Les Deux fraternités/21

La bibliothèque libre.
Tallandier (p. 229-249).


CHAPITRE XXI


La convalescence touchait maintenant à son terme, Suzanne reprenait chaque jour un peu de force, au physique et au moral. La chimère qui avait profondément pénétré son cœur affamé de bonheur terrestre, faute d’espérance d’au-delà, s’évanouissait lentement sous l’influence de la chaude tendresse de Micheline, de ses enseignements puisés aux sources de la plus pure morale évangélique. La pauvre âme meurtrie se guérissait ainsi peu à peu, elle s’épanouissait dans cette atmosphère chrétienne où elle trouvait enfin réalisées ses secrètes aspirations vers une vie morale autre que celle, si misérable, des Louviers et de leur entourage.

Aujourd’hui, la température étant particulièrement douce pour la saison, Suzanne avait eu la permission de faire quelques pas sur le boulevard. Micheline, retenue par ses occupations, ne pouvait l’accompagner, mais chaque fois que la jeune fille passait devant la maison elle frappait à la vitre de la salle à manger et échangeait un sourire avec sa mère.

Pour la cinquième fois, Suzanne faisait son petit va-et-vient et se préparait enfin à rentrer, lorsqu’elle aperçut de loin deux silhouettes qu’elle reconnut aussitôt. Ce devaient être Mme de Mollens et sa fille aînée.

Suzanne avait réussi à dominer l’impression pénible que lui causait la vue d’un des membres de la famille de Mollens. Maintenant, elle était même satisfaite de voir la marquise ou ses filles, très aimables, très affectueuses toujours à son égard.

Aussi s’empressa-t-elle d’aller au-devant d’elles. Dès le premier abord, elle remarqua qu’elles semblaient en proie à une certaine émotion.

— Ah ! vous vous promenez un peu, ma chère enfant, dit Mme de Mollens en lui tendant la main. Voilà qui est tout à fait bien, et maintenant l’amélioration va marcher à pas de géant. Mais vous nous voyez tout émues, ma petite Suzanne ! Je viens d’apprendre un effroyable accident arrivé à des voisins.

— Vraiment ! À qui donc, madame ? demanda Suzanne avec intérêt.

La marquise hésita un peu en enveloppant du regard le visage encore fatigué de la jeune fille.

— Soyez courageuse, mon enfant. Il est toujours pénible de penser que des gens avec qui l’on a vécu sont morts de telle façon, sans avoir pu se reconnaître, les malheureux !

— Voulez-vous dire qu’il s’agit des Louviers ? s’écria Suzanne en pâlissant.

— Oui, Prosper Louviers, sa sœur et son neveu, qui ont été victimes ce matin d’un accident d’automobile. Les deux derniers sont morts sur le coup, M. Louviers vit encore, mais il est perdu.

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! murmura Suzanne en joignant les mains. Pauvre Alexis, que va-t-il devenir !

— Il est déjà bien malade, et il refuse de se laisser soigner. Allons, vous voilà toute tremblante, Suzanne. Donnez-moi le bras et rentrons pour apprendre à votre mère la triste nouvelle.

Elles étaient à peine installées dans la petite salle à manger que la sonnerie de la porte d’entrée retentit. Micheline ayant tiré le cordon, on vit apparaître un domestique qui tendit une lettre en disant :

— Pour Mlle Mariey. Il y a une réponse.

Suzanne décacheta soigneusement la missive ; elle lut ces mots, tracés par la main d’Alexis :


Mon père est mourant, il voudrait te voir, Claudine, ainsi que ta mère. Si tu as eu autrefois un peu d’affection pour moi, comme tu me l’as dit un jour, viens à notre appel.

« Alexis »

La main tremblante de Suzanne tendit la lettre à Micheline. Celle-ci la lut, elle regarda sa fille. Dans ce regard, elles lurent réciproquement la même pensée.

Micheline s’avança vers le messager en disant :

— Répondez à M. Alexis que nous serons chez lui tout à l’heure.

Quand, une demi-heure plus tard, la voiture qui emmenait Micheline et sa fille s’arrêta devant le perron de la villa Lætitia, Suzanne eut un long frisson à la vue de cette demeure qui lui rappelait de si pénibles souvenirs. Tous les volets étaient clos, des gens inconnus allaient et venaient. La mort était entrée dans la luxueuse demeure où l’on n’avait jamais voulu songer à elle, où l’on n’avait vécu que pour extraire de la vie présente toutes les jouissances possibles, fût-ce aux dépens du prochain dont se raillaient si bien Zélie et son frère.

Suzanne précéda sa mère dans l’escalier du premier étage ; une femme de chambre inconnue de la jeune fille répondit à ses questions que M. Alexis était installé dans la chambre voisine de celle de son père. Suzanne, le cœur battant, alla frapper à la porte indiquée. La voix d’Alexis répondit :

— Entrez !

Le jeune homme était étendu sur sa chaise longue. À l’entrée de Micheline et de sa fille, il tourna la tête vers elles, et Suzanne retint un cri d’effroi devant l’effrayant changement de ce visage. Une immense émotion bouleversa la physionomie d’Alexis à la vue de la jeune fille. Il tendit les mains vers elle en disant :

— Te voilà enfin, Claudine ! Oh ! je savais bien que tu étais bonne !

Ce cri si sincère émut profondément Suzanne.

Elle s’avança vivement et mit ses mains dans celles de l’infirme.

— Alexis, j’ai été impatiente et mauvaise, j’ai bien des choses à me faire pardonner de toi.

— Et moi ! et moi, Claudine ! Ah ! comme je suis puni, depuis quelque temps ! Mon père, mon pauvre père !

Une douleur inexprimable se lisait sur son visage creusé, devenu d’une pâleur terreuse.

— Alexis, ne peut-on vraiment espérer ? demanda la voix tremblante de Suzanne.

— Les médecins ont dit que non. Ah ! madame, pardonnez-moi ! Dans l’émotion de revoir ma chère Claudine, je ne vous avais pas aperçue. Oh ! comme elle vous ressemble !

Micheline prit la pauvre main maigre qu’il lui tendit, sa voix douce prononça quelques affectueuses paroles de consolation. Mais il secoua la tête, tandis que ses lèvres se plissaient amèrement.

— Il n’y a plus rien pour moi. Heureusement, je serai bientôt débarrassé de la vie.

— Alexis ! protesta Suzanne.

Il la regarda avec une expression indéfinissable et murmura :

— Oui, ce sera bientôt fini.

Il passa la main sur son front et reprit d’une voix altérée :

— Il vous attend. Allez vite, les heures sont comptées pour lui.

Micheline et Suzanne entrèrent dans la pièce voisine. Le député était étendu sur son lit, la tête enveloppée de bandages. La garde, assise près de lui, se leva à l’entrée des deux femmes en demandant à voix basse :

— Est-ce vous que M. Louviers a fait demander ?

Au même instant, les paupières closes de Prosper se soulevèrent ; il fit, vers Micheline et Suzanne, un signe d’appel.

— Laissez-nous, dit-il à la garde.

Micheline et la jeune fille s’approchèrent. Il étendit la main et saisit celle de la veuve de Cyprien.

— Écoutez, dit-il d’une voix haletante, je veux que vous sachiez que… que je regrette ce que j’ai fait. Mais vous m’aviez si durement traité ! Je vous haïssais autant que je vous avais aimée.

Il respira avec effort et reprit :

— Dites-moi que vous me pardonnez, dites, Micheline ?

— Oui, je vous pardonne, comme mon Dieu m’en a donné l’exemple, répondit gravement Micheline.

Prosper eut une sorte de rictus.

— Toujours bigote ! Ça doit changer Claudine. J’ai aussi quelque chose à te demander, Claudine.

Sa main, lâchant celle de Micheline, saisissait celle de Suzanne.

— Tu as été dure pour mon pauvre Alexis, mais enfin, j’ai été moi-même trop sévère envers toi. Il va rester seul, mon pauvre enfant. Claudine, ne voudras-tu pas l’aider à passer ces terribles moments ? Accepterez-vous, toutes deux, vous qui êtes un peu ses parentes, de tenter de ramener en lui le goût de la vie ? La pensée de le laisser seul, abandonné à des mercenaires, est ma torture. À vous seules, je le confierais sans crainte.

La mère et la fille se regardèrent, et Micheline dit doucement :

— Oui, nous n’abandonnerons pas le pauvre enfant, je vous le promets.

— Et vous ne lui direz pas ce que j’ai fait ? Il croit qu’un hasard m’a fait recueillir votre fille sur la route, là-bas, et que vous n’avez à me reprocher que d’avoir préparé la grève dont fut victime Cyprien.

— Non, je ne dirai rien, murmura Micheline. Pauvre enfant ! Il est bien inutile, en effet, de lui apprendre tout cela.

— Merci, Micheline. Mais si Claudine voulait, si elle acceptait de devenir sa femme… Il sera très riche, il hérite de sa tante.

Suzanne recula avec un mouvement de protestation indignée.

— Ne parlez pas de cela ! Pensez-vous donc que pour de l’argent… ? Oh ! non, non !

Une crispation de colère passa sur le visage de Prosper.

— Mon pauvre fils ! Je ne comprends pas que…

Une suffocation lui coupa la parole. Micheline appela la garde et renvoya Suzanne, pour qui elle craignait tant d’émotions. La jeune fille alla s’asseoir près d’Alexis, comme autrefois, et ils demeurèrent silencieux, épiant avec angoisse les bruits de la chambre voisine.

La respiration revenait à Prosper. Il fit signe à la garde de s’éloigner de nouveau et dit à Micheline :

— Restez près de moi, ce sera bientôt fini.

Bientôt fini ! Et cette âme allait paraître devant Dieu avec un formidable poids d’iniquités, avec l’épouvantable responsabilité des autres âmes que Prosper Louviers avait entraînées vers le mal !

Frémissante de terreur et de compassion, Micheline essaya de lui parler de Dieu. Il répondit avec fureur. Mais la douce voix de Micheline était sans doute bien persuasive, car il se calma peu à peu, sans paraître toutefois vouloir se laisser convaincre.

— Vous avez pourtant été baptisé, Prosper ; vous avez fait votre première communion.

— Oui, mais le père me disait toujours que c’étaient des bêtises… et puis, c’est trop gênant, la religion. On n’est pas libre de faire ce qu’on veut.

— Oui, mais quelle paix on possède au moment de la mort !

— Bah ! il n’y a que le néant ! murmura Prosper.

Mais une ombre de terreur avait passé sur son regard.

Micheline se mit à prier avec ardeur. L’instant fatal approchait à grands pas.

Il se souleva tout à coup en murmurant avec effroi :

— J’ai peur ! Tout est noir autour de moi !

Elle se pencha vers lui et lui prit la main.

— Voulez-vous être rassuré ? Voulez-vous que j’aille chercher un prêtre ?

— Un prêtre ! Non, non !

La porte s’ouvrit, laissant apparaître Jules Morand et un autre personnage plus petit, très maigre, au nez magistral et à la longue barbe grise. Ils s’arrêtèrent un instant, surpris, à la vue de Micheline.

— Je suis la veuve d’un parent de M. Louviers, dit-elle avec une froide dignité.

— Ah ! très bien, madame ! dit le gros Jules. La mère de l’ex-Claudine, n’est-ce pas ? Une drôle d’histoire que celle de cette enfant découverte sur une route par Prosper, et qui se trouve être un peu sa parente !

La voix forte de Morand résonnait dans la chambre, sans souci de troubler le malheureux qui se mourait là.

Prosper eut un soubresaut, il étendit les mains.

— J’ai peur ! Un prêtre !

— Hein ? Quoi ? s’écria Morand d’un air ahuri, tandis que son compagnon laissait échapper une exclamation de stupeur.

Micheline, le cœur bondissant d’émotion, se pencha vers le mourant.

— Je vais en chercher un, Dieu permettra que vous viviez jusque-là.

Elle s’avança vers la porte. Mais, d’un brusque mouvement, Morand se trouva devant elle.

— Ah ! non, vous n’allez pas nous jouer celle-là, par exemple ! Un prêtre ici ! Restez tranquille, madame, et laissez-le mourir en repos.

Les yeux de Micheline, étincelants d’indignation, se posèrent sur le visage impassible de Morand.

— En repos ? Mais c’est le repos que je vais lui chercher ! Vous n’auriez pas l’infamie d’empêcher le prêtre d’arriver jusqu’à lui ?

— Oh ! là ! là ! les grands mots ! Le prêtre, il s’en moque bien ! C’est vous qui lui avez mis ça dans l’idée. Mais rien que de voir la robe noire, il en passera de vie à trépas.

— Un prêtre ! redit la voix haletante.

— Laissez-moi passer, monsieur, vous n’avez pas le droit ! s’écria Micheline.

En même temps, elle essayait de l’écarter.

Mais il lui saisit brutalement le bras et la fit reculer.

— Ah ça ! vous m’embêtez ! Allez vous asseoir là-bas et ne vous occupez pas de ce que dit ce pauvre Prosper qui n’a déjà plus ses idées.

Elle jeta un coup d’œil vers la porte qui communiquait avec la pièce voisine, mais le personnage à la barbe grise s’était placé devant comme une sentinelle.

— C’est odieux ! s’écria-t-elle avec indignation. Je suis sûre que si son fils était là, il me laisserait obéir au dernier désir de son malheureux père !

Morand eut un ricanement.

— Il serait peut-être assez bête pour ça ! Mais il ne peut pas bouger, c’est moi qui commande ici. Tâchez de vous taire maintenant, tout ce que vous pourrez me raconter ne changera rien à la chose. Prosper a vécu en ennemi de votre religion, il mourra de même, et moi aussi.

Navrée, mais comprenant qu’elle ne vaincrait pas l’épouvantable résolution de ce sectaire, Micheline s’assit près du mourant. Et, pendant une demi-heure, elle assista à sa terrible agonie, qu’adoucissaient seuls les encouragements, les prières murmurées à son oreille par la veuve de Cyprien, malgré les grossiers sarcasmes de Morand et de son compagnon. De temps à autre, la même supplication sortait des lèvres desséchées de Prosper.

— Un prêtre !

Et Micheline disait :

— Demandez pardon à Dieu. Si votre repentir est sincère, il peut malgré tout vous sauver.

Il eut tout à coup un spasme violent. Micheline appuya sur ses lèvres le petit crucifix qu’elle portait toujours sur elle. Morand bondit jusqu’au lit, il essaya de s’en saisir. Mais Micheline le repoussa avec une force surhumaine, en le toisant d’un seul coup d’œil de mépris qu’il s’arrêta brusquement.

Prosper eut un dernier spasme. Et ce fut fini, pour cette vie, de celui qui avait conduit à leur perte tant de ses frères du peuple, qui avait parfois, près de certaines âmes, rempli le rôle odieux que Jules Morand venait de jouer près de lui. Celui qui avait empêché le prêtre d’approcher du chevet de malheureux repentants de leurs erreurs s’était vu refuser, à sa dernière heure, cette même faveur suprême, et Dieu seul savait si son repentir avait été suffisant pour lui mériter malgré tout le pardon. Micheline lui ferma les yeux, puis elle se détourna, et, très pâle, elle marcha vers la porte. Cette fois ; l’homme à la barbe grise s’était écarté. Les deux oiseaux de proie ne craignaient plus qu’on leur enlevât l’âme de Prosper.

Micheline ouvrit la porte, elle entra dans la pièce voisine. Alexis se redressa brusquement ; sa voix un peu rauque demanda :

— Madame, comment est-il ?

Mais, avant d’avoir terminé sa phrase, il avait lu la réponse sur la physionomie bouleversée de Micheline. Et, avec un grand soupir de douleur, il laissa aller sur le dossier de la chaise longue sa tête défaillante…

— Il me paraît impossible de le sauver… Seul, un grand bonheur pourrait ramener en lui le désir de vivre, sans lequel nous ne pouvons cependant espérer la guérison.

Tel avait été le diagnostic énoncé par le docteur, en présence de Micheline et de Suzanne qui lui demandaient son avis sur Alexis, quelques jours après la mort de Prosper.

Le jeune homme dépérissait d’une manière effrayante. Il avait seulement retrouvé un peu de force au lendemain de la mort de son père, pour chasser Jules Morand qui prétendait être le maître de la villa Lætitia. Il y avait eu entre eux une scène violente, à la fin de laquelle Morand, ivre de rage, avait clamé :

— Cette dame Mariey et sa fille savent ce qu’elles font ! Te voilà maître de trois beaux millions, elles ne les laisseront pas échapper, et tout ça ira à la calotte !

— Tant mieux, ce sera autant d’enlevé aux vautours de votre espèce ! avait riposté Alexis à qui Micheline n’avait pas laissé ignorer l’odieuse scène dont la chambre du mourant avait été le théâtre.

Morand s’était élancé furieusement sur l’infirme incapable de se défendre. Heureusement, Suzanne veillait dans la chambre voisine, elle avait appelé un domestique, et celui-ci, sur ordre d’Alexis, avait mis à la porte Jules Morand.

Après cette scène, Alexis s’était affaibli encore. Micheline et Suzanne ne le quittaient guère. Mme de Revals avait donné une remplaçante temporaire à sa concierge, afin que celle-ci pût prodiguer ses soins à son jeune parent. Alexis se montrait très reconnaissant envers la mère et la fille. Son caractère semblait adouci, il se laissait soigner comme le voulaient Micheline et Suzanne. Mais il se laissait aussi visiblement dépérir, et la jeune fille sentait chaque jour l’angoisse la serrer au cœur à la vue de la tristesse qui était à demeure dans ces prunelles sombres.

— On croirait réellement que tu ne veux pas guérir ! lui dit-elle un jour d’un ton de doux reproche.

— Mais c’est bien cela, en effet, répondit-il avec un calme poignant. N’est-ce pas compréhensible ? À qui suis-je utile ici-bas ? À qui manquerai-je ? Et puis, je vous délivrerai plus vite de cette sujétion que votre bonté et la promesse faite à mon père vous imposent près d’un pauvre infirme.

— Alexis, je t’en prie ! C’est par affection pour toi, surtout, que nous le faisons !

— Par affection ? Non, seulement par devoir, car je n’oublie pas ce que tu m’as dit, ou laissé entendre un jour. Te rappelles-tu ? Je te demandais si tu considérerais comme un malheur de toujours vivre près de moi ? Et tu m’as répondu… Te souviens-tu de ce que tu m’as répondu, Claudine ?

Elle baissa la tête, ses mains tremblantes se posèrent sur celles de l’infirme, brûlantes de fièvre…

— Oublie cela ! J’étais mauvaise. Maintenant que je commence à connaître les enseignements du christianisme, je ne le dirais plus.

— Tu ne le dirais plus ? Est-ce bien vrai ?

Ses yeux scrutaient avidement la physionomie de la jeune fille.

— Très vrai, je t’assure. Je le dirais d’autant moins que tu es maintenant très bon pour moi.

Il murmura avec une sorte d’ironie douloureuse :

— Ah ! tu ne comprenais pas ! tu ne comprenais pas ce que je souffrais ! Me voir enchaîné, pauvre être inutile et pitoyable, alors que j’aurais voulu posséder toute la gloire du monde pour te l’offrir, Claudine ! Oh ! je peux bien te le dire, maintenant que je vais mourir, je peux t’avouer combien tu as été aimée ! Je n’ai pas su te le faire comprendre, et tu as souffert par moi. J’étais aigri, révolté, je n’entendais autour de moi que la négation désespérante du beau, du bien, l’exaltation des jouissances matérielles ; je ne voyais que des hommes se ruant à l’assaut des honneurs, à la conquête de l’or, en piétinant leurs convictions et celles d’autrui, en se servant comme de marchepied du malheureux peuple trompé par eux, et dont ils se moquaient effrontément en petit comité. Tout cela m’a fait une âme mauvaise. Peut-être une morale telle que celle enseignée par les chrétiens m’aurait-elle transformé en un autre homme.

— Oh ! j’en suis sûre ! Ton cœur est si élevé encore, malgré tout ! s’écria Suzanne, les larmes aux yeux.

Elle avait écouté avec une émotion inexprimable les paroles d’Alexis, prononcées d’une voix sourde et ardente, et qui lui révélaient ce qu’elle avait été, ce qu’elle était encore pour le jeune infirme, en même temps qu’elles laissaient voir les ravages opérés dans l’âme d’Alexis par l’éducation sans Dieu.

— Si tu essayais de connaître cette religion qui me semble si belle, si consolante, si tu voulais permettre à maman de t’en parler ?

— Oh ! volontiers, dit-il avec un geste d’indifférence. J’aime toujours entendre ta mère, elle parle avec une telle douceur, que je voudrais l’écouter sans fin. Mais c’est bien inutile, car j’ai maintenant si peu à vivre que je n’aurai pas le temps de profiter de ses enseignements.

— Oh ! ce ne sera pas long, tu verras. Et d’ailleurs, tu vivras, parce que je le veux !

— Que veux-tu dire ? s’écria-t-il en lui saisissant la main.

— Je te l’apprendrai ce soir.

Et, quittant la chambre de l’infirme, Suzanne alla trouver sa mère avec qui elle eut une longue conversation, à l’issue de laquelle Micheline embrassa la jeune fille en disant avec une tendresse émue :

— Fais-le donc, ma chérie, puisque Dieu t’en inspire la pensée ; fais-le pour sauver cette âme qui me paraît très belle, et près de laquelle tu pourras vraiment être heureuse, si tu sais mettre ton bonheur dans le devoir accompli pour Dieu.

Après le dîner, la mère et la fille vinrent s’asseoir près d’Alexis. Le jeune homme semblait ce soir très abattu et extrêmement sombre. Suzanne lui prit la main et dit avec douceur :

— Tu ne me rappelles pas ma promesse de cet après-midi, Alexis ?

Il eut un geste vague et murmura :

— À quoi bon ! Je ne veux pas vivre.

— Même si je restais toujours près de toi ?

Il tressaillit, un rayon de bonheur traversa son regard fatigué. Mais il répondit sourdement :

— Je n’accepterai jamais cela. Je ne veux pas ton malheur, Claudine.

— Mais si c’était un bonheur pour moi de t’entourer de soins, de te voir heureux autant que tu peux l’être ? Si je te disais : « Alexis, je serai ta femme dévouée et aimante, comme ton pauvre père me l’a demandé un jour ? »

Les traits crispés, les yeux étincelants d’une expression où se mêlaient le bonheur et l’angoisse, il regardait Suzanne rougissante d’émotion, il écoutait la douce voix toute frémissante. Tout à coup, il étendit brusquement la main.

— Tais-toi ! Je ne veux pas de ton sacrifice ! J’ai pu le désirer autrefois, dans un moment de fol égoïsme… et encore, à ce moment, j’espérais que tu arriverais à m’aimer. Mais, maintenant, je n’accepterais pas une pareille immolation de ta part. Oh ! ne proteste pas, ce mot d’immolation n’est pas trop fort, si tu te rappelles les termes dont tu t’es servie, le jour où je t’ai laissé entendre que je ne pourrais vivre sans toi.

Des larmes remplirent les yeux de Suzanne.

— Tu es cruel de me rappeler ma méchanceté !

Il lui prit la main en disant avec douceur :

— Pardonne-moi. Je te remercie de la bonté qui te dirige en ce moment, elle sera un réconfort pour le peu de temps qui me reste à vivre.

— Mais je veux que tu vives ! dit-elle d’une voix étouffée. Ne me croiras-tu pas si je te dis que je serai heureuse près de toi ?

— Non, non, dit-il sourdement. Tu es très bonne, mais je ne veux pas. Tu penses m’arracher ainsi à la mort. Peut-être y parviendrais-tu, mais au prix de ton bonheur. Et cela, non, car je t’aime trop pour te voir malheureuse.

— Et si c’était là mon bonheur, cependant ? dit-elle, les yeux brillants d’une généreuse ardeur.

— Ton bonheur ! Oh ! serait-ce possible ?

Suzanne se pencha vers sa mère en murmurant :

— Maman, dites-lui comme j’ai été sotte et folle. Mais maintenant, c’est fini…

— Oui, je raconterai cela à Alexis, ma chérie. Mais, dès maintenant, je puis lui dire qu’il trouvera en toi une épouse aimante et fidèle, mais une épouse chrétienne, Alexis.

— Oh ! tant mieux, car alors elle vous ressemblera ! Mais je n’ose. Vraiment, Claudine, ne regretteras-tu pas ?

— Non, dit-elle gravement. Je sais maintenant le prix d’une âme élevée, d’une réelle valeur morale, et cette âme est la tienne ; cette valeur, tu la possèdes. Si tu veux permettre à ma chère maman, à moi-même, si ignorante que je sois encore, de te parler des beautés immenses, des trésors renfermés dans notre sainte religion, je crois que nous serons heureux tous deux, car notre affection, s’élevant au-dessus de la terre, ira prendre sa source en Dieu qui ne passe point.

— Tu m’apprendras ce que tu voudras, je serai trop récompensé si ta religion me donne la résignation et la force morale. Et si tu me vois encore dur et mauvais comme jadis, ne crains pas de me le dire, rappelle-moi la promesse que je te fais aujourd’hui, à l’instant de nos fiançailles : « Claudine, je veux te rendre heureuse, je ne veux pas te faire jamais pleurer volontairement. »

Des larmes remplissaient les yeux de Suzanne, larmes d’émotion et de douceur.

— Merci ! Oh ! je savais bien que tu étais bon ! Mais j’ai quelque chose à te demander.

— Dis vite ! Je serai trop heureux de contenter tous tes désirs.

— Maman, voulez-vous lui expliquer ? demanda Suzanne en se tournant vers sa mère.

— Voici de quoi il s’agit, mon cher Alexis. Comme nous sommes pauvres, et vous très riche, on va naturellement raconter, dans le monde, que ma Suzanne agit simplement par cupidité.

— Oserait-on, vraiment ?

— On le dira, mon enfant, et qui sait si vous-même, parfois…

— Oh ! non, non ! s’écria-t-il avec chaleur, en saisissant la main de Suzanne. Je sais que son âme est trop belle, trop loyale pour agir sous une si basse impulsion ! Non, ma petite Claudine, tu n’as rien à craindre de ma part !

— Nous le croyons, dit Micheline avec une gravité émue. Mais tous ne jugeront pas ainsi. Et puis, je dois vous dire qu’une partie de cette fortune — celle qui vous revient de votre tante — ne nous paraît pas, à nous autres catholiques, légitimement acquise. Le second mariage de Zélie, qui lui en a apporté la plus grosse partie, n’existe pas, en effet, à nos yeux. Et c’est un sacrifice que nous venons vous demander. Suzanne voudrait que vous ne conserviez de votre fortune que le nécessaire pour vivre simplement et subvenir aux soins qui vous sont nécessaires. Le reste serait employé en œuvres charitables, en subventions aux grandes causes patriotiques et religieuses.

Alexis enveloppa d’un regard ému la mère et la fille.

— Vous appelez cela un sacrifice ? Le luxe, les jouissances dont j’ai été entouré m’ont-iis donné le bonheur ? Mon âme se débattait dans la nuit sans espérance, mon cœur était broyé par la jalousie. Maintenant, je vois luire un espoir au-delà de la tombe, maintenant, je sais que ma Claudine a confiance en mon affection et ne quittera pas son pauvre Alexis. Auprès de ces purs bonheurs, que compte pour moi la richesse ? Nous vivrons modestement, tous ensemble — car je vous veux tous autour de moi — et je remettrai toute cette fortune entre vos mains et celles de Claudine, afin que, grâce à elle, vous fassiez des heureux.

— Merci, cher Alexis ! dit Suzanne, les yeux brillants de joie. Oh ! je te prouverai, va, que je te suis toute dévouée, que ma seule ambition est de te donner un peu de bonheur !

— Ma Claudine ! murmura-t-il.