Les Deux fraternités/05

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Tallandier (p. 59-77).


CHAPITRE V


Les pâles rayons du soleil de décembre entraient par la fenêtre ouverte et venaient éclairer la pièce assez vaste et d’une admirable propreté où Micheline circulait, occupée à préparer le déjeuner. Sur un tapis, dans un coin de la chambre, s’ébattaient deux blonds enfants de cinq et trois ans. Et, dans un berceau d’osier, dormait la dernière-née, un joli poupon dont l’apparence dénotait les soins vigilants et l’hygiène de la jeune mère.

Les nouveaux époux, aussitôt après leur mariage, s’étaient établis dans ce logement composé de deux grandes pièces bien aérées et très ensoleillées. La mère Laurent était morte au bout d’un an, soignée jusqu’à la fin avec le plus entier dévouement par sa fille et par son gendre. Peu après était né le petit Louis, et Cyprien, qui gagnait de fort bonnes journées et rapportait intégralement son gain au logis, avait voulu que sa femme laissât presque complètement son travail de passementière pour pouvoir s’occuper seulement de l’enfant et de sa tâche de ménagère.

— Je ne veux pas que tu te fatigues, ma petite Line, avait-il déclaré. Tu auras bien assez à faire comme cela, et je ne serais pas du tout content de te voir la pauvre mine de tant de nos voisines qui se tuent au travail, les malheureuses !

— Parce qu’elles n’ont pas un bon mari comme toi, le meilleur ouvrier de l’usine et le plus cher des protégés de ces messieurs du Cercle, répondait Micheline en l’embrassant.

Il n’y avait pas eu encore un nuage entre eux. Micheline, de caractère plus ferme que son mari, savait diriger celui-ci sans en avoir l’air, et, lui, n’avait rien de caché pour elle.

Comme la jeune femme se penchait vers la casserole où bouillait doucement d’appétissants haricots, la porte s’ouvrit brusquement. Cyprien entra, la casquette un peu en arrière, la physionomie agitée.

— Je viens d’en voir une drôle de chose là-dedans !

Et sa main droite agitait un journal.

Micheline se détourna, montrant son visage toujours charmant, en ce moment empourpré par la chaleur du fourneau.

— Quoi donc ?

— Figure-toi que je lisais tranquillement mon journal tout en revenant quand j’arrive au résultat de l’élection législative qui a eu lieu hier à M… pour remplacer un député mort récemment. Qu’est-ce que je vois ? Élu… Prosper-Julien Louviers, socialiste-collectiviste.

Aucune surprise ne se peignit sur la physionomie de Micheline, mais elle ne put retenir un léger éclat de rire.

— Ah ! le voilà qui reparaît ! Député ! rien que cela ! Il va bien, ton cousin ! Pendant que nous nous demandions ce qu’il était devenu, il faisait son chemin. Ah ! le fameux socialiste que celui-là ! Et pourtant il y aura encore des gens pour s’y laisser prendre.

— N’empêche que tout se sait et qu’il pourrait bien se trouver quelqu’un pour lui lancer au nez la jolie façon dont il a faussé compagnie aux frères et amis.

— Ah ! mon pauvre Cyprien, je ne sais comment cela se fait, mais rien n’ouvre les yeux à ces pauvres aveugles !

— Qui sait, à force ! Mais dis donc, je t’avais raconté hier que j’avais aperçu, dans une automobile très chic, une dame élégante qui ressemblait à Zélie. Ça pourrait bien être elle.

— C’est très possible. Allons, mets-toi à table, le déjeuner est prêt.

— Il faut d’abord que j’embrasse les petits. A-t-on été sage, hein, Louis, Lucien ?

Il donnait une caresse au petit garçon qui s’accrochait à son vêtement de travail et enlevait entre ses bras le cadet pour lui mettre un bon baiser sur le front.

— Et la petite n’a pas crié, ce matin ?

— Non, elle a été très tranquille aujourd’hui. Elle était un peu souffrante hier, vois-tu. Si tu veux faire asseoir les enfants, je vais servir tout de suite.

— Papa, marraine est venue, confia Louis à son père, tandis que celui-ci l’installait devant un des couverts préparés sur la table garnie d’une toile cirée bien nette. Elle a apporté des gâteaux. Tiens, regarde là-bas comme ils sont beaux ! Et puis elle a laissé un joli vêtement pour Lucien.

— Oui, Mme de Mollens est venue, dit Micheline en posant le plat de haricots sur la table. Elle a été charmante, comme toujours. Elle était un peu inquiète pour son petit Henry, qui est très délicat, et je lui ai promis de beaucoup prier à son intention.

— Ah ! je crois bien. Pour eux, nous ne pourrons jamais faire assez.

— Elle est jolie, marraine, et je l’aime beaucoup, dit gravement le petit Louis.

— Tu as raison, mon chéri, répliqua Micheline tout en s’asseyant entre son mari et son fils. Mais il faut l’aimer surtout, parce qu’elle est bonne, très bonne. Rien de nouveau à l’usine, Cyprien ?

L’ouvrier eut un geste mécontent.

— Eh ! ils s’agitent, tous ces imbéciles-là ! Ils écoutent les phrases de quelques meneurs et se laissent monter la tête comme des enfants.

— Alors, il est question de grève ?

— Oui, on en parle. J’espère cependant que ça se passera encore cette fois en paroles. Il y en a heureusement beaucoup qui ne sont pas disposés à cesser le travail. Et dire que nous devons tous ces ennuis à de misérables farceurs dans le genre de ce Prosper ! ajouta Cyprien avec un coup de poing qui ébranla la table et fit sursauter Louis et Lucien.

— Allons, mange tranquillement, dit Micheline en plongeant la cuiller dans le plat. Avance ton assiette. Veux-tu que je te serve ? Laisse ton journal, voyons !

— Une minute seulement, ma petite femme, il faut que je voie quelque chose. Il m’a semblé qu’il y avait un petit entrefilet après le résultat de l’élection. C’est ça. Ah ! par exemple. Écoute, Micheline : « Le candidat socialiste élu est le beau-frère de Jules Morand, le député socialiste qui a épousé il y a deux ans Mlle Louviers. » Eh bien ! ils se sont casés tous deux, hein ? Car Morand est riche, lui aussi. Ah ! si je me doutais tout de même qu’ils arriveraient là !

Micheline secoua doucement la tête en disant gravement :

— Je pense que, malgré tout, nous sommes encore plus heureux qu’eux, vois-tu.

— Et moi, j’en suis sûr ! déclara Cyprien en se penchant pour embrasser sa femme.

À cette heure même, une luxueuse automobile s’arrêtait avenue du Trocadéro devant une maison de fort belle apparence. Un homme grand et un peu fort, vêtu d’une riche pelisse de fourrure, en descendit vivement et s’engagea sous l’entrée ornée de superbes plantes vertes et de là dans un large escalier garni d’un moelleux tapis. Au premier étage, il appuya longuement son doigt sur le timbre électrique.

Un des battants de la porte s’ouvrit, laissant apparaître une élégante femme de chambre.

— Madame est-elle là ?

— Madame n’est pas encore rentrée, monsieur. Mais Monsieur déjeune.

Tout en parlant, elle s’effaçait pour laisser entrer l’arrivant.

Il enleva sa pelisse et apparut en jaquette dernier genre. Il alla vers une porte, l’ouvrit et pénétra dans une salle à manger richement meublée.

Un homme grand et un peu corpulent, très blond, au visage extrêmement coloré, était assis devant la table élégamment servie. Il eut une exclamation à la vue de l’arrivant, et, se levant, vint vers lui, les mains tendues.

— Ah ! voilà notre triomphateur ! Salut, cher collègue ! Tu es content, hein ?

— Assez, mon vieux ! Ç’a été un peu dur, il a fallu forcer la note, multiplier les promesses et distribuer surtout un argent fou !

— Bah ! tu as de quoi, Louviers. Et te voilà arrivé maintenant. Tu déjeunes, n’est-ce pas ? Julienne, un couvert pour M. Louviers !

— Et Zélie ?

Jules Morand fronça ses gros sourcils blonds.

— Ne me parle pas de ta sœur, j’en ai par-dessus la tête ! grommela-t-il. Est-ce que je sais jamais où elle est, d’abord ? Elle rentre quand ça lui plaît, nous vivons à peu près chacun de notre côté. Cela ne nous empêche pas d’avoir des scènes, quand Madame a besoin d’une grosse somme d’argent pour payer ses fournisseurs lorsqu’ils la tracassent trop, ou quand elle voudrait se donner le luxe d’une voiture personnelle. Mais, tu sais, je commence à en avoir assez ! J’aime ma tranquillité, et un de ces jours, je la planterai là !

Et un coup de poing sur la table ponctua la déclaration du député socialiste.

Prosper Louviers s’était mis à droite du couvert préparé pour la maîtresse du logis. Les paroles de son beau-frère ne semblaient aucunement l’émouvoir, et ce fut avec le plus grand calme qu’il répondit :

— Allons, il faut avoir un peu de patience, Morand ! Zélie est encore jeune, elle aime le monde, les plaisirs, mais ça passera en vieillissant.

— Ah ! tu es bien bon, toi ! S’il faut que j’attende jusque-là, et que je supporte tous les caprices de cette péronnelle ! Non, je ne suis pas de ce bois-là, mon garçon ! Tu es bien tranquille, toi, au moins ! Te voilà veuf, et millionnaire ! Heureux mortel !

Prosper se mit à rire, tandis qu’une brève lueur d’orgueilleuse satisfaction traversait son regard.

— Je me trouve assez bien partagé, c’est certain. Et hier, les électeurs m’ont procuré ce qui me manquait encore. Me voilà en passe d’arriver à quelque chose.

Il se renversa sur sa chaise et rejeta en arrière sa chevelure noire qu’il portait un peu longue.

— Oui, je veux arriver loin. Pour cela, il faut que je me fasse une grande popularité.

— Tu réussiras, car tu as du bagou, tu sais faire prendre aux imbéciles des vessies pour des lanternes, dit Morand en se servant un verre de sauternes. Allons, sers-toi, ces huîtres sont exquises. On m’en sert tous les jours, c’est mon grand régal. Et alors, nous allons t’avoir à Paris, naturellement ?

— Oui, j’y aurai un pied-à-terre, tout au moins. J’avais envie d’acheter le château de Moranges, en Seine-et-Oise, mais j’ai réfléchi que j’en jouirais peut-être pas encore beaucoup, car je serai sans cesse en déplacements. Je compte faire quantité de conférences aux quatre coins de la France, pour me faire connaître. Et puis, s’il y a une bonne petite grève à chauffer…

— Ah ! oui, surtout ! dit Morand avec un gros rire. Tu seras parfait pour ça. Je t’entends d’ici, laissant déborder les flots de ton indignation contre les accapareurs, les exploiteurs du peuple… Oh ! là, là, les belles phrases !

Prosper riait aussi, tout en détachant lentement un mollusque de sa coquille et en le portant à sa bouche.

— Délicieuses, tes huîtres, mon vieux ! C’est du choisi, ça !

— Oh ! tu sais, il me faut du bon ! comme je le dis à Zélie, je ne tiens pas à augmenter le luxe de notre installation, mais il me faut une table bien servie et une cuisinière habile. Madame voudrait qu’on change d’appartement, celui-ci ne lui paraît pas suffisamment cossu. Et puis, il lui faudrait un valet de chambre ! Mes moyens ne me permettent pas ça, je le lui ai déclaré carrément. Et sais-tu ce qu’elle m’a répondu ?

— Non, je l’ignore, répondit distraitement Prosper, absorbé dans la délectation de ses huîtres.

— Voilà ses paroles textuelles : « Tu n’es qu’un vieux pingre, mais je ne t’ai pas épousé pour me voir refuser toutes les satisfactions, et nous aurons vite fait de régler tout ça si tu continues. » Tu vois que ça commence à chauffer ! Il ne faut plus grand-chose pour que… crac ! nous nous en allions chacun de notre côté, redevenus libres comme l’air.

Une porte s’ouvrit tout à coup sous une main un peu brusque, laissant apparaître une jeune femme grande et mince, en élégante toilette de sortie.

— Prosper ! voilà une bonne surprise ! dit-elle d’un ton où passait une vibration de contentement.

Prosper, sans se déranger, se détourna à demi sur sa chaise et lui tendit la main.

— Tu devais bien compter un peu sur moi, Zélie ?

— Pas aujourd’hui, je pensais que tu avais affaire là-bas.

— J’y retourne ce soir, mais je suis venu prendre un peu l’air de Paris.

— En auto ?… Elle marche bien, ta nouvelle ?

— Une merveille !… Mais, dame, j’y ai mis le prix ! C’est ce qu’on fait de mieux pour le moment.

— Moi, je préfère les chevaux, ça a plus de genre, déclara Zélie d’un ton dédaigneux, tout en enlevant sa voilette et les épingles de son chapeau.

Jules Morand eut une sorte de rire silencieux, mais fort narquois, qui parut exaspérer sa femme.

— Oui, c’est bon, je l’aurai, ma voiture ! dit-elle entre ses dents serrées. J’arrive toujours à ce que je veux…

— Et moi, je ne fais que ce qui me plaît ! riposta Morand avec un regard de défi.

— Nous verrons bien ! dit froidement Zélie en tendant son chapeau à la femme de chambre qui semblait fort amusée de ce début de discussion.

— Allons, vous n’allez pas vous disputer pendant que je suis là, au moins ? grommela Prosper. Occupe-toi de déjeuner, Zélie, ce sera beaucoup plus utile pour le moment.

La jeune femme s’assit près de son frère, et celui-ci, pour éviter le retour d’une discussion entre les deux époux, se mit à narrer les péripéties de son élection, à raconter des anecdotes drôles, à parler de ses projets d’avenir. Zélie l’écoutait avec attention, sans pour cela perdre une bouchée des plats choisis présentés par la femme de chambre. Jules Morand, lui, semblait tout absorbé dans l’importante fonction qui consistait à remplir son estomac et à l’arroser de liquides variés, tous d’excellents crus. Depuis l’arrivée de sa femme, sa physionomie joviale de bon vivant était devenue maussade et sa grosse verve habituelle paraissait complètement éteinte.

En revanche, Zélie semblait fort à son aise, et sa physionomie généralement un peu froide et moqueuse exprimait une très vive satisfaction, causée sans doute par le succès de son frère.

— Alors, maintenant, il ne te reste plus qu’à te remarier, Prosper ? dit-elle à la fin du dessert, quand la femme de chambre eut apporté le café.

Il eut un geste vague.

— Oh ! nous avons bien le temps de penser à ça ! Laisse-moi jouir un peu de ma liberté. Ce n’est pas que la pauvre Marie-Anne m’ait bien gêné. C’était une bonne pâte, dont je faisais ce qui me plaisait.

— Tu as de la chance, toi ! grommela Jules Morand en attirant à lui le carafon d’eau-de-vie. Une femme dont on fait ce qu’on veut ! Ah ! bigre, je n’ai jamais connu ça, moi !

Zélie éclata d’un rire ironique.

— Pauvre victime, va ! Enfin, tu n’as pas encore trop mauvaise mine, malgré tous les tracas que je te cause et que tu pourrais si bien t’éviter en me disant gentiment : « Fais ce que tu veux, Zélie, je te donne carte blanche. »

— Comptes-y ! fit furieusement Morand en versant une bonne dose d’alcool dans sa tasse de café. Et si tu continues à m’ennuyer, tu n’auras plus un sou, entends-tu ?

La menace ne parut aucunement émouvoir Zélie. Elle répliqua avec un petit sourire narquois :

— J’aurai toujours ma dot, ça me suffira pour le moment. Allons, tais-toi ! ajouta-t-elle impérieusement en voyant que son mari ouvrait la bouche pour riposter encore. Ce n’est pas la peine d’ennuyer Prosper avec ces histoires pendant les quelques heures qu’il passe avec nous.

— Ah ! non, vous savez, je n’aime pas les disputes ! déclara Prosper. Arrangez-vous comme vous voudrez quand vous êtes seuls, mais laissez-moi la paix !

— Oui, oui, tout te réussit à toi, tu es libre, tranquille ! marmotta Morand avec un coup d’œil envieux.

Il avala son café, s’essuya rageusement la moustache et se leva en disant d’un ton rogue :

— Je vais chez Muret. Je serai sans doute rentré avant que tu t’en ailles, Louviers ?

— Oh ! je ne partirai pas avant cinq heures !

— Bon, je serai là.

— Prends-tu l’auto, Jules ? demanda Zélie.

Il répondit par un signe de tête affirmatif.

— C’est amusant ! Moi qui avais des visites à faire !… Quand je te dis qu’il me faut une voiture !

Morand eut un ricanement moqueur et s’éloigna avec un énergique haussement d’épaules.

— Je te conduirai dans la mienne, dit Prosper qui sirotait lentement son café.

Zélie posa brusquement sa serviette sur la table.

— Seras-tu là demain, après-demain et les autres jours ? C’est toujours la même chose : Monsieur se sert d’abord de l’auto… et puis je l’ai quand je n’en ai plus besoin ! J’en ai assez, à la fin !

Elle posa ses coudes sur la nappe et, le front entre ses mains, demeura silencieuse, les sourcils froncés, tandis que son frère vidait posément sa tasse.

Elle releva enfin la tête et dit :

— As-tu fini ?… Allons au salon, j’ai à te parler.

Il se leva et la suivit dans la pièce voisine, salon fort élégant, mais d’un goût assez contestable.

Zélie prit place dans un fauteuil, et son frère, s’asseyant en face d’elle, sortit un étui à cigares en disant :

— Vas-y. Il s’agit de… ?

— De cet imbécile de Jules, pardi ! Je te le répète, j’en ai assez ! Il faut que ça finisse ou bien nous nous prendrons aux cheveux. Alors je pense que, avant d’en arriver là…

— Il vaut mieux arranger les choses à l’amiable, acheva tranquillement Prosper en ouvrant un élégant canif d’écaille, C’est certain… Mais, voyons, que lui reproches-tu au juste ?

— C’est un grigou, un affreux grigou ! Il jette maintenant les hauts cris à la moindre de mes dépenses, il ne veut plus m’accorder la plus légère satisfaction. J’aurais voulu un domestique homme, c’est beaucoup plus chic qu’une femme de chambre !… Ah ! bien oui ! si tu avais entendu ce réquisitoire ! Et pour ma voiture, donc ! Non, ça ne peut pas durer ! Je vais demander le divorce.

Prosper, occupé à couper le bout de son cigare, fronça un peu les sourcils.

— C’est embêtant ! Je ne me soucie pas du tout de me mettre mal avec Morand ! Entre nous, c’est une nullité, mais il est très bien vu dans le parti et pourrait me faire du tort.

Zélie redressa la tête d’un air de Junon irritée.

— Tu ne prétends pas, pourtant, obtenir de moi que je reste rivée à cette chaîne à cause de ton avenir ?

— Ah oui ! si je comptais là-dessus !… Tu crois donc que je ne te connais pas ? dit-il d’un ton moqueur. Divorce si ça te plaît, mais fais la chose en douceur… à l’amiable, comme je le disais tout à l’heure. Il vaudrait même peut-être mieux que ce soit moi qui arrange la chose, car, à vous deux, vous en arriveriez aux paroles trop vives, je le crains.

— Oh ! certainement. Il est parfois d’une violence !… Et il en débite alors ! Heureusement, je suis de force à lui tenir tête. Mais enfin, tu peux t’occuper de la chose si tu ne veux pas te trouver brouillé avec lui. Pour éviter les discussions, je m’en irai chez une de mes amies.

Prosper, tout en parlant, avait sorti de sa poche une boîte d’allumettes. Il alluma un cigare, en tira une bouffée et dit en regardant sa sœur, à demi enfoncée dans un fauteuil en une pose étudiée qu’elle croyait sans doute très aristocratique :

— Alors, tu ne veux pas essayer encore ? Morand a sa situation, il est riche…

— Peuh ! Riche ! Pas tant que ça ! dit dédaigneusement Zélie. Je trouverai facilement l’équivalent. Maintenant, surtout, que te voilà député, tu auras plus de relations, et je suis bien certaine de faire un beau mariage. Ne t’inquiète pas de moi.

— Oh ! ma foi, non ! Arrange-toi comme tu voudras, ça te regarde. Je t’offrirai l’hospitalité chez moi, si tu veux, en bon frère que je suis… Ah ! mais, et ton fils ?

— Je pense que Jules ne demandera pas mieux que de me le laisser. Ce sera pourtant une fameuse charge pour moi ! Tu tâcheras d’obtenir qu’il lui fasse une bonne pension, dis ?

— Tu vas m’en donner du tracas avec ton divorce ! Allons, ne parlons plus de ça, c’est assez pour aujourd’hui. Je reviendrai un de ces jours et nous en reparlerons… Va t’habiller, j’ai quelques courses à faire et je te conduirai ensuite où tu voudras.

La jeune femme s’éloigna, et Prosper, s’étendant presque complètement dans son fauteuil, se mit à fumer lentement. Peu à peu, la contrariété qu’avait amenée sur sa physionomie la communication de sa sœur s’effaçait, le nouveau député reprenait l’air de complète satisfaction qu’il avait en arrivant chez son beau frère. De fait, Prosper Louviers avait vu hier la réalisation complète du rêve sourdement éclos dans l’âme ambitieuse de l’ouvrier de Vrinot frères. Maintenant, il était un homme arrivé, il avait pris de l’aisance, de la désinvolture, il était et se montrait un personnage important.

Au bout d’un assez long temps, voyant que sa sœur n’apparaissait pas, il se leva, sortit du salon et alla frapper à une porte.

— Allons, Zélie, dépêche-toi !

— Je suis prête… Entre, si tu veux.

Il pénétra dans une chambre luxueuse au milieu de laquelle se tenait Zélie, occupée à apostropher sa femme de chambre en termes qui n’étaient pas des modèles d’aménité ni de distinction.

— Tenez, allez-vous-en, je vous donne vos huit jours ! conclut-elle en lui jetant un carton à la tête. Je ne supporterai jamais d’être servie par de stupides créatures de votre espèce !

La femme de chambre ricana et sortit en levant les épaules et en murmurant :

— Espèce de poseuse !… Et ça se croit une grande dame, tiens !

— Toujours en dispute avec tes domestiques ? dit Prosper.

— Quelle engeance, mon ami ! Tu n’as pas idée de mes ennuis !

— Mais si, car ça ne marche pas toujours chez moi. J’ai beau les tenir très raides, ces coquins redressent la tête parfois… Eh ! eh ! c’est que tu ne me parais pas très tendre pour les tiens, ma petite !

— Il n’y a que ça, tu l’as reconnu toi-même. Ces êtres-là ont besoin d’être menés à la baguette… Comment trouves-tu ma robe ?

— Très chic. Ça vaut bien trois cents francs, hein ?

— Quatre cents. C’est une simple petite robe d’après-midi, mais elle est gentille. Eh bien ! rien que pour ça, j’ai eu une scène avec Jules !

Ellé saisit rageusement son manchon et sortit de la chambre, suivie par son frère.

Dans le vestibule, ils croisèrent une jeune bonne fort coquette qui portait un bébé élégamment vêtu, à la mine souffreteuse.

— Il a l’air malade, ton petit Léon, fit observer Prosper en jetant au passage un regard sur l’enfant.

Zélie effleura d’une caresse la tête couverte d’un léger duvet de cheveux et répondit, en continuant à marcher vers la porte :

— Il n’est pas très fort, c’est certain. Le docteur prétend que l’air de Paris ne lui vaut rien. Des histoires, tout ça ! Il finira par prendre le dessus, comme tant d’autres mioches. Je voudrais seulement trouver une bonne qui le soigne un peu convenablement ; celle-ci ne m’inspire pas très grande confiance.

— Envoie-le à la campagne, comme le mien.

— À propos, il va bien, ton Alexis ?

— Assez, oui. J’ai poussé jusque-là, il y a quelque temps, pour le voir… quoique, tu sais, les enfants, ça me laisse un peu indifférent.

Tout en parlant, le frère et la sœur descendaient l’escalier et arrivaient sous la voûte de la porte cochère. Un homme de haute taille, vêtu avec une correction distinguée, les croisa à ce moment. Prosper murmura :

— Tiens ! où ai-je vu cette tête-là ?

— Ce n’est probablement pas dans tes relations, mon cher, dit ironiquement Zélie. Celui-là est un aristo, et de la pire espèce. Toujours fourré dans les cercles catholiques, dans les patronages, dans les conférences. Il vient très souvent voir un vieil oncle, le vicomte d’Anville, qui habite au quatrième.

Et elle appuyait avec une intonation dédaigneuse sur ce mot « quatrième ». Dame ! quand on habite soi-même le premier étage !…

— Tu l’appelles ?

— Qui ?… Le neveu ?… Attends, que je cherche… De Mollens, je crois… Oui, le marquis de Mollens. C’est un bel homme, mais il a l’air fier. De quoi, je me le demande ? Ça voudrait toujours écraser les autres, ces gens-là !

Et, levant rageusement les épaules, Zélie s’avança vers l’auto arrêtée devant la porte. Son frère, l’air important, donna ses ordres au chauffeur d’une voix brève et autoritaire. Et les humbles mortels qui passaient modestement à pied jetèrent un coup d’œil d’admiration ou d’envie vers les riches personnages qui n’avaient pour eux qu’un regard de condescendante protection, ou peut-être de dédain triomphant. Des gens qui vont à pied ! Allons donc, les pauvres hères !