Les Deux Filles de monsieur Plichon/6

La bibliothèque libre.
Librairie de Achille Faure (p. 14-16).

SIXIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.

Paris, 13 juillet.

Cher ami, nous avons retrouvé Frabert. Mais c’est le pire des coquins. Je sors tout bouleversé du cabinet de Delage où nous l’avons tenu plus de deux heures, espérant lui faire rendre gorge ; mais n’en pouvant obtenir que de faux comptes, de fausses assertions, l’effronterie la plus révoltante ! Malheureusement Delage assure qu’il est inattaquable, grâce à ta procuration, et qu’il serait inutile de lui faire un procès. J’en meurs de rage. Ses registres sont impossibles à vérifier autrement que par toi-même, et je sais bien que tu n’en feras rien. Tu es trop facile à tromper. Chaque somme retirée par lui coïncide avec un envoi qu’il dit t’avoir fait ; il présente des reçus à l’infini de toutes sortes de fournisseurs. Tous portent écrit : Pour le comte de Montsalvan ; mais le comte de Montsalvan a-t-il reçu livraison, c’est ce que personne, et surtout lui-même, je le gage, ne pourra dire. Il y a seulement pour l’hiver dernier plus de cent bouquets au Palais-Royal. Je pense que la plupart sont allés à l’Opéra ; car je ne te connais pas si galant. Ou, ma foi, on ne saurait avoir moins de maîtresses, et donner plus de bouquets. — Eh bien, tu vois, tu devrais m’écouter un peu ; il y a longtemps que je te suppliais de te défier de ce coquin.

Je te dirai plus tard où tu en es précisément ; mais dès à présent, mon cher William, il faut t’avouer que tu n’es plus riche et songer à te créer de nouvelles ressources. Ah ! si tu voulais te laisser guider un peu ! Mon désespoir, c’est ce caractère fantasque et intraitable qui te conduit toujours à l’opposé de tes intérêts. Je gémis de voir ce qu’il faudrait faire, et de ne pouvoir l’obtenir de toi. Je t’envoie quatre cents francs. Si tu n’en as pas assez, demandes-en davantage, mais reviens à Paris le plus tôt possible. Il faut que nous causions ensemble. J’aurais bien voulu t’aller chercher ; mais ma position ici est plus épineuse qu’on ne peut l’imaginer. Cette belle Olga, vois-tu, m’a fait un peu son esclave. Elle a sans cesse besoin de moi, ce qui, après tout, est bien flatteur. Je ne peux lui parler beaucoup de toi sans que tu me l’aies permis, et dans les circonstances présentes, ce voyage pourrait me brouiller avec elle.

Sais-tu que je l’admire et l’envie plus que je ne l’aime ? Et puis, je te l’avoue, par moments, je désespère de cette conquête. Il faudrait, je crois, un caractère plus fort que le mien pour dompter cette âme impérieuse. C’est une noble et belle créature, je te l’ai dit ; seulement, comme elle a deviné combien je tenais à elle, elle se plaît à en abuser. J’en suis presque arrivé à cette conviction que je dois renoncer à l’espoir de l’épouser. Et c’est dommage. Rien qu’à en juger par le luxe de ses diamants, sa fortune est effrayante. Comme femme, tu la verras et je suis certain qu’elle te frappera par sa beauté, en même temps qu’elle te charmera par l’audace de ses idées, la bizarrerie même de son caractère et ses talents. Elle a un front superbe, des yeux admirablement fendus, le type oriental le plus magnifique, et en outre un gosier de prima-donna. Je t’ai dit ; n’est-ce pas, qu’elle est veuve depuis un an. Son demi-deuil n’exclut pas un luxe éblouissant de toilette. Son père et sa sœur vivent avec elle. Ma foi, je me consolerais de ma défaite, si tu triomphais à ma place. Je t’attends. Delage aussi veut te voir : viens vite.