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Les Deux croisières/Partie 1/05

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La Renaissance du livre (p. 43-51).


V


Après le grand lunch de sept heures, je suis allé comme d’habitude rendre visite à mon ami le baker dans le fournil.

C’est un gros homme, un Anglais, au visage fleuri, jovial. Pâtissier sans pareil, il sait toutes les pâtes et toutes les crèmes. De bonne heure, dès l’adolescence, il s’est échappé de l’exclusive confection des plum-puddings où s’entêtent et meurent ses confrères. Je reste sous le charme quand il me dit l’histoire de tous les « pies » qu’il a déjà inventés…

J’ai toujours considéré les gâteaux — les secs aussi bien que les autres — et tous les avatars du sucre, comme des choses primordiales, des facteurs essentiels, à tel point que le reste sur la terre m’a souvent paru du remplissage — du moins quand j’étais petit !

Vive le sucre ! Il calme les élancements de la tristesse ; c’est l’antidote du spleen. Je me rappelle comme jadis, au temps de ma rude captivité de lycéen, le chocolat, les confitures et les gros bâtons d’orge d’un sou m’ont consolé et raffermi l’âme en dérive. Le sucre m’a sauvé du suicide…

C’est une histoire émouvante.

Une nuit que je n’en pouvais plus de chagrin, j’attendis le passage du veilleur. Quand, sinistre comme un geôlier avec ses clefs et sa lanterne sourde suspendues à sa large ceinture de cuir, il eut traversé le dortoir d’un pas pesant, étouffé sous ses chaussons de feutre, je résolus d’en finir et de m’ouvrir la veine, comme dans une version latine.

Aussitôt, je me dresse sur mon lit et regarde autour de moi : mes condisciples dorment profondément, et là-bas, derrières ses rideaux, le pion ronfle à gorge déployée. Tout est bien, je peux mourir à l’aise, personne ne me dérangera. Vite, je cherche mon canif dans les basques de ma tunique étendue sur mes pieds en guise d’édredon. Ma main rencontre un objet dur et rond comme un calot de stuc ; je le saisis et, à la triste lueur de la lampe, je reconnais avec étonnement un vieux fruit confit oublié, un chinois que les minnekes de ma poche avaient coiffé d’une perruque bizarre. D’abord je tourne et retourne ce chinois saugrenu comme un singe qui saquebute une noix : sans doute, quelque vieux souvenir de la Saint-Charlemagne, pensais-je. Mais non, je me rappelais à présent, c’était Gauria, l’auvergnat, fils d’un grand confiseur de Clermont-Ferrand qui me l’avait donné en échange d’un sale timbre belge !

Enfin, je me décide à goûter ce fruit mort et velu ; je le rase, je le découpe en fines tranches avec la grosse lame de mon canif. Une révélation, ce chinois ! Il n’était pas pétrifié tout entier : le cœur gardait une crème délicieuse, bonifiée par l’âge ! Je le suçai avec extase, si bien que je retombai doucement sur mon boudin.

Et je fis un rêve magnifique : je dirigeais l’usine du père Gauria !

On comprend mieux maintenant pourquoi j’éprouvai tout de suite une grande sympathie pour le pâtissier du Pennland, qui ne fut pas long d’ailleurs à me payer de retour. J’étais un vrai palais de touche pour cet homme ; et puis, j’avais su le flatter par des éloges délicats. Il fut surtout très sensible à l’admiration que je lui marquais quand il s’essayait à la prononciation de certains mots français. Je l’assurais qu’il avait surpris l’accent véritable ; j’allai même jusqu’à prétendre, en dépit de ses petits haussements incrédules, qu’il parlerait français couramment à notre retour à Anvers, pour peu qu’il me permît de venir échanger avec lui quelques impressions faciles, le soir, après la cuisson de ses gâteaux et de ses huit cents pains !

Il accueillit l’idée de ces leçons avec enthousiasme et mes poches se remplirent aussitôt de cakes et de petits fours.

À partir de ce moment, je devins très populaire à bord. On devina que l’amitié d’un homme puissant s’épandait sur moi et l’on ne cessa plus de me sourire avec bienveillance. De fait, à certaines heures, mes poches gonflées comme des outres, débordaient de figues, de raisins, d’amandes, de pruneaux, de chocolat et de gâteaux parfaitement assortis.

Je fus particulièrement adoré des petits garçons et des petites filles sur qui je versais mes bienfaits à profusion.

Car ç’a été pour eux qu’il me plut de manquer constamment de distinction en fourrant toujours dans mes poches mon dessert et même un peu celui des autres — celui des passagers de la première classe !

Oui j’ai dérobé… Demandez plutôt à la petite Eva Linnet, qui le sait mieux que personne, car c’était ma receleuse préférée. Elle avait six ans. Elle grimpait sur mes genoux et m’apprenait des mots anglais très difficiles. Où est-elle maintenant cette fauvette dont l’exquise figure, la voix et les gestes charmants amenaient un sourire sur les plus sombres visages…

Or, ce soir-là, je trouvai le baker occupé au raclage d’une grande forme noire où adhéraient encore des reliefs de pâte rousse et de croûte carbonisée.

Dans l’affreux tapage, j’énonçai lentement quelques réflexions sur la température et sur la beauté de la mer ; sans interrompre son fracas, mon ami les répétait avec peine, mettant un éclat de rire entre chaque mot. Décidément, le gaillard ne faisait aucun progrès, mais ses cakes délicieux entretenaient ma patience.

— Très bien ! m’écriai-je en simulant une vive satisfaction.

Il s’excusait, toujours grattant ; mais je n’en voulais pas démordre : il était vraiment un très bon élève. De ce train-là, il allait tantôt savoir le français en arrivant à New-York !

Cependant la forme se nettoyait ; l’homme ne raclait plus que mollement et bientôt il ne racla plus. Je pousse un soupir d’aise. Alors mon ami dépose son couteau et, m’adressant un ironique clin-d’œil, ouvre furtivement une petite armoire. Il en retire trois grandes portions d’un gâteau dit « pâte de Vienne » et me les offre avec bonté.

— Oh c’est trop, c’est trop ! fais-je en les coulant dans mes vastes poches. À demain, my friend !

Et je m’échappe sans en dire davantage, tant j’ai peur de froisser cet homme délicat par de trop longues effusions de gratitude.

Quand j’arrive à l’arrière, je suis assailli par une volée de marmots qui tendent vers moi des pattes très noires, quêteuses comme de petites trompes.

Non loin de moi, la jeune Allemande me regarde en souriant. Et lui, toujours lui, se tient près d’elle, pâle et triste comme de coutume.

Alors une grande audace s’empare de moi. Je m’avance et présente mes gâteaux à la jeune fille :

Fräulein, voulez-vous pas les partager, vous-même ?

Elle se recule involontairement et rougit. Oh non ! fait-elle de la tête. Mais comme je reste là, décontenancé, vivement elle se ravise et accepte mon timide cadeau.

Danke schön, dit-elle d’une voix douce, tandis que son compagnon me considère avec surprise.

Déjà, autour d’elle, sautent les petits enfants, qui s’efforcent de saisir les friandises que tour à tour elle lève et abaisse en manière de jeu, avant de commencer la distribution.