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Les Deux Filles de monsieur Plichon/43

La bibliothèque libre.
Librairie de Achille Faure (p. 174-182).

QUARANTE-TROISIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

20 novembre.

J’ai retrouvé le Fougeré bien différent. Ce n’est plus cette vive lumière des jours d’été, si chaude et si pure, qui revêtait toutes choses d’un éclat magique. C’est une couleur plus pâle, un charme plus intime, et ce grand allanguissement, qu’on a justement comparé au soir ou à la vieillesse ; mais rempli d’une sérénité divine et d’une infinie douceur ; car cette mourante, la grande nature, sent très-bien qu’elle va renaître, et que la mort n’est qu’un sommeil.

Toutes les idéalités que l’homme élève à l’état conscient sont dans la nature. Les poëtes ont toujours senti cela sans le comprendre, et l’homme s’en nourrit sans le savoir, lui qui a créé cet antagonisme antivital de l’esprit et de la matière.

Je m’abandonne à ces grandes influences, qui secondent en moi la réflexion ; et quand je marche à pas lents dans le bois sur les feuilles tombées, tandis que les arbres frémissent et que leurs feuilles jaunies se détachent, et planent et s’abattent autour de moi comme des oiseaux, je contemple, calme et sérieux, les pensées qui m’arrivent en foule.

S’il s’est fait un changement dans la campagne, il y on a peut-être un plus profond chez ses habitants. Maman Plichon seule est toujours la même pour moi. J’ai gagné la confiance d’Édith, mais Clotilde s’est beaucoup refroidie à mon égard, et M. Plichon est décidément désagréable. La grande déférence qu’il me témoignait autrefois a fait place à une sorte de ressentiment, que révèlent, malgré lui, son ton et son air, ou parfois de puériles taquineries. On dirait qu’il m’en veut de m’avoir accepté pour gendre. S’il ne s’agissait que de lui seul, je lui rendrais sa parole bien promptement ; mais, à mon sens, il n’est rien dans cette affaire, où Blanche et moi seuls avons le droit de décider.

Pour elle, c’est bien toujours la même enfant, tendre, douce, naïve jusque dans ses ruses ; mais ce culte fervent que nous vouons toujours à l’être aimé, il est altéré en elle, comme, à franchement parler, il l’est en moi. Elle me connaît maintenant des défauts, et elle a raison ; mais ces défauts sont malheureusement les parties les plus intimes de mon caractère, et je ne puis les changer. Elle me reproche mon insouciance des choses extérieures, mon esprit indépendant, ma franchise, et jusqu’à mes rêveries. À présent, elle me sermonne au lieu de m’adorer, et ce petit air de supériorité qu’elle prend parfois, ce ton de sage conseillère, s’ils lui siéent à ravir, — car tout ce qu’elle fait est rempli de grâce, — ne peuvent pourtant me convaincre que je doive mettre un autre à la place de moi.

Peut-être ne suis-je guère plus raisonnable à son égard qu’elle ne l’est au mien ; car je lui en veux de n’avoir donné à l’étude aucune des heures qu’elle a passées loin de moi. Notre Histoire naturelle serait restée ouverte à la même page, si Édith ne s’en était emparée pour l’achever. Je me demande quelle somme de vie intellectuelle peut renfermer une existence aussi dépourvue d’objets sérieux que l’est celle des jeunes filles de la bourgeoisie ? Se parer, broder, babiller : voilà leur journée entière. Elles ont un cerveau pourtant. Que s’y agite-t-il ? Nécessairement des rêves, aussi illogiques peut-être que ceux du sommeil en l’absence de la raison.

J’avais apporté de Paris pour elle trois livres : la Petite Fadette, Picciola et l’Esquisse des progrès de l’esprit humain, de Condorcet, dont j’aime la morale pure, simple et de bonne foi. Les romans ont été lus, dévorés plutôt ; mais, quant à Condorcet, il n’est pas ouvert encore et ne le sera peut-être point.

Quelles étranges filles nous fait cette éducation ! Il est bien avéré de par la poésie romantique, — et c’est tombé à l’état de ritournelle, — que la jeune fille est quelque chose d’immaculé, de candide, analogue dans l’humanité au lis parmi les plantes. La jeune fille ! oh !… cela se prononce d’un air béat, la bouche en cœur, l’œil au ciel. Les viveurs, en particulier, n’entendent pas là-dessus raillerie. Ils ont absolument besoin de sainteté chez leurs filles et chez leurs femmes, et ne sauraient se contenter à moins. Mais alors comment s’arrange-t-on pour les faire vivre, ces anges, dans la constante préoccupation de ce qui ne doit pas être, au point que leurs défiances et leurs soupçons peuvent injurier un honnête homme ? Nulle confiance, nul abandon, nul oubli. Rien d’élevé dans le sentiment. Figurez-vous un croyant, prosterné devant Marie, qui verrait la Vierge se lever et s’enfuir, en criant que le tête-à-tête est inconvenant. Tombé du ciel en terre, il serait forcé de convenir que les célestes créatures ont de bien mauvaises pensées.

La véritable innocence pour moi, c’est, avant tout, une noble confiance. Elle peut connaître le mal, mais sans cesse elle l’oublie. Elle tient l’esprit si haut… Oh ! mon idéal !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

21 novembre.

M. Forgeot est insinuant, aimable, complimenteur ; il cherche évidemment à me gagner. Sans doute il craint que je lui nuise à mon tour prés de Clotilde, et c’est, en effet, mon intention quand j’aurai bien constaté quel degré d’influence il a sur elle. Mais l’un et l’autre se cachent de moi. Clotilde est à la fois enivrée d’aimer et honteuse de rompre ce serment, tant de fois juré, de renoncement éternel au mariage. Comme tu l’avais pensé, Gilbert, M. Forgeot a enfin avoué sa rupture avec Nicolas Gargan ; il ne pouvait justifier autrement un si long séjour au Fougeré, et d’ailleurs il devait craindre mes révélations. Mais il s’est bien gardé de parler de l’infâme tripotage au sujet duquel ils se sont brouillés, et la cause n’en est, suivant lui, qu’à de superbes délicatesses, qu’il s’attribue, et qui ne lui ont pas permis d’hésiter entre sa conscience et son intérêt. Aussi Clotilde le considère-t-elle comme une victime du devoir. Ce qui donne à ces mensonges quelque peu de fondement, c’est que Forgeot a toujours cherché à se colorer d’un vernis de démocratie. Il a publié quelques brochures où il encense tour à tour le peuple, le trône et l’autel, et propose à grand fracas des réformes illusoires ou impossibles.

Cet homme a la nature qui me répugne le plus : esprit faux autant que souple, conscience, nulle, cœur mort, si jamais il a vécu. Cette définition si incomplète, l’homme est une intelligence servie par des organes, le peint complètement si on la retourne. Toutes les ressources de son esprit sont, en effet, appliquées au service de son bien-être, et il ne conçoit pas à la vie un autre but. Sa politique est athée comme sa morale. Il veut la liberté ; mais ne la comprenant, comme toute autre chose, qu’au point de vue individuel, il en fait une licence égoïste, antisociale. L’honneur, l’amour de la patrie, pris dans leur sens le plus juste et le plus élevé, ne sont pour lui que des enfantillages ; car il ne reconnaît que des intérêts. Il condamne les efforts d’un peuple qui réclame sa liberté, si la domination à laquelle ce peuple veut se soustraire est douce, et il ne trouve rien que d’enviable dans le sort de l’esclave bien nourri et bien traité. Ce qu’il y a de très-large chez lui, c’est la tolérance ; la raison en est simple : il ne répugne à rien.

Toutes ces tendances s’accordent avec le goût excessif de son esprit pour le paradoxe, et, comme il cherche à paraître facile et sans préjugés, en même temps qu’il aime à vous étonner de ses jongleries, il n’est sorte d’accommodement qu’il n’essaye et ne façonne, en prenant le biais de tout. C’est, je le répète, l’être le plus antipathique à ma nature ; sa négation de tout ce que j’adore et respecte me fait mal, et je n’ai jamais senti plus vivement la différence d’un homme à un autre qu’en voyant près de moi cette sorte de semblable.

Mais je suis forcé de reconnaître que la fortune l’a mal traité et qu’il mériterait, comme il l’assure, d’être un des coryphées du système actuel. À la place du gouvernement, j’en ferais mon publiciste, et il remplirait ce rôle admirablement, car sa faconde et ses détours ne sont jamais en défaut ; et il a, pour exploiter les vices ou les travers d’autrui, un talent capable d’en séduire bien d’autres que la naïve famille Plichon. C’est une des caractérisations les plus prononcées de l’époque actuelle.

Triste époque, odieux caractères ! Et voici la famine du peuple qui arrive à la suite de leurs accaparements et de leurs pillages. C’est ici qu’il faut la voir, où elle ne se cache point. Le pauvre n’a plus que faire dans sa demeure où la huche est vide et le foyer mort ; il va, poussé par la faim, à la porte de ces maisons dont les greniers renferment des tas de blé qui attendent — qui attendent une cherté plus grande encore, c’est-à-dire la sentence de mort de ces gens-là. Ce ne sont plus des travailleurs qu’on rencontre dans la campagne, car le travail le plus acharné ne leur procurerait plus cette vie misérable qu’ils en obtenaient autrefois, et l’on ne peut travailler l’estomac vide. Ce sont des affamés qui, un à un ou par petits groupes, suivent le même chemin. Ils sont tristes, décents, proprement vêtus, et vous saluent d’un ton simple et digne. Les femmes filent leur quenouille en marchant ; les enfants ne jouent ni ne sourient : ils vont silencieux. J’ai remarqué que, lorsqu’ils vous rencontrent sur le chemin, ils ne demandent pas l’aumône ; c’est à la maison qu’ils vont, car ce qu’ils veulent, c’est du pain. La pâleur, si rare chez le paysan, a déjà envahi la plupart de ces visages, ceux des mères surtout ; et cependant l’hiver commence à peine. Je donne cinq sous à chacun de ceux que je rencontre ; ce n’est que la moitié d’une livre de pain ; mais ils sont étonnés de cette munificence.

Eh bien, le croirait-on ? vu le grand nombre des pauvres, J es riches diminuent la valeur de leur aumône. Autrefois, tout mendiant qui se présentait au Fougeré recevait un morceau de pain du poids d’une livre environ ; maintenant on ne donne qu’un sou, le dixième d’une livre au prix actuel, et cependant l’on dépense bien davantage ; Clotilde donne un sou également. Considère que dans le rayon d’une lieue il n’y a d’autre maison bourgeoise que le Fougeré ; que les paysans, même les plus riches, ne donnent guère, et imagine le sort de ces malheureux !

J’ai rencontré l’autre jour une femme qui portait ses deux enfants, l’un de quatre ans, l’autre de six, au retour d’une course de plusieurs lieues. Elle était bien hâve et bien pâle, et fléchissait à chaque pas sous le fardeau. Ma foi, je lui ai donné tout ce que j’avais sur moi ; j’ai porté les deux enfants à mon tour pendant près d’une demi-lieue, et ils m’ont promis de marcher jusqu’à leur maison, qui n’était plus loin. Au milieu de tout cela, quand j’entends parler de Bourse et de tripotages, la colère me prend, et je sors pour ne pas dire ce qu’ils ne veulent pas comprendre. Conçoit-on qu’en face d’une pareille misère on songe encore à ne pas dépasser son revenu ? Mais c’est la religion bourgeoise, cela, et il est bien juste que toute religion ait ses sacrifices.

Ils ne veulent pas voir. Ils éloignent soigneusement de leur connaissance toute statistique, tout calcul qui les instruirait qu’à côté de leurs épargnes accumulées, là, près d’eux, la faim ronge et tue des femmes, des hommes, des enfants. Ils se plaisent à compter sur la Providence, dont les grâces éclatent dans leurs discours, et sur je ne sais quoi qu’ils supposent encore et qui serait les ressources particulières et secrètes du pauvre. Que de fois je leur ai entendu dire : « Certainement nous ne saurions comprendre cela ; mais ces gens s’arrangent bien différemment que nous. » Il y a cependant une mesure absolument nécessaire à l’entretien de la vie pour tout être humain, et il est facile de reconnaître, en comparant avec le taux du salaire le prix du pain, que cette mesure ne peut être atteinte par le travail le plus soutenu. Or, la saison des chômages a commencé plus tôt cette année, et elle durera plus longtemps et sera plus dure ; car la plupart des petits propriétaires, atteints dans leurs revenus par la rareté de la récolte, se restreignent et gardent pour des temps meilleurs les travaux qu’ils ont à faire.

Malgré tout, quelle que soit la force de l’habitude, des préjugés, de l’aveuglement où l’on s’enferme, l’importune et fatale question s’impose souvent à nos entretiens et y répand sa tristesse. M. Forgeot, qui ne met cependant la main à sa poche dans aucun cas, fait des phrases fort sentimentales sur ce sujet, et sa théorie pour l’extinction de la misère serait, si on l’en croit, aussi infaillible qu’elle est bizarre. Cela sert du moins à persuader à Clotilde que les Forgeot sont nécessaires au bonheur du peuple. Cette digne tante se répand, de son côté, en phrases d’une sensibilité extrême et en soupirs exagérés ; mais le petit sou qu’elle donne la satisfait pourtant sur ce qu’elle peut faire, et la tranquillité de leurs travaux au salon, ni leur babil, ni la fraîcheur de leurs toilettes n’en sont altérés. Il faut pénétrer dans ce sanctuaire pour imaginer à quelle distance des misères publiques et de toute affaire sérieuse peuvent transporter un journal de modes ou une broderie-guipure. En voyant Blanche aussi calme et aussi rieuse qu’à l’ordinaire, souvent je suis tout prêt à lui reprocher cette insouciance ; mais quand je pense à toutes les influences qui combattraient mes paroles dans son esprit, je m’arrête : je n’ose tenter cette épreuve, trop décisive peut-être… pour moi.