Les Deux Filles de monsieur Plichon/42

La bibliothèque libre.
Librairie de Achille Faure (p. 172-173).


QUARANTE-DEUXIÈME LETTRE.

ÉDITH À WILLIAM.


14 novembre.

Cher frère, ne m’envoyez plus de livres ; j’en ai pour quelque temps de ce roman d’Œhlenschlager que je vais traduire sérieusement. Il eût été désirable que j’en eusse pu lire plusieurs, afin de mieux comprendre le génie de l’écrivain ; mais cette année est désastreuse, et la misère des pauvres, toujours croissante, commande impérieusement l’aumône. Je n’ai presque plus d’argent de la pension que me fait mon père, et l’hiver sera bien long. Avez-vous réfléchi, William, sur le spectacle étrange de ces travailleurs affamés qui viennent demander leur pain à l’abondance des oisifs ? Moi aussi, longtemps j’ai regardé cela comme font les autres, avec les yeux de l’habitude ; mais depuis que j’y applique la vue d’une pensée libre, cela m’hallucine parfois comme le phénomène le plus incompréhensible pour la justice et pour la raison. — Les bases de ces facultés sont pourtant les mêmes chez tous. Mais dans la pratique cela dévie jusqu’à l’absurde, sans doute par une suite d’erreurs accumulées.

Dans votre dernière lettre, vous m’adressez une question assez directe sur ma manière de vivre et mon caractère. J’estime le vôtre plus que celui d’aucun homme que j’ai connu ; mais la confiance a son heure, qu’il ne faut pas hâter. Si vous épousez Blanche, et que nos relations continuent, je crois qu’une intimité sérieuse s’établira entre nous. Quoi qu’il arrive, je ne consentirai point désormais à vous regarder comme étranger, puisque nous nous sommes trouvés frères par le sentiment et la pensée.

J’hésite toujours beaucoup à me mêler de certaines affaires, et cependant je veux vous dire que vous feriez bien de revenir. M. Forgeot vous nuit ici. Qu’y fait-il si longtemps ? Je n’en sais rien. Il vient de faire un voyage à Paris, puis il s’est réinstallé chez nous comme auparavant.

Je vous serre la main,
Édith.