Les Deux croisières/Partie 2/04

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La Renaissance du livre (p. 136-155).


IV


À mesure que nous approchions des côtes d’Espagne, la tempête diminuait de violence ; le soir du troisième jour, nous étions en bonace, comme disent les marins.

La table du dining-room réunit aussitôt une vingtaine de passagers qui firent honneur au repas. J’avoue que leur mine n’avait rien de florissant ; on voyait qu’ils avaient été fortement remués ; ils étaient pâles, hâves, quelques-uns jaunes comme une rivière après un orage.

Ils causaient peu et mangeaient avec voracité ayant bon besoin de se refaire après trois jours de jeûne. Il est vrai que le capitaine parlait pour tout le monde et menait grand tapage là-bas au bout de la table.

Mr Wood était un gros petit homme solidement bâti, très nerveux et très vif malgré une propension à la bedondaine. Sa figure large, aux mâchoires saillantes, corrigeait ce qu’elle pouvait avoir de vulgaire par une expression de force et de résolution peu commune. La bouche charnue s’ouvrait sur des dents saines, grandes comme des palettes. Quant aux yeux, ils pétillaient de malice et de bonne humeur.

C’était un loustic, m’avait annoncé le doctor, un type de marin pour Frederick Marryat. Justement, il s’amusait à taquiner Mr James, lequel, habitué de longue date aux boutades de son compère, lui répondait alertement sur le même ton.

J’étais malheureusement placé trop loin de ces bavards pour saisir le sens et le sel de leurs concetti.

À cette table capitane, nous étions donc vingt mangeurs. Toutefois, nulle dame encore n’avait osé paraître, honnis Mrs Clift, la femme du clergyman que j’avais déjà remarquée le jour de notre départ et dont j’étais précisément le voisin, circonstance qui m’avait d’abord un peu renfrogné.

Imaginez une grande créature, robustement construite, la vraie femme coloniale, dépouillée de gras fondu, remplie d’os et de muscles. Aucune coquetterie qui eût accentué sa laideur. Toutes ses allures étaient brusques, masculines. Le grand potier s’était sûrement trompé de sexe en pétrissant l’argile de cette virago.

Pourtant, son humeur joviale, son amabilité démentait tout de suite l’expression plutôt rogue de son visage sec et terreux.

Elle parlait d’une voix rude et forte, comme un homme. Elle avait fait d’assez longs séjours dans les Indes, au Canada, au Cap et décrivait ces pays avec une précision géographique qui n’était pas sans intérêt.

Elle me dit qu’elle se rendait présentement à Santa Cruz ; elle comptait s’y reposer pendant quelques mois avec son mari avant de s’embarquer pour la Gold Coast où ils allaient fonder une mission anglaise aux environs de Koumassie.

Séduit par sa franchise, je ne lui fis pas mystère à mon tour du but de mon voyage ; je devins même assez expansif, tout heureux de me dégourdir la langue. À un certain moment, sans doute quand son opinion sur ma personne fut devenue entièrement favorable, elle se renversa sur son siège :

— Will, dit-elle à son mari, je vous présente Monsieur l’ingénieur qui se rend à Ténériffe.

Aussitôt le clergyman lâcha sa fourchette, sourit et nous nous serrâmes la main dans l’angle que formaient le giron et les genoux de sa femme, angle aussi rigoureusement droit que chez ces divinités Égyptiennes de la National Gallery.

Le révérend était joufflu et timide. Il offrait le type de ces ministres bien portants qui s’affublent de grosses lunettes pour donner du sérieux, une sorte d’austérité apostolique à leur figure naturellement réjouie.

Il me poussa alors une idée. Je me renversai à mon tour sur notre petit fauteuil tournant et avant que Reynaud, qui se trouvait à ma gauche, eût pu s’en défendre, je le présentai à mes nouvelles « acquaintances ».

Jamais ahurissement ne fut plus vif que le sien. Abîmé, à son ordinaire, dans quelque contemplation intérieure, il sursauta, prit la mine la plus bête du monde tandis que je le proclamais l’un de nos plus distingués poètes !

J’eus pitié de lui et je l’isolai de nouveau en me redressant à ma place, ce dont il profita pour se replonger dans ses sombreurs. Mais son apathie commençait à me donner sur les nerfs. Je résolus de le secouer. J’expliquai à Mrs Clift, avec discrétion, que mon ami était en proie à un grand chagrin de cœur, que son état d’esprit allait en empirant et m’inquiétait fort.

J’intéressai ma voisine à ce désespéré : je lui dis qu’une femme réussirait peut-être là où je n’aboutissais à rien. N’avait-elle pas la pratique des caractères ? Ses paroles persuasives, cordiales, changeraient peut-être les idées noires du pauvre garçon ou le forceraient du moins à donner quelque relâche à sa tristesse.

Mrs Clift, naturellement généreuse, entra tout de suite dans mes vues. Ce rôle de consolatrice ne pouvait lui déplaire. Pleine de tact, elle s’interdit pour le moment de me demander plus de détails sur le cas de Reynaud et promit d’entreprendre la cure au sortir de table.

Elle tint parole. Comme je m’esquivais furtivement après le dessert, elle se leva, et, avec cette hardiesse des femmes dès qu’elles sont guidées par le cœur ou la curiosité, je la vis s’approcher de mon ténébreux ami.

On ne saurait décrire la stupeur de Reynaud quand cette grande femme lui demanda brusquement son bras pour la conduire au salon. Jamais rêveur ne rentra aussi brutalement dans la réalité. Il perdit contenance, chancela presque et ce fut Mrs Clift qui l’entraîna.

En passant près de moi avec son cavalier désemparé, l’Anglaise m’adressa un sourire confiant, et je l’entendis qui parlait avec volubilité :

— Ainsi, Monsieur, vous avez visité les États-Unis ! Eh, nous allons nous entendre ! J’ai vécu cinq ans au Canada…

Ils disparurent.

Déjà saisi de remords, je délibérais si je n’irais pas les rejoindre, quand le docteur s’empara de moi pour me conduire auprès du capitaine.

Mr Wood, que je voyais en quelque sorte pour la première fois, m’accueillit avec rondeur ; il me félicita sur ma belle tenue pendant la tempête et me proposa finalement une partie de domino avec MM. James et Clift pour faire plus ample connaissance.

J’acceptai sans façon. Le sort me désigna comme partenaire du capitaine qui fut tout de suite édifié sur ma force lorsque, les mains encore pleines de dominos les plus noirs, j’eus fermé le jeu avec innocence.

Mr Wood sursauta et me prit à partie avec cette indignation comique dont les grands brasseurs de dominos accablent justement les mazettes.

— Sacrebleu, dit-il, mais nous sommes perdus si vous ne comptez pas ! Voyez la jubilation de ce damné doctor !

Je promis de compter et je comptai en effet mais « de travers » ce qui nous fit battre davantage. Nous perdîmes la première partie comme nous voulûmes. Le capitaine était furieux. Après quelques jurons réflexes, il s’adoucit pourtant et tenta de m’expliquer mes bévues, ce qui était une perte de temps. 

Nous jouâmes la seconde manche. Cette fois, enseigné par l’expérience, Mr Wood étudia soigneusement ma manière de jouer ; il se convainquit tout de suite que, loin d’être un allié, j’étais au contraire pour lui un nouvel adversaire et de la plus dangereuse espèce. Cette constatation eût effrayé de plus forts « domineurs ». Mais telle était la sagacité et la bravoure de ce petit homme qu’il entreprit de lutter seul contre trois et fit si bien qu’il gagna la partie de revanche.

Le verbeux doctor, et le coi Mr Clift en étaient stupéfaits.

— La belle ! cria Mr James avec une feinte colère.

Et nous gagnâmes aussi la « belle » après des péripéties vraiment passionnantes.

Mr Wood lança tous les dominos en l’air en riant à gorge déployée. Puis, ayant fini d’accabler les vaincus, il mit le doigt sur un bouton électrique et l’on apporta une bouteille d’extra-dry que nous tarîmes joyeusement.

Mais il se faisait tard ; le doux clergyman demanda la permission de rejoindre Mrs Clift et nous souhaita le bonsoir. Bientôt le capitaine, relancé par un homme de quart, nous quitta à son tour sans cérémonie. Je restai seul avec Mr James.

Le Dungeness ne roulait plus et avait repris toute la vitesse de sa course. Il voguait immobile et rapide : rien n’eût fait soupçonner que nous étions sur un paquebot, si l’on n’avait entendu le pouls du compound et ces petits craquements que rendent les ais du steamer le mieux ajusté.

— Dieu soit loué ! s’écria le docteur en s’étirant, tous mes malades sont guéris ! Or çà, jeune homme, préparez vos plus gracieux sourires : les dames vont paraître sur le pont ! Fiez-vous à moi, il y en a de jolies. Je veux d’abord vous présenter à miss Rositer !

C’était la fille de cette demi-anglaise, demi-espagnole dont il m’avait déjà parlé lors de notre première entrevue dans le tea-room. Il devint prolixe, passa en revue toutes les passagères ; il savait à présent les noms, les qualités, le pays d’origine.

Mme de L…, ainsi que je m’en étais déjà assuré auprès du purser, ne se trouvait pas sur le Dungeness. La grande dame aux trois collets de fourrure, dans laquelle cet halluciné de Reynaud avait cru reconnaître sa maîtresse, n’était autre qu’une riche bourgeoise de Copenhague se rendant à Las Palmas avec une gouvernante. Elle était fort belle, paraît-il, et Mr James ne savait ce dont il devait se désoler le plus, ou qu’elle ne parlât pas l’anglais more fluently, ou qu’il ne sût pas mieux le danois.

Alors, il me désigna le piano à queue qui occupait une place d’honneur dans la salle :

— Ce monstre va se réveiller demain sous les sonates et les songs. Puisque vous êtes musicien, ces dames ne manqueront pas de vous mettre à contribution. Il faudra les accompagner…

Devant mon geste de récusation :

— Hé, vous le ferez de bonne grâce, je vous assure. Est-il possible de rien refuser à miss Rositer ! Ah, je vous envie, jeune homme !

Il soupira comme on soupire à cinquante ans, c’est-à-dire lorsqu’on est bien persuadé que l’on a cessé de plaire.

Good night, fit-il en se levant brusquement. Rêvez tandis que je vais faire ma ronde…

Je me levai aussitôt et sans prendre garde aux paroles de mon compagnon ni m’abîmer dans les délicieuses espérances qu’elles n’eussent pas laissé de faire naître chez un esprit moins positif que le mien, je montai sur le spardeck.

La mer s’étalait silencieuse, tout à fait apaisée. Une pâle clarté tombait du ciel dont les nuages ralentis s’entr’ouvraient sur d’immenses cartes d’azur pailleté d’étoiles. La lune allait éclore ; déjà sa lueur avant-courrière miroitait vaguement au lointain des flots.

Il faisait doux. Je me sentais revivre. Plus d’odeurs écœurantes ; je respirais avec enivrement la bonne salure de la mer.

Le Dungeness marchait à dix-huit nœuds. Parfois, une épaisse laine rousse s’échappait des cheminées et stagnait dans l’air calme.

Accoudé sur le bastingage, je goûtais le charme de l’heure. Mon âme était pénétrée d’une félicité tranquille ; je prolongeais ma rêverie sans me soucier de rejoindre Reynaud qui m’attendait, bien sûr, pour m’accabler de reproches et maudire cette Mrs Clift que j’avais lâchée sur lui.

En ce moment, je vis sortir le capitaine de sa cabine ; il escalada vivement l’escalier de la passerelle et lança quelques ordres brefs. Aussitôt, du bateau gerba une longue fusée dont les étoiles multicolores retombèrent lentement et s’éteignirent dans la nuit.

Pourquoi ce signal ?

Je courus à bâbord. Tout à coup un puissant rayon enveloppa le paquebot pour se projeter ensuite derrière nous sur l’horizon. 

Nous doublions la pointe espagnole ; c’était le feu électrique du cap Finisterre qui nous frappait de son glaive magique à plus de six milles de distance.

Je demeurais comme en extase, attendant le retour du jet lumineux, quand un suave parfum de violette vagua autour de moi. En même temps, j’entendis un léger claquement de talons sur le plancher du tillac.

Je me retournai et soudain, dans le brusque éclair que lançait le phare, une femme m’apparut, tête nue, sa mantille abaissée sur le cou.

Je faillis tomber à la renverse, de surprise.

— Madame ! m’écriai-je éperdu.

Elle souriait, un doigt posé sur sa bouche :

— Chut ! fit-elle. Voyons, Monsieur, remettez-vous de grâce ! Reposons-nous sur ce banc…

Dès que nous fûmes assis dans l’ombre protectrice que nous faisait une chaloupe, elle parla d’une voix frémissante.

— Eh bien oui, c’est moi ! Car je l’aime encore. Ah je me mentais à moi-même : il n’est jamais sorti de mon cœur. Pourquoi je n’ai pas voulu le revoir ? Je me sentais si indigne de lui ! Je me suis jugée et condamnée. Il fallait qu’il se détachât de moi, qu’il me méprisât même ! Alors je me suis conduite comme une femme frivole ; je me suis compromise avec héroïsme ! Je sacrifiais ma tendresse à ce désir de libérer mon ami, de le rendre à une calme destinée. Oui, je me sentais néfaste à cette âme exigeante et fière… Hélas, je n’ai pas réussi ! Jean ne m’a pas oubliée. Est-il donc vrai qu’en amour, tout devient une raison de plus ? Chaque douleur que je lui infligeais me rendait plus chère à ses yeux…

Elle m’interrogeait anxieusement :

— N’est-ce pas que je suis restée en beauté dans son cœur ? Trois ans que je lutte ainsi ! C’en est trop. Mon sacrifice est inutile. Me voici. Je viens le sauver !

Cette femme était réellement fort émue et j’admirais les nobles motifs dont elle parait sa banale trahison. Certes, elle n’était pas mauvaise, mais seulement pétrie de caprices, changeante comme avril. « Jamais légère girouette au vent sitôt ne se vira. » Elle avait quitté un amant jaloux parce qu’il gênait sa liberté, parce qu’elle ne savait pas se dérober aux adorations comme celle qui n’aime qu’une seule fois. Elle manquait de constance ou du moins elle n’avait que la constance de plusieurs amours simultanés quand ils pouvaient la distraire les uns des autres. Aujourd’hui, fatiguée de tous ses amants ordinaires, l’ombrageux Reynaud lui rechantait au cœur. L’incroyable aventure de ce voyage n’était qu’un autre caprice, et chez elle, nature passionnée et mobile, le caprice volait tout de suite à son but.

— Ah quelle folie ! m’écriai-je quand j’eus recouvré un peu de sang-froid sous le débordement de ces aveux. Et si votre subite présence allait le tuer !

Elle porta la main à son corsage comme le soir mémorable où je lui avais révélé la douleur de son ami.

— Oh, je l’aime ! s’écria-t-elle d’un accent sincère ; je le paierai de tous ses chagrins !

Elle saisit mes mains, me supplia de lui venir en aide. Elle se confiait à moi, se soumettait d’avance à ce que j’ordonnerais.

En vérité, je me sentais fort vide de combinaisons ; à tout hasard, je lui fis promettre d’abord de rester invisible, ou du moins déguisée, jusqu’à ce que j’eusse préparé Reynaud à son bonheur. Elle voyageait du reste sous le nom de sa gouvernante, ce qui lui avait permis de déjouer mes premières investigations. Je lui recommandai donc de ne pas oublier qu’elle était une riche bourgeoise de Copenhague et de s’exprimer en danois jusqu’à nouvel ordre.

Tandis que nous parlions, la lune était sortie des flots ; son disque énorme, d’un rouge ardent, montait lentement derrière les nuages déchiquetés et répandait sur la mer une molle traînée de feu. Elle s’étrécit, se dora à mesure qu’elle s’élevait dans le ciel et bientôt ses mélancoliques rayons vinrent caresser notre banc.

Mme de L… m’apparut alors enveloppée d’une clarté magique qui augmentait sa beauté. La lumière frissonnait sur ses admirables cheveux blonds. Ses yeux, d’une limpidité extraordinaire, brillaient comme des joyaux. Sa tête, d’un ovale allongé, au nez pur, avait une grâce noble et fine ; un miniaturiste l’eût fixée avec amour dans une agate ou une cornaline.

En ce moment, effet du hasard ou manège de coquette, l’écharpe qui recouvrait ses épaules s’entr’ouvrit légèrement et je pus contempler un col onduleux, la saillie d’une gorge charmante…

Violemment ému, je quittai mes airs graves et déguisant mon trouble :

— Quelle nuit suave ! soupirai-je ; c’est un songe de Shakespeare. Voyez « comme la clarté de la lune dort doucement sur ce banc » !

Elle savait son Merchant of Venice :

— Me prenez-vous pour Jessica assise sous les citronniers de Belmont ?

— Ah que ne suis-je Lorenzo !

Elle sourit et se leva :

— Adieu, dit-elle en se lassant ardemment baiser la main, et songez que je me languis d’impatience…

À ces mots, relevant sa mantille sur sa blonde toison elle disparut sans bruit comme une fée.