Les Deux Filles de monsieur Plichon/45

La bibliothèque libre.
Librairie de Achille Faure (p. 194-199).

QUARANTE-CINQUIÈME.

WILLIAM À GILBERT.

25 novembre.

« — Mon cher, quand on sera pair de France, on aura des allées sablées, et la boue sera supprimée au Fougeré. »

C’était M. Plichon qui répondait ainsi à une raillerie de Forgeot sur l’état dans lequel il rentrait d’une expédition contre les poules. Il s’avança vers une glace, remonta son col de chemise, prit un air majestueux et se fit la roue.

— Hein ! çà ne m’irait pas trop mal au moins.

— Ah ! çà, demandai-je, quel est le fondement de cette plaisanterie, que j’entends répéter par tout le monde et sur tous lestons ?

— Quand j’aurai ma calèche bleue… dit Blanche en riant.

— Et moi, ma loge à l’Opéra, ajouta maman.

— Et moi, dit Clotilde, seulement un peu de toilette de plus. Oh ! vous m’avez bien mal servie, cousin Marc.

— Vous savez que j’en suis au désespoir et que ce n’a pas été ma faute.

— Non, sans doute ; mais c’est bien dommage que ces actions au pair nous aient manqué. William, lui, s’en serait fait un hôtel à Paris.

— Ah ! dis-je, ce sont les mines qui vous enrichissent ?

— Je le crois bien, mon cher ; elles montent, et monteront au 50 pour 100. Qui sait ? davantage peut-être.

— Le premier dividende va se distribuer, dit Forgeot.

— Nous allons voir ! nous allons voir ! reprit M. Plichon en se frottant les mains. Et, tapant sur l’épaule de Forgeot : Ah ! voilà ce que c’est que d’avoir un parent habile et bien informé.

— Qui sait ? dit maman. On a tu bien des gens se ruiner à ces jeux-là.

— Laisse-moi donc tranquille, s’écria son mari avec impatience. Si je t’avais écoutée, nous restions dans la médiocrité toute notre vie, tandis que je suis sûr de doubler au moins ma fortune.

— Tu as beau dire. Tout placer sur une seule affaire, c’est imprudent.

— Il n’y a que l’audace qui réussit, madame, dit Forgeot. Vous sentez bien que, si je n’avais pas vu là une bonne affaire, je n’aurais pas engagé M. Plichon à acheter, et n’aurais pas acheté moi-même. L’achat des terrains à bas prix par la Compagnie, l’exploitation facile, un rendement merveilleux, tout garantissait aux mines de Fouilliza le succès prodigieux qu’elles ont obtenu. À l’heure qu’il est, les actions sont en hausse constante. Je vous avouerai même, ajouta-t-il en se tournant vers M. Plichon, que, si cela continue, peut-être ferions-nous bien de vendre ?

— Pourquoi çà, puisque le gage est excellent ?

— C’est égal. Il vaut toujours mieux réaliser. On sait ce qu’on a.

Quelque temps après, me trouvant seul avec maman, elle me confirma ce que je craignais, c’est que M. Plichon a vendu toutes ses rentes pour acheter des actions de ces mines. Elle a raison, c’est fort imprudent. Ce Forgeot, comme un vrai démon, est venu troubler la simplicité de leur vie et leur remplir la tête d’ambitions folles. Maman voit bien qu’il s’est complètement emparé de Clotilde. Elle m’a dit :

— Je ne serai pas fâchée de ce mariage ; le cousin Marc est un homme d’esprit, que je crois de facile humeur. Je désire, avant tout, que ma sœur soit heureuse, et elle est encore trop jeune pour que j’aie pu considérer son héritage comme acquis à mes enfants. Cependant, ne parlez pas de cela à mon mari, qui n’en voit rien encore et n’en prendra pas son parti si aisément. Il y a longtemps que j’ai entrevu les projets du cousin Marc, et c’est moi qui ai voulu que Clotilde lui confiât votre engagement avec Blanche, afin qu’il cessât de vous dénigrer par jalousie.

— Charmant procédé, observai-je, et qu’alléguait-il contre moi, ce digne monsieur, chère maman ?

— Oh ! de ces riens qui agissent beaucoup sur l’esprit de certaines personnes. Il y a manière, vous savez, de desservir quelqu’un sans en avoir l’air. Il a profité de votre insouciance, réellement trop chevaleresque, à l’égard des biens de ce monde, pour persuader à mon mari que vous ne pourriez arriver à rien et lui faire craindre de votre part ces coups de tête, qui sont l’effroi des gens positifs. Aussi, votre refus d’entrer dans notre complot vis-à-vis de monseigneur, me fait-il redouter une mésintelligence complète entre vous et mon mari, et vous devriez, William, à cause de cela, vaincre vos répugnances.

— Quoi, maman, vous aussi, vous me conseillez une lâcheté !

— Mais je ne trouve pas que c’en soit une. On ne vous demande que d’être aimable et spirituel comme vous savez l’être, et l’on sollicitera pour vous. Nous vous placerons à côté du grand vicaire, M. Camayon, qui peut tout sur l’esprit de monseigneur, et qui est un homme très-instruit et très-tolérant. Vous n’êtes pas obligé de lui dire vos opinions.

— Il les connaîtra par cela seul que je ne chercherai pas à les cacher. Toutes les questions se rattachent aux questions fondamentales, et deux hommes qui savent penser ne peuvent manquer d’entrevoir réciproquement, après une heure de conversation, quelles solutions morales et religieuses résultent des tendances de leur esprit. Enfin, dites-moi, accepter les bienfaits d’un homme ou d’un parti pour s’en servir contre ce parti, ou contre cet homme, est-ce loyal ?

— Non ; mais qu’avez-vous besoin ?…

— J’ai besoin d’agir, n’étant pas mort, et comme la nature ne m’a point fait indifférent, il se présentera certainement, à moi, des occasions de combattre le vieil esprit, ce que je ferai de toutes mes forces. Vous n’avez pas réfléchi, non plus, que cette puissance que vous voulez tromper jusqu’à l’employer pour moi, n’hésiterait pas un instant, quand elle s’apercevrait de son erreur, à briser l’homme qu’elle aurait élevé. Ce n’est donc pas, en bonne logique, une heure de complaisance qu’il faut me demander, mais une véritable apostasie. Or, maman, est-ce vous ?…

— Non, assurément, dit-elle, et je vois, à présent, que vous avez raison. Mais comment arranger cela avec mon mari, se demanda-t-elle ensuite avec une perplexité si vive, que je mis à chercher moi-même.

C’était bien simple.

— Chère maman, lui dis-je, soyez tranquille, et laissez croire à M. Plichon que tout ira bien. Je serai aimable ; vous me mettrez à côté de M. Camayon, et je vous promets que l’évêque n’usera pas de son influence pour moi.

Blanche, qui craint aussi la colère de son père, détournera ses soupçons. Et voici donc cette grande querelle heureusement apaisée. Mais ma situation en elle-même, vis-à-vis de cette famille inquiète de l’établissement de sa fille, est fausse et désagréable. Puisqu’il le faut, j’en voudrais sortir le plus tôt possible. Fais ce que tu voudras pour le duc d’Hellérin ; puis, cette idée, dont je t’ai parlé, tu sais, un roman auquel je me suis pris dans ma solitude, à Paris, il faut que tu le présentes à ton éditeur. Je te l’envoie. Je l’ai acheté ici, toutes ces dernières nuits. Cette œuvre me tenait l’âme ; elle m’a agité avec assez de force pour en avoir dû garder quelque empreinte, je crois. Il y a là dedans plus d’aspirations que de solutions ; mais les aspirations du présent me semblent le germe des solutions de l’avenir, et il est nécessaire qu’elles se produisent. Tu obtiendras une réponse au plus tôt, n’est-ce pas ?

Envoie-moi aussi, je te prie, la dernière publication de Georges Sand, je veux faire ce plaisir à Blanche. Dans l’explication qui a suivi notre raccommodement, je lui ai reproché son dégoût pour tout livre sérieux, elle m’a promis de lire enfin Condorcet, et m’a tenu parole dès le soir même. Je lui en suis reconnaissant et veux l’en récompenser par une de ces belles incarnations de la pensée qu’elle préfère à la pensée même.

— À toi, mon Gilbert.