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Les Deux Filles de monsieur Plichon/32

La bibliothèque libre.
Librairie de Achille Faure (p. 135-138).


TRENTE-DEUXIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

6 septembre.

Ce matin, j’ai trouvé maman Plichon dans la cuisine, fort occupée.

— Déjà levé, William ! s’est-elle écriée en me voyant.

— Il est neuf heures.

— Neuf heures ! grand Dieu ! le déjeuner ne sera pas prêt, et M. Plichon sera de mauvaise humeur toute la journée. Et le cousin Marc ! Si vous l’emmeniez promener, William ?

— Je vais faire en sorte, dis-je, que ce soit lui qui retarde le déjeuner.

Je m’allai promener de long en large dans le corridor où je ne tardai pas à voir paraître M. Forgeot, rasé de frais, et, je crois, plein d’appétit. Mais, l’assurant que sa montre avançait beaucoup, que ces dames n’étaient pas encore levées et que M. Plichon, posté dans le jardin à l’affût des poules, ne rentrerait pas d’une demi-heure, je lui proposai une promenade.

Il accepta. Je l’emmenai assez loin du côté des champs, après quoi je l’égarai pendant une demi-lieue, à la recherche du plus court chemin pour rentrer à la maison. Mon dévouement fut récompensé par le plaisir que je prenais à observer la satisfaction secrète de M. Forgeot, lequel, croyant m’entraîner à sa suite comme objet d’étude, jouissait de sa puissance de fascination. Clotilde avait deviné juste : je l’inquiétais à cause d’elle ; il battit Paris et la campagne pour arriver d’une manière habile et détournée à me faire dire les vrais motifs de mon séjour au Fougeré. Je fis l’homme préoccupé d’une pensée secrète et encore incertain sur sa destinée. Nous passâmes en revue successivement les personnes de la maison et il me dit de chacune un bien emphatique. M. Plichon, l’homme de bien type, le père de famille rangé, le vieux Gaulois plein d’entrain, de mordante humeur. Sa femme, un modèle de grâce, de bonté, de distinction. Blanche, un trésor de grâces, qu’il osa me détailler avec une hardiesse grossière telle, que la crainte seule de me trahir me retint de lui imposer silence.

— Blanche, me dit-il, c’est la jeune fille française dans sa perfection ; douce, gracieuse, d’esprit souple et fin, pétrie de cœur et remplie de charmes, véritable idéal de tout jeune homme sensé qui songe à se marier. Elle n’est peut-être pas aussi riche que sa tante ; ou du moins sa fortune n’est pas indépendante comme celle de mademoiselle Ménier ; mais pour la jeunesse et la beauté, quelle différence !

Il me fixait ; j’eus l’air d’être embarrassé, et de vouloir détourner l’entretien :

— Mais, dis-je, il y a la sœur aînée qui doit se marier auparavant.

— Édith, s’écria t-il, Édith ne se mariera jamais. Et quel homme sensé voudrait d’une telle femme ! C’est une haute intelligence assurément, mais il lui manque le plus bel apanage de la femme, le cœur. Ah ! le cœur ! c’est le charme de la femme, sa vertu, sa force, sa religion ! Sans le cœur, la femme n’existe pas. Ce n’est plus qu’un monstre, oublieux de ses devoirs, de ses véritables intérêts, qui sont de se dévouer à l’homme. Une vraie femme de cœur, ajouta-t-il en m’observant, c’est mademoiselle Clotilde. Ah ! si bonne ! si empressée, toujours prête à se sacrifier à ses propres délicatesses, ou à ceux qu’elle aime. Et quelle sensibilité !

J’allais dire que peut-être elle la déployait avec trop de luxe, quand l’esprit de mon rôle me revint.

— Une sensibilité adorable ! m’écriai-je en levant les yeux au ciel.

— Et savez-vous, reprit-il, qu’avec ses airs de vieille fille, qu’elle prend trop tôt, elle est encore belle ?

— Encore ! répétai-je avec indignation ; je le crois bien, mademoiselle Ménier n’a pas trente ans.

Mon homme ne put retenir un mouvement des yeux et des lèvres qui signifiait : — si elle se rajeunit, elle veut donc lui plaire ; — et je le vis décidément mortifié, ce qui me charma.

— Cependant elle serait mariée depuis longtemps, dit-il, sans une déception… que vous savez sans doute ?

Ne voulant point avouer que j’avais été négligent à percer ce mystère, je fis un signe affirmatif.

— C’est un de ces chagrins dont une femme de cœur ne se console pas, dit-il en m’assénant avec ces mots un regard dur et plein de ressentiment. Du moins, je n’en crois pas capable mademoiselle Clotilde.

— Vous oubliez, Monsieur, que chez une femme de cœur le besoin d’aimer ne cesse qu’avec la vie.

Après lui avoir lâché à bout portant cette phrase dythyrambique, j’entrai brusquement dans la maison pour cacher mon envie de rire, et, l’abandonnant aux reproches de madame Plichon, qui l’accusait de s’être fait attendre, et d’avoir compromis le déjeuner, j’allai réjouir Blanche et Clotilde par le récit de notre conversation.

Clotilde en a ri beaucoup et me paraît trouver à l’imbroglio un charme extrême. Au fond, la bonne fille n’est pas si détachée qu’elle le veut dire du désir de plaire et du goût d’aimer.