Les Deux Filles de monsieur Plichon/5
CINQUIÈME LETTRE.
WILLIAM À GILBERT.
Il est bien décidé que je passerai ma vie à t’envoyer sans cesse à tous les diables. Voilà vingt-sept ans que j’explique et que tu ne comprends pas. Que viens-tu me parler d’Hermance et supposer que je la regrette ? Regrette-t-on le poison qu’on a vomi, parce que le désordre qu’il a porté dans notre organisme cause encore de temps en temps quelque douleur ! Elle fut la cause de mon mal, c’est vrai ; mais ma mère le fut aussi en me donnant l’existence. M’as-tu vu chercher à la revoir, après la preuve de sa trahison ? Moi, aimer un être sans âme ! Et qu’en ferais-je ? Auprès d’une courtisane ai-je éprouvé jamais autre chose que du dégoût ? au risque de vous paraître ridicule, à vous qui vous faites une mode de les aimer. Mais je croyais ; et cette pauvre créature m’a donné le doute. Je rêvais, et elle m’a fait voir. Oui, quand je l’ai rencontrée, à vingt ans, par je ne sais quel miracle, qu’à présent je ne comprends plus, je croyais à la présence de la bonne foi et de l’amour dans le monde moral, comme on croit à la présence de l’air dans le monde physique ; j’adorais la vérité même dans ses regards ; je prenais ses baisers pour des serments, et jamais, oh ! jamais, je ne te ferai comprendre quel épouvantable choc je reçus dans tout mon être, quand j’appris que l’amour pouvait mentir, que des illusions pouvaient jouer si bien le rôle de croyances, et qu’ayant cru m’enivrer pendant deux ans aux sources les plus sacrées, je n’avais vécu que de mensonges. Naïf à ce point ! me diras-tu. Eh oui ! je sortais des bras de ma mère, et l’on ne m’avait jamais trompé. J’avais entendu certes parler de trahison, de tout ce qu’on voudra : mais est-ce savoir qu’entendre dire ? Savoir, c’est éprouver. Un égoïste sait-il ce que c’est qu’aimer, parce qu’il sait que l’amour existe ? Apprends à un être chaste tout ce que tu voudras des turpitudes humaines ; elles n’habiteront point pour cela sa pensée, et il ne les soupçonnera pas davantage autour de lui.
J’en sais sûr cependant, cette pauvre femme m’a aimé autant et aussi longtemps qu’elle pouvait aimer ; mais c’est là précisément l’écueil le plus triste de notre destinée, la probabilité d’être trompé se compliquant de la probabilité de nous tromper nous-mêmes. Aussi devrions-nous en toute honnêteté ne pas permettre que les autres s’attachent à nous, pas plus que nous ne devrions nous attacher aux autres ; mais supprimer la vie vaudrait encore bien mieux !
Riez et philosophez tant qu’il vous plaira ; sur l’absurdité et la folie des rêves d’amour éternels ; hors d’eux, il ne nous reste pour vivre que les sens et l’intelligence, dualité sans lien, et pour moi sans intérêt. Les plaisirs de l’intelligence m’attirent, il est vrai ; mais ils ne me passionnent point, parce qu’en l’absence de moralité ils manquent pour moi de but, aussi bien que la vie. Ce n’est plus que joute et passe-temps, ou recherche d’ordre et de bien-être. Ces choses sont précieuses pour l’homme, assurément, et de tout mon cœur je les lui souhaite ; mais après tout c’est si peu de chose en soi que jouir ou souffrir… un peu de temps. Hélas ! perdre confiance en l’âme humaine, c’est en effet perdre du même coup foi en sa durée. À quoi bon dès lors le travail, l’effort ? À quoi bon tout ? Que puis-je vouloir ? que puis-je fonder ? Sans horizon et sans but, pourquoi marcherais-je ?
Cette négation de l’être, au sein de l’être lui-même, est mortelle. Ces idées-là flétrissent tout : elles me tueraient si je les gardais toujours en moi. Ce ne serait pas un malheur, et mourir me serait facile ; cependant je tiens encore à la vie, je ne sais pourquoi, soit instinct, soit espérance. Aussi me laissé-je réfléchir le moins possible ; volontiers je me laisse prendre par tout ce qui sied à ma nature, et je m’endors tous les soirs sur un livre scientifique afin de ne pas songer. Une fois pour toutes, maintenant, mon cher camarade, ne me parle pas d’avenir. Tu ne ferais que m’attrister et m’impatienter. M’as-tu compris ?
Pas encore. — Eh bien non, je ne conclus pas du particulier au général, et n’érige pas en axiome un accident de ma vie. Hermance m’a seulement servi de leçon, elle m’a appris à voir. Et depuis, j’ai lu tant de tristes choses dans d’autres cœurs ! Ce dont j’ai besoin, moi, je n’y puis rien, c’est d’amour. Or, je ne trouve partout qu’égoïsme et calcul.
Qu’il est profond ce mot d’Hermance quand je lui dis — ce que je croyais compris entre nous — que dans ma pensée nous étions elle et moi unis pour la vie, et que j’attendais seulement pour l’épouser le consentement de mon père. — Oh ! si j’avais su ! s’écria-t-elle. — Dieu merci, elle ne sut pas. Elle eût pu me rester fidèle matériellement comme épouse qu’elle m’eût trompé en ne tenant à moi que pour ma richesse et mon nom.
Oui, la candeur et la naïveté de cette jeune Blanche me troublent profondément. Elles raniment en moi ces espoirs qui furent des croyances. Oui, la foi, la pudeur, la sincérité, ont forme visible en elle. Mais, qui me répond que tout cela est autre chose que duvet de pêche, éclat de fleur ? Cette délicieuse enfant s’ignore elle-même. Peut-elle promettre l’avenir ?
Voici une bien longue lettre. Je viens de balancer si je la garderais pour moi, ou si je te l’enverrais. Mais il te faut une réponse. J’espère que tu la trouveras dans tout ce qui précède. Parle-moi donc de ta princesse. Je te quitte pour aller au bain, où Blanche m’attend. Car on se baigne ici hommes et femmes tous ensemble, et c’est du dernier pittoresque. — As-tu trouvé Frabert ? Tous frais soldés, je n’ai presque plus d’argent.