Les Deux croisières/Partie 1/04

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La Renaissance du livre (p. 33-42).


IV


Cinq heures du matin. Un brouillard rose, lumineux, flotte sur la mer calmée.

Déjà quelques émigrants, torse nu, se savonnent bruyamment au-dessus de la grande cuve commune. J’écoute leurs gais propos quand je vois sortir de l’entrepont la jeune fille au châle violet. Elle s’avance vivement, une cruche à la main ; tout à coup, elle aperçoit les hommes, dévêtus jusqu’à la ceinture, qui s’ébrouent, reniflant comme des phoques, s’envoyant de larges claques mouillées dans le dos.

Elle s’arrête stupéfaite ; puis, brusquement, elle rebrousse chemin. Mais je bondis au devant d’elle et m’emparant de sa petite cruche :

— Attendez, Mademoiselle ! j’irai chercher de l’eau pour vous.

Je cours au grand réservoir. Dans l’entretemps, la jeune émigrante, les mains sur le bordage, regarde cette mousseline radieuse qui couvre la mer. Je reviens auprès d’elle et, sans qu’elle se doute de ma présence, je la contemple longuement.

Elle tressaille quand je parle :

— Voici de la véritable eau de pluie, ménagez-la bien, Mademoiselle ; ici, c’est une chose très précieuse…

Elle reçoit la cruchette en souriant et fixe sur moi son regard gai et bleu. Elle hésite certainement à m’adresser la parole. Tout à coup, elle se sauve en disant :

Danke schôn !

À ces mots, je deviens triste. Elle est Allemande ! Et je connais à peine quelques mots tudesques ! Adieu le doux flirt, et toutes les subtiles paroles de la tendresse naissante…

Elle ne me comprendra jamais !

Je tombe dans un gros spleen ; à la pensée qu’il faut encore huit interminables jours de navigation avant d’atteindre New-York, j’éprouve une angoisse affreuse. Et vraiment, je crois bien que je vais fondre en larmes, lorsque je me rappelle à propos comme je « blaguais » naguère ces pauvres héros de George Sand qui sanglotent tout le temps, pendant trois cents pages, ni plus ni moins que des femmes…

Le brouillard s’est dissipé et le soleil brille maintenant sur les flots aux sourires innombrables.

Tout le monde est réveillé à bord ; le navire a repris sa vie bruyante.

Les émigrants apparaissent sur le pont. Des gamins et des gamines commencent des parties de cache-cache, se poursuivent, sautent par-dessus les amas de cordages et les bâches. Les pauvres femmes les regardent tendrement. Elles sont moins pâles, frissonnent de bien-être à la tiède matinée.

La douce chaleur revient dans leurs os de convalescentes ; la mer a fini de les torturer. Le canari du capitaine trille éperdument dans sa jolie cage accrochée à une vergue ; des géraniums, des lauriers-roses, posés sur la passerelle sourient de toutes leurs fleurs.

C’est le premier beau jour.

Sur le haut tillac, entre les six grosses chaloupes de sauvetage suspendues aux bossoirs, se promènent des gentlemen armés de longues vues, des dames et des fillettes coiffées de paille fine, la figure entourée du voile de gaze qui protège contre la patine de la mer.

Parfois ces gens s’arrêtent, s’accoudent sur les appuis et regardent, comme du haut d’une fosse aux ours, les émigrants, ces étranges bêtes qui vivent au-dessous d’eux.

Des petits garçons font la roue sous leurs yeux, se renversent sur la tête ; des hommes s’approchent aussi de l’échelle et jouent de l’harmonica. Après une chanson, ils tendent leur chapeau râpé, et il arrive qu’on y jette une piécette pour la peine…

Dans les villes, dans les grandes agglomérations d’hommes, les riches et les pauvres passent, se coudoient sans que le contraste de leurs habits, de leur visage, excite la moindre surprise. Là, on n’a peut-être plus le temps de s’étonner de l’injustice de la terre : les opulents et les misérables vont, viennent, s’enfoncent, se mêlent dans la foule affairée ; le regard ne cherche point à les rassembler en des groupes précis et ne s’absorbe point d’ailleurs dans un spectacle dont l’accoutumance a depuis longtemps détruit l’intérêt et en quelque sorte rompu les violentes disparates.

Mais ici, sur ce paquebot énorme et pourtant si petit, l’opposition éclatait avec véhémence. Et ce fut chez moi une continuelle stupeur de voir une quarantaine de riches vivre pendant quatorze jours sur un espace de quelques mètres carrés, sans défiance ni peur, au-dessus du grouillement de six cents bougres !

Tant de privilèges, une telle commodité de vie à côté d’une telle infortune, cela ne devait-il pas finir par exciter la convoitise, la révolte ?

Les uns couchaient en de spacieuses cabines. Ils se promenaient sur un pont réservé. Ils dînaient dans une chambre fastueuse, servis par des garçons en gants blancs qui, au commandement des stewarts, s’avançaient comme dans les contes de fées, portant les plats exquis et fumants, des poissons rares, des viandes superbes, des plum-puddings to order !

Et les autres…

Ils dormaient dans un dortoir fétide ; ils mangeaient des morceaux de bœuf salé ou des harengs qu’on extrayait d’un trou profond avec des seaux et qu’on leur jetait deux fois par jour comme à des bêtes goulues — des otaries de jardin zoologique !

Ah ! comme alors j’ai souhaité souvent d’être un puissant magicien pour changer du simple toucher de ma baguette le répugnant brouet en nourriture succulente et la chair raffinée du dining-room en un ragoût plein d’os et plein d’ail !

Quel rempart invisible protégeait donc les heureux contre la coalition des déshérités ?

La nuit, je faisais des songes absurdes.

Je rêvais insurrection, bataille : les six cents émigrants s’emparaient des passagers de la première classe et les jetaient aux rats féroces de la cale !

Journée radieuse. Le navire glisse gaiement au milieu des facettes de la mer, sans le moindre roulis, comme dans une sorte d’immobile rapidité.

Les émigrants se sont installés sur le pont. Les hommes jouent aux cartes tandis que les femmes cousent, ravaudent et babillent entre elles.

Mes protégés sont assis en face l’un de l’autre à l’arrière, contre la chambre du gouvernail de fortune. Le garçon lit d’une voix sourde dans un petit livre : la jeune fille écoute en tricotant avec agilité une écharpe violette.

Parfois elle arrête ses grandes aiguilles de bois et contemple la mer éclatante, tandis que le jeune homme interrompt sa lecture pour regarder son amie.

Elle demeure pensive ; pour la première fois, je la vois nu-tête. Ses cheveux blonds dénoués, ses joues fraîches, ses yeux limpides, ombragés de longs cils, ses lèvres vives empreignent toute la figure de suavité.

Comme elle relève ses aiguilles, nos regards se croisent.

Elle sourit imperceptiblement et tout de suite se penche sur ses mailles.

Elle a reconnu son porteur d’eau !

Dans ma joie, j’arpente le pont, songeant avec ferveur à quelque nouvelle et soudaine Pentecôte qui me ferait don de tous les idiomes germaniques quand ma petite exaltation tombe à la vue d’un odieux spectacle.

Sur la passerelle, un gentleman, un jeune bellâtre, obéissant peut-être au caprice d’une femme, ou simplement désireux de faire une prouesse, épaule un fusil pour ajuster des mouettes qui planent confiantes et joyeuses au-dessus du navire.

Le coup part : une mouette choit dans la mer. Aussitôt on lance des harpons pour l’amener à bord, mais elle s’éloigne emportée par un courant et bientôt se perd dans le miroitement des flots. Cependant le meurtrier stupide s’excuse, gesticule au milieu des ladies qui le raillent de sa malchance.

Tant pis, je deviens féroce. Je souhaite à celui-là que sa carabine lui éclate un jour dans les mains et le défigure pour jamais !