Les Deux fraternités/17

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Tallandier (p. 195-201).


CHAPITRE XVII


— Ne sortez pas, maman, je vais aller vous balayer ça en deux temps, trois mouvements.

Au seuil de la porte ouverte, une silhouette masculine apparut, éclairée par la vive lumière de la lampe électrique placée au plafond de la petite salle à manger. Cette lueur, se répandant dans la cour, laissait voir le vaste et bel hôtel qui faisait face à la loge du concierge au seuil de laquelle se tenait le jeune homme en tenue d’ouvrier qui venait de prononcer ces paroles.

— Tiens, voilà le balai et la lanterne, mon Louis, dit derrière lui une voix féminine à l’intonation très douce.

Il se détourna et prit les deux objets, en souriant au fin visage un peu flétri, mais toujours charmant, qu’encadraient des cheveux tout blancs.

— Merci, maman. Cette coquine de neige nous donne de l’ouvrage, mais, bah ! ça va me réchauffer avant de partir pour l’atelier !

Il ferma la porte et se dirigea vers la petite porte placée à gauche de la grande réservée aux voitures. L’ayant ouverte, il se trouva sur le boulevard, complètement désert encore à cette heure très matinale.

Il posa sa lanterne à terre et se mit à balayer vigoureusement la neige qui avait reformé, cette nuit, une couche un peu épaisse. Elle s’était arrêtée de tomber, et le jeune homme murmura :

— Le vent a tourné au nord-est. Gare ! ça va pincer !

Une fenêtre de la petite maison qui était la demeure du concierge s’entrouvrit au premier étage ; une jeune voix masculine dit :

— Rentre, Louis, je vais aller finir ça !

— Inutile, mon petit ; fini, ça l’est dans deux minutes. Elle ne tient pas encore ; ça s’enlève facilement, et…

Il s’interrompit brusquement et fit quelques pas dans la direction d’un arbre au pied duquel se voyait un tumulus insolite.

— Tiens, qu’est-ce que c’est que ça ? On dirait, mais oui, c’est une créature humaine, toute couverte de neige !

— La malheureuse ! Je descends, Louis.

Et la fenêtre fut vivement refermée.

Le jeune ouvrier se pencha, il balaya en un clin d’œil la neige qui enveloppait cette créature inerte.

— Une femme ! Quelle pitié !

Une porte s’ouvrit, un pas rapide s’approcha. Un jeune homme plus petit que lui apparut et s’élança vers lui.

— Eh bien ?

— C’est une femme. Aide-moi à la transporter, nous verrons si elle est encore vivante.

Ils enlevèrent à eux deux la malheureuse, et ce n’était pas un fardeau bien lourd, comme le fit remarquer Louis. Puis ils rentrèrent dans la cour, au milieu de laquelle s’était avancée leur mère.

— Seigneur ! dit-elle en joignant les mains. Portez-la sur mon lit, mes enfants !

Ils rentrèrent tous dans la maison, et les jeunes gens pénétrèrent dans une pièce voisine de la salle à manger, gentille chambre claire et admirablement tenue. Ils déposèrent l’inconnue sur le lit, et leur mère, qui les avait suivis, s’approcha et se pencha vers elle.

Une exclamation de stupeur s’échappa de ses lèvres à la vue du jeune visage rigide éclairé par l’ampoule électrique.

— Comme elle te ressemble, Louis !

— C’est pourtant vrai ! dit le plus jeune des deux frères. Et à vous aussi, par conséquent, maman.

Dominant son saisissement, Micheline se mit en devoir de donner sans tarder ses soins à la malheureuse, tandis que ses fils s’occupaient, dans la pièce voisine, à faire chauffer de l’eau et à préparer le nécessaire dans le cas où l’étrangère vivrait encore.

À travers la porte, ils entendirent leur mère s’écrier :

— Le cœur bat, mes enfants ! Cours vite chez le docteur Murand, Lucien, je vais, en attendant, faire tout le possible.

Lorsque le médecin arriva, l’étrangère se ranimait un peu. Il murmura après l’avoir examinée :

— Hum ! elle est bien faible ! Si elle en réchappe, elle aura une fière chance !

— Une si jeune fille, murmura Micheline d’une voix étouffée par l’émotion.

L’inconnue avait ouvert les yeux. Mais ses grandes prunelles bleues semblaient absolument inconscientes.

— Hum ! elle pourrait bien n’avoir pas toute sa raison ! dit le docteur. Cela expliquerait son aventure. Car, voyez, ce n’est pas une pauvresse. Sa robe est élégante, bien que ce soit un costume d’intérieur. Elle se sera enfuie sous l’empire d’un accès de folie.

Il s’éloigna après avoir prescrit les remèdes et les soins à donner, en disant qu’il reviendrait dans le courant de la matinée.

— Louis, aussitôt que le poste de police sera ouvert, tu iras prévenir de ce qui vient d’arriver, dit Micheline à son fils aîné. Comme on recherchera certainement bientôt cette pauvre enfant, on pourra donner aussitôt les renseignements nécessaires.

Elle retourna près de la jeune fille et considéra longuement le joli visage tout à l’heure si pâle, et que la fièvre commençait à empourprer maintenant. Une émotion profonde s’était emparée d’elle, depuis l’instant où elle avait vu cette étrangère étendue là, si semblable par les traits à son fils aîné. Cette émotion était plus que la pitié produite par l’état où se trouvait la jeune fille ; il s’y mêlait un sentiment que Micheline n’aurait su expliquer, mais qui l’attirait impérieusement vers cette malheureuse enfant.

La fièvre augmentait, l’oppression arrivait. Louis et Lucien étaient partis à leur travail. Micheline ne pouvait songer à laisser la malade seule pendant qu’elle irait chercher le médecin. Elle ouvrit la porte de la loge et vit sur le perron de l’hôtel un domestique en tenue de travail qui secouait un tapis.

— Monsieur Romain, appela-t-elle.

Il tourna la tête vers elle et demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a, madame Mariey ?

— Est-ce que vous pourriez me rendre un service ? Courir chez le docteur Murand pour qu’il vienne tout de suite ?

— C’est pour la malheureuse que vous avez ramassée ce matin, m’a raconté M. Lucien ?

— Oui, elle me paraît beaucoup plus malade.

— Bon, j’y vais, madame Mariey, le temps d’endosser un veston.

Micheline retourna s’asseoir près de la jeune fille. Celle-ci commençait à s’agiter, le délire arrivait, des phrases sans suite s’échappaient de sa gorge haletante.

— Fiancé ! Oh ! que je souffre ! Non, je ne serai pas sa femme ! Alexis, tu me fais mal ! Oh ! je vais mourir ! Enfin ! voilà le néant !

— Pauvre petite créature ! murmura Micheline en joignant les mains. Ce doit être une malheureuse victime de l’éducation sans Dieu, qui n’a pu supporter quelque grande souffrance.

Et, s’agenouillant auprès du lit, Micheline se mit à prier pour la jeune malade qui émouvait si profondément son cœur.

Le médecin ne dissimula pas que le danger était grand. La jeune fille avait une congestion pulmonaire, laquelle menaçait de se compliquer de fièvre cérébrale.

— Je ne sais comment vous allez faire, madame, dit-il à Micheline. En cet état, et par ce temps glacial, la pauvre créature ne pourrait être transportée sans danger, même à l’hôpital, si voisin qu’il soit.

— Mais elle restera ici ! Rien n’est plus facile ! dit spontanément Micheline.

— Ce sera un fameux dérangement pour vous ! Enfin, nous allons voir si on la réclame, et ensuite il faudra prendre quelques dispositions pour les soins à donner, auxquels vous ne pourrez suffire, d’autant plus que si la fièvre cérébrale se déclare, il faudra la maintenir de force dans son lit.

— Je trouverai quelqu’un pour m’aider, soyez sans crainte, monsieur le docteur. À la rigueur, la femme de chambre de Mme la comtesse ne refusera pas de venir me donner un coup de main. Et puis j’espère bien qu’on va la rechercher et que ses parents prendront les mesures nécessaires.