condition de ceux qui l’envoyaient. Celle-ci avait répondu qu’elle venait de la part d’une personne puissante, très liée avec un pacha de Constantinople, puis elle avait enjoint à la nourrice de prendre un parti sans retard ; mais alors Osman avait jugé à propos d’interrompre l’entretien, il s’était précipité dans la chambre avec son janissaire et son Rouméliote. Le reste se devine. Les deux misérables avaient été arrêtés sans trop de peine, et le kadi aurait à statuer sur leur sort, car Osman les avait amenés avec lui, ainsi que l’honnête nourrice, qui fut comblée de remerciemens, et dont Anifé promit de faire la fortune.

Le retour du fils d’Anifé fut dans la maison du kadi le signal d’une fête domestique qui se prolongea pendant plusieurs jours. Enfermée avec sa mère et son enfant dans la partie la plus reculée du harem, Anifé refusait sa porte à toutes les visites. Quoiqu’elle répétât sans cesse qu’elle ne craignait plus rien depuis que son enfant lui était rendu, elle éprouvait une sorte d’effroi à la seule pensée de se retrouver en présence d’étrangers, comme si son bonheur eût été d’une nature si fragile que le moindre choc eût dû suffire à le briser.

Au milieu de la joie universelle, le kadi seul gardait quelque in quiétude. Il reculait devant la pensée d’intenter un procès criminel à l’épouse de celui qu’il avait appelé son gendre, et il ne s’y fût décidé que dans le cas où la chose eût été indispensable pour la sécurité de son petit-fils. Si d’ailleurs il déférait Maleka à la justice, qu’en résulterait-il ? avait-il d’autres témoins à lui opposer que la vieille Grecque et les deux misérables arrêtés par Osman ? Maleka ne l’accuserait-elle pas, tout kadi qu’il était, ou du moins n’accuserait-elle pas Anifé et le jeune Osman d’avoir concerté une intrigue odieuse pour combler le vide que la mort avait laissé dans la famille d’Ismaïl, et pour rejeter sur l’épouse préférée de ce même Ismaïl la responsabilité d’un crime qui devait, s’il était prouvé, la perdre à tout jamais ? Après bien des réflexions, des pourparlers et des consultations avec sa femme, avec sa fille adoptive, dont il commençait à goûter fort l’esprit et la pénétration, et même avec Osman, le kadi résolut d’éviter tout scandale et toute publicités. La vieille Grecque et ses deux séides avaient tout avoué dans le premier interrogatoire, en rejetant toute la culpabilité du fait sur Maleka. Le kadi leur fit signer ces déclarations, qu’il corrobora de toutes les formalités légales. La nourrice et son mari déclarèrent aussi, et sous serment (car ils étaient musulmans), que l’enfant confié à leurs soins par la servante de la vieille Grecque était bien le même enfant rapporté par Osman à sa mère. Le kadi procéda ensuite sans pompe, quoique aussi sans mystère, aux cérémonies d’usage en Asie pour assurer à chaque enfant nouveau-né sa place dans la famille et dans la société. La séquestration des femmes musulmanes a pour effet, il faut bien le reconnaître, d’enlever au public la connaissance des événemens domestiques et de retrancher à la médisance l’abondante pâture qu’elle puise chez nous dans l’intérieur des ménages. Le kadi annonça à ses amis et à ses connaissances que sa belle-fille était mère d’un fils qu’on avait cru mort, mais qui était vivant. Fatma donna la même nouvelle à ses amies. Quant à la jeune Anifé, elle ne prononça pas un mot sur cet événement, et ne permit à personne de lui en parler. La seule pensée de revoir Selim, que la Grecque n’avait pas épargné, la faisait frémir, et après avoir reçu du kadi l’assurance que Selim ne pouvait plus rien contre son fils, elle se donna la suprême jouissance de lui fermer sa porte.

Une démarche restait à faire, et Anifé s’en préoccupait vivement. Il fallait annoncer à Ismaïl qu’il était père, et lui dire pourquoi on avait tardé si longtemps à lui communiquer une nouvelle de cette importance. Tout bien considéré, ce fut le kadi qui eut à tenir la plume. Anifé eût désiré écrire elle-même, mais pouvait-elle passer sous silence ses angoisses, ou parler avec réserve du péril couru par son enfant ? L’épître du kadi fut un modèle de convenance et de mesure. C’était lui, disait-il, qui voulait informer Ismaïl du don précieux que sa fille Anifé venait de lui faire dans la personne d’un garçon superbe, nommé Ismaïl comme son père, Il avait tardé jusque-là à remplir cet agréable devoir à cause des dangers qui avaient menacé dès son aurore la vie précieuse de cet enfant, et qui avaient un moment compromis la santé même d’Anifé. Maintenant que la protection céleste avait rendu un fils à sa mère, il s’empressait d’adresser à Ismaïl-Bey ses félicitations, se réservant de lui donner plus tard et de vive voix, un récit plus détaillé de l’événement.

L’heureuse suite d’incidens qui avait permis à la fille du kadi de déjouer une perfide intrigue était loin de terminer la lutte qui fait le sujet de ce récit, et que nous avons vue commencer au moment même où Ismaïl-Bey avait témoigné une préférence pour l’une des deux veuves de son frère. Ismaïl-Bey se voyait désormais placé entre deux épouses que séparait une haine implacable. Toutes deux disposaient d’influences puissantes, et pouvaient se combattre en quelque sorte à armes égales. Un tel combat était de ceux qui se prolongent indéfiniment, ou que termine quelquefois une trève pire que l’hostilité même.

L’arrivée de Maleka à sa terre de Kadi-Keui vint précipiter le dénoûment d’une situation qui menaçait de s’éterniser. Maleka y venait seule, Ismaïl se souciant peu de quitter Stamboul et de renoncer à la vie facile de la capitale. Quant au motif de son voyage, il était pour le moins plausible. Le Franc à qui elle avait vendu l’une de ses propriétés était impatient d’entrer en possession, et la présence de Maleka était nécessaire pour faire reconnaître aux fermiers et tenans leur nouveau maître. La présentation terminée, elle devait toucher le restant du prix de la vente, c’est-à-dire dix mille piastres. Ismaïl lui avait bien recommandé de ne pas prolonger son séjour à Kadi-Keui et de reprendre le chemin de Constantinople avec l’argent aussitôt qu’elle l’aurait reçu, de peur, disait-il, que les créanciers habitant la province ne formassent l’indigne projet de s’emparer des dix mille piastres à titre de paiement ou d’à-compte. Il avait même poussé les précautions jusqu’à prévoir le cas où la maladie et la fatigue s’opposeraient au prompt retour de Maleka, et il l’avait conjurée de lui envoyer l’argent par la poste sans attendre le rétablissement de sa santé. Il était peu probable que Maleka suivît ce conseil, quoiqu’il ressemblât beaucoup à un ordre. Maleka était femme après tout, et Selim habitait encore la province, Selim, dédaigné et maltraité par Anifé, Selim, admirateur zélé et prudent de Maleka, qui n’avait plus guère le droit de prétendre à l’admiration sans se donner la peine de la cultiver. Selim accourut donc aux pieds de sa belle amie, et s’y prit si bien, qu’il la décida à demeurer à la campagne jusqu’au moment où ses propres affaires lui permettraient de l’accompagner à Constantinople. Cette résolution, dont le motif ne pouvait décemment être avoué à Ismaïl, devait déplaire à ce dernier. Maleka, qui voulait se maintenir dans les bonnes grâces de son mari, n’imagina rien de mieux que de lui envoyer, non pas les dix mille piastres qu’elle venait de recevoir, mais la moitié de cette somme, tout en faisant courir le bruit de l’envoi complet.

Maleka pensait tenir par ce moyen les créanciers à distance, et ne pas se dépouiller de tous les attraits qui la rendaient chère à son époux. Elle commettait pourtant une grave imprudence. Anifé commençait à se fatiguer de la monotonie de son existence ; son enfant lui était toujours aussi cher, mais cet enfant même lui rappelait constamment son père. Les chagrins qu’Ismaïl lui avait causés perdaient de leur amertume dans son souvenir. Elle s’avouait d’ailleurs que ses propres emportemens, son caractère impérieux et inquiet, son humeur inégale et violente avaient contribué à bannir la paix de son ménage. Elle se sentait changée ; son père et sa mère l’en félicitaient sans cesse. Ce changement heureux, n’était-ce pas l’amour maternel qui l’avait opéré ? Pourquoi son époux n’éprouverait-il pas à la vue de son enfant la même influence salutaire ? Était-il juste de ne pas lui offrir cette chance de bonheur ? Devait-elle jouir seule de la vue et des caresses de leur enfant ? Elle ne manquerait pas de patience désormais, elle attendrait doucement que les glaces de ce cœur blasé se fondissent sous les baisers de ce petit messager de paix et d’amour. Et quelle serait sa joie lorsque ce cœur s’ouvrirait enfin pour elle ! Combien sa vie serait douce et radieuse entre ces deux objets de son affection, l’un qu’elle avait racheté de la mort, l’autre qu’elle arracherait à une rivale abhorrée, à l’indifférence et à l’abandon, car Anifé, comme toutes les femmes d’Orient, regardait la condition d’un mari privé d’enfans comme le plus grand des malheurs qui puissent fondre sur un mortel !

Comment se faire illusion cependant sur les difficultés qui devaient contrarier la réalisation de ce beau rêve ? Anifé les mesurait toutes ; aussi dépérissait-elle à vue d’œil. Elle savait que Maleka était venue à Kadi-Keui pour recevoir dix mille piastres ; on assurait qu’après avoir touché cette somme, Maleka retournerait à Constantinople. Il fallait bien peu connaître Ismaïl pour se flatter de remplacer dans son cœur une femme qui allait faire quatre-vingts lieues sur les routes de l’Asie-Mineure pour lui rapporter dix mille piastres. L’abattement d’Anifé était donc extrême, lorsqu’il fit place tout à coup à une joie folle, à une fiévreuse impatience. On venait de lui annoncer que Maleka s’était contentée d’envoyer la somme promise à Ismaïl, mais qu’elle prolongerait son séjour à Kadi-Keui. Anifé décida aussitôt qu’elle partirait sans retard, qu’elle irait à Constantinople retrouver Ismaïl, son enfant dans les bras. Elle commença par annoncer son intention au kadi et à sa mère. Il lui fallut combattre de ce côté une forte résistance ; mais Anifé eut recours à son habileté ordinaire. Elle déclara que si ses parens lui refusaient leur consentement, elle saurait se soumettre, mais qu’il fallait s’attendre à la voir mourir bientôt silencieuse et résignée. Le kadi et Fatma pleurèrent et ne discutèrent plus. Le cousin Osman saisit cette occasion pour proposer un moyen terme qui levait tous les obstacles. — Allons, dit-il à la jeune femme avec ce ton de brusque décision qui annonçait en lui un Turc déjà presque occidental, allons, je vois qu’il faut que je m’en mêle. Je t’accompagnerai à Constantinople, je te déposerai aux pieds de ton seigneur et maître, je lui mettrai son enfant dans les bras, puis je resterai quelque temps avec vous à titre de parent, d’ami, et surtout d’observateur… — Touchée du dévouement qu’elle inspirait au jeune homme, Anifé lui tendit la main pour toute réponse, et quelques jours après, les préparatifs du départ commun étaient terminés, d’accord avec le respectable kadi.
V.

Je me promenais pendant les dernières heures d’une belle journée à automne, dans les champs qui entourent ma ferme d’Asie-Mineure, lorsque je vis passer sur la route voisine une petite caravane assez bien équipée[2]. Le principal personnage était une femme vêtue à la mode de Constantinople, et à côté d’elle, monté sur un petit cheval de Mitylène, se tenait un très jeune homme, d’une belle et noble figure. Une autre femme de condition inférieure, vêtue à la mode d’Asie, tenait devant elle un petit enfant. Derrière ce groupe venaient environ une demi-douzaine de serviteurs de conditions et d’âges divers : un kiaja ou intendant, un allumeur de pipes, un verseur de café, un bouffon, un secrétaire, un cuisinier et un page, puis quelques gardes fournis par le gouverneur. Je m’étais arrêtée pour voir défiler tout ce monde. L’un des gardes s’approcha du jeune cavalier et lui dit quelques mots à voix basse en regardant de mon côté. Le jeune homme vint aussitôt à moi et m’annonça poliment que sa cousine Anifé, actuellement en route pour Constantinople et fort souffrante désirait me consulter sur les précautions à prendre pour supporter, malgré sa faiblesse, les fatigues du voyage. Je l’engageai à me devancer et à m’attendre chez moi, ainsi que sa cousine, en l’assurant que je ne tarderais pas à les rejoindre. Il s’inclina avec courtoisie ; et la caravane se remit en marche.

Je les suivais à quelque distance, cherchant à me rappeler ce qui m’avait été conté du second mariage d’Ismaïl-Bey et des moyens employés par sa jeune épouse pour l’emporter sur l’ancienne. L’histoire des sortilèges m’était revenue à l’esprit, et j’étais curieuse de juger par moi-même de cette beauté d’origine suspecte que le bruit public accordait à la jeune femme. Je trouvai, en rentrant à la ferme, Anifé et sa suite établies dans mon salon de réception. Anifé était très soigneusement voilée, et lorsque je la priai de me montrer son visage, elle se trouva dans une perplexité grande, n’osant ni se découvrir devant ses serviteurs, ni demeurer seule avec moi. Elle consulta son cousin, ainsi que les plus âgés de ses serviteurs, et la consultation dura quelque temps. Il fut enfin décidé que le cortège se retirerait, à l’exception du vieux kiaja ; qui fut choisi pour demeurer en tiers entre nous.

La jeune femme était atteinte d’une maladie du cœur, suite évidente de fortes agitations morales. Je demandai si l’enfant que j’avais vu était à elle, et si ses couches avaient été laborieuses ; mais le kiaja m’interrompit en faisant des grimaces fort expressives assurément et en murmurant à mon oreille : — Ne parlez pas d’enfans, ne parlez pas de couches ; c’est de là que viennent toutes ses souffrances.

Je demandai encore si elle ne pouvait pas remettre à une saison plus favorable ce voyage de Constantinople… Cette fois ce fut la jeune femme qui m’interrompit en me disant avec une grande vivacité : — Je ne retarderai pas mon voyage d’un jour ; c’est précisément parce que je me sens fort malade que j’ai hâte d’arriver ; il faut que j’arrive, et c’est pourquoi je suis venue à vous. Donnez-moi quelque chose qui me fasse vivre jusqu’à mon arrivée à Constantinople, lors même que cette force passagère ne me serait accordée qu’aux dépens de ma vie. Peu importe que je meure, pourvu que ce ne soit pas avant d’avoir atteint le but de mon voyage.

Le médecin est un confesseur, dit-on ; mais c’est quand il trouve un malade disposé à se confesser. Anifé n’était pas de ces malades-là, et je dus me contenter des mots entrecoupés que la passion, non certes la confiance, lui arrachait. Je lui remis divers calmans aussi innocens que possible et la laissai continuer son voyage, non sans m’être assurée pourtant que son joli visage n’avait aucun besoin du secours de la magie pour plaire au seigneur Ismaïl.

Le voyage d’Anifé se poursuivit donc et se termina heureusement. Non-seulement Anifé ne mourut pas en route mais elle était pleine de vie et brillante de jeunesse lorsqu’elle entra inopinément chez Ismaïl, tenant son enfant dans les bras et fixant sur son triste mari les plus beaux yeux du monde. — Ismaïl, dit-elle en s’inclinant devant lui et en portant l’ourlet de sa robe de chambre (Ismaïl était en robe de chambre) sur son cœur d’abord, sur son front et à ses lèvres ensuite, — Ismaïl, j’étais si heureuse là-bas avec mon enfant qu’il m’a semblé que c’était mal à moi de jouir toute seule d’un si grand bonheur sans t’en offrir aussi ta part. Vois quel beau garçon je t’ai donnée !

La pièce où Ismaïl recevait Anifé était vaste et délabrée. Le bey était couché sur un riche divan qui formait un contraste peu agréable avec les boiseries vermoulues et le plafond tapissé de toiles d’araignées. Une longue pipe au tuyau en tige de jasmin posait d’un côté sur ses lèvres et de l’autre sur une soucoupe en cuivre luisant placée à terre. Un fez couvrait, comme de raison, la tête d’Ismaïl ; il était maintenu sur son front par un mouchoir de mousseline imprimée en Suisse, à fond lilas, à grands ramages verts et jaunes. La robe de chambre dont j’ai parlé était en mérinos vert tendre, et un gilet d’un vert plus foncé lui descendait à peine au diaphragme. Là se terminait la partie orientale du costume ; le reste, pantalon et chaussure, portait le cachet de l’Occident. Le pantalon en étoffe écossaise bouffait singulièrement jusqu’aux genoux, probablement à cause du large caleçon oriental que le bey portait en dessous, et dont il n’osait pas se séparer de peur des rhumatismes. Les bottes en cuir très fin et sans semelles étaient d’une forme ronde qui trahissait la largeur d’un pied accoutumé à reposer dès l’enfance dans des babouches turques, les babouches d’ailleurs n’avaient pas complètement disparu devant les bottes novatrices ; elles s’étalaient au contraire sur le tapis, au pied du divan sur lequel le bey se prélassait, prêtes à être chaussées par-dessus les bottines chaque fois que le bey quittait sa couche moelleuse et se disposait à marcher dans ses appartemens ou à sortir. L’ensemble de ce costume n’était guère attrayant ; mais un joli visage et une physionomie agréable eussent effacé ce qu’il avait de ridicule et de disgracieux. Le visage d’Ismaïl était pâle, jaune et bouffi ; ses yeux, toujours louches, semblaient en ce moment appesantis par l’effet de quelque narcotique, ou peut-être bien aussi par l’abus des boissons alcooliques ; sa barbe, qui commençait à grisonner, était recouverte d’une couche de henné, mais le henné a un inconvénient : c’est qu’il devient, au bout de très peu de jours, d’une couleur orange fort extraordinaire… Bref, ni le visage ni la physionomie d’Ismaïl n’étaient propres à faire oublier les imperfections de son costume. Anifé heureusement était disposée à l’indulgence ce jour-là. Pourvu qu’il lui témoignât à elle un peu d’amour et une véritable tendresse paternelle à son enfant, elle eût admiré le personnage et son costume. Lui-même paraissait sentir ce que sa femme attendait de lui ; il essaya de la satisfaire par ses discours et par l’expression de son regard, mais il était mauvais acteur, et Anifé était un assez bon juge en cette matière.

La première pensée d’Ismaïl en apercevant Anifé fut pour Maleka. — Que dira Maleka, si Anifé reste ici ? Maleka ne reviendra pas, et elle dépensera loin de moi ce qui lui reste des vingt mille piastres ! — Ce raisonnement donna non-seulement de l’humeur à Ismaïl, mais encore l’envie de montrer son humeur à Anifé. L’arrivée du petit Ismaïl aussi embarrassait cruellement son père, qui ne connaissait qu’imparfaitement l’histoire de son rejeton. On lui avait d’abord annoncé sa mort, puis était survenue la lettre du kadi, à laquelle il n’avait pas compris grand’chose ; puis encore Maleka et Selim lui avaient écrit qu’Anifé venait d’acheter un bambin qu’elle se proposait de faire passer pour son fils. Enfin, fatigué de chercher le mot d’une énigme qui après tout ne l’intéressait guère, il avait cessé de s’en occuper, et avait fini par oublier à peu près tout ce qui s’y rapportait ; mais il fallait maintenant prendre un parti. Était-ce là son enfant ? devait-il l’admettre comme tel dans sa maison ? pouvait-il l’en exclure ? Quelles seraient les conséquences de l’une et de l’autre conduite ?

Tout en se posant ces questions embarrassantes, Ismaïl jetait des regards à la dérobée sur le petit garçon, sur Anifé et sur Osman, et les en détournait aussitôt, de peur de laisser lire dans son cœur. L’enfant commençait à s’ennuyer et se préparait à fondre en larmes ; Anifé luttait contre l’envie d’en faire autant et contre un retour de son ancienne violence. Elle fit pourtant un effort sur elle-même, et s’asseyant sur le tapis, aux pieds d’Ismaïl, elle livra une pantoufle au petit bambin ; puis, dès qu’elle le vit sourire, elle l’éleva dans ses bras jusqu’à la portée du regard d’Ismaïl, en disant d’une voix douce et tremblante : — Regarde ton enfant, Ismaïl ! Vois comme il est joli ! Ne trouves-tu pas qu’il te ressemble ?

— Hum ! fit Ismaïl en passant la main sous le menton de son fils et en le forçant à tenir la tête haute jusqu’au moment où la moue qui précède les larmes reparut autour de la bouche rosée de l’enfant, hum ! il est bien, mais je ne trouve pas qu’il me ressemble…

— Il est cent fois plus joli que toi ! dit Osman, à bout de patience.

— En effet, en effet, se hâta de dire Ismaïl ; puis, après un moment de silence, il reprit d’un air grave, comme un homme qui vient de prendre un grand parti : — Je dois avouer, Anifé, que je ne m’attendais pas à recevoir la visite de cet enfant, et que j’ignore qui il est. Ne m’as-tu pas annoncé sa mort ? J’ai reçu à ce sujet des condoléances de tous mes amis, et ta famille elle-même…

— Mais mon père t’a écrit tout ce qui était arrivé interrompit Anifé ; il t’a informé de l’affreux complot tramé contre ton enfant, des soupçons que j’en avais conçus dès le premier jour, du dévouement de mon cousin Osman que voici, du succès de ses recherches, de l’aveu de la sage-femme, de la scélératesse de… ses complices…

Ici Anifé s’embarrassa un peu, ce qui fournit à Ismaïl l’occasion de reprendre la parole. — J’ai reçu en effet une lettre du noble kadi, mais elle était beaucoup moins explicite que tu ne parais le croire. Avant de me livrer aux élans de ma tendresse paternelle, tu dois comprendre, chère Anifé que je désire être certain de ne rien faire de contraire à la loi.

— Il me semble, repartit Osman, que tu peux sans crainte suivre la route que mon oncle t’a tracée, et qu’il suit lui-même. Puisque mon oncle traite et considère cet enfant comme le tien, c’est sans doute qu’il a de bonnes raisons pour cela, des raisons légales et sans réplique. Du reste, si mon oncle ne s’est pas adressé aux tribunaux pour faire constater l’état de ton fils, c’est d’abord parce qu’il a pensé que cela n’était pas nécessaire, et puis encore pour ne pas attirer sur des personnes qui te tiennent de près le blâme du monde et la vengeance des lois ; mais si tu fais la moindre difficulté de reconnaître ton enfant, mon oncle laissera de côté toute considération pour les coupables et fera sur-le-champ ce qu’il a évité de faire jusqu’ici. Je suis chargé de lui rendre un compte exact de tes dispositions et de tes résolutions envers ton enfant, et puisque tu désires une enquête légale à ce sujet, je vais écrire immédiatement.

— Mais non, mais non ! s’écria Ismaïl, c’est inutile ; je vois maintenant comment les choses se sont passées… C’est tout ce que je voulais… certainement…

— Mais si tu conserves quelques doutes,… reprit Osman.

— Pourquoi en conserverais-je ?

— C’est qu’Anifé ne peut pas attendre indéfiniment que ta conviction se forme et que l’on cœur s’ouvre pour son enfant. D’ailleurs mon oncle m’a tant recommandé de bien l’informer…

— Mon cœur est tout ouvert pour ce cher enfant comme pour sa mère, interrompit gracieusement Ismaïl.

Et il prit un bon moyen pour couper court à toute discussion. Il attira le petit Ismaïl sur ses genoux, et dit en le contemplant avec un doux sourire : — Il est singulièrement fort pour son âge, et je crois en effet qu’il a quelque chose de moi dans les yeux.

En ce moment, Anifé trouva Ismaïl presque beau ; elle leva un regard de triomphe sur Osman. Sa résolution était prise. Le but de son voyage lui parut atteint.

À partir de ce jour, Anifé suivit fidèlement le plan qu’elle s’était tracé. Elle soigna la santé chancelante d’Ismaïl et le servit avec tendresse, s’appliquant à le distraire et à l’amuser quand il rentrait de mauvaise humeur, ne le contredisant jamais, ne s’accordant pas une seule fois la satisfaction, jadis si douce, de lui faire sentir ses propres défauts. Elle se rappelait les premières leçons maternelles, mais elle ne les mettait plus en pratique que pour faire plaisir à Ismaïl, et non pour établir son empire sur lui. Hélas ! l’établissement de cet empire fut la seule chose qu’elle négligeât. Ismaïl en profita, le grossier personnage qu’il était, et, à vrai dire, il profita sans scrupule de tous les sacrifices d’Anifé. Il se laissait soigner et servir comme si tout cela lui était dû. Il commençait à se sentir en pleine possession de son autorité sur Anifé. Il l’avait vaincue, domptée, désarmée, et il comptait bien disposer à son gré d’elle et de tout ce qui lui appartenait sans se donner d’autre peine que de faire connaître sa volonté. Dans la lutte qu’il prévoyait entre ses deux femmes, tous les égards seraient pour Maleka, car Maleka se faisait craindre, et Anifé ambitionnait plus que d’être aimée.

Il était impossible cependant qu’Anifé ne s’aperçût pas des dispositions d’Ismaïl à son égard, et que de nouvelles souffrances ne vinssent pas effacer dans son âme les impressions heureuses qui avaient suivi son arrivée à Constantinople. Une étincelle vint mettre le feu aux poudres. Un beau jour, l’argent manqua dans le ménage. Anifé avait apporté d’Asie deux ou trois milliers de piastres, et elle s’était chargée de fournir aux besoins intérieurs de la famille aussi longtemps que cet argent durerait. Ismaïl avait accepté cette offre avec empressement, parce qu’elle lui permettait d’employer ses derniers bechsliks (pièces de 5 piastres) à ses menus plaisirs exclusivement. Trois mille piastres ne sont pas cependant une fortune à Constantinople, et Anifé s’aperçut, au bout de six semaines, que ses fonds seraient bientôt épuisés. Alors, en ménagère prudente, elle voulut avertir Ismaïl, afin qu’il songeât à se procurer d’autres ressources ; mais son avis fut mal reçu. Ismaïl se trouvait ce jour-là absolument sans le sou. Il avait perdu au jeu et n’avait pas encore payé ; il avait prié quelques-uns de ses amis de lui prêter un peu d’argent, et il avait été éconduit. La déclaration d’Anifé fut comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase. La mauvaise humeur d’Ismaïl éclata en reproches aussi absurdes que violens. Comment Anifé s’imaginait-elle qu’il pût nourrir toute une famille, lui qui ne possédait rien, qui n’avait que des dettes ? Ce jour-là il fut sincère ; il fit bon marché des douceurs domestiques ; il se déclara aussi peu amoureux de Maleka que d’Anifé, mais il parla avec enthousiasme des mérites financiers de Maleka, de son esprit si fertile en ressources, de son activité, de son courage, de son habileté ; puis, revenant à Anifé et la comparant à sa rivale, il lui demanda si elle croyait avoir acquis des droits éternels à sa reconnaissance en rapportant trois mille piastres dans le ménage et en les dépensant à sa fantaisie. Anifé répondit avec douceur qu’elle n’avait pas encore tout dépensé, puisqu’il lui restait cinq cents piastres qu’elle déposerait immédiatement dans les mains d’Ismaïl, si une aussi petite somme pouvait lui être de quelque utilité, qu’elle le priait seulement de réfléchir qu’il ne lui resterait ensuite plus rien pour l’entretien du ménage, et que le soin en retomberait sur lui.

— L’entretien du ménage, pardi ! s’écria Ismaïl en haussant les épaules d’un air de dédain ; la grande affaire ! On prend à crédit. Dès aujourd’hui je me charge de faire affluer les provisions dans l’office et dans la cuisine, sans qu’il nous en coûte un sou.

Les cinq cents piastres l’avaient adouci, en lui faisant entrevoir la possibilité de tirer par l’intermédiaire d’Anifé quelque argent du kadi. Le bey continua donc ses doléances d’un air plutôt triste et abattu qu’irrité, et il se rejeta sur la manière dont il avait été leurré, à l’époque de son mariage avec Anifé, par la mère de celle-ci, au sujet des fameux bijoux.

Pendant la première partie de cet orageux entretien, Anifé avait tenu les yeux constamment fixés à terre, et son émotion ne s’était trahie que par de rapides changemens de couleur sur ses joues. Ce fut seulement lorsqu’Ismaïl passa du ton brutal au ton patelin qu’elle leva les yeux, et en vérité ce premier regard n’avait rien d’amical. Quelqu’il fût, il ne dura qu’un instant, après quoi un rideau parut se baisser derrière la prunelle d’Anifé, et ses yeux devinrent aussi ternes que ceux d’Ismaïl lui-même. Quand celui-ci eut exposé tout au long ses espérances anciennes et le cruel désappointement qui les avait suivies, Anifé répondit à voix basse : — Mais rien n’est perdu, Ismaïl, et tout peut encore se réparer.

— Comment ? s’écria Ismaïl hors d’haleine.

— J’ai apporté avec moi une partie de ces bijoux.

— Vraiment ? Quoi ! tu les as apportés ici, et tu ne m’en as rien dit ? Et maintenant tu pourrais… tu consentirais… Ah ! ma bonne Anifé, c’est mon salut que tu tiens dans tes mains ! Voyons, voyons, que me proposes-tu ?

Et, dans le transport de sa reconnaissance, Ismaïl passa un bras autour de la petite taille d’Anifé et l’attira sur son cœur. Les jolies lèvres d’Anifé se contractèrent comme pour sourire, et ce sourire avait quelque chose de singulier, parce que les yeux n’y répondaient pas. Ils n’étaient pas tristes pourtant, et encore moins courroucés ; seulement ils n’avaient pas de regard.

— Il faut agir avec beaucoup de prudence et de précaution, reprit-elle enfin. J’ignore ce qui s’est passé entre ma mère et toi au sujet de ces bijoux, mais ce que tu viens de me dire m’explique en partie son insistance à me faire promettre de n’en donner aucun avant d’avoir atteint l’âge de vingt-quatre ans. Or tu sais, ajouta-t-elle en souriant de nouveau, qu’il me faut encore bien des années pour en arriver là.

— Hélas ! soupira Ismaïl.

— Oui, reprit Anifé, c’est grand dommage ; mais on pourrait trouver un moyen…

— Lequel ?

— J’ai promis de ne pas les donner, mais je n’ai pas promis de ne pas les vendre.

— Tu trouveras difficilement…

— Moi, c’est possible ; mais je crois que tu t’en acquitterais mieux que moi.

— C’est-à-dire que tu voudrais me charger…

— Non pas, cela pourrait traîner en longueur ; mes parens pourraient être avertis, et tout espoir serait perdu. Ce sera toi qui les achèteras.

— Et comment te paierai-je ?

— Tu me paieras quand j’aurai atteint ma vingt quatrième année.

— Ah ! Anifé ! Ah ! ma bien-aimée ! ah ! ma charmante, je ne m’attendais pas à tant de générosité…

— Et tu avais tort… À présent que nous sommes d’accord sur le fond de la chose, il faut nous entendre sur les moyens de l’exécuter. Je vais chercher les bijoux, et nous les estimerons ensemble… Mais, j’y songe, c’est Osman qui les a ; je les lui ai remis pour qu’il les gardât pendant la route, et je n’ai plus pensé à les reprendre. Que cela ne t’inquiète pas ! ajouta-t-elle en voyant le frémissement de terreur qu’Ismaïl n’avait pu réprimer ; Osman nous aidera à en fixer la valeur, et nous pourrons ensuite, dans le cas où mes parens seraient instruits de l’affaire, nous pourrons leur dire qu’Osman était présent à la vente des bijoux, que lui-même nous a aidés à en arrêter le prix, que rien enfin n’a été fait sans son approbation. Ce qui irriterait ma mère plus que toute chose au monde, ce serait de voir ces bijoux, auxquels elle tient si fort, cotés au-dessous de leur valeur ; mais, puisque c’est moi seule qui dois être ta créancière, peu importe que ce soit d’une somme ou d’une autre. N’est-ce pas, Ismaïl ?

Qu’avait à répondre Ismaïl ? Cette mine de rubis et de diamans qui venait de s’ouvrir devant lui le fascinait complètement. Il balbutia quelques paroles d’approbation. Les craintes que lui inspirait le caractère chagrin et capricieux d’Anifé avaient disparu, et Anifé elle-même faisait de son mieux, depuis son arrivée à Constantinople, pour ne plus les justifier. De l’or à pleines mains, une femme soumise et charmante, que pouvait-il désirer encore ? Anifé ne laissa pas toutefois Ismaïl longtemps absorbé dans la contemplation de son bonheur. Elle était sortie pour chercher Osman ; elle revint au bout de peu d’instans, tenant à la main un petit coffret et suivie de son cousin. Les yeux de la jeune femme étaient toujours aussi ternes, et ceux du cousin brillaient comme des escarboucles ; mais Ismaïl ne remarqua pas ce contraste, il n’avait de regards, lui, que pour le coffret.

— Voici mon cousin Osman, dit Anifé, qui est tout prêt à nous seconder dans notre affaire. Les bijoux que j’ai rapportés d’Asie sont dans ce coffret… Nous allons traiter…

Elle s’assit sur un coussin devant Ismaïl, Osman prit place à côté du bey. Un des serviteurs de la maison, le chiboukdj (allumeur de pipe), entra au même instant ; ses fonctions étaient d’entretenir de feu et de tabac le narghilé d’Anifé. Ismaïl ne fit aucune attention à l’entrée ni à la présence de ce personnage.

— Voici les bijoux, dit Anifé en ouvrant le coffret ; examinons-les l’un après l’autre et fixons-en la valeur à mesure. Commençons par cette épingle.

C’était une épingle en diamans représentant une fleur et destinée à être piquée dans un mouchoir de tête. Les diamans n’étaient ni gros ni beaux, mais il y en avait un assez grand nombre, et l’épingle faisait quelque effet.

— C’est magnifique ! s’écria Osman.

— Que sais-je ? répondit Ismaïl en paraissant chercher… Deux mille, deux mille cinq cents piastres.

— Combien penses-tu qu’on pourrait en avoir ? dit Anifé.

Anifé partit d’un éclat de rire. — Si ma mère t’entendait déprécier ainsi ses bijoux chéris, que dirait-elle ?

— Ta mère m’a assuré plusieurs fois, reprit Osman, qu’elle avait refusé quinze mille piastres de cette épingle.

Les yeux d’Ismaïl s’allumèrent, car il connaissait assez Fatma pour être persuadé qu’elle n’aurait pas refusé quinze mille piastres à moins de savoir pertinemment qu’elle pouvait en obtenir trente mille, et Osman lui inspirait beaucoup de confiance, d’abord parce que, le sachant jeune, il le croyait naïf, et ensuite parce qu’il le regardait comme parfaitement désintéressé dans la vente des bijoux. Bref, l’épingle fut évaluée à vingt mille piastres. Puis vinrent une belle bague en émeraudes, une autre bague en rubis, un collier de perles, un fermoir aussi en émeraudes entourées de diamans, et un bout de pipe en ambre orné de pierreries ; Le tout fut coté à quatre-vingt-quinze mille piastres. Anifé dit alors d’un petit air grave et solennel : Il est donc convenu que je te vends ces bijoux pour la somme de quatre-vingt-quinze mille piastres, lesquelles me seront payées par toi, sur ma demande, huit jours après que je t’en aurai réclamé le paiement.

Ismaïl se sentit pâlir, tant il lui semblait entendre en ce moment son Anifé des anciens et des mauvais jours. Sa voix était mal assurée lorsqu’il prononça en hésitant ce peu de mots : — Mais pourquoi ?… — Anifé fît un petit mouvement de tête qui signifiait : — Ne vois-tu pas Osman ? — Ismaïl se hâta d’admettre la muette explication d’Anifé. Il eût été imprudent de confier à un aussi jeune homme un secret de cette importance ; Anifé avait raison, cent fois raison. Il répondit donc, avec la fermeté et avec le sérieux convenables, qu’il acceptait la proposition d’Anifé, qu’il achetait les bijoux quatre-vingt-quinze mille piastres, et qu’il paierait la somme à la requête de sa femme huit jours après que cette requête lui serait signifiée. Tout étant ainsi terminé à la satisfaction des parties, Anifé replaça les bijoux dans le coffret, à l’exception de l’une des bagues qu’Ismaïl voulut porter tout de suite à un bijoutier. On convint aussi qu’Ismaïl disposerait des bijoux à sa fantaisie, et qu’Anifé n’en serait plus désormais que la dépositaire.

Pour en finir avec cette opération toute commerciale, je dirai qu’Ismaïl vendit dans la journée même deux bagues pour le tiers environ de la valeur cotée. — Les saphirs et les émeraudes affluaient en ce moment sur le marché de Stamboul ; les montures étaient passées de mode. — Cette vente s’ébruita très vite, et il ne pouvait pas en être autrement, les bazars étant en Orient le rendez-vous de tous les oisifs, c’est-à-dire de la population tout entière. Ismaïl n’était pas encore rentré, que déjà le vestibule de sa maison était encombré de créanciers alléchés par la perspective d’un remboursement : Le bey employa toutes les ruses, toutes les promesses, toutes les dénégations imaginables, pour se dispenser de faire de son argent un si triste emploi. Vains efforts ! les créanciers furent plus entêtés encore que le débiteur. Tout se passa poliment, personne n’éleva la voix ni ne proféra de paroles trop vives, mais il fallut donner des à-comptes. Les créanciers connaissaient à un para près la somme touchée par Ismaïl sur les deux bagues ; ils en réglèrent le partage entre eux d’après le chiffre de leurs créances, en abandonnant toutefois à Ismaïl la somme de cinq cents piastres pour sa dépense personnelle.

Il fallut donc recourir de nouveau au coffret ; mais les bagues vendues en premier lieu formaient le plus beau joyau de la couronne. Le reste se composait de petites pierres dont la monture faisait tout le mérite, et cette monture était vieillie. Aussi ce fut avec les plus grandes difficultés qu’Ismaïl parvint à s’en défaire à très bas prix. Puis arrivèrent les créanciers qui n’avaient rien touché lors de la première vente, et ceux qui avaient été payés en partie revinrent aussi pour faire compléter leur remboursement. Ismaïl ne savait plus auquel entendre. Tout cela dura de six à huit semaines, après quoi le bey se trouva à peu près aussi pauvre qu’auparavant. La grande majorité des créanciers était payée, il est vrai, mais cela importait peu à Ismaïl. Ajoutons que pendant ces six ou huit semaines le bey n’avait pas eu un bon mouvement pour Anifé. S’il se montrait parfois tendre et même passionné, c’était toujours lorsqu’il avait besoin de puiser dans le coffret. Envers son enfant, il n’était ni dur, ni violent : jamais un Turc, si mauvais qu’il soit, ne se permettra de rudoyer une de ces petites créatures sans défense ; mais son indifférence envers ce chef futur de sa race frappait tous les yeux, et les servantes mêmes s’en entretenaient sans ménagement et sans indulgence. Quant à la fille du kadi, elle supportait tout avec une patience infinie ; l’énergie morale semblait chez elle avoir dompté la langueur physique. Calme et hautaine, elle semblait mener au milieu de ces difficultés journalières une vie de contemplation et d’attente.

VI.

Qu’attendait Anifé ? à quel sentiment avait-elle obéi en faisant avec Ismaïl ce marché de bijoux dont les conséquences commençaient à peser si lourdement sur le bey ? Le but de cette vente était évidemment de placer dans les mains d’Anifé un titre dont elle pût se servir contre Ismaïl, et rien n’avait été négligé pour que ce titre eût la validité nécessaire. Peu de jours après la vente, elle avait fait signer par le chiboukdj présent à l’entretien, ainsi que par Osman, une attestation constatant la déclaration faite par le bey, qu’il achetait les bijoux quatre-vingt-quinze mille piastres, et qu’il s’engageait à payer cette somme sur la requête de sa femme huit jours après sa première sommation. » Anifé avait donc entre les mains une arme redoutable ; mais le plan même qu’elle exécutait si froidement accusait dans ses dispositions à l’égard d’Ismaïl un changement qu’il faut expliquer. La haine, ou tout au moins l’indifférence, avait brusquement succédé à cet amour renaissant qui l’avait conduite de Saframbolo à Constantinople. Anifé avait vu, peu de jours après son arrivée chez le bey, se dissiper toutes ses illusions, La brutale insouciance d’Ismaïl avait froissé en elle la dignité de la femme et celle de la mère. Dès ce moment, elle avait formé un projet de vengeance, et ce projet, elle l’accomplissait. Il ne s’agissait plus seulement de dominer Ismaïl, il s’agissait de le punir, et malheureusement pour le bey, de même qu’il y avait eu entre ses deux femmes rivalité pour le rang d’épouse préférée, il allait y avoir entre elles rivalité pour la vengeance.

Maleka, informée du départ d’Anifé pour Constantinople et de l’accueil qu’elle avait reçu d’Ismaïl, avait résolu, elle aussi, de faire expier au bey ses inconstances, trop visiblement intéressées. Ici je touche aux plus tristes détails de cette triste histoire, et j’éprouve le besoin d’imputer à la funeste influence des coutumes orientales des torts qui ne doivent pas retomber tout entiers sur mes personnages. Ni Anifé, ni Maleka n’étaient nées irrévocablement mauvaises ; mais l’éducation du harem avait eu chez l’une et chez l’autre ses résultats ordinaires : les bons instincts avaient sommeillé dans l’inaction, les mauvais s’étaient épanouis à l’aise. La part du mal était bien moindre toutefois chez Anifé que chez Maleka. Quand la fille de Fatma s’était proposé de transformer en un docile époux son oncle Ismaïl, la préoccupation de l’injure faite à sa mère dominait dans la jeune fille orgueilleuse et coquette toute autre pensée. L’amour cependant, un amour ardent et sincère, était venu modifier ce premier sentiment, et c’est alors qu’Anifé avait eu bientôt une autre injure à venger. Elle avait trouvé chez Ismaïl une indifférence complète et pour elle-même et pour son fils. Dès ce moment, elle n’avait plus hésité ; elle s’était souvenue des leçons données à son enfance, elle n’avait plus écouté que ses passions implacables. Chez Maleka, le mobile était moins noble : elle avait deux griefs contre Ismaïl, — le dommage matériel que lui avaient causé sa vie dépensière et les arrangemens pris à l’époque de son mariage, puis son empressement à favoriser une rivale, à l’élever, sans égards pour sa volonté bien connue, au rang d’épouse. L’intérêt blessé, la jalousie, faisaient donc seuls agir Maleka. Les informations recueillies par Selim sur la vie d’Ismaïl et de sa femme à Constantinople lui dictèrent un plan de campagne dont la conduite du bey ne seconda que trop bien l’exécution.

Ismaïl avait touché presque intégralement le prix de la terre vendue par Maleka à l’agriculteur franc, et cet argent n’était pas le seul que Maleka lui eût donné. Toutes ces terres vendues par Ismaïl aussitôt après son mariage avec sa belle-sœur, et au sujet desquelles les fermiers avaient réclamé, toutes ces terres, dis-je, n’avaient pas été rachetées, et Ismaïl en retenait toujours le prix. Maleka, à l’époque de son mariage avec Ismaïl, avait payé plusieurs des créanciers de son nouvel époux, et avait conservé leurs titres en femme prudente qu’elle était ; tous ces items, pour parler la langue du palais, formaient, un total de cent quinze mille piastres. Les Turcs signent au moyen d’un cachet sur lequel leur nom est gravé ; ils y passent de l’encre, et l’appliquent ensuite sur le papier. Ce cachet est d’ordinaire enchâssé dans une bague qu’ils portent au doigt ; mais il leur arrive assez souvent d’en avoir plus d’un, et Ismaïl possédait, outre l’anneau de rigueur, un vieux cachet qu’il avait porté dans sa jeunesse accroché à la chaîne de sa montre, et qu’il laissait la plu part du temps à Maleka, chargée de signer à sa place. Rien donc ne s’opposait à l’exécution d’un plan d’attaque fort ingénieux, rien, pas même la conscience de Maleka, car la pruderie des lois occidentales peut appeler, si bon lui semble, un pareil acte du nom de faux ; Maleka n’en prenait aucun souci. Elle se disait au contraire qu’Ismaïl avait certainement reçu d’elle cet argent, et qu’en fabriquant cette reconnaissance au nom de son mari, elle ne faisait que ce qu’il eût dû faire. Aussi, après avoir rédigé une reconnaissance pour la somme de cent quinze mille piastres, elle manda deux de ses fermiers, et leur ayant présenté la déclaration signée Ismaïl, elle les pria d’affirmer par écrit qu’ils avaient été présens lorsqu’Ismaïl avait apposé son cachet. « C’est une formalité, leur dit-elle, que mon mari a oublié de remplir dans le temps, et il désire maintenant réparer cet oubli. » Elle faisait jouer à ce moment entre ses doigts deux petites pièces d’or sur lesquelles les yeux des témoins étaient fixés, comme les yeux du petit oiseau demeurent attachés sur ceux du serpent qui le fascine. Ils signèrent, reçurent leur salaire, remercièrent et se retirèrent le cœur aussi léger et aussi joyeux que s’ils venaient de recevoir un prix de vertu. À ceux qui trouveront cette conduite extraordinaire, invraisemblable, repoussante, je dirai qu’il faut tenir compte de l’influence des mœurs d’un pays Sur le développement du sentiment moral. Les faux témoins se tiennent en Asie devant les portes des tribunaux, prêts à y entrer pour porter le témoignage qu’un plaideur leur achètera. Personne, ni musulman ni chrétien, n’est embarrassé de se procurer de faux témoins parmi ses propres coreligionnaires, ni honteux d’avoir besoin de leur appui. Quoi qu’il-en soit, Maleka ne pensait pas commettre une indélicatesse en faisant affirmer une chose vraie par des gens qui n’en savaient rien, et les témoins ne se reprochaient point de faire ce qu’on faisait autour d’eux tous les jours.

Maleka avait calculé combien de temps il faudrait à Ismaïl pour épuiser le petit trésor apporté par Anifé. Elle avait à Constantinople de puissans amis dont elle entretenait le souvenir par l’envoi de quelque riche fourrure d’Anatolie, de certains melons que l’on conserve pendant tout l’hiver, et de ces boîtes de confitures que les femmes d’Asie-Mineure confectionnent à merveille. Pour entamer et mener à bonne fin un procès comme celui qu’elle se préparait à intenter à Ismaïl, elle avait besoin de protections et d’argent. Sûre de pouvoir compter sur de puissans protecteurs, elle s’occupa activement d’amasser beaucoup d’argent. Elle tondit ses chèvres et ses moutons, vendit à l’avance deux années de sa récolte, sans s’inquiéter des moyens de labourer et d’ensemencer ses terres ; elle se défit de ses jumens poulinières, de ses buffles, de ses vaches ; enfin elle mangea, comme on dit, son blé en herbe : la partie engagée valait bien ces sacrifices. Munie enfin de la déclaration des fermiers, elle vit le gouverneur et le kaïmakan de la province pour s’assurer que l’opposition probable du kadi, beau-père d’Ismaïl, n’empêcherait pas le tribunal de prononcer un jugement contre l’infidèle époux dont elle se prétendait la créancière. De belles étoffes de Brousse, un couple de lévriers de la plus fine race assurèrent à Maleka la protection du kaïmakan. La sentence de prise de corps fut rendue contre Ismaïl malgré les observations du kadi et expédiée à Maleka. L’envoi d’une lettre comminatoire à Ismaïl, que celui-ci, conseillé par Anifé, ne crut pas devoir prendre au sérieux, fut le dernier témoignage de sollicitude donné par Maleka à son époux. La réponse d’Ismaïl ayant été peu satisfaisante, il fut décidé entre Maleka et Selim qu’on irait jusqu’au bout, qu’on partirait sans retard pour Constantinople, et ce dernier projet fut aussitôt exécuté que conçu.

L’époque approchait où le double complot dont les trames se resserraient autour d’Ismaïl allait se démasquer. Anifé pouvait faire valoir contre lui une créance de quatre-vingt-quinze mille piastres. Maleka, grâce à l’emploi fort peu légitime du cachet d’Ismaïl, avait réussi à le constituer légalement débiteur de cent quinze mille piastres. Ces deux femmes vivaient à Constantinople, l’une auprès d’Ismaïl, l’autre épiant et connaissant toutes ses démarches. Avant toutefois que l’orage n’éclatât, il se produisit entre les deux rivales un incident qu’il est bon de noter.

Rien de plus difficile à distinguer dans les rues de Constantinople qu’une femme turque d’une autre femme turque. Toutes sont voilées ; toutes sont enveloppées dans un manteau sans taille qui les fait ressembler à des ombres ; toutes sont chaussées d’énormes bottes jaunes qui gênent leur démarche, et leur enlèvent toute tournure personnelle. Maleka crut donc pouvoir s’aventurer sans péril dans les rues de Constantinople ; mais la haine féminine a des yeux si perçans, qu’il n’existe pour elle ni voile ni manteau. Le hasard voulut qu’Anifé entrât dans une boutique d’où Maleka sortait, et que les deux femmes se rencontrassent nez à nez sur le seuil de la porte. Toutes deux se reconnurent à l’instant, mais aucune ne se trahit. Maleka demeura impassible, et Anifé, laissant tomber sur Maleka un de ces regards froids et distraits qui ne voient pas, entra dans la boutique sans seulement regarder derrière elle. Maleka descendit aussitôt la rue ; sans paraître éprouver ni curiosité ni inquiétude.

Anifé était accompagnée, selon l’usage, de deux négresses et d’un nègre. Elle s’approcha de la plus âgée des deux femmes, qui, façonnée aux mœurs du harem, avait une réputation de finesse très méritée, et elle lui dit tout bas : — Suis de loin cette femme qui sort d’ici ; découvre sa demeure, et ne rentre pas sans m’apporter une indication exacte. — La négresse écouta avec l’air de la plus profonde attention, les yeux tout grands ouverts, fixés dans le vague, les narines dilatées, la bouche entr’ouverte ; lorsque sa maîtresse se tut, elle poussa un grand soupir comme pour soulager ses nerfs de la tension qu’ils avaient subie, inclina la tête, et partit comme un trait.

Le soir, Anifé apprit que Maleka demeurait chez un employé des douanes, dans un quartier peu éloigné du sien ; elle était arrivée tout récemment de province avec un effendi qui logeait dans une maison voisine, et qui allait la visiter tous les jours. Anifé devina bien vite le nom de l’effendi, et, grâce aux informations données par la négresse, elle découvrit le jour même la demeure de Selim. Le lendemain, l’officieux compagnon de Maleka, averti par Osman, se présentait chez Anifé, qu’il trouvait plus souriante et plus gracieuse que jamais. Dans un rapide entretien, la fille du kadi apprit ce qu’elle voulait savoir. Maleka était venue à Constantinople sans prévenir Ismaïl de son arrivée, et le but de ce voyage était de livrer à la justice le débiteur insolvable que toutes deux avaient pour mari. Instruite des plans de sa rivale, Anifé résolut d’assister, immobile et impassible, au dénoûment qu’elle prévoyait, se réservant d’agir quand elle jugerait le moment venu.

L’orage ne tarda pas à éclater. Un matin, Ismaïl était tranquillement étendu sur son ottomane en fumant sa pipe, lorsqu’on lui annonça la visite de deux kavas. Il tressaillit, puis, reprenant l’air calme et digne qui seul convient à un musulman, il ordonna qu’on fît entrer les deux agens de la police urbaine. Ceux-ci, après maintes génuflexions, lui présentèrent un ordre de l’autorité compétente lui enjoignant de payer immédiatement à sa légitime épouse Maleka la somme de cent quinze mille piastres qu’elle lui avait prêtée, ou de fournir caution pour le paiement de ladite somme, faute de quoi Ismaïl devait suivre les kavas à la prison pour dettes. Ismaïl ne se tint pas pour battu. Il avait des amis, des amis riches, et les dettes sont quelque chose de si peu sérieux en Turquie, qu’il n’est pas rare de voir des gens se porter garans pour des sommes dont ils ne pourraient seulement pas payer le quart. Ismaïl fit donc bonne contenance ; il engagea les kavas à s’asseoir, leur fit apporter du café et des pipes, et déclara qu’il allait leur donner satisfaction pleine et entière. Ayant fait appeler ensuite son kiaja, il le chargea d’aller prier immédiatement trois de ses amis, qui dépensaient beaucoup et ne comptaient jamais, de vouloir bien lui prêter caution. Le kiaja fit sa tournée, mais il revint au bout d’une heure sans avoir rencontré aucun des amis d’Ismaïl. Celui-ci, qui n’était pas facile à décourager, nomma tout de suite quatre autres amis, un peu moins dépensiers à la vérité et un peu plus soigneux de leurs intérêts, mais sur lesquels il croyait néanmoins pouvoir compter. Le kiaja allait de nouveau se remettre en campagne, lorsque les kavas, qui avaient reçu des instructions précises, et qui avaient d’ailleurs achevé leur café et leurs pipes, prièrent Ismaïl de réfléchir que ses amis viendraient le trouver en prison aussi bien que chez lui, et qu’il leur était expressément défendu de tarder davantage. Ismaïl leur offrit alors une pièce de monnaie à chacun. Ils l’acceptèrent, l’en remercièrent infiniment, mais ils renouvelèrent leurs instances avec d’autant plus de chaleur, qu’ils n’attendaient plus rien de leur complaisance. Restait Anifé ; il n’y avait pas à hésiter. Ismaïl assura qu’il allait passer dans son harem et rapporter de quoi payer sa dette, tout en faisant ses réserves et en protestant contre la fausseté des titres qu’on lui présentait ; mais une difficulté s’éleva, à laquelle il n’avait pas songé : les kavas avaient reçu l’ordre de ne pas le perdre de vue, et aucun kavas ne pouvait entrer chez Anifé, car, malgré un certain relâchement introduit dans le gouvernement du harem d’Ismaïl, quoique les parens et les amis y pénétrassent sans difficulté, ou plutôt quoiqu’Anifé le quittât souvent pour le salon d’Ismaïl, et que son voile lui tînt habituellement lieu de murs et de grilles, l’introduction de deux étrangers tels que les kavas eût été un fait si scandaleux, qu’il n’était pas même permis d’y penser. Ismaïl cependant était un homme à ressources. : il fit appeler Osman, qui logeait dans la maison, lui conta son affaire et le chargea d’aller en informer Anifé.

Osman reparut bientôt, mais tout consterné. Anifé était au désespoir : il fallait que quelque officieux malveillant eût instruit sa mère et son beau-père du prêt qu’elle avait fait à son mari, car elle avait reçu d’eux une lettre foudroyante, où ils demandaient compte des bijoux qu’on lui avait remis, la sommant de les représenter ou de s’expliquer sur l’emploi de ces valeurs, et exigeant d’elle le serment de ne disposer de rien de ce qui devait lui appartenir sans en avoir reçu préalablement autorisation. Anifé avait prononcé le serment demandé ; quant aux bijoux déjà prêtés, elle s’était excusée de son mieux et s’était engagée à en représenter la valeur quand on l’exigerait, mais elle craignait fort qu’on ne poussât la chose jusqu’aux dernières extrémités. Elle allait écrire de nouveau à sa mère, lui exposer la situation malheureuse de son cher époux, et la supplier de permettre qu’elle vînt encore à son secours ; seulement elle ne pouvait rien prendre sur elle avant d’avoir une réponse, car ce serait ajouter à leurs embarras que de braver l’autorité du kadi.

En voyant sa dernière espérance lui échapper, Ismaïl se mordit les lèvres jusqu’au sang. Il jeta un regard de dédain sur les deux kavas, qui serraient leurs ceintures comme un Européen mettrait ses gants, pour se préparer au départ ; il allongea la main et prit sa fourrure, qui était posée près de lui ; puis il se leva, recommanda à Osman de lui envoyer un matelas, une couverture, du café, du tabac et des liqueurs. Faisant alors signe aux kavas de le suivre, il se dirigea sans autre cérémonie vers la prison pour dettes.

Quand Osman revint trouver Anifé et lui annonça le départ du prisonnier, il remarqua sur ses lèvres un étrange sourire. — Il faut agir, lui dit-elle ; Maleka triomphe aujourd’hui, mais mon tour va venir. — Le lendemain même de l’arrestation d’Ismaïl, Anifé agissait. Munie de deux pièces importantes, — la déclaration de l’emprunt des bijoux valant quatre-vingt-quinze mille piastres et une copie de son contrat de mariage, stipulant qu’en cas de séparation des époux Ismaïl lui rendrait sa dot de trente mille piastres, — Anifé se rendit chez le kadi de son quartier. Elle lui dit que son mari était actuellement en prison pour dettes à la requête de sa première femme Maleka, qu’elle ne voulait pas aggraver inutilement cette situation critique, qu’elle se contentait pour le moment de déposer ces pièces entre les mains du juge, déclarant qu’elle n’en ferait usage que dans le cas où les arrangemens acceptés par Ismaïl pour satisfaire Maleka seraient contraires à ses propres intérêts. Le kadi se confondit en éloges sur la grandeur d’âme d’Anifé, et lui promit de l’avertir de ce qui se passerait entre les deux conjoints. En quittant le kadi, Anifé se rendit chez le ministre de la justice, dont elle sollicita la protection, qui lui fut très gracieusement promise. Ces démarches faites, la fille de Fatma rentra chez elle pour n’en plus bouger pendant une semaine ou deux.

Maleka se conduisit de même pendant un laps de temps non moins prolongé. Elle voulait laisser à Ismaïl le loisir de se convaincre de l’inutilité de ses efforts et de la perte complète de son crédit. Quand elle jugea cet effet produit, elle lui dépêcha Selim, porteur d’un ultimatum très facile à résumer. Ismaïl avait à choisir entre trois solutions : — répudier Anifé, restituer les cent quinze mille piastres, ou se résigner à la prison perpétuelle. Ismaïl se débattit comme un lion, et protesta n’avoir rien reçu de la somme réclamée par Maleka ; mais, voyant Selim demeurer impassible, il finit par demander trois jours pour se décider, et Selim lui promit de revenir à l’expiration de ce délai.

Quelques momens après le départ de Selim, Osman vint s’informer si Ismaïl n’avait besoin de rien. — J’ai besoin de consolation et de conseil, répondit Ismaïl, que ses malheurs plongeaient dans un attendrissement tout nouveau pour lui. Et il conta à son cousin le message de Maleka, le priant de lui dire ce qu’il ferait à sa place, et de sonder Anifé sur le parti qu’elle prendrait dans le cas où il accepterait les conditions qui lui étaient offertes. Osman répondit en prenant un petit air capable, et comme un homme qui sait parfaitement ce que valent les femmes ou plutôt ce qu’elles ne valent pas, que pour lui il ne sacrifierait pas un jour de sa liberté pour tout le beau sexe en masse, qu’il en parlerait cependant à Anifé et s’assurerait de sa manière de voir à ce sujet.

Anifé fut enchantée de ces nouvelles. Le jour des représailles se levait enfin. Elle retourna sans tarder chez le kadi et chez le ministre, leur apprit les propositions de Maleka et l’hésitation d’Ismaïl. — S’il refuse, dit-elle, je suis décidée à garder le silence et à ne pas paraître dans une affaire qui ne me regarde pas ; mais s’il prend le parti de me sacrifier, je demande à mon tour la restitution immédiate des cent vingt-cinq mille piastres qu’il me doit.

Ismaïl avait espéré que la crainte d’être répudiée aurait décidé Anifé à quelque effort suprême ; mais lorsque deux jours se furent écoulés sans ramener Osman à sa prison, il commença à s’inquiéter et l’envoya chercher. — Que dit Anifé ? lui demanda-t-il du plus loin qu’il l’aperçut.

Osman secoua la tête.

— Mais enfin que dit-elle ? reprit Ismaïl avec anxiété.

— Pas grand’chose, répondit Osman. Qu’il fasse ce qu’il jugera bon ! C’est la seule réponse que j’aie pu obtenir.

— En ce cas, il ne me reste qu’à passer par tout ce qu’exige Maleka, dit Ismaïl. Si Anifé s’en trouve blessée, c’est à elle seule qu’elle doit s’en prendre, et non pas à moi.

— Je n’ai rien à te dire là-dessus, dit Osman, et tu sais mieux que personne ce qui te convient.

Le lendemain amena Selim à la prison. — J’ai pris mon parti, lui dit Ismaïl ; Maleka sera satisfaite : je répudierai Anifé, et elle déchirera cette maudite déclaration, qui est fausse d’un bout à l’autre.

Porteur de cette grande nouvelle, Selim retourna auprès de Maleka. Ismaïl s’attendait à être élargi sur-le-champ. Quel fût donc son étonnement lorsqu’au lieu du greffier porteur d’un ordre de délivrance, il vit entrer le kadi, suivi d’un nombreux cortège de gardes et de serviteurs, et qu’il s’entendit sommer de restituer sur-le-champ à sa seconde épouse Anifé la somme de cent vingt-cinq mille piastres ! — C’est faux, c’est faux ! s’écria-t-il hors de lui ; je défie Anifé de prouver qu’elle m’a prêté cette somme.

— Anifé l’a prouvé suffisamment par cette déclaration signée de deux témoins, répondit le kadi, et il lui montra la pièce. Ismaïl y jeta les yeux ; il se souvint alors de l’allumeur de pipe qui s’était tenu immobile dans un coin pendant la transaction, et il se donna un grand coup de poing sur le front. Ayant rempli les formalités voulues par la loi, le kadi se retira.

Osman reparut dans la soirée à la prison d’Ismaïl. Il avait l’air radieux. — J’apporte un message de paix, dit-il en entrant. Par la démarche que vous connaissez sans doute à cette heure, Anifé n’a voulu que se mettre en garde contre les mauvais desseins de Maleka et vous éviter à vous-même les regrets que vous coûterait votre faiblesse. Elle est prête à retirer sa déclaration, et tout ce qu’elle vous demande en retour de tant de générosité, c’est de répudier Maleka.

Ismaïl écouta ces paroles avec un tressaillement de joie. Répudier Maleka était un bien mince sacrifice en échange de la radiation de la dette énorme dont il se reconnaissait bien, quoi qu’il en dît, un peu chargé ; mais la joie du prisonnier ne dura pas longtemps. Et les cent quinze mille piastres dues à Maleka, comment les lui rendre ? Derrière la femme qu’on lui proposait de répudier, n’allait-il pas trouver une implacable créancière ? Lorsqu’il envisagea sous son véritable aspect sa triste position, Ismaïl eut un moment la pensée de se briser le crâne contre les barreaux de sa prison ; mais il se dit que sa mort ferait trop de plaisir à sa première comme à sa seconde femme, et que le meilleur parti à prendre était encore de vivre sous les verrous le plus longtemps possible.

Cette histoire touche à sa fin, — je dis histoire, car il s’agit ici de faits véritables, et je ne suis pas libre de donner à mon récit un dénouement romanesque. Il y a deux ans que le bey Ismaïl, devenu le débiteur insolvable de ses deux femmes, a dû suivre les kavas dans la prison où il languit encore… Il a eu beau supplier tour à tour Maleka et Anifé. — Répudiez Maleka, lui dit celle-ci, et je déchire ma créance. — Répudiez Anifé, lui dit Maleka, et je signe un acquit des cent quinze mille piastres. — Faut-il ajouter que Maleka passe ses jours avec Selim, et qu’Anifé s’accoutume de plus en plus à la compagnie du jeune Osman ? Il y a de bonnes raisons, on le voit, pour que la captivité d’Ismaïl-Bey dure autant que sa vie.

Christine Trivulce de Belgiojoso.
  1. Voyez la livraison du 1er juillet.
  2. En rappelant que le fond de ces récits est presque toujours emprunté à des souvenirs personnels, j’ai quelques explications à donner sur le caractère demi-historique, mi-romanesque du Prince kurde, publié dans la Revue du 15 mars et du 1er avril 1856. Les détails qu’on a pu lire sur les derniers momens et sur le genre de mort de Méhémed-Bey sont empruntés à l’histoire d’un prince rebelle mort à Constantinople avant l’avènement du sultan Abdul-Medjid, et par conséquent à une époque où de telles catastrophes étaient assez communes. J’ai usé d’un droit du romancier en transportant ces détails, dans la vie d’un prince Kurde qui disparut, il y a cinq ou six ans, après avoir été battu par les troupes impériales. Parmi les nombreuses hypothèses auxquelles a donné lieu la fin de ce prince, j’ai choisi non la plus vraisemblable, mais la plus dramatique. Il devient inutile d’ajouter que les nobles personnages dont les noms ont été cités dans mon récit n’ont rien à démêler avec la partie de cette histoire qui, sans être purement imaginaire, repose du moins sur des faits bien antérieurs au tanzimat et au règne d’Abdul-Medjid.