Les Deux Filles de monsieur Plichon/7
SEPTIÈME LETTRE.
WILLIAM À GILBERT.
Tu as l’héroïsme le plus amusant que je connaisse, mon brave Gilbert. En deux mots, je suis complètement ruiné, n’est-ce pas ? et tu veux me céder ta princesse et ses millions. Il n’y a que ces deux idées dans toute ta lettre, si l’on met à part une ou deux phrases de morale, où d’idée il n’y a point. Je t’envoie du fond du cœur une chaude étreinte pour ton dévouement. Tu es le meilleur ami que je connaisse et le seul en qui j’aie foi, malgré nos différences profondes. Le fait est que nous ne pourrions pas trop expliquer pourquoi nous nous aimons ; mais nous nous aimons, cela est sûr, et c’est une bonne chose, va, Gilbert ; on aime si peu en ce monde. Maintenant que mon père et ma mère sont morts, il me semble que tu es le seul parent qui me reste ; et c’est en effet le caractère de notre amitié, cette affection de famille, moitié d’habitude, moitié de liens mystérieux. C’est tranquille, mais ça dure toujours. Les affections de choix, rêve idéal, ivresse, flamme, c’est l’impossible… du moins…, qui sait si l’amour, cette plante divine, ne doit pas être des années à s’implanter pour avoir des siècles à fleurir ! — Je voulais te dire une chose que j’ai eue sur les lèvres quelquefois et que je n’ai jamais osé te dire. Il m’est venu souvent à l’idée que nous étions frères. Tu sais combien mon père t’aimait, quels soins il a eus de ton éducation, avec quel plaisir il voyait notre camaraderie. Il m’a souvent recommandé de t’aider en toute occasion. — Et ma foi, me voilà bien à même à présent de remplir cette tâche ! Tiens, c’est là où je sens mon tort. — M. Valencin, tu le sais, ne rendait point heureuse ta pauvre mère. Il avait un caractère haïssable, et tu ne lui ressembles pas. Mon père au contraire était si beau, si bon, si séduisant, pas trop sévère non plus sur le chapitre. Tu en penseras ce que tu voudras ; pour moi c’est une conviction secrète. En tout cas, la cause nous importe peu ; c’est de l’effet qu’il s’agit ; que nos parents s’en soient ou non mêlés, nous sommes frères.
Mais à présent, il faut que je te rudoie, c’est plus fort que moi, pour ton entêtement à vouloir me pousser dans des voies contre ma nature. Quoi ! tu n’as pas encore compris que nous ne sommes pas le même ! Tu as l’obstination stupide d’un grand parent. Ces incitations maladroites me font toujours l’effet de coups de coude en plein visage ; et je te les rendrais de bon cœur. Imaginer que j’irais sur tes brisées, d’abord, ça ne se comprend pas. Ensuite, tu me fais l’amitié de croire que je puis me donner pour des millions. Merci ! Ai-je donc la conscience de ces hommes et femmes honnêtes qui trafiquent du mariage, tout en montrant au doigt les courtisanes et les escrocs ? Pour moi, quand je serai décidé à épouser une dot quelconque, j’irai auparavant baiser humblement la pantoufle de mademoiselle Nina, votre coryphée de la Chaumière, en lui disant : Madame, je ne suis ni un imbécile ni un tartufe, mais un misérable fort abject, et je viens rendre hommage à votre supériorité morale sur moi. Vous vendez votre corps, c’est vrai, mais vous ne trompez personne, tandis que j’ai fait croire à une jeune fille que je l’aimais, et je lui ai volé son âme pour m’emparer de son argent.
— Dis tout ce que tu voudras, je ne puis me résoudre à retourner à Paris si promptement. Je quitte pourtant Royan, où je ne puis rester pour plus d’une raison. Adresse-moi tes lettres à Saint-Palais. C’est un village des environs de Royan. Je vais m’établir là pour quelques jours, d’abord pour rompre avec mon hôtel et mes habitudes de grand seigneur, chose urgente, puis afin d’être seul et de songer en paix à ce que j’ai à faire. Envoie-moi tous les détails. Je dois tout savoir. Me reste-t-il peu ou rien ? Dieu merci, je n’ai point de dettes.