Les Deux fraternités/20

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Tallandier (p. 223-228).


CHAPITRE XX


Suzanne savait maintenant qu’elle avait retrouvé sa mère. Et devant l’immense bonheur témoigné par la physionomie de la jeune fille à cette révélation, Micheline comprit combien la pauvre enfant avait été privée de tendresse, combien il lui serait facile de s’attacher le cœur de sa fille. Tout d’abord, elle n’avait rien dit du rôle joué par Prosper dans la disparition de l’enfant. Mais les questions de Suzanne, son étonnement du silence du député, l’avaient obligée à tout révéler à la jeune fille.

— Oh ! le misérable ! s’était écriée Suzanne. Et, pour comble d’hypocrisie, il m’humiliait sans cesse en me rappelant ses bienfaits, il voulait m’obliger à devenir la femme de son fils !

Elle avait raconté à sa mère sa pénible existence près de l’infirme despotique et jaloux ; elle lui avait laissé voir tous ses sentiments — tous, sauf un que soupçonnait cependant Micheline. Celle-ci avait suivi pas à pas les souffrances, les révoltes, les aspirations vers le bonheur de cette jeune âme droite et pure, très bonne, mais sur laquelle avait passé le souffle désespérant de l’athéisme. Suzanne lui avoua loyalement qu’elle avait cherché le suicide.

— J’étais, il est vrai, sous l’empire d’une fièvre violente ; mon cerveau se trouvait affaibli par la maladie, exaspéré par les menaces de cet homme. Oh ! maman, que j’ai souffert ! que j’ai souffert !

— Ma pauvre petite fille ! Et tu ne connaissais pas Dieu, tu n’avais pas les secours de notre bien-aimée religion. Mais maintenant, dis, ma chérie, tu voudras bien apprendre à prier ?

— Oh ! oui, apprenez-le-moi, maman ! Voyez-vous, sans espérance au-delà de la vie, l’existence est si sombre, si décourageante !

Louis et Lucien étaient fous de leur jeune sœur ; ils ne savaient qu’imaginer pour lui causer quelque plaisir. Elle leur témoignait une affection reconnaissante et les remerciait avec un joli sourire en disant :

— Combien vous êtes bons ! Je ne suis pas habituée à être gâtée comme cela.

Mais, sous la joie profonde causée à la jeune fille par la tendresse de sa mère et de ses frères, Micheline sentait une souffrance toujours vive, dont elle avait peur de soupçonner la nature.

Le docteur permit enfin, par un jour ensoleillé, que la malade quittât sa chambre pour venir s’asseoir dans la salle à manger. Micheline l’installa dans un fauteuil, près d’une table garnie de livres prêtés par Mme de Revals, qui venait quotidiennement visiter la jeune fille.

Suzanne ouvrit un des volumes, mais, au lieu de lire, elle se mit à suivre du regard sa mère qui allait et venait, rangeant dans la petite pièce.

— Maman, je voudrais tant être guérie pour pouvoir vous aider ! dit-elle tout à coup.

— Cela arrivera bientôt, chérie.

— Oui, mais vous vous fatiguez beaucoup, en attendant !

— Ne t’inquiète pas de cela, ma petite fille ; je suis tellement heureuse maintenant, vois-tu ! Oh ! si seulement ton pauvre père était là !

— J’aurais tant voulu le connaître ! Lucien lui ressemble, n’est-ce pas ?

— Beaucoup. Il a aussi son excellente nature, si franche, si douce ; il est travailleur et rangé comme lui. Oh ! je suis vraiment privilégiée dans mes enfants !

— C’est que vous-même êtes si bonne, maman ! dit tendrement Suzanne en saisissant au passage la main de sa mère. Vous avez cependant dû tant souffrir ! Et cela par la faute de cet homme ! Combien vous devez le haïr !

Micheline se pencha et entoura de son bras le cou de sa fille.

— Suzanne, une chrétienne ne doit haïr personne ; bien plus, elle doit prier pour ceux qui la font souffrir.

— Oh ! maman !

— C’est ainsi qu’a agi notre Sauveur, mon enfant, et que sommes-nous près de lui, la sainteté même ? Oui, je prie pour le malheureux, mille fois plus à plaindre que je ne l’ai jamais été.

— J’aimerais savoir comment va Alexis, dit pensivement Suzanne. J’ai beaucoup souffert par lui, mais, autrefois, il a été bon pour moi, et je crois qu’au fond il vaut beaucoup mieux que son père. Peut-être ai-je été trop dure pour lui, les derniers temps. Mais je me révoltais devant le dévouement, devant le sacrifice et les humiliations. Il paraît que les chrétiens doivent supporter tout cela.

— Oui, ma chérie ; ils supportent, avec la grâce divine, les pires situations. Chrétienne, tu l’es déjà par le baptême, mais je t’apprendrai à le devenir effectivement.

— Oh ! oui, maman, je vous en prie ! J’ai tant besoin de force, de…

Un coup léger frappé à la porte l’interrompit.

— Entrez, dit Micheline.

La porte s’ouvrit, laissant apparaître Mme de Mollens. Un peu en arrière se profilait une haute silhouette masculine, dont la vue fit tressaillir Micheline.

— Je viens prendre des nouvelles de notre petite malade, dit gracieusement la marquise en faisant quelques pas en avant.

Micheline jeta un coup d’œil vers sa fille. Suzanne était devenue toute blanche, un tremblement agitait ses mains frêles.

— Vous êtes trop bonne, madame la marquise. Entrez donc, monsieur Henry,

Mais l’invitation n’avait pas l’empressement ordinaire. Micheline avait un air contraint qui n’échappa pas à la mère ni au fils, non plus que la pénible émotion de Suzanne.

La jeune fille répondit avec effort aux affectueuses questions de Mme de Mollens. Sa souffrance était si visible que la marquise et Henry, refusant de s’asseoir, se retirèrent presque aussitôt.

— Elle paraît encore bien faible, bien impressionnable, la pauvre enfant ! fit observer le lieutenant lorsqu’ils eurent franchi le seuil de l’hôtel de Revals.

— Oui, il lui faudra quelque temps pour se remettre. Mais c’est curieux, Henry, comme notre présence paraît l’avoir bouleversée !

— C’est curieux, maman. Pourtant, elle nous connaît. Elle doit être bonne, elle a paru vraiment affectée quand vous lui avez dit que le fils de Prosper, qui l’a tant fait souffrir, dépérit lentement et se refuse à sortir de sa chambre.

— Si elle tient de sa mère, elle pourra devenir une sainte. Quelle admirable créature que cette Micheline ! Mais je voudrais savoir la cause de l’émotion de cette pauvre petite.

Quelques instants, la marquise suivit d’un œil distrait une petite charrette traînée par une marchande de quatre-saisons. Et, tout à coup, elle se murmura à elle-même :

« Peut-être ai-je deviné. Pauvre enfant ! »

En ce moment même, Suzanne, la tête appuyée sur l’épaule de sa mère, pleurait convulsivement en laissant échapper son secret. Et Micheline murmurait tendrement :

— Ma petite fille, quelle folie ! Tu te consoleras, va, tu oublieras cette chimère. Dans la prière, dans l’accomplissement de tes devoirs, tu trouveras la force, la résignation et aussi le bonheur.

— Le bonheur. Oh ! maman, ceci me prouve qu’il ne peut exister sur la terre !

— Complet et stable, non ; mais Dieu nous en accorde quelques parcelles, en attendant la plénitude qui nous sera donnée là-haut. Ainsi, moi, j’ai été heureuse quelques années près de mon cher mari. Il en sera de même pour toi, va, ma chérie.

Suzanne secoua la tête et murmura tristement :

— Non, je ne crois pas.