Les Deux Filles de monsieur Plichon/11

La bibliothèque libre.
Librairie de Achille Faure (p. 25-30).


ONZIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

24 juillet.

Mon ami, l’homme propose et l’habitude dispose. Tu sais que je porterais volontiers la blouse, mais que je ne puis me passer de linge fin et blanc. Après un séjour d’une semaine dans ce village, où la population, même féminine, hélas ! est éminemment dépourvue de sentiment artistique, je ne me trouvais plus que des chemises couleur isabelle, chiffonnées et maculées au point que l’horreur de cette situation l’emporta sur toute prudence et que j’allai à Royan en acheter d’autres. En revenant à Saint-Palais, je regardais avec joie la manchette éclatante de blancheur qui s’enroulait autour de mon poignet, quand une pensée foudroyante m’arrêta court : dès le lendemain cette même manchette allait être livrée aux teinturières de Saint-Palais, et je devrais consumer en chemises le reste de ma fortune. Nous sommes réellement, pétris d’argile et le jouet des circonstances ; la fortune m’a changé ; pour la première fois une pensée d’économie a renversé mes projets. Ne voulant plus habiter Saint-Palais, je m’assis au bord du chemin pour résoudre ce problème : où irai-je ?

Question éternelle ! et qui m’absorba si bien, que l’ombre, du tamarin sous lequel j’étais assis, qui d’abord se détachait gracieuse et frêle sur la route inondée de soleil, disparut dans une ombre plus épaisse, tandis qu’à l’est où je regardais, l’horizon pâlissant se voila de couches bleues. Quand je tournai les yeux vers la mer, au contraire, je la vis en feu ; les rayons du soleil, qui s’enfonçait dans l’eau, semblaient se fondre dans cette fournaise. Un bruit que j’entendis à ma gauche m’en fit retirer mon regard tout ébloui et je ne pus distinguer que très-confusément, entre des nuages d’or et des nuages de poussière, un corps opaque roulant qui s’arrêta près de moi. M. de Montsalvan ! s’écria une voix de femme ; — C’est lui ! — Et que faites-vous là ?

Je connaissais toutes ces voix, et i y en avait une qui ne parlait pas et que j’entendais mieux que toutes les autres. Cette voiture contenait la famille Plichon. M. Plichon est le père de Blanche. Elle était avec sa tante et son père. Celui-ci fut d’abord un peu roide, mais la tante, après avoir regardé Blanche qui détournait son visage, aussi empourpré que le couchant, la tante me pria de monter, au moment même où M. Plichon, après m’avoir salué, ordonnait au cocher de repartir.

J’hésitais ; alors Blanche me regarda, et ce regard fut tel, que je m’élançai dans la calèche. J’étais à côté d’elle, moi qui croyais ne la plus revoir. Elle regardait toujours de l’autre côté.

— Vous avez donc été absent ? demanda M. Plichon.

Je prétendis qu’une affaire subite m’avait appelé à Paris.

— Sans vous laisser le temps d’aucun adieu ? observa la tante d’un ton de doux reproche.

— Oui, Mademoiselle, répliquai-je avec un accent de tristesse et de mystère, qui dut faire éclore mille suppositions dramatiques dans l’esprit de cette romanesque personne. — Il faut te dire que la tante Clotilde n’a guère que la trentaine ; c’est une personne qui semble prétentieuse au premier abord, parce qu’elle fait des phrases un peu longues et trop sentimentales ; mais je la crois plus vraie qu’elle n’en a l’air et aussi bonne qu’elle affiche de l’être. Elle soupire et lève les yeux au ciel trop souvent, d’autant qu’elle est un peu rondelette pour le genre mélancolique, mais elle ne manque ni de charme ni d’esprit et paraît adorer sa nièce ; or, pour une femme jeune encore, ceci n’est pas sans mérite.

Mon voyage à Paris fournit à M. Plichon le sujet tout nouveau d’un long discours sur l’ancienne lenteur des voyages et leur actuelle rapidité. Pendant ce temps, je regardais Blanche, qui avait les yeux baissés, et dont les narines roses se gonflaient d’oppression intérieure. Son cœur devait battre fortement sans doute ; si près d’elle, il me semblait en entendre les battements et je les eusse ma foi comptés avec délices. Je ne songeais déjà plus à ma résolution de la quitter. Qu’elle était charmante dans son ressentiment ! Ses traits offraient un mélange de chagrin et de bouderie qui révélait sous la femme l’enfant encore.

— Oui, du temps de mon grand-père, résuma M. Plichon, on faisait son testament quand on allait à Paris, tandis que maintenant……

— Le voyage est encore bien long, m’écriai-je, emporté par le désir de consoler Blanche, et c’est bien peu qu’une vitesse de douze lieues à l’heure quand le désir d’arriver franchit l’espace d’un seul élan.

Je vis la tante Clotilde pousser le coude de sa nièce et le front de celle-ci rougir légèrement, à la manière dont l’aube colore le ciel. Un moment après, j’obtenais un regard furtif ; puis elle daigna causer ; mais avec un peu de langueur. En revenant à Royan, comme la fraîcheur du soir tombait, Mlle Clotilde força Blanche de remonter son châle sur ses épaules.

— Elle a été souffrante ces derniers jours, ajouta-t-elle en me regardant, avec l’intention évidente de ne me rien laisser ignorer de mes torts.

Cette aimable tante protége décidément nos amours. Tout cela me ravit et m’impatiente à la fois, et je me laisse aller au charme que j’éprouve, en m’irritant contre moi-même et contre les autres. Quelquefois, je me dis : Tant pis pour eux ! mais j’en ai des remords aussitôt, car je me sens heureux au milieu de ces braves gens, et l’attrait de cette jeune fille est si touchant et si doux !…

Mais à quoi tout cela peut-il aboutir ! Je ne veux pas la séduire et ne veux pas davantage me marier. Non, je ne contracterai pas d’engagement pour la vie, ne croyant pas à la durée de l’amour. Non, car tout ce qui est sérieux, ou prétend l’être, m’irrite comme une ironie ; je ne puis accepter la vie que jour à jour, au hasard des événements, libre de me retirer à mon gré de toute chose. Je suis las…, comme si j’en avais le droit, car après tout j’ai peu vécu et n’ai jamais travaillé. Là est le mal peut-être. Mais travailler à quoi ? pourquoi ?

— Épouser cette jolie fille, avoir des enfants, vieillir, toutes ces choses banales et prévues ont-elles de quoi remplir trente ans d’existence ? Elle m’aime pourtant ; c’est ce qui me tient le cœur et ravive malgré moi la flamme éteinte. Si elle pouvait m’aimer toujours ?… Oh chère folie ! qui agite en moi ses derniers grelots ! Eh bien, pourtant, je l’ai cru ce soir. Je l’ai cru pendant… qu’importe le temps ; ces moments-là sont vastes comme des années. Ce soir, au bal, elle se plaignait de la chaleur, et se tournait sans cesse vers les fenêtres ouvertes ; la nuit pleine d’étoiles et silencieuse m’attirait comme elle loin de tout ce bruit. Elle n’avait plus de vivacité ; je ne l’ai jamais vue si touchante. J’ai imploré du regard la bonne Clotilde, qui, prenant le bras de son neveu, nous a accompagnés dans les jardins. Ayant pris les devants, Blanche et moi, nous nous perdîmes bientôt dans les massifs. Elle jetait les yeux autour d’elle ; je la regardais et, bien qu’elle voulût sembler occupée de la beauté de la nuit, je voyais bien qu’elle n’était qu’à moi. Nous ne parlions pas. D’abord ce silence nous avait embarrassés ; maintenant, il nous charmait ; jamais on ne se dit plus haut : Je t’aime.

Tout à coup, la voix de la tante Clotilde se fit entendre à quelque distance ; elle appelait : Blanche ! mais faiblement, de ce ton de mère indulgente qui regrette de troubler l’enfant dans ses jeux et ne demande qu’à attendre encore. Je ne pus retenir cette exclamation : Déjà ! et je serrai le bras de Blanche contre mon cœur en l’entraînant hors du jardin, sur la plage déserte. Elle ne résista pas, tout en murmurant : Il faut retourner auprès de ma tante.

— Le bonheur est chose si courte ! lui répondis-je, retenons-le encore un instant !

— Vous ne croyez pas au bonheur ? me demanda-t-elle avec étonnement, et dans son regard levé sur moi brillait un rayon de foi si pur qu’il m’enflamma l’âme ; je m’écriai : Oh si ! j’y crois ! et le répétai sur ses lèvres.

Elle ne m’a point demandé, la chère fille, d’autres serments. Mais je suis honteux et ravi, furieux et charmé, que sais-je ? Tout étonné de me sentir encore jeune à ce point, quand je me réjouis de cette émotion et cherche à m’y rattacher, je retombe dans mes doutes et ne crois plus. Vois-tu, l’amour est une chose à la fois de ce monde et hors de ce monde, où elle ne réside qu’incomplète, et c’est pourquoi sans cesse elle nous attire et nous trompe toujours.

Toutes sortes de projets roulent dans ma tête. Tantôt je pense à partir pour l’Amérique, tantôt à me marier. Plus cette indécision se prolonge et moins je joue le rôle d’un honnête homme. Ce qu’il y a de vrai à dire aussi, c’est que je n’ai pas tous les éléments nécessaires à ma décision. Pour faire quoi que ce soit, il faut de l’argent. Si je suis absolument ruiné, qu’elle soit riche ou ne le soit pas, je ne puis épouser Blanche. Achèveras-tu de me dire ce qui me reste ? Réponds-moi courrier par courrier.