Les Deux Filles de monsieur Plichon/44

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Librairie de Achille Faure (p. 182-194).

QUARANTE-QUATRIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT

22 novembre.

Je viens d’avoir un long entretien avec Blanche. Où en sommes-nous ? grand Dieu ! Maintenant, je sais les motifs de mon rappel au Fougeré.

Depuis que je suis ici, j’entends parler de la consécration d’une chapelle qui vient d’être rebâtie à Sanxenay, et qui contient certaines reliques d’un grand prix. L’évêque lui-même vient présider cette cérémonie, et le presbytère étant fort pauvre, aucune autre maison bourgeoise n’approchant à Sanxenay de la splendeur des Plichon, ceux-ci ont obtenu que Sa Grandeur logerait chez eux. C’est dans huit jours seulement ; mais les apprêts de cette réception ont déjà commencé, et l’on ne parle que de cela. Au déjeuner, m’étant permis de plaisanter M. Plichon sur sa déférence envers l’Église, il me répondit d’un ton assez bourru qu’il fallait prendre les choses comme elles sont ; que le clergé était un pouvoir établi ; que son autorité, si elle se contenait dans de sages limites, était respectable et nécessaire, puisqu’il fallait au peuple une religion ; qu’enfin, passer sa vie à faire de la critique n’avance à rien.

« L’évêque, a-t-il dit, est très-influent, comme ils le sont tous, et, de plus, il a son frère qui, vous le savez, est un de nos députés les mieux en cour. C’est donc un homme qu’on serait fort heureux d’avoir dans sa manche. »

Regrettant d’avoir provoqué une discussion qui s’engageait d’un ton peu aimable, je saisis l’occasion de parler d’autre chose, et, quand le déjeuner fut achevé, comme il faisait dehors un beau soleil, et que le temps était doux, je proposai une promenade au jardin et j’offris mon bras à Blanche. À ma grande surprise, on nous y laissa aller seuls, et, quand nous fûmes un peu loin, nous dirigeant vers l’allée des bois :

— J’espère, Monsieur, me dit Blanche, que vous n’irez pas faire l’esprit fort quand monseigneur l’évêque sera ici.

— Ai-je donné le droit qu’on me soupçonne d’inconvenance ? répondis-je.

— Oh ! non, mais vous êtes si incrédule ! C’est très-mal cela.

— Je ne suis pas incrédule, Blanche.

— Mais si…

— Vous êtes une enfant. Et d’abord vous savez bien que je crois à l’amour, dis-je en lui donnant un baiser, car nous venions d’entrer dans le bois et je l’entraînais dans une allée latérale.

Elle rougit, me gronda, mais ne perdit pas de vue le sujet de l’entretien, puisqu’elle reprit bientôt :

— Il ne s’agit pas de cela. Monsieur, mais de vos idées sur la religion, et vous avez tort…

Je me reprochais déjà d’avoir failli manquer cette occasion de causer sérieusement avec ma fiancée ; et, la raillant doucement de partager ce travers qui consiste à accuser de n’avoir point de religion ceux qui ne partagent pas la vôtre, je m’efforçai de lui faire comprendre à quel triste usage servaient tous ces dieux créés à l’image de l’homme, et combien nous devons nous garder de chercher l’Être divin ailleurs que dans les lois de l’univers, et surtout dans celles de la justice, qui doivent nous rapprocher le plus du cœur de Dieu. Je tâchai de lui montrer quelles convulsions épouvantables, ou quelles putrides stagnations, causaient à l’humanité ces barrières, soi-disant immuables, appelées dogmes ; je lui prouvai que l’obstacle le plus funeste au progrès humain, ce sont nécessairement des doctrines dont le premier précepte est d’interdire à la pensée une libre recherche. Toutes ces choses si évidentes et si simples, je les lui dis avec le plus de clarté qu’il me fut possible, et avec un vif espoir de la convaincre ; mais elle est si peu habituée au moindre travail d’esprit, que je vis son attention s’égarer en m’écoutant, et, quand j’eus cessé de parler, elle sembla seulement embarrassée, me dit qu’on était injuste envers les prêtres, qu’elle en connaissait de très-bons, que ceux-ci n’étaient pas coupables des actions des autres, et que M. Camayon, en particulier, l’un des grands vicaires…

— Eh ! s’agit-il de personnes ? dis-je avec humeur.

— Mais oui, Monsieur, c’est de personnes qu’il s’agit, et de la vôtre plus que vous ne pensez ; car il faut absolument, et je le veux, que vous soyez aimable, très-aimable, au dîner de monseigneur.

— Ma foi, je pourrais bien n’y pas assister.

— N’y pas assister, William ! s’écria-t-elle en fixant sur moi ses beaux yeux agrandis par l’étonnement ; si vous faisiez cela,… je ne croirais plus que vous m’aimez…

— Quoi ! notre amour a quelque chose à voir avec cet évêque ? Ah ! çà, quelle plaisanterie…

— C’est que vous ne savez pas, Monsieur, que nous voulons obtenir la protection de l’évêque pour vous, afin que vous ayez une place et que nous puissions enfin nous marier.

Ce fut à mon tour d’ouvrir les yeux.

— Ah ! m’écriai-je après le premier moment d’une véritable surprise, on fait aussi de ces complots-là au Fougeré ?

— Eh bien ! qu’ont-ils de coupable ?

— Rien, si ce n’est, ma chère enfant, que vous ne comprenez pas du tout mon caractère, et c’est fâcheux, très-fâcheux. —

En parlant ainsi, je dégageai mon bras du sien et m’allai adosser contre un arbre, tout pensif.

Blanche, un peu inquiète, vint à moi.

— Qu’avez-vous donc, William ? Oh ! vous êtes un homme étrange ! On ne sait jamais quelle impression vous allez avoir. C’est pourtant une preuve d’affection que mon père vous donne, que nous vous donnons tous, de nous occuper ainsi de vos affaires, afin d’avancer notre mariage.

— Je vous en suis fort obligé, répondis-je amèrement.

— Voyons, William, reprit-elle en serrant ma main entre les siennes, et, en me regardant avec câlinerie : Soyez donc, je vous en prie, plus gentil que ça. Vous ne voulez rien faire pour moi ?

— Mon enfant, lui dis-je, ma chère enfant, vous ne comprenez pas l’action que vous faites. Vous tendez à avilir l’homme que vous aimez, ma pauvre Blanche. Mais si j’étais capable de faire, pour vous obéir, une action basse, je ne serais bientôt plus capable de vous aimer, songez à cela.

— Je ne vous comprends pas du tout, me dit-elle.

— Eh ! je le vois, et c’est là ce qui me désespère. Votre intelligence et la mienne sont étrangères l’une à l’autre, et ne se marieront, elles, peut-être jamais.

Ces mots la piquèrent.

— Je sais, répondit-elle, que j’ai beaucoup moins d’instruction que vous ; mais je crois avoir quelque bon sens, et je l’emploie heureusement à me préserver de ces idées excentriques, qui sont en opposition avec celles de tout le monde et ne font que du mal.

— Vous êtes donc bien persuadée, Blanche, que vous avez raison et que j’ai tort ?

— Mais oui, Monsieur, répondit-elle en souriant, cela ne doit-il pas être ainsi ?

Je la pris par la main, et, la conduisant jusqu’à un tronc de charme coupé qui longeait l’allée, je m’y assis avec elle, en l’entourant de mes bras.

— Chère enfant, lui dis-je alors, je m’aperçois que nous avons commis l’erreur si commune de nous aimer avant de nous connaître ; mais je suis un homme sincère, Blanche, j’ai autant de patience que d’ardeur, et je veux que notre union soit complète. Il faut que nous soyons vraiment époux, Blanche. Voulez-vous m’aider ?

Je lui adressais cette prière avec un tel désir, je me cramponnais à cette espérance avec une telle force, que, sans m’en apercevoir, je la pressai sur mon cœur avec trop de violence et lui fis mal. Un cri de douleur lui échappa ; je me jetai à ses pieds pour lui demander pardon ; elle se montra touchée alors, pleine de tendresse, et je crus un instant avoir trouvé celle que je cherchais. Mais quand nous reprîmes l’entretien, quelques moments après, et que je la priai de m’exposer toute sa pensée, elle recommença mille objections puériles. Elle ne voyait pas la nécessité que nous eussions, elle et moi, les mêmes idées ni les mêmes croyances.

« On peut s’aimer sans cela, puisque l’usage est que l’homme et la femme pensent différemment. Cependant, il y a maintenant beaucoup d’hommes qui se font honneur d’être religieux, et elle eût été charmée que je le fusse, parce que c’eût été à mon avantage de toutes manières. Enfin, elle reprit ses instances relativement à la visite de monseigneur. »

Je cherchai de nouveau à lui faire sentir qu’il m’était impossible de plaire à ces gens-là sans hypocrisie, et d’accepter leur protection sans lâcheté.

En me voyant inébranlable, elle eut un emportement dont je ne la croyais pas susceptible ; des larmes jaillirent de ses yeux, et elle me repoussa en s’écriant que je ne l’aimais pas.

— Je vous aime, lui dis-je, et la preuve, c’est que je souffre beaucoup de vous voir pleurer.

— Si vous m’aimez, il faut me le prouver, reprit-elle en m’embrassant ; il faut que vous fassiez quelque chose pour m’obtenir. Autrement je croirai que mon William ne veut plus de moi. Voyons, Monsieur, vous n’avez donc plus envie d’être mon mari ?

Elle s’efforçait d’irriter ma passion par ses attitudes de sirène et ses gentillesses d’enfant ; pour la première fois, m’enlaçant de ses bras, elle me combla de caresses, avec une audace, ou une innocence, qu’il me serait également impossible d’expliquer. Ma raison faillit m’échapper, et cependant je n’ai jamais plus vivement senti combien l’union des âmes est nécessaire à une ivresse complète. Je m’armai de cette force de volonté, que je trouve toujours heureusement quand je la sens nécessaire, et, devenu tout à coup de marbre, je me levai en disant :

— Blanche, voulez-vous venir ?

Je ne sais de quel air je lui dis cela ; mais elle parut stupéfaite autant qu’irritée, et refusa de me suivre. Je la quittai.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle m’a fait beaucoup de mal. Il me semblait qu’en les essayant ainsi, elle ébranlait les uns après les autres les liens qui m’attachent à elle.

Puis, ces querelles sont dangereuses en ce qu’elles mettent à nu certains ressorts, tristes à voir. Elle s’inquiète, je le vois, des retards de ce mariage, et allègue qu’elle peut être compromise par mes trop longues assiduités. Mais quelle gravité ce dommage peut-il avoir quand notre mariage l’aura terminé ? Doute-t-elle de moi ? Je le croirais presque. Hélas ! divisés de goûts et de croyances comme nous le sommes, nous aurions besoin d’un peu de confiance au moins. Ce que je vois aussi fort bien, c’est que sa vanité aurait à souffrir d’un mariage peu brillant, et qu’elle est loin à présent de cette exaltation qui, à Royan, l’emporta jusqu’à lui faire accepter ma ruine.

… En effet, j’ai dû les désespérer quand je leur ai mandé de Paris combien je comptais peu sur le duc d’Hellérin, et que je ne savais ailleurs sur qui m’appuyer…

… J’ai toujours sous les yeux ce dilemme qui me poursuit : sur tous les points qui découlent de la croyance religieuse, dans notre tête-à-tête futur, ce sera entre la querelle ou le silence qu’il faudra choisir.

Et encore… Non, je ne veux pas cherchera tout exprimer. Il vaut mieux fuir ma pensée, l’apaiser peut-être.

À demain.

23 novembre.

Clotilde a raccommodé notre première brouille, comme elle dit. Le mot est de bon augure. Blanche était tout en larmes, la pauvre enfant ! Et moi aussi, je ne lui donne guère ce qu’elle désire. Elle voulait être comtesse, et je suis démocrate ; elle veut briller dans le monde, et je le déteste ; elle a besoin de luxe, je n’ai pas de fortune, et je refuse même de faire ce qu’il faut pour en acquérir. Elle a été bonne pourtant, et, en la voyant si douce et si malheureuse, en la pressant sur mon cœur, j’ai senti que les serments échangés, les baisers reçus, les souvenirs sacrés d’un amour, même irréfléchi, sont à eux seuls des liens bien puissants encore.

Et puis, qui donc est heureux ? et quel mariage ai-je rencontré qui fût une union ? Avec toute autre des femmes qu’on nous élève, ne trouverais-je pas mêmes inconvénients ? Il faut cependant me marier, ou renoncer à la vie. Qu’y ferais-je seul ? Mieux vaut encore le rôle de combattant que celui de spectateur.

Quant à mes rêves… ils n’existent plus.

24 novembre.

Se connaître l’un l’autre, est-ce donc fatalement ne plus s’aimer ?

Problème éternel et redoutable, que don Juan n’a pu résoudre en courant, que chacun ne résout jamais que pour soi-même, ou ne résout point, — car le regret et l’espoir en appellent toujours de l’expérience, — que l’humanité recommence incessamment, et sans doute poursuivra toujours.

Je l’ai tant appelé, tant aimé, l’amour ! j’ai cru si profondément en lui ! Et cependant il me trompe. J’ai connu déjà les tortures de la trahison ; maintenant les souffrances moins vives mais aussi cruelles du désenchantement.

Si l’amour n’est qu’un leurre, où prend-il tant de puissance ? Tous, à notre heure, nous en raffolons, nous en rêvons tous. Les uns lui donnent leur vie, d’autres leur fortune, d’autres leur honneur ; un grand nombre ne lui accordent qu’une étable dans leur palais ; mais, vil ou grand, il mène le monde. Moi, je lui donnais mon âme tout entière, tout mon espoir, toute ma foi, tout ce besoin immense de croire et d’adorer…

Et qu’aurais-je poursuivi de plus délicieux et de plus grand ? C’est en lui que réside la source du sublime et la vie dans ses bases les plus profondes.

Les hommes ont fait de l’amour un jouet, et de l’ambition une chose sérieuse. Mais qu’est-ce que l’ambition ? Une satisfaction solitaire. Cette égoïste passion n’a et ne peut avoir pour but que des jouissances matérielles, ou le stérile plaisir du commandement ; car, dès qu’elle s’applique à un but moral, elle rencontre l’amour dans la fraternité. Les grands ambitieux n’ont jamais été que des manœuvres. Ouvriers cyclopéens, ils sont venus donner au monde la forme des idées, qu’avaient révélées avant eux des amoureux de justice et d’humanité.

On a beau le railler, on a beau l’avilir. Depuis Homère jusqu’au dernier de nos écrivains, la poésie du monde où se trouve-t-elle ? Et qui charme leurs heures, si ce n’est l’amour, illusion ou réalité ? La science seule a des joies aussi pures, mais non si complètes. Elle étudie l’univers tangible ; plus haute est l’étude de l’âme.

Eh bien, j’y croirai toujours. Ce n’est point l’amour qui nous trompe. C’est nous. Et puis, tout idéal a pour loi d’être poursuivi sans être jamais atteint.

Oui, mais les progrès accomplis demeurent ; tandis que lui c’est une flamme qui éclate, puis s’éteint. Et, comme la flamme, il a consumé ce qui l’alluma…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Avouons-le franchement, je ne suis pas satisfait. Plus éclairé qu’autrefois, plus exigeant, c’est moi qui maintenant me refroidis et me détache. C’est une bonne enfant, mais… c’est une enfant. Ce n’est point l’être, à la fois semblable et différent, qui peut doubler ma vie, mon bonheur, ma force ; ni cet idéal supérieur à moi, que j’osai parfois évoquer pour exhaler un peu mon besoin d’adoration. C’est une enfant qu’il me faudrait instruire et développer.

Mais je ne suis pas de ces hommes qui se plaisent à effacer de la vie l’amour pour y substituer la paternité. Plus exigeant, et n’étant pas sûr de pouvoir créer ma Galathée, je l’aime mieux vivante. Enfin, on n’admire guère que ce qui est hors de soi, et je ne me sens pas la fatuité de m’adorer moi-même dans mes œuvres, éternellement.

Elle manque de bonne volonté, d’ailleurs, et préférerait le monde à moi. Ce que je chéris par-dessus tout, la hauteur d’âme, le dévouement, cela ne s’enseigne point.

Oh ! qui me la donnera celle qui demanderait à la vie, avant tout, l’unique certitude, l’amour ? L’être fier et indépendant, actif et chercheur, qui veut prolonger sa voie, non se tapir comme les autres dans quelque niche moelleuse, seul but qu’ils ont tous en vérité…

Je cherche encore ! je n’aime donc plus ?

… Rêves menteurs !… quel être fini pourrait suffire à une aspiration infinie ? L’enthousiasme a-t-il d’autre objet que la perfection ? L’amour est donc nécessairement une illusion, et doit se dissiper quand vient la connaissance.

Quelle horrible logique ! Ainsi j’arrive à nier l’amour !…

… Et cependant le mariage est la loi générale, qui s’impose par sa propre force, et que l’homme suit toujours, tout en la blasphémant.

… Se quitter après s’être aimé ! D’où vient l’horreur et le déchirement de cette pensée ? Pourquoi le souvenir seul de ces tortures me fait-il souffrir encore ? Pourquoi le sentiment d’un sacrilège se mêle-t-il à cette douleur ?

Hélas ! quand nous demandons à l’amour de charmer toute notre vie, nous lui demandons sans doute plus qu’il ne peut donner. L’amour est la fleur de notre jeunesse, azurée, délicate et frêle comme cette fleur du lin, qui tombe dès qu’elle est touchée. L’amour est notre printemps, vieille comparaison, mais juste ; et que nous servirait de vouloir empêcher le printemps de finir ? Il est d’ailleurs d’autres amours qui nous sauvent et nous consolent, moins enivrants, mais plus purs peut-être, puisqu’ils sont plus désintéressés…

Soit ! mais il me restera la soif éternelle d’un idéal que je pressens et n’ai point goûté.