Les Deux Filles de monsieur Plichon/12
DOUZIÈME LETTRE.
GILBERT À WILLIAM.
Je ne suis pas tout à fait rassuré, mon bien cher William ; car tu pourrais être sur le point de commettre une immense folie ; et cependant ta dernière lettre m’a relevé l’âme à ton sujet ; car j’aime bien mieux, il va sans dire, que tu sois amoureux que désespéré. Il te reste, mon ami, un peu moins de 30,000 fr. Il y avait 20,400 fr. chez Delage ; 9,000 t’ont été restitués par Léon, à qui tu les avais prêtés il y a longtemps. Si tous ceux à qui tu as prêté, moi entre autres, te remboursaient, tu serais encore riche ; mais il ne faut pas compter là-dessus, excepté, en ce qui me concerne, si je venais à épouser ma princesse.
Causons un peu raison, mon cher ami, je t’en prie. Ton capital ne se monte pas à ce qu’était autrefois ton revenu ; tu n’as point l’habitude de l’économie ; il n’y a donc pas de temps à perdre pour te créer de nouveaux moyens d’existence. Tu n’as pas deux chemins à prendre, quoiqu’il y en ait bien deux, s’enrichir, ou travailler. Mais ce sont choses diamétralement opposées, sauf de rares exceptions, et tu n’es pas né pour la seconde. Puisque tu as l’esprit philosophique, tu peux voir d’un coup d’œil que la seule carrière des travailleurs en général, c’est le travail à perpétuité, et malgré ton esprit chevaleresque, tu ne peux pas t’amuser à cela. D’ailleurs que ferais-tu ?
Le problème se trouve donc réduit à ce seul terme : il faut t’enrichir : c’est le sine quâ non de la vie sociale ; et ce fameux mépris de l’argent, dont vous vous glorifiez, vous autres prodigues, m’a toujours paru, permets-moi de te le dire, une vanterie, ou, si tu veux, un lieu commun ; car c’est vous précisément qui avez le plus besoin d’argent et qui en usez davantage. Eh bien, tu n’as pas le génie des spéculations ; tu mépriserais le commerce ; il faut donc écarter cela. Nous pourrions espérer qu’avec ton nom et tes relations tu obtiendrais une place dans l’administration ou dans la diplomatie ; mais cela encore, je le crains, ne conviendrait pas à ton caractère.
En outre, n’étant pas du tout intrigant, avec tes façons dédaigneuses, froides, indomptables, tu n’arriverais à rien qu’à te faire destituer. On pourrait essayer cependant. Mais, tout bien considéré, il n’y a qu’une chose qui te va sûrement, c’est le mariage ; c’est là où tu peux réussir le mieux, grâce aux avantages de ta personne. Ton nom et ta réputation d’homme distingué valent une riche héritière bourgeoise.
Je ne comprendrais pas, je l’avoue, tes scrupules à ce sujet. Ce n’est pas une tromperie, puisque c’est passé dans nos mœurs. La femme, dépourvue comme elle l’est de toute puissance et de toute action sociale, est en elle-même une non-valeur et, n’apportant que des charges, doit apporter en même temps sa dot pour les supporter. C’est aux parents d’ailleurs à se bien renseigner sur ce que possède leur gendre futur, qui ne peut avoir la naïveté d’avouer lui-même sa ruine. J’entends bien que tu te récries. Mais, mon cher, tu sais pourtant que nous ne pouvons jouer en ce monde cartes sur table, et qu’il est impossible d’être franc quand personne ne l’est. Veux-tu recommencer Don Quichotte de la Manche ? Je ne crois pas être un malhonnête homme parce que je parle à ma princesse de mes rentes, et de ma faveur et que je me fais appeler de Valencin. Elle se moque bien de quelques rentes de plus ou de moins ; j’aurai de la faveur quand je serai riche. Ce qu’elle veut avant tout, c’est d’être Française ; elle le sera. Non, mon cher William, nous avons contre nous assez d’obstacles ; il ne faut pas nous entraver nous-mêmes. Et toi qui te plais tant à railler les préjugés, tu possèdes là un préjugé de roman qui n’est pas soutenable. C’est précisément parce que l’amour a peu de durée, comme tu le reconnais si bien, que le mariage doit être, au point de vue des intérêts — de ces intérêts qui constituent le fond de l’existence — une affaire sérieuse et solide.
Sache donc au plutôt qu’elle est la fortune de cette jeune Blanche. Et si elle n’en avait pas, dans son intérêt comme dans le tien, retire-toi. Elle pleurera quelques jours et retrouvera ensuite la faculté d’être heureuse avec un autre. Donne-moi seulement l’adresse exacte de son père et je saurai bientôt à quoi m’en tenir. Nous trouverons à Paris pour toi des partis superbes. Réfléchis, je t’en conjure, mon cher William.