Les Deux fraternités/18

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Tallandier (p. 202-218).


CHAPITRE XVIII


À peine le docteur s’était-il éloigné, que Micheline vit entrer la comtesse de Revals, à qui appartenait l’hôtel dont la veuve de Cyprien Mariey était concierge depuis plusieurs années. C’était M. de Mollens, cousin de cette dame, qui avait procuré à Micheline cette place si tranquille et si parfaitement agréable de toute façon, car la comtesse était extrêmement bonne et généreuse sous ses allures un peu vives.

Elle avait appris la découverte faite par Louis sur le boulevard, et, avant de partir pour la messe de neuf heures, elle venait voir la jeune étrangère et s’informer du diagnostic médical.

Elle sursauta à la vue de la malade.

— Mais c’est Louis ! mais c’est vous, Micheline !

— Vous trouvez aussi, madame ? Ce fut mon premier cri, et aussi celui de Lucien, en voyant le visage de cette pauvre enfant.

— C’est une ressemblance extraordinaire, au point de croire que cette jeune fille est la sœur de Louis !

— Sa sœur, murmura Micheline toute pâle. Elle vit, peut-être. Où est-elle ?… Si, pourtant, c’était elle ?

— On a vu des choses plus étonnantes. Votre bébé n’avait-il pas quelque signe particulier ?

— Si, dans le dos, ma Suzanne avait un large point noir. Le docteur m’avait dit que cela ne disparaîtrait jamais.

— Eh bien ! avez-vous regardé ?

— Oui, tout à l’heure, quand le docteur l’a auscultée. Je n’ai rien vu. Mais je n’ai pu regarder très attentivement, car le docteur, qui n’est pas patient, m’a dit brusquement : « Eh bien ! qu’est-ce que vous faites là ? Aidez-moi donc plutôt à la recouvrir bien vite, car il ne s’agit pas de lui laisser prendre froid. » Je n’ai pas osé lui faire part de mon idée, qui me semblait si folle.

— Pas tant que cela ! Nous allons examiner la chose, Micheline ; il faut être fixé. Une automobile qui s’arrête ! À cette heure, je me demande qui ce peut être.

— Peut-être ses parents, dit Micheline en pâlissant. Nous forgeons de belles chimères, qui vont s’évanouir en un instant.

Le timbre électrique du dehors résonna. Micheline tira le cordon, puis elle s’avança sur le seuil de la loge.

Une exclamation s’étouffa dans sa gorge. Un homme de haute taille, enveloppé d’un riche pardessus fourré, s’avançait vivement, et elle venait de reconnaître en lui Prosper Louviers.

Lui, avait eu un brusque mouvement de recul ; une teinte presque verdâtre se répandait sur son visage.

— Ah ! murmura-t-il.

Mais, se ressaisissant aussitôt, il souleva son chapeau en disant froidement :

— Est-ce vous, madame, qui avait trouvé ce matin devant votre porte une jeune fille ?

— Oui, mon fils l’a trouvée ici.

La voix de Micheline avait peine à sortir de sa gorge, serrée par une émotion inexprimable.

— Je suis à la recherche de ma nièce, qui s’est enfuie de chez moi sous l’empire d’un accès de folie. Au commissariat de police, on m’a appris qu’une jeune personne inconnue avait été recueillie par vous. Ma nièce est blonde, grande et mince, d’apparence frêle ; elle doit être vêtue d’une robe de chambre, chaussée de pantoufles.

— Oui, c’est cela, murmura Micheline. D’ailleurs, vous pouvez voir.

Elle le précéda dans la cour, puis à travers la petite salle à manger. Un tremblement intérieur l’agitait, un brouillard couvrait son regard.

Dans la chambre, Prosper salua Mme de Revals et s’approcha du lit.

— Oui, c’est bien Claudine, dit-il d’un ton légèrement frémissant. J’en étais à peu près certain, du reste. Mais elle paraît bien malade ?

— Elle a une congestion pulmonaire, et le docteur craint la fièvre cérébrale, dit la voix tremblante de Micheline.

Prosper eut un violent froncement de sourcils en murmurant :

— Quel agrément tout ça va me donner ! Il va falloir maintenant des précautions pour la ramener là-bas.

— Vous voulez l’emmener ? s’écria Micheline.

— Mais pourquoi pas ? dit-il avec hauteur.

— Parce que ce serait la tuer à peu près sûrement. Le docteur l’a dit, elle n’est pas transportable en ce moment.

Il leva un peu les épaules.

— Des exagérations ! Je vais retourner à la maison chercher des couvertures et des fourrures, elle ne craindra rien ainsi. D’ailleurs, je ne puis accepter qu’elle vous embarrasse plus longtemps.

— Elle ne m’embarrassera pas ! interrompit vivement Micheline. Je la garderai volontiers ici tant qu’elle ne pourra être transportée sans danger.

— Je vous remercie, mais je ne puis accepter cette offre, dit-il froidement.

Mme de Revals, qui avait jusque-là écouté en silence, prit la parole d’une voix ferme :

— Ah çà ! monsieur, avez-vous donc envie que cette pauvre petite perde les quelques chances qui lui restent d’échapper à la mort ?

Il lui lança un regard de sourde colère et dit sèchement :

— Vous ne le penserez pas, madame, quand je vous aurai dit que cette jeune fille est la fiancée de mon fils, et que celui-ci ne survivrait pas à sa mort.

— Alors, je ne comprends pas ce que signifie votre refus ? Puisque Mme Mariey vous offre de conserver votre nièce sous son toit, rien n’est plus simple que de faire installer près d’elle une garde-malade. Je suis la comtesse de Revals, propriétaire de cette demeure, et je réponds absolument de ma concierge. Je puis même vous certifier qu’on ne trouvera chez quiconque plus de dévouement et d’intelligence. D’ailleurs, faites venir votre médecin, vous verrez ce qu’il en pensera.

Prosper se mordit violemment les lèvres, ses yeux luisaient d’une irritation contenue, à laquelle se mêlait, semblait-il, une inquiétude.

— Vous avez peut-être raison, dit-il avec un calme forcé. Je vais immédiatement chez le docteur et je le ramènerai. Vous comprendrez, madame, que je préfère avoir ma nièce chez moi, afin de pouvoir suivre toutes les phases de sa maladie, connaître aussitôt la moindre amélioration ?

— Je le conçois parfaitement, monsieur, mais il serait, me semble-t-il, d’une affection mal entendue que de risquer, du fait de ce transport, une aggravation dans l’état de cette pauvre petite. Enfin, voyez votre médecin, c’est le plus simple.

— Évidemment. Si je le trouve chez lui, je serai ici dans un moment.

Il salua et s’éloigna, sans regarder Micheline.

— C’est ce parent de votre mari dont vous m’aviez parlé ? Louviers, le député socialiste ? interrogea Mme de Revals, aussitôt que la porte se fut refermée sur lui.

— Oui, madame. Vous le connaissez donc ?

— J’ai assisté dernièrement à une séance de la Chambre ; je l’ai vu et entendu. La chose commence à s’éclaircir. Vite, voyons si la petite possède ce signe !

Avec des mouvements très doux qu’on n’aurait guère attendus d’elle, un peu brusque à l’ordinaire, la comtesse aida Micheline, frissonnante d’angoisse, à soulever la jeune fille, que la seule présence de Prosper, le son de sa voix brève semblaient avoir agitée douloureusement.

Les mains tremblantes de Micheline découvrirent le dos de Claudine, la veuve se pencha. Une exclamation de bonheur s’échappa de ses lèvres.

— Oui, le voilà !… Regardez, madame ! Il s’est un peu atténué avec le temps, mais il existe.

— C’est exact. Cette enfant est votre fille, Micheline.

— Ma fille ! ma Suzanne ! balbutia Micheline en appuyant ses lèvres sur la blonde chevelure.

Comme si la malade eût eu conscience de ce baiser maternel, elle murmura :

— Oh ! c’est bon !

Micheline la recouvrit avec des mouvements tendres et doux, puis elle s’agenouilla près du lit et se mit à contempler la jeune fille avec un regard où se mêlaient la joie et la douleur.

— Oh ! merci, merci, mon Dieu, d’avoir enfin exaucé ma prière ! s’écria-t-elle en joignant les mains. Mais ne me la rendrez-vous que pour me l’enlever aussitôt ?… Ma Suzanne, ma petite chérie !

Elle défaillait presque sous l’influence de l’émotion indescriptible qui la saisissait. La comtesse l’aida à se relever et la fit asseoir dans un fauteuil.

— Allons, ma bonne Micheline, soyez forte, car il s’agit d’éclaircir le rôle joué par ce coquin.

Micheline se redressa brusquement.

— Lui ! c’est vrai. Oui, il m’a volé ma fille !

— Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Il s’est vengé de cette manière basse et cruelle.

— Il faudrait prévenir M. de Mollens. Il saura ce qu’il faut faire. Car, maintenant, je ne peux pas laisser cet homme emmener ma Suzanne !

— Ah ! non, il ne faut plus la lâcher ! Je vais envoyer immédiatement Jean à bicyclette chez mon cousin. Pourvu que ce coquin ne trouve pas tout de suite son médecin. Autrement, il serait de retour ici bien avant l’arrivée de René.

— Quand même, je ne la laisserai pas partir ! dit énergiquement Micheline.

Un quart d’heure s’écoula. Le médecin de Prosper était sans doute déjà parti de chez lui, le député avait dû aller à sa recherche. Micheline espérait déjà que M. de Mollens serait là avant lui.

Mais non, voici qu’elle entendait le ronflement de l’automobile. Elle eut un sursaut d’angoisse et éleva son cœur vers Dieu en une ardente supplication.

Quelques instants plus tard, Prosper entrait, suivi d’un homme d’un certain âge.

— Voilà le docteur Charlier. Il va immédiatement examiner ma pupille.

Malgré l’émotion qui l’étreignait, Micheline nota ce dernier mot. Prosper ne disait plus ma « nièce », comme tout à l’heure.

— Voulez-vous entrer par ici, docteur ? dit-elle en précédant le médecin vers la chambre.

Elle laissa la porte ouverte et Prosper se mit à se promener de long en large dans la petite salle à manger. Son regard, sombre et dur, était sans cesse comme magnétiquement attiré vers deux grandes photographies placées sous un crucifix et représentant Cyprien et Micheline au lendemain de leur mariage.

L’examen se prolongeait ; on n’entendait, dans la pièce voisine, que le bruit de la respiration haletante de la malade et, de temps à autre, la voix brève du docteur adressant une question à Micheline.

Prosper se rapprocha enfin de la porte.

— Eh bien ? interrogea-t-il à voix basse.

— Une minute et je suis à vous, répondit le docteur.

Bientôt, en effet, il apparaissait dans la salle à manger.

— L’état est excessivement grave, monsieur, je dois vous l’avouer sincèrement. J’espère conjurer la fièvre cérébrale, mais la pneumonie est déclarée, et la jeune fille est si faible que, hum !… En tout cas, il ne peut être question de la faire bouger d’ici.

Les traits de Prosper se crispèrent un peu. Mais il dit avec un calme forcé :

— Soit, puisqu’il faut en passer par là. Connaissez-vous, madame, une garde-malade disponible ?

Ces mots s’adressaient à Micheline qui se tenait au seuil de la chambre et venait de tressaillir de satisfaction en entendant la dernière déclaration du docteur.

— Oui, monsieur, j’en trouverai facilement. Du reste, je suis moi-même accoutumée à soigner les malades, et vous pouvez être certain que je ne négligerai rien pour votre pupille.

— Je vous en remercie d’avance, dit-il froidement. Je vais vous remettre l’argent nécessaire pour les premiers jours ; vous me direz ensuite…

Mais elle étendit la main avec une vivacité dont elle ne fut pas maîtresse.

— Non, gardez votre argent. Je ne puis en accepter…

— Mais pourquoi donc ? Vous ne pensez pas, cependant, que je vais vous laisser soigner ma pupille à vos frais ?

Il la regardait avec une sorte de hauteur qui ressemblait à un défi. Micheline, réussissant à se dominer, car elle ne voulait pas d’explications devant le médecin, dit simplement :

— Vous réglerez cela plus tard, quand elle sera guérie.

Un bruit de pas se faisait entendre dans la cour, la porte s’ouvrit, laissant apparaître la haute silhouette de M. de Mollens, et, derrière lui, Mme de Revals.

Prosper devint livide, il se contint avec peine pour ne pas reculer.

Le médecin, surpris, répondit au salut du marquis. Celui-ci dit avec une tranquille aisance, en s’adressant à Prosper :

— J’aurais quelques éclaircissements à vous demander, monsieur. Pendant que votre chauffeur reconduira le docteur, nous aurons le temps de parler.

Prosper s’était promptement ressaisi.

— Si vous voulez un entretien, venez me trouver chez moi ! dit-il d’un ton rogue. Ici, ce n’est ni le lieu ni le moment…

— Vous jugerez que si, tout à l’heure. Du reste, si vous avez encore à causer avec le docteur, je me retirerai dehors.

— Non, je n’ai rien à lui dire. Mais je me demande, monsieur, comment un homme soi-disant bien élevé tombe ainsi sur moi, chez des étrangers, pour me forcer à m’entretenir avec lui ?

M. de Mollens ne parut aucunement s’émouvoir du ton insultant de son interlocuteur.

— Tout d’abord, je vous apprendrai que je ne suis pas ici chez des étrangers, Mme de Revals étant ma cousine. En second lieu, je vous répète que vous comprendrez tout à l’heure ma façon d’agir, à moins que ce ne soit chose faite déjà.

Les deux hommes se mesurèrent du regard. Sans doute, Prosper lut-il dans les yeux du marquis une résolution inébranlable, car il se tourna vers le docteur en disant d’un ton contraint :

— Eh bien ! docteur, faites-vous reconduire et excusez-moi. Vous voyez que je suis obligé de céder aux importunités de ce monsieur pour m’en débarrasser au plus vite.

— Oh ! ce ne sera pas long, si vous le voulez, dit M. de Mollens avec ironie.

Lorsque la porte se fut refermée sur le médecin, Prosper fit deux pas vers le marquis, et, croisant les bras sur sa large poitrine, dit d’un ton arrogant :

— Maintenant, dites-moi ce que signifie…

— J’ai simplement quelques questions à vous adresser. On m’a dit que cette jeune fille ne vous était unie par aucun lien de parenté, que vous l’aviez trouvée jadis, tout enfant, sur la route de Riom à Clermont ?

— Oui. Eh bien ?

— Saviez-vous que Mme Mariey avait eu une petite fille enlevée, volée, à Meudon, où elle habitait alors ?

Sèchement, sans baisser son regard que fouillait celui du marquis, Prosper répondit :

— Non, je l’ignorais.

— Ah ! vraiment ? Eh bien ! Mme Mariey, ayant constaté l’extraordinaire ressemblance de cette jeune fille avec son fils aîné, a eu l’idée de rechercher si elle possédait un signe particulier existant sur le corps de sa petite Suzanne. Ce signe, elle l’a trouvé.

Les veines se gonflaient au front de Prosper, ses yeux luisaient de fureur contenue.

— Voilà une histoire prestement bâtie, dit-il avec insolence. Mais vous ne me ferez pas avaler ça tout de go ! Il ne faut pas prendre Prosper Louviers pour un imbécile, monsieur de Mollens !

— Un imbécile, non, mais un coquin !

Prosper bondit avec une exclamation de rage et fit le mouvement de se jeter sur M. de Mollens. Mais la main du marquis saisit son poignet et le serra comme en un étau.

— Pas de violence, cela ne servirait qu’à aggraver votre cas. Car nous vous accusons, Mme Mariey et moi, d’avoir volé la petite Suzanne, dans le but de vous venger du refus méprisant de la veuve de Cyprien.

— Menteur ! misérable ! bégaya Prosper dont la physionomie était décomposée par la fureur.

— Les insultes d’un être de votre espèce ne peuvent m’atteindre. Vous avez imaginé cette histoire d’enfant trouvée, qui vous donnait du même coup une auréole de bonté et de charité ; vous avez su, auparavant, égarer les soupçons en emmenant mystérieusement la pauvre petite jusqu’en Auvergne, en automobile, probablement ? C’est une façon si commode de pratiquer les enlèvements !

Prosper eut une sorte de rauque éclat de rire.

— Mais vous avez très bien imaginé votre petite histoire ! Quel talent vous possédez ! Seulement, voyez-vous un peu Prosper Louviers, le député connu comme le Pont-Neuf de tous les ouvriers des environs de Paris, s’en allant enlever une petite fille sans que personne s’en aperçoive !

— Vous aviez un complice, évidemment. Je ne suis pas assez naïf pour penser que vous avez opéré vous-même.

D’un mouvement brusque, Prosper se dégagea de l’étreinte de M. de Mollens.

— En voilà assez ! J’ai eu jusqu’ici la patience d’écouter vos inventions, mais ça ne durera pas davantage.

— Oui, vous pouvez partir maintenant, je vous ai dit ce qu’il fallait. Suzanne est chez sa mère, elle y restera. Mme Mariey vous fera l’aumône de son pardon pour ce que vous lui avez fait souffrir.

— Encore ! dit Prosper, grinçant des dents. Ah çà ! montrez-moi d’abord les preuves de ce que vous avancez ?

— Des preuves ? Je n’en ai pas encore d’absolues, mais tout au moins de fortes présomptions. Si nous dévoilions les faits à la justice, il y aurait du bruit autour de votre nom. Vous avez des ennemis puissants, Prosper Louviers, votre popularité baisse. Je crois que vous avez tout intérêt à vous taire.

Les yeux de Prosper s’injectaient, ses poings se crispaient furieusement.

— Me taire ? Nous verrons cela ! Tout à l’heure, la justice sera prévenue, et vous aurez à rendre compte de vos insultes, de votre tentative de chantage.

— La perspective ne m’effraye aucunement. Si vous ne craignez pas l’accusation publique, il me sera facile de vous contenter.

Sous le calme dédaigneux de M. de Mollens, Prosper semblait un animal acculé. Brusquement, il tourna les talons en disant d’une voix étranglée par la rage :

— Nous verrons bien qui l’emportera !

— Oui, nous verrons ! riposta M. de Mollens. Et nous saurons peut-être aussi la cause de la fuite de cette pauvre enfant qui n’était probablement fort heureuse chez vous, tout socialiste que vous êtes !

À peine la porte se fut-elle refermée sur Prosper que Mme de Revals s’écria :

— Mais, René, tu ne songes pas, je suppose, à laisser ce coquin impuni ?

— Ma chère amie, je n’ai malheureusement pas de preuves formelles. Peut-on jamais, en ce cas, prévoir le résultat d’un procès ? Mais, fort heureusement, j’ai tout lieu de croire qu’il évitera de s’engager dans cette voie. Il est en ce moment dans une mauvaise passe, et ses ennemis auraient vite fait de profiter de l’aventure pour amener sa ruine politique. Oui, je crois, madame Mariey, que vous pouvez conserver sans crainte votre Suzanne.

— C’est bien elle, n’est-ce pas ? balbutia Micheline, toute blanche d’émotion.

— En douteriez-vous encore, après avoir vu l’attitude de cet homme ? Il y avait en lui la fureur de se voir découvert, et rien, absolument rien, de l’indignation qui aurait existé si nos accusations avaient frappé injustement. Il lui était presque impossible de nier, devant la ressemblance si frappante de cette jeune fille avec vous et votre fils aîné. Cependant, en justice, le fait n’aurait peut-être pas un très grand poids, non plus que le signe que vous avez retrouvé, à moins que d’autres ne l’aient constaté autrefois.

— Je l’avais fait remarquer à Mlle Césarine.

— Bon, cela ! nous aurions déjà un témoin. Enfin, madame Mariey, s’il en arrive là, nous mettrons tout en œuvre. Pour le moment, vous avez la jeune fille, il s’agit de la soigner et de la sauver.

— Oh ! mon Dieu, si elle allait mourir ! murmura Micheline. Qu’est-ce que ce monstre a pu lui faire pour qu’elle soit partie ainsi, ma chérie, ma Suzanne ?

— Je m’en doute un peu. Il faut vous dire, d’abord, que je me méfiais de quelque chose, et que je surveillais beaucoup les agissements de nos voisins.

Et le marquis raconta la visite de sa femme à la villa Lætitia, sa surprise à la vue de Claudine, vivant portrait de Micheline à vingt ans, les soupçons dont ils avaient été saisis.

— Il y a peu de temps, j’appris que le fils de Louviers, qui est infirme, avait essayé de se donner la mort. Les domestiques racontaient que c’était à cause du refus de devenir sa femme que lui avait fait Mlle Claudine. Celle-ci était malade et ne sortait pas de sa chambre. Il se peut que Louviers ait encore essayé de peser sur sa volonté, qu’il l’ait menacée, et la pauvre enfant, dans un moment de désespoir, se sera enfuie de chez lui.

— Oui, dans son délire, elle disait quelque chose comme cela. Ma pauvre fille ! Comme elle a dû souffrir !

— Mais, maintenant, vous allez l’entourer de soins et de tendresse, ma bonne Micheline, dit Mme de Revals en lui prenant la main. Vous aurez à lui donner tout un arriéré d’affection. Et je crois que Louis et Lucien vont être contents de retrouver leur sœur !

— Oh ! madame, ils en parlaient si souvent ! Jamais ils n’ont désespéré de la retrouver un jour.

— Les braves garçons ! Allons, nous vous laissons, Micheline, je vous enverrai tout à l’heure Émilie pour vous aider. Ne me remerciez pas, c’est tout naturel. Pour passer la nuit, il vous faudra une religieuse, j’irai en chercher une chez les Franciscaines.

— Madame, quelle bonté ! Mais c’est inutile, je suffirai.

— Ah ! oui ! Vous êtes si forte, vous aussi ! Laissez-moi faire, je vais arranger tout cela. Et nous allons bien prier pour que la petite guérisse.

— Mes filles vont aujourd’hui à Notre-Dame des Victoires, elles mettront un cierge à l’intention de la jeune malade, ajouta M. de Mollens en tendant la main à Micheline.

— Merci, monsieur le marquis ! merci également de vous être dérangé ainsi, d’avoir pris tout l’ennui de répondre à cet homme ! Que Dieu soit béni de nous avoir donné dans nos épreuves de si vrais, si dévoués amis !