Les Deux croisières/Partie 1/03

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La Renaissance du livre (p. 26-32).


III


Nous avions doublé les Scilly points depuis deux jours et déjà le Pennland était loin dans l’Océan.

Il marchait droit et solide au milieu d’une houle glauque veinée d’écume, quand s’éleva un joli vent nord-est qui rebroussa la rousse chevelure des cheminées et la souffla impérieusement devant le steamer. Tout de suite, le quarter-master siffla la manœuvre et les matelots s’élancèrent aux cordages. Comme ils amenaient les huniers, le navire plia gracieusement sur bâbord et, tout joyeux de sa toile bigarrée par le soleil et l’ombre, il accéléra sa course.

Le dernier loch avait marqué 15 nœuds et nous filions d’une belle allure. Soudain, l’hélice stoppa et un grand silence tomba sur le pont.

Un accident était arrivé à l’arbre de couche.

Le navire perdit sa vitesse, s’alentit et ne marcha plus que doucement, appuyé sur ses voiles.

Cependant les émigrants, surpris de ne plus sentir la trépidation des machines, sortaient de leurs tanières et se répandaient sur le pont ; des femmes au pâle visage terrifié interrogeaient les matelots qui haussaient les épaules…

À ce moment, un koff hollandais passait à tribord. Il nous salua et l’un de ses hommes, perché sur la hune, poussa par deux fois une exclamation de stentor. Aussitôt, notre capitaine escalada la passerelle et, embouchant le porte-voix, lança par-dessus les flots :

Twenty four, twenty six ! Good hope friends !

Puis il continua de fumer son cigare en causant avec des engineers. Une attitude si tranquille ne pouvait marquer un péril extrême. Toute crainte s’évanouit. Les émigrants rassurés regagnèrent l’entrepont. Aussi bien, la mer devenait dure et nous commencions à piquer dans la vague, encore que les focs eussent été cargués.

Je me dirigeais vers l’arrière d’un pas savant et bien appuyé de vieux marin, quand j’aperçus un jeune homme et une jeune fille que je n’avais pas encore remarqués, malgré nos trois jours de navigation, parmi les six cents émigrants que portait l’immense paquebot. Ils se tenaient accoudés sur le plat bord d’arrière et suivaient d’un long et triste regard le koff hollandais que nous avions rencontré et qui s’en retournait, plein d’ailes, vers la douce Europe, déjà si lointaine…


Lui, c’était un grand diable très maigre, emmanché d’un cou si long qu’une épaisse écharpe, nouée double, ne le couvrait point tout entier et semblait une greffe sur un jeune tronc. La figure était petite, osseuse, mais d’une expression très douce à cause des beaux yeux purs, humides de bonté, comme ceux des chiens. Sous sa toque de taupe à oreillettes, sortaient des cheveux roux englués qui moulaient sa nuque.

Il portait un veston verdâtre très court, ce qui l’amaigrissait davantage encore en laissant voir des jambes infinissables — grêles et longues comme des pattes de flamant — et autour desquelles le pantalon très étroit parvenait à flotter quand même !

La jeune fille, de taille moyenne, était dans la première fleur de jeunesse. Son buste svelte commençait à peine de s’épanouir en gracieuses rondeurs. Sur sa tête vive et charmante, était posé un petit châle de laine violette que, d’une main, elle tenait serré sous le menton.

Appuyée sur le garde-fou, elle fermait par moment les yeux, chiffonnait sa figure dans une jolie moue de résistance à l’âpre vent qui affolait des mèches blondes sur son front.

Ils ne parlaient pas en face du beau spectacle des grandes vagues, mais parfois le garçon regardait sa compagne avec tendresse et souriait tristement lorsque, passant le bras autour de sa taille pour la soutenir dans les bonds du navire, elle repoussait vivement son aide empressée ; et dans ce geste, je devinais toute la petite impatience de la simple amitié fâchée d’inspirer un sincère amour, et bien résolue sans doute à ne l’agréer jamais…

Je fus subitement attendri : je voyais l’âme douloureuse du pâle escogriffe ; j’entendais le soupir, la plaintive romance de « son pauvre cœur ».

Je m’absorbais en ma compassion quand les jeunes gens tournèrent les yeux vers moi et me dévisagèrent avec surprise. Mais à ce moment la sirène poussa un long cri ; une subite et forte trépidation s’empara du navire. La machine s’était remise en marche. L’hélice gonflait l’eau, la battait à la neige. La jeune fille poussa une exclamation et se pencha gaiement pour voir le jeu des bouillons qui prenaient les froides et profondes teintes de l’aigue-marine. Parfois l’hélice s’élançait hors de la vague comme un marsouin, tournait au-dessus des flots pour s’y replonger après une violente secousse de dislocation dans tout le bâtiment.

La mer s’encolérait peu à peu et donnait de la tangue. Furieuse, elle jetait sur le pont des paquets d’écume qui s’éparpillaient en flocons fous. Dans le ciel galopaient de vilains nuages. Le vent, plein de sautes, et le roulis faisaient claquer la toile, tendaient et retendaient les boulines sous le sifflement des hauts cordages. De brusques coups de soleil faisaient des éclairs. Une terrible pluie s’abattit sur le pont. Tout devint gris, fumeux. Les passagers s’enfuyaient.

Alors le jeune homme saisit le bras de sa compagne qui, cette fois, ne fit aucune résistance. Comme ils passaient près de moi, le roulis les projeta brutalement contre la dunette. Je m’étais élancé ; mais déjà ils avaient repris l’équilibre. Tous deux me regardèrent en souriant et je tendis les bras, offrant mon secours : ils firent un signe de timide refus et, se traînant avec prudence, tâtonnant les cloisons comme des aveugles, ils gagnèrent l’escalier pour disparaître dans le steerage.

Le navire bourlingua tout l’après-midi. La mer ne s’apaisa que vers le soir.