Les Deux Filles de monsieur Plichon/33

La bibliothèque libre.
Librairie de Achille Faure (p. 138-143).

TRENTE-TROISIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.


8 septembre.

Enfin, je sais le secret de la tante Clotilde ! Elle m’avait pris le bras hier dans le jardin et m’avait éloigné des autres, afin de continuer cette mystification, dont je finirai par être victime. Sur une nouvelle allusion qu’elle fit à ses chagrins, je saisis l’occasion et demandai solennellement cette confidence qu’elle brûle de me faire depuis si longtemps. Elle se fit alors prier un peu, tout en me conduisant vers l’entrée des bois, où nous nous assîmes dans un bosquet de charmilles.

Là, elle me fit un long récit, entrecoupé de développements psychologiques et d’incessants retours sur ses jeunes illusions. En deux mots : trahison d’amour par ambition. Un homme beau, jeune et riche, dont elle se croyait aimée, l’abandonna pour une dot plus considérable qui s’offrait à lui. Une aussi rude leçon produisit sur cette âme impressionnable des effets terribles.

— Je croyais mourir et fus toute étonnée, me dit-elle naïvement, quand, au bout d’une année, la santé me revint.

Elle avait voulu se faire religieuse alors ; mais ses parents l’en ayant empêchée, elle avait juré du moins de ne pas se marier.

— Et pourquoi ? lui dis-je ; tous les hommes sont-ils semblables à celui-là ?

— Ah ! j’aurais toujours craint d’être trompée. La confiance, William, cette sainte confiance qui est la fleur de l’âme, qui existe sans savoir pourquoi, sans savoir même qu’elle pourrait ne pas exister, une fois qu’elle est troublée, c’est pour toujours.

— Assurément, repris-je, vous ne pouvez plus aimer en jeune fille ; mais vous aimeriez en femme, avec moins d’abandon, mais plus de discernement. Permettez-moi de vous représenter qu’il n’est pas raisonnable de rejeter l’humanité pour le crime d’un seul, ni la vie tout entière pour une seule épreuve.

— Peut-être avez-vous raison, dit-elle en baissant les yeux, mais… mon cœur a été brisé !…

— Non, chère tante, il est encore généreux, droit, plein de vie et de jeunesse. Il a besoin d’aimer, d’aimer fortement, d’avoir un objet unique et d’être l’unique objet d’un autre cœur. Vous avez besoin d’autres enfants que de ceux des autres ; vous vivez d’emprunts, d’à peu près, ce qui n’est pas vivre. Votre faculté d’aimer, inassouvie, s’éparpille en vain, et, faute d’être bien fixée, devient inquiète, maladive et vous tourmente. Il en est encore temps ; mariez-vous.

Clotilde baissait la tête avec embarras et me serrait les mains avec tendresse. Elle était rouge, fort émue ; je lui parlais avec vivacité ; rien n’était donc plus facile, pour qui le voulait bien, de prendre tout ceci pour une scène d’amour. Ce fut à ce moment que j’aperçus à quelque distance, dans l’allée en face, un corps sombre et un œil perçant qui rentrèrent aussitôt dans le fourré. Mais j’avais eu le temps de reconnaître M. Forgeot, d’autant mieux, qu’un instant après, sentant sa maladresse, il reparut dans l’allée en nous tournant le dos, ayant l’air de chercher quelque chose à terre.

— Par exemple, je vous défends d’épouser celui-là, dis-je en le montrant à Clotilde. Je vous le donne pour un égoïste hypocrite.

— Le cousin Marc ! s’écria-t-elle en protestant. Mais savez-vous bien, William, poursuivit-elle en retournant à sa pensée, que vous êtes l’homme le plus désintéressé que j’ai connu.

— Pourquoi cela ?

— Mais enfin… j’ai de la fortune, un domaine, quelques rentes, une centaine de mille francs en tout, et Blanche est ma préférée.

Je haussai les épaules.

— En quoi cela change-t-il la vérité des choses pour ce qui vous concerne ?

— En rien assurément, si ce n’est que la générosité de vos sentiments

— Chère tante, dis-je en l’interrompant, on ne complimente pas un homme de ce qu’il est lui-même, ou de ce qu’il ne ressemble pas à ceux qu’il méprise. Laissons cela.

Je me levai alors et nous rentrâmes dans l’allée du milieu du bois, où le domestique Jean, nous apercevant, accourut à nous. On l’avait envoyé à la recherche de mademoiselle Clotilde, car la famille Martin était au logis. Cette grande nouvelle mit Clotilde en un autre émoi.

— Ne venez-vous pas aussi, William ?

— Non, je n’ai aucune raison de me présenter à eux.

— Mais ils resteront toute la journée, et dîneront avec nous. Il faudra bien qu’ils vous voient. Venez tout de suite ; ce sera mieux.

À ce moment nous vîmes un groupe de personnes qui s’avançaient à notre rencontre. C’étaient MM. et mesdames Martin accompagnés de Blanche et de sa mère. Au premier coup d’œil, je reconnus en eux des gens, sinon très-distingués, du moins qui tenaient à le paraître. Les toilettes étaient irréprochables, mais trop recherchées pour la campagne. Cette famille me parut avoir le travers des provinciaux de ne jamais être à l’aise hors de chez soi, ni chez soi-même, souvent. Le temple du dieu comme il faut est leur géhenne ; ils y vivent aux fers. Le laisser-aller est pour eux une impiété, et, comme pour penser et parler ils ne consultent que l’usage et les oracles parisiens, il en résulte un défaut d’originalité qui donne à tous même conversation, même physionomie. Leurs expressions comme leurs modes sont copiées de Paris.

Les scies parisiennes mêmes vont fleurir en province ; les niaiseries du peuple dit le plus spirituel du monde sont jugées dignes du transport par chemin de fer et arrivent ici pêle-mêle, avec les airs dont les orgues de Barbarie ont saturé la malheureuse cité. Je me suis l’autre jour bouché les oreilles en entendant un petit pâtre siffloter une de ces ritournelles. Comment ça a-t-il pu pénétrer ici ? Où fuir désormais ?

C’est ainsi que nous avons eu tout le jour dans l’oreille le Bébé de mademoiselle Martin l’aînée, mariée à monsieur je ne sais plus qui. Cette jeune femme s’est donné le luxe d’une nourrice enrubannée et d’un enfant ruisselant de dentelles et de broderies. La mère ne le touche pas, mais tourne autour avec des airs de colombe couveuse, en roucoulant cinquante fois par heure : mon Bébé, le Bébé, notre Bébé, et les autres de répéter : son Bébé, le Bébé, notre Bébé. C’est agaçant, parce qu’elles font de ça un objet de toilette. Je ne puis pas souffrir l’amour maternel accommodé à la dernière mode. N’y pouvant plus tenir, je m’en suis allé et, rencontrant en chemin la Madeluche et sa bande, j’ai, ma foi, sans trop regarder, embrassé le plus petit.

— Eh ! le drôle ! a dit la petite maman, gonflée d’orgueil, en l’essuyant après coup.

À la bonne heure ! le drôle ! j’aime mieux ça.