Les Dictateurs/Les Temps modernes

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Denoël et Steele (p. 59-133).

LES TEMPS MODERNES

Cromwell, Le Lord Protecteur

Entre l’antiquité et les temps modernes, l’idée de dictature semble abolie. L’idée manque et aussi la chose. Le moyen âge disparaît dans cette sorte de Légende des siècles. Pourquoi ? Avant tout parce que le régime féodal reposait sur un ensemble de droits et de devoirs tellement réglé qu’il n’y avait pas de place pour les usurpateurs. La hiérarchie des autorités légitimes dispensait de recourir à des pouvoirs extraordinaires et illégitimes. On observe d’ailleurs que l’Italie, où la féodalité ne régna jamais que d’une manière très imparfaite, fut la première, dans la vie tumultueuse de ses cités, à ranimer l’image du tyran. Qu’on se rappelle seulement le drame de Lorenzaccio.

Mais voici un cas qui mérite toute réflexion.

Où apparaît le premier dictateur du type contemporain ? En Angleterre. Et qu’est-ce que l’Angleterre ? La « mère des Parlements », le pays qui a adopté pour lui-même et, par imitation, répandu chez les autres le régime des assemblées. Cromwell tend déjà à laisser croire que la dictature est un phénomène qui accompagne les révolutions, la démocratie et le système parlementaire.

Au XVIIe siècle, en Angleterre, les Stuarts avaient voulu copier la monarchie française. Mais Charles Ier n’était pas Louis XIII, Buckingham n’était pas Richelieu, et les Anglais n’étaient pas les Français.

Le roi et son favori, à côté de grandes qualités de noblesse, de générosité, d’amour réel du pays, montrèrent un goût du faste, des manières brillantes et cavalières qui, parce qu’il fallait beaucoup d’argent pour les soutenir, irritaient les marchands anglais devenus l’élément le plus riche et le plus puissant de la nation. À cette cause de mésentente entre le roi et les bourgeois s’ajoutait une cause religieuse.

La religion d’État était la Haute-Église, très voisine du catholicisme, que les marchands de la Cité, chez qui la fortune développait en même temps le goût de l’indépendance et de l’argent, trouvaient détestable à cause de son principe d’autorité et de sa liturgie dispendieuse.

La raison avouée n’était pas celle-là, mais bien la « corruption romaine » et le « papisme » dont les puritains se plaignaient en se voilant la face. Pourtant leur corruption à eux était plus coupable, le péché d’avarice étant plus grave que celui de prodigalité, aux termes mêmes de la Bible, bien que rien n’empêche d’invoquer le Seigneur en faisant la caisse.

Olivier Cromwell appartenait à la bonne bourgeoisie campagnarde. La remarque a son importance en raison du côté « militaire » de sa carrière. Né à Huntington le 25 avril 1599, il mena l’existence d’un gentilhomme, et s’il devint chef de bande ce fut parce qu’il avait naturellement le génie militaire d’un chef d’armée. Si Cromwell était né dans la Cité avec le goût ou la tradition du négoce, il est probable que Charles Ier n’aurait pas eu la tête tranchée.

On a dit que le Protecteur avait mené une jeunesse libertine. Même si c’était vrai, ce serait sans grand intérêt. Il faut plutôt observer et retenir ses hérédités galloises et celtiques qui expliquent en partie son mysticisme, son fanatisme, son goût du prêche, son souci du salut des âmes, son caractère plus passionné que raisonnable. La sévérité de l’Oxfordshire où il vécut contribua à faire de lui le mélancolique, le nerveux et le violent que ses contemporains ont décrit et que ses actes dénoncent.

Olivier Cromwell débuta dans la vie publique, en 1628, comme député de Cambridge aux Communes. Il n’y resta que trois mois. Quand fut dissous le Parlement, Cromwell rentra paisiblement chez lui.

Il s’installa à Saint-Yves avec sa famille, s’occupa d’élevage et aussi de l’organisation de prêches puritains pour lutter contre l’influence catholique de la reine que la Cour était accusée de subir et contre la puissance grandissante de la Haute Église qui, pour les protestants, semblait annoncer la prochaine soumission de l’Angleterre à Rome.

En avril 1640, le roi, qui avait besoin de ressources et qui ne pouvait les obtenir qu’avec le consentement du Parlement, le convoqua à nouveau après une interruption de onze ans. Cromwell y siégea comme représentant de Cambridge.

Dès les premières séances, le conflit éclata entre le roi et les parlementaires. La défiance de ceux-ci, le mépris souverain de celui-là rendaient toute entente impossible. Le 5 mai, Charles convoqua les Communes à la Chambre des Lords, et, en termes irrités et méprisants, il prononça la dissolution du Court Parlement. Cette assemblée avait eu trois semaines d’existence.

Encore une fois, Olivier revint chez lui. En novembre, nouvelle convocation des Communes, Cromwell fait le voyage de Londres. Il a quarante ans et il est encore tout à fait obscur. Un de ses collègues, sir Philip Warwick, a laissé de lui un portrait peu flatté, avec « son habit de drap tout uni, grossièrement coupé ; son linge grossier ; sa rapière serrée contre sa cuisse. » « Il parlait, ajoute sir Philip, avec une éloquence pleine de ferveur. Le motif de son discours n’était guère raisonnable : il plaidait pour un domestique qui avait distribué des libelles contre la reine. Je dois avouer que l’attention avec laquelle ce gentilhomme fut écouté diminua beaucoup ma révérence pour cette grande assemblée. »

Bientôt des sujets plus sérieux, des controverses dogmatiques donnèrent au député de Cambridge l’occasion de s’imposer. Dans les discussions théologiques qui occupaient les commissions du Parlement, Cromwell usait d’un langage obscur, prophétique, propre à séduire des assemblées que la passion religieuse emportait.

Le désaccord grandissait entre le roi et les parlementaires. Les Puritains traitaient le roi de « méprisant » parce qu’il ne voulait pas discuter avec des hommes qui prenaient leurs désirs pour des commandements de Dieu ; de « borné » parce qu’il ne voulait rien céder des principes de la monarchie. L’entente devenait impossible. La « Grande Remontrance » où tous ces griefs étaient rassemblés, qui développait avec plus de vigueur la « Pétition des Droits » fut votée en novembre 1640.

Cromwell y avait eu sa large part par la véhémence qu’il avait mise à soutenir le projet, faisant ressortir que les députés seraient tout puissants dans la lutte contre le monarque, le jour où le Parlement disposerait du commandement des troupes. « Le Parlement, disait-il en substance, ne peut être victorieux que s’il a une armée à sa disposition. On n’oblige ni ne force personne avec des phrases et des mots. Il y faut des soldats et des armes. » En fait, si le Parlement anglais n’avait pas eu dans son sein un chef capable de lever et de commander une armée et de battre à plate couture l’armée régulière, il aurait eu le même sort que le Parlement judiciaire de Louis XV dont les membres furent reconduits chez eux par les dragons.

À l’origine du pouvoir de Cromwell, il y a les « Côtes de Fer » de même que Mussolini a eu les chemises noires et Hitler les chemises brunes, similitude que nous avons déjà rencontrée et que nous rencontrerons encore.

Cromwell sentit pendant ces journées agitées de l’hiver de 1641 qu’il était de taille à assurer la charge de commander cette armée. Son instinct ne le trompait pas. Sa véritable personnalité va se révéler dans la guerre et l’on se demande pourquoi il n’est pas resté dans l’histoire sous le nom du général Cromwell. L’idée que l’on aurait de son œuvre serait plus claire.

À peine la rupture était-elle consommée entre le Parlement et la couronne, et le roi sorti de Londres pour prendre la tête des troupes royalistes, que Cromwell aidait de toutes ses forces à l’organisation des forces restées fidèles au Parlement.

En septembre, il écrit : « J’ai une compagnie adorable. Vous respecteriez ces soldats si vous les connaissiez. » On sent chez lui le militaire né. Il aime ses hommes, puritains enragés comme lui et qui ne demandent qu’à martyriser l’ennemi au nom des saints principes. Il leur impose une discipline de fer. Après quelques rencontres où il fait merveille, il est successivement promu colonel, puis lieutenant général.

À la bataille de Marston-Moor, le 2 juillet 1644, où l’armée puritaine se rencontre avec les troupes royales, c’est Cromwell qui forme l’aile droite, avec les deux mille cinq cents hommes qu’il commande.

La gauche et le centre sont enfoncés, les troupes de Charles crient déjà victoire, quand Cromwell et les siens contre-attaquent et emportent la décision. C’est de ce jour qu’on les appela les « Côtes de Fer » et que leur renommée s’étendit au point que leur présence dans un engagement faisait en leur faveur préjuger de la victoire.

Pendant toute une année de guerre civile victorieuse, la réputation de Cromwell, chef de guerre s’affirme. Le Parlement lui réserve le poste de commandant en chef de la cavalerie. Cromwell justifie sa confiance en écrasant les troupes royales à Naseby, le 12 juin 1645.

La première guerre civile s’achevait par un triomphe éclatant du Parlement. C’est à Cromwell qu’on le devait.

Pendant trois ans, il ne cesse, tant à Westminster qu’à l’armée, d’exciter les passions contre Charles Ier. Il s’emploie à rallumer la guerre civile dans le dessein de s’emparer du roi, car il a compris que si Charles lui échappait, jamais la faction puritaine ne pourrait imposer ses principes.

De là, logiquement, il en arriva au crime du 9 février 1649, à la « cruelle nécessité » de supprimer le monarque. Nécessité aussi vaine que cruelle. Le jour même de l’exécution de Whitehall, Charles II, âgé de vingt-neuf ans, est proclamé en Écosse par le comte de Montrose ; l’Irlande catholique le reconnaît. Le phénix de la monarchie renaît sous les yeux de Cromwell. Pendant le procès du Roi, lorsque Bradshaw, le Président du Tribunal, prononçant l’acte d’accusation, déclara qu’il parlait « au nom des communes assemblées en Parlement et du bon peuple d’Angleterre », une voix angélique, celle de la courageuse lady Fairfax, s’éleva d’une tribune pour crier : « C’est un mensonge ; pas la moitié, pas le quart du peuple d’Angleterre. Olivier Cromwell est un traître. »

Ce sentiment était celui de toute l’Angleterre non puritaine. Aussi dès le lendemain de la mort du roi, la confusion dont souffrait le pays se trouva multipliée. Jamais la bataille des sectes et des factions civiles n’atteignit un degré plus aigu que dans l’Angleterre de 1650.

Du jour où il est le maître, Cromwell voit presque toute l’Angleterre se tourner contre lui et, sans la troupe disciplinée et fanatisée qui le protégeait, il aurait rapidement subi le même sort que le Roi. Pour comble, les difficultés naquirent au sein même de cette troupe de partisans. Quand les Côtes de Fer étaient parties en guerre, c’était, leur avait-on dit, pour rétablir le Paradis sur la terre, c’est-à-dire pour avoir la liberté, l’égalité, la fraternité, et surtout le partage des biens. Or, la guerre continuait avec sa discipline et ses privations. Alors, les Côtes de Fer devinrent les Niveleurs et prétendirent prendre eux-mêmes la part qui leur revenait. La répression d’Olivier fut immédiate et inflexible. Comme Robespierre frappera les « exagérés », il noya dans le sang ses « adorables » compagnies et ainsi retrouva son empire sur ce qui en restait.

Il a de nouveau son instrument en main pour poursuivre sa carrière apocalyptique. L’Irlande et l’Écosse se révoltent « au nom du Roi ». Il passe en Irlande, animé d’une « furie sanguinaire » et en neuf mois réprime le soulèvement, dans les journées décisives de Drogheda et Wexford. Puis c’est le tour de l’Écosse dont il écrase les troupes à Dunbar et à Worcester.

Cromwell a vaincu tous ses ennemis. Il règne. Il est nommé lord Protecteur. Il a toute la puissance. Qu’en va-t-il faire ? Rien. Littéralement rien ; il ne sait quel régime adopter. Il dit « qu’une organisation qui rappellerait le pouvoir monarchique serait très pratique » et instaure un gouvernement militaire qui semble bien pire à la nation que l’absolutisme de Charles Ier. Lorsque les mécontents disent : « Nous nous sommes battus pour que la nation puisse se gouverner selon son choix », Cromwell répond avec une impuissance pleine d’angoisse : « Mais, où le trouverons-nous, ce choix ? Chez les épiscopaliens, les presbytériens, les indépendants, les anabaptistes ou les égalitaires ? » L’infirmité de la dictature anglaise se trahit dans cette réponse.

Mais il faut trouver l’ironie suprême de cette aventure qui n’en manqua pas dans le fait que les principales difficultés que le Protecteur rencontra vinrent du Parlement.

Cromwell n’avait fait la guerre civile que pour obliger Charles Ier à gouverner avec le Parlement, et voilà que lui-même reconnaissait qu’il était impossible d’arriver à rien s’il s’inclinait devant cette institution. Avec sa résolution coutumière et sans s’embarrasser du précédent encore présent à toutes les mémoires, appuyé sur ses troupes et surtout sur sa réputation militaire, il pénétra à Westminster le 20 avril 1653 et, d’une voix tranchante : « Allons, allons, dit-il aux députés ébahis, nous en avons assez. Je vais mettre fin à votre bavardage… Il ne convient ni à l’intérêt de ces nations, ni au bien public, que vous siégiez ici plus longtemps. Je vous déclare donc que je dissous ce Parlement. »

Les députés se séparèrent sans esquisser la moindre résistance et Cromwell, par dérision, fit mettre sur la porte de la salle des séances l’écriteau fameux : Chambre non meublée à louer. Bientôt, cependant, il se retrouva seul, tellement seul au milieu d’un pays divisé, dont il renonça bientôt à apaiser les disputes, qu’en désespoir de cause il se décida à convoquer de nouveau le Parlement.

Déception nouvelle, chaque fois qu’il fait appel aux députés pour adopter des mesures propres à ramener l’ordre, sa majorité diminue, les attaques contre lui se font plus vives, et chaque fois le Protecteur constate davantage l’incompétence, la mauvaise volonté, la légèreté de l’assemblée. Le loup devenu berger ne pense plus qu’à mordre. Une seconde session ne dure que dix jours, et le 4 février 1658, les députés convoqués s’entendent dire : « Tout cela ne tend qu’à faire le jeu du roi d’Écosse… De tout cela il ne peut sortir que de la confusion et du sang. Je crois qu’il est grand temps de mettre fin à votre session et je dissous ce Parlement. Que Dieu juge entre vous et moi. »

C’est la dernière déclaration publique d’Olivier Cromwell. Il est au bout de ses forces et de sa vie. Il meurt le 3 septembre 1658.

Moins de deux ans après, l’Angleterre s’enrouait à force d’acclamer la restauration de Charles II. L’immense effort de Cromwell n’avait abouti qu’à convaincre l’Angleterre qu’un autre Stuart vaudrait mieux qu’un dictateur.

Cromwell était parti en guerre au nom de la liberté contre l’absolutisme, et, après s’être emparé du pouvoir, il avait vu qu’il ne pouvait le conserver et l’exercer que par la force, selon sa formule : … « ayant dit ceci, Moi, ou plutôt le Seigneur, exigeons de vous… », formule que n’aurait jamais osé employer n’importe quel roi représentant du droit divin, et qui d’ailleurs aurait été bien vain si Cromwell n’avait pas eu sa bonne armée à sa disposition. La preuve en est que, quand le paisible Richard Cromwell succéda à son père, et prouva jusqu’à l’absurde qu’il était bien trop courtois pour passer à cheval sur le ventre de ceux qui n’étaient pas de son avis, alors, tout le système « cromwellien » s’effondra comme un château de cartes et l’Angleterre revint à la monarchie des Stuarts.

Quatorze ans de désordre, de guerre civile, de massacres et de tyrannie n’avaient exactement servi qu’à renforcer la monarchie en la faisant apparaître comme mille fois préférable.

Depuis, les Anglais ont pu changer de dynastie. Ils ne se sont plus livrés à un héros des « Côtes de Fer » ou des « Têtes Rondes ».


RICHELIEU

Dans l’ordre chronologique, Richelieu devrait venir avant Cromwell. Mais nous sommes, sous le fameux cardinal, en présence d’un cas très particulier que les contemporains, se rendant fort bien compte des choses, ont appelé le « ministériat », c’est-à-dire le gouvernement presque absolu d’un premier ministre dont les actes recevaient la sanction du souverain.

Ce régime, la France l’a beaucoup admiré plus tard. Sur le moment ceux à qui il imposait une discipline sévère et nécessaire s’en sont plaints comme d’une abominable tyrannie. Mais reprenons le fil.

En assassinant Henri IV, le 14 mai 1610, Ravaillac avait cru faire œuvre pie. C’était la séquelle des guerres de religion. En vérité, la mort du Béarnais risquait de porter un coup terrible à la France, à peine remise des troubles de la Réforme et de la Ligue.

Tout le travail de consolidation que le grand prince avait entrepris n’était qu’ébauché et si l’Édit de Nantes, cette transaction, avait conjuré pour un temps le péril protestant, les grands féodaux n’attendaient qu’une occasion de reprendre au Roi de France tout ce dont les patients efforts des successeurs d’Hugues Capet les avaient privés au profit de la couronne.

Sully rapporte que dès le lendemain du crime de la rue de la Ferronnerie, on disait dans les couloirs du Louvre : « Le temps des rois est passé. Celui des princes et des grands est venu. » Le propos ne manque pas de vraisemblance.

Qu’allaient trouver devant eux, pour faire obstacle à leurs ambitions, ces turbulents qui s’appelaient Condé, Vendôme, Bouillon, Nevers, Mayenne, Soissons ? Une régente d’intelligence médiocre, un Roi de huit ans et demi, de vieux ministres appelés par dérision « les barbons », bref, un pouvoir faible que, de gré ou de force, ils espéraient plier à leurs desseins.

Peu s’en fallut qu’ils ne réussissent et que le royaume ne fût désolé de nouveau par les discordes qui l’avaient déchiré au siècle précédent. Heureusement, ils ne s’entendirent pas entre eux.

À l’insubordination des grands s’ajoutait le double péril des querelles religieuses rallumées et des ambitions démesurées de la Maison d’Autriche. Menacée à l’intérieur et à l’extérieur, l’unité de la nation française ne pouvait être sauvée que par une poigne de fer. Le génie de la France voulut que Louis XIII comprît qu’il n’aurait pas, seul, la force nécessaire et que, passant sur ses préférences, il s’en remît au cardinal de Richelieu qu’il n’aimait guère mais dont il avait mesuré l’énergie.

Le gouvernement de Richelieu fut une véritable dictature. Son originalité — et sa force — furent de s’appuyer presque exclusivement sur l’idée monarchique et nationale, au sens où on l’entend aujourd’hui et de tout subordonner à la grandeur du Roi, incarnation du pays. Tous les actes du cardinal obéirent à cette idée directrice.

Dramaturges et romanciers ont défiguré à plaisir Louis XIII et son ministre, donnant à l’un les traits d’un niais sournois et timoré, à l’autre ceux d’une sorte de maniaque cruel du despotisme. La vérité est différente. Certes, Louis XIII n’était pas un prince aussi brillant que son père et son fils. Mais il a prouvé qu’il possédait de solides vertus d’intelligence en ne ménageant pas son appui au ministre qui le servait si bien et en le protégeant contre une opposition qui liguait contre l’œuvre entreprise les deux reines, les princes, la noblesse et une bonne moitié du pays.

Cette tâche, Richelieu l’avait définie dès son élévation au pouvoir, comme il l’expose dans son Testament politique : « Lorsque Votre Majesté se résolut à me donner en même temps l’entrée de ses Conseils et grande part de sa confiance, je lui promis d’occuper toute mon industrie et toute l’autorité qu’il lui plaisait de me donner, pour ruiner le parti huguenot, rabaisser l’orgueil des grands et relever son nom dans les puissances étrangères au point où il devait être. »

Les deux premiers points étaient la condition du troisième et l’on peut dire qu’ils donnèrent au ministre infiniment plus de souci.

Aussitôt entré au Conseil, le cardinal y prit une place prépondérante. Depuis son premier et si court passage au pouvoir de novembre 1616 à avril 1617, il avait consacré six années à l’étude des problèmes diplomatiques et des moyens de mener à bien les réformes qu’il souhaitait d’entreprendre. Aussi, dès les premières séances auxquelles il assista, donna-t-il à ses interlocuteurs, et surtout à Louis XIII, une impression de clarté, de force, de maîtrise que celui-ci n’avait trouvée jusque-là chez aucun autre. Sa confiance en fut fixée pour longtemps.

Richelieu en avait besoin, car, dès le premier moment, il eut à lutter contre l’opposition sourde, tenace et féroce de tous ceux qui se sentaient menacés dans ce qu’ils croyaient être leurs privilèges et dans leurs fructueuses combinaisons.

À cette époque, la notion de patriotisme n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. De grands personnages n’hésitaient pas à négocier avec les princes étrangers pour combattre tel ou tel dessein du gouvernement quand ils l’estimaient contraire à leurs intérêts.

C’est contre eux que Richelieu porta ses premiers efforts.

Informé par le remarquable service de renseignements qu’il avait organisé en France et hors de France, le cardinal n’hésita jamais, quel que fût le rang du coupable, à sévir de façon exemplaire, ayant fait comprendre au Roi que ces pratiques réduisaient à néant tous les efforts poursuivis pour fortifier son autorité et pour agrandir le royaume.

Il ne montra pas plus de pitié pour les fauteurs de guerre civile, mais s’il châtia d’une main lourde, ce fut pour montrer qu’il y avait quelque chose de changé en France, et que la naissance ne permettait plus les jeux dangereux que ses prédécesseurs avaient tolérés jusque-là.

C’est ce qu’il ne faut pas oublier si l’on veut pénétrer le sens de sa politique intérieure et en justifier les moyens.

Ses plus célèbres « victimes » Chalais, Montmorency, Cinq-Mars, de Thou, furent de vulgaires traîtres. Parce que d’intrépides amazones et d’aimables cavalières étaient mêlées à leurs intrigues, il a flotté autour d’eux pendant longtemps un parfum romanesque et d’aventures. À la vérité, c’étaient des criminels d’État.

Leurs exécutions successives eurent pour principal et presque pour unique effet de prouver aux grands qui s’agitaient depuis la mort d’Henri IV, que le temps était venu d’obéir, sinon qu’il y allait de leur tête.

Ils en conçurent contre Richelieu une haine mortelle et jurèrent sa mort ; dix fois leurs conjurations furent près de réussir. Le cardinal n’échappa que par miracle. Mais c’était le mal connaître que d’espérer de l’effrayer. Sûr de l’appui de son maître, il continua de se montrer inflexible dans tout ce qui pouvait nuire à la souveraineté de son prince et à la sécurité de l’État.

Jusqu’à sa mort, il dut combattre. Mais il eut le dernier mot et la tête de Cinq-Mars fut, si l’on peut dire, comme le point final de cette longue lutte, qui opposait la grande noblesse à la couronne, lutte dont celle-là sortait vaincue pour longtemps. De nos jours, un grand seigneur a encore coutume de dire : « Ma famille avait deux châteaux. L’un a été détruit par Richelieu, l’autre par la Révolution. »


Parallèlement à la mise à la raison des grands, Richelieu poursuivit la ruine du parti huguenot qui ne tendait à rien de moins qu’à démembrer le royaume. Toute l’œuvre de consolidation monarchique et d’expansion française que s’était assignée l’évêque de Luçon risquait d’être anéantie par le développement de la faction protestante qui, sous couleur de rigorisme et de vertu, visait à renverser le vieil ordre catholique romain pour lui substituer des institutions individualistes à tendances antimonarchiques.

Richelieu pouvait d’autant moins le souffrir que toute sa politique tendait à renforcer la monarchie, et que la tranquillité du royaume était la condition des grandes affaires qu’il se proposait d’entreprendre. À quoi bon, en outre, réduire les grands si toute une partie de la population avait pu braver à loisir, derrière les remparts de villes fortes, les édits et les soldats du Roi ? Tout ce qui était fait, tout ce qui restait à faire pouvait se trouver compromis si les chefs du parti huguenot alliés avec l’Angleterre, ouvraient à ses escadres et à ses mercenaires l’accès des ports et du territoire national.

Engagé à l’extérieur dans une partie redoutable qui exigeait des prodiges d’adresse et de force, Richelieu ne pouvait tolérer cette menace constante d’un ennemi introduit et soutenu en France par des Français. De nécessité vitale, il lui fallait écraser les révoltés avant qu’ils n’eussent réussi dans leur rébellion.

Pour les gagner de vitesse, il déploya toutes les ressources de son génie et s’imposa une tâche incroyable. Comme, aujourd’hui, Mussolini, il assuma la conduite des principaux organismes de l’État, Aux affaires étrangères et au ministère de l’Intérieur, il ajouta la Guerre, les Finances, la Marine, et la fonction de général en chef.

On le vit, à la Rochelle, cuirassé et botté, l’épée au côté, tirer le canon, diriger les travaux d’investissement et la construction de la fameuse digue. Ni les hasards de la guerre, ni une santé chancelante n’abattirent son courage. Son inflexible volonté força le succès.

La prise de La Rochelle mit fin aux projets des protestants. Doublement criminels en tirant le canon contre les soldats du Roi et en appelant l’étranger, les chefs réformés ne pouvaient plus espérer qu’en la clémence. S’ils tentèrent, lors de leur première entrevue avec le cardinal, de présenter quelques exigences, ils baissèrent rapidement le ton. On leur fit grâce de la vie.

Matée à La Rochelle, l’insurrection reprit pourtant quelques mois plus tard dans le Midi. Richelieu, qui guerroyait en Italie avec le Roi, renvoya en hâte le souverain pour la réduire. La répression fut d’une vigueur touchant à la cruauté, car il fallait en finir. Le 28 juin 1629, le duc de Rohan pour les protestants et Richelieu au nom du Roi, signaient le traité d’Alès qui consommait la défaite du parti protestant français.

Vainqueur sur toute la ligne, le cardinal eut la sagesse et l’habileté de ne pas abuser de sa victoire. Au contraire, il obtint pour les vaincus des conditions que Louis XIII eût souhaitées plus dures. Mais Richelieu se souciait plus de rallier ses adversaires à la couronne par une paix aussi équitable que le permettaient les circonstances, que de leur fournir prétexte à des rancunes secrètes et durables. Il se contenta donc de leur enlever leurs places fortes, ce qui équivalait à les désarmer. La liberté de pratiquer la religion nouvelle fut reconnue et le roi s’engagea à ne faire aucune distinction entre ses sujets.

En somme, on revenait aux conditions de l’Édit de Nantes. Impitoyable dans la guerre, Richelieu s’était montré conciliant — plus par calcul politique que par goût — dès qu’elle avait cessé.

Deux ans et demi lui avaient suffi pour pacifier le royaume. Il était naturel qu’un pareil résultat assurât définitivement la confiance que le roi faisait à son ministre. Aussi la collaboration des deux hommes devint-elle de plus en plus étroite. Non que le premier s’en remît aveuglément au second. Grâce aux travaux de M. Louis Batiffol, nous savons maintenant que les initiatives royales furent nombreuses et qu’ils n’étaient pas toujours du même avis. Mais le roi ne refusa jamais de se rendre aux raisons de son ministre et le soutint toujours comme lors de la Journée des Dupes où Richelieu l’emporta sur la mère du roi, laquelle dut prendre le chemin de l’exil.

Débarrassé des protestants, délivré pour un temps des conspirations qui visaient ouvertement à l’expédier dans l’autre monde, Richelieu put enfin songer au troisième point de son programme, l’abaissement de la Maison d’Autriche.

Il s’y dévoua avec la passion qu’il apportait à tout ce qui intéressait la grandeur de son pays. Ayant réussi dix années durant, par de savantes manœuvres, à écarter la guerre, il dut enfin s’y résoudre. D’abord battu, puis victorieux, grâce à l’exacte appréciation qu’il avait faite des moyens nécessaires pour vaincre, il mourut non sans avoir eu à se défendre d’une dernière conjuration intérieure du genre de celles qui avaient usé plus de la moitié de sa vie. Du moins, il emportait dans la tombe la certitude que son œuvre lui survivrait.

En dix-huit ans de dictature appuyée sur l’autorité royale, Richelieu avait jeté les fondements de l’État moderne. Il savait que tout n’était pas fait, que tout n’avait pu l’être. Mais avec sa connaissance des choses, il pouvait mesurer au chemin parcouru, qu’il ouvrait à ses successeurs toutes les possibilités. Un personnel bien recruté et docile, des féodaux matés, un exemple laissé, des usages restaurés, un état d’esprit créé du haut en bas de l’échelle sociale, une administration enfin habituée à ne pas badiner avec le service public, allaient rendre possible l’épanouissement de cette grandeur française à laquelle il avait tout sacrifié. Tels furent, on s’accorde aujourd’hui à le reconnaître, les fruits de la dictature ministérielle de Richelieu.

Et après lui ? Il y avait encore un roi mineur, une régente. On essaya de continuer le système du cardinal français avec un cardinal d’origine italienne, tout simplement parce qu’il se trouvait là et qu’il était le plus intelligent des quatre conseillers désignés par Louis XIII. Anne d’Autriche eut une manière originale de s’assurer les services de Mazarin : elle l’épousa secrètement, chose qui semble aujourd’hui avérée et qui doit étonner d’autant moins que Mazarin, bien qu’il portât la pourpre romaine, n’était pas d’Église.

Étranger, ne possédant ni la dignité, ni le prestige de Richelieu, Mazarin fut encore moins bien supporté que son prédécesseur et devint franchement impopulaire. Tout ce que le grand cardinal avait refoulé tenta de prendre sa revanche. Ce fut la Fronde, essai de révolution du XVIIe siècle. L’œuvre politique que Richelieu avait laissée permit à l’habileté de Mazarin d’en venir à bout.

Néanmoins la chose était jugée. Les Français ne voulaient plus du « ministériat ». Et comme on avait failli, avec la Fronde, retomber dans l’anarchie, il ne restait qu’une ressource, le gouvernement direct du roi, la monarchie autoritaire.

C’est pourquoi le premier mot de Louis XIV devenu majeur fut le fameux : « L’État c’est moi. » La France l’acclama. En effet ce mot ne parut nullement despotique mais libérateur. L’État, ce ne serait plus un ministre, ni de grands seigneurs et leurs belles dames de la Fronde, ni les magistrats du Parlement, ni les financiers (d’où l’importance et la signification du procès de Fouquet). Le pouvoir serait exercé d’une manière indiscutable par son représentant légitime, l’héritier des rois de France.


LOUIS XIV DICTATEUR ET ROI

On ne s’étonnera donc plus que nous rangions le grand roi parmi les dictateurs, bien que l’idée de dictature implique de façon générale la substitution d’un pouvoir passager au pouvoir normalement établi. Mais cette vue ne présente, au vrai, qu’une conséquence, l’objet propre du dictateur étant de restaurer ou d’instaurer l’autorité au profit de l’État, ce qui fut par excellence le souci constant de Louis XIV.

Fils et héritier de roi, Louis XIV était naturellement appelé à succéder à son père ; mais, dès son enfance, humilié par la Fronde, il eut la volonté arrêtée d’être le roi, de dominer ses sujets à quelque ordre qu’ils appartinssent, quels que fussent la hauteur de leur naissance ou l’éclat de leurs services. Plus qu’aucun autre souverain de la lignée capétienne, il se prépara à régner en personne et nul n’avait été aussi prêt que lui à gouverner le royaume.

Sans doute ne faut-il pas construire a posteriori l’image d’un jeune prince alliant les vertus d’un vieil homme d’État aux séductions de la jeunesse. Avant d’avoir atteint à la sagesse qui nous frappe et nous émeut dans ses Mémoires commencés lors de sa trentième année, le fils de Louis XIII a dû faire ses écoles d’homme et de souverain. Mais la première idée claire qu’il eut de très bonne heure, celle dont découlèrent les plus heureuses conséquences, c’est qu’il devait épargner à tout prix à la couronne et à la France les périls de nouveaux troubles intérieurs.

Jamais il ne devait perdre le souvenir de la Fronde et c’est pourquoi il s’établit à Versailles, où il était à l’abri des révolutions de Paris. Le souvenir amer qu’il en avait gardé fut fixé dans son esprit par les commentaires de Mazarin qui, découvrant les effets et les causes, lui démontra la nécessité de donner à la France un gouvernement fort. Louis, qui avait naturellement le goût de l’autorité, comprit la leçon et ne l’oublia jamais. S’il éleva, comme il fit, aussi haut la personne royale, c’est pour qu’elle ne risquât plus d’être menacée ni atteinte, ayant acquis assez de prestige et de force pour ôter à qui que ce fût jusqu’à l’idée d’entrer en rébellion contre elle.

Aussi le roi voulut-il, dès le premier moment où la mort l’eût délivré de la tutelle de Mazarin, manifester tout de suite qu’il entendait gouverner par lui-même, exprimer sa volonté sans intermédiaire et l’imposer au besoin. À peine le cardinal avait-il rendu l’âme que Louis faisait convoquer les ministres et leur défendait d’expédier rien sans avoir pris ses ordres. Comme le lendemain, l’archevêque de Rouen, président de l’Assemblée du clergé, lui demandait : « Votre Majesté m’avait ordonné de m’adresser à M. le Cardinal pour toutes les affaires ; le voici mort : à qui veut-Elle que je m’adresse ? — À moi, Monsieur l’Archevêque, » répondit ce roi de vingt-trois ans.

Ce désir bouleversait tellement la tradition et les idées d’alors qu’il prit à la Cour l’allure d’un petit coup d’État. On n’y voulut pas croire et Anne d’Autriche, quand on lui rapporta les paroles de son fils, éclata, paraît-il, d’un grand rire.

C’était compter sans la volonté du roi. Estimant que l’exercice du pouvoir absolu ne se pouvait concevoir sans un grand entendement des affaires, il se mit au travail. Chaque jour, pendant des heures, il conférait avec ses secrétaires d’État, lisait leurs rapports, les annotait, dressait des questionnaires auxquels les ministres devaient répondre avec concision et clarté. Doué d’une santé magnifique qui lui permettait de ne rien sacrifier des plaisirs de son âge à ce qu’il appelait lui-même son « métier de roi », Louis XIV commença cette ascension continue vers la grandeur avec cette application qu’a si bien définie Charles Maurras : « Une ardeur de volonté et de raison ».

Les Français comprirent tout de suite la pensée profonde du monarque ou plutôt c’était lui qui avait compris les besoins de la France. Elle lui ouvrit un crédit illimité, grâce auquel il put abolir les derniers vestiges des anciennes erreurs et nouer cette collaboration d’une nation et d’un prince comme il n’en existe pas d’autre exemple dans l’histoire.

On en sait les résultats : le « pré carré » presque achevé, le prestige de la France porté en Europe à un point qui ne devait plus être dépassé, une prospérité inouïe dans le royaume, une incomparable floraison des lettres et des arts, nos frontières inviolées pour un siècle, en un mot le siècle de Louis XIV.

Aussi bien le Grand Roi se passionnait-il pour sa tâche. Il ne se relâcha jamais de l’application qu’il avait mise à s’informer et à s’instruire. Pendant cinquante-quatre ans, il travailla tous les jours aux affaires de l’État, discutant, pesant, jugeant, décidant avec cet admirable bon sens qui émerveillait Sainte-Beuve. Rien d’important ne se fit à l’intérieur comme à l’extérieur du royaume qu’il n’eût pris part à la décision. Jamais, au temps même où il était le mieux servi par ses plus grands ministres, un Colbert, un Louvois, un Lionne, il ne consentit à leur laisser une entière liberté, c’est-à-dire à laisser renaître le « ministériat » dont les Français n’avaient plus voulu. Jusqu’à la fin il intervint de par sa volonté souveraine, comme il se l’était juré dès sa vingtième année.

On dit et l’on répète en toute circonstance qu’avant de mourir il s’est accusé d’avoir trop aimé la guerre. Mais nous n’avons jamais obtenu de réponse quand nous avons demandé à ceux qui triomphent contre Louis XIV de ce scrupule : « Voulez-vous rendre Lille, Strasbourg et Besançon ? »

Maintenant profilons la suite. Louis XV, mieux connu aujourd’hui, mieux jugé par ses nouveaux biographes (voir en particulier le livre de Pierre Gaxotte) Louis XV continue de son mieux, — c’était l’avis de Voltaire, — le siècle et la pensée de Louis XIV. Il ne pèche pas par défaut d’intelligence mais par défaut de caractère. Il voit juste et n’a pas assez de volonté pour imposer ses vues. Pourtant, il sévit contre les Parlements frondeurs. Il refuse de convoquer les États-généraux ce qui serait, disait-il prophétiquement, la perte du royaume. Son mot : « Après moi le déluge » est le type du mot mal compris. Louis XV ne voulait pas dire qu’il était indifférent à ce qui se passerait après lui. Il pressentait que, lui mort, les cataractes du ciel s’ouvriraient.

La prophétie s’accomplit par Louis XVI qui rendit la main à tout ce qui était contenu et réprimé depuis l’avènement de Louis XIV c’est-à-dire depuis un peu plus de cent ans. Il voulut être un roi réformateur. Il ne comprit pas que pour prendre la tête des réformes il fallait d’abord affirmer son autorité. S’il avait mieux connu son temps, il aurait vu que le XVIIIe siècle, qui aimait les lumières, ne haïssait pas le despotisme. Il se fût inspiré de la popularité qu’avaient en France des souverains cent fois plus autoritaires que lui, son propre beau-frère Joseph, ou bien Frédéric de Prusse.


LA MODE DU DESPOTISME ÉCLAIRÉ

La notion de dictature au XVIIIe siècle devait forcément subir des modifications importantes, causées non seulement par les idées nouvelles, mais, au moins autant, par les exemples vivants, qui sont d’un autre pouvoir.

Ce siècle si hardi en matière religieuse et en matière sociale respecta presque toujours, contrairement à ce que l’on croit, l’ordre établi en politique, tant qu’il s’agissait de principes généraux. Les critiques ne portaient guère que sur les détails, — détails, il est vrai, d’importance. Mais il ne faudrait point croire que l’on attaquât, par exemple, l’institution royale. Bien que les Encyclopédistes n’aient pas toujours dit tout ce qu’ils pensaient dans leur for intérieur, et qu’ils aient été tenus, sur plusieurs points, à quelque réserve, il y a de fortes raisons de penser qu’il se trouvait peu de républicains parmi eux.

Même pour Diderot, la chose est assez douteuse. Quant à Voltaire, il est trop certain qu’il préférait le pouvoir personnel. Il n’a pas été pour rien l’apologiste du siècle de Louis XIV et du siècle de Louis XV. Jean-Jacques Rousseau lui-même, l’auteur du Contrat Social, d’ailleurs en contradiction d’humeur et d’idées avec Voltaire, modérait beaucoup ses principes genevois lorsqu’il s’agissait non plus de légiférer dans l’absolu, mais de donner une consultation aux « peuples » qui lui demandaient une constitution : les Corses ou les Polonais. D’ailleurs, s’il était plein d’estime pour la forme républicaine du gouvernement, il pensait qu’elle ne peut guère convenir qu’aux petits pays, et la déconseillait formellement pour une grande nation comme la France. On trouve du reste, dans le Contrat Social même, une apologie de la dictature.

Au fond, les philosophes du XVIIIe siècle étaient surtout pour le progrès, pour les « lumières » qu’il fallait imposer par voie d’autorité à la foule imbécile attachée aux vieux préjugés, à ceux de la religion en particulier. On admirait l’Angleterre mais sans beaucoup de sincérité. L’anglomanie a toujours existé en France. Un peu plus tard Franklin et la démocratie américaine excitèrent beaucoup d’enthousiasme à la façon du « tout nouveau tout beau » et parce que ces choses se passaient dans un pays jeune et lointain. De tête et de cœur, les réformateurs, dans leur ensemble, admiraient beaucoup plus les modèles que donnait alors l’Europe, ceux du « despotisme éclairé ».

Le dix-huitième siècle, en effet, a vu naître une forme toute particulière de monarchie, qui, de même que dans la personne de Louis XIV, peut sembler unir en un seul être les prestiges de la royauté et ceux de la dictature. Et même, pour les philosophes qui admirent les princes couronnés de l’Europe centrale ou orientale, il est trop certain que les prestiges de la dictature l’emportent sur ceux de la royauté.

Car peu importent pour eux la tradition, les bienfaits de la durée et de l’hérédité monarchiques. L’essentiel est dans la politique suivie par une personne, par une individualité forte, qui, soutenue par les lois de la raison, s’impose à tous. C’est ainsi qu’aux hasards de l’élection, les philosophes ont été amenés à préférer une autre sorte de hasard, un hasard de la naissance qui n’a pas beaucoup de rapports avec la monarchie véritable, et place de temps en temps sur le trône un ami des lumières et du progrès. C’est ce que Renan, plus tard, appellera le « bon tyran ».

Naturellement, la théorie comptait moins que les exemples, — et les exemples n’étaient peut-être pas toujours très bien compris. Car il semble bien que dans la collaboration indéniable des rois et des philosophes, les rois aient eu le dessus et se soient beaucoup plus habilement servis des philosophes que ceux-ci ne se sont servis des rois. Mais enfin, Frédéric II de Prusse, la grande Catherine de Russie, et Joseph II, successeur de Marie-Thérèse aux divers trônes de Bohême et de Hongrie et au titre toujours vénéré de l’ancien Saint Empire Germanique, furent pendant de longues années des sortes de figures votives de la dictature couronnée, auxquelles les philosophes adressaient leurs prières raisonnables et même rationalistes.

Il est assez difficile de savoir ce qu’était un despote éclairé, car jamais la théorie de cette forme toute particulière de gouvernement n’a été bien clairement établie. Avant tout, le despote éclairé, guidé comme il convient par les lois de la philosophie naturelle, devait s’opposer à l’Église. Sur ce point, les philosophes eurent toute satisfaction : Frédéric II était luthérien, Catherine II était impératrice d’un pays orthodoxe, où la religion jouait un rôle immense et profond, mais où il était aisé, à cause de l’ignorance du clergé, de lui interdire tout empiétement trop grave. Quant à la famille des Habsbourg-Lorraine, il est certain que Marie-Thérèse, qui pleurait sur le partage de la Pologne, en prenant quand même sa part, était beaucoup trop pieuse. Aussi lui préféra-t-on de beaucoup son fils, Joseph II, qui parut même pendant son règne, et principalement lors de ses démêlés avec la papauté, le modèle et l’incarnation du souverain anticlérical.

Ce point était le seul auquel tinssent véritablement les philosophes. Ils ne s’apercevaient peut-être pas que cet anticléricalisme ne faisait en réalité qu’accroître la puissance de leur despote. Qu’importait, pourvu que l’on pût expulser les Jésuites du Portugal et d’ailleurs, et enfin, grande victoire de la pensée libre, faire dissoudre leur ordre par le pape lui-même.

Cependant, les princes illuminés par la raison, donnaient d’autres satisfactions. Catherine faisait venir Diderot en Russie, et lui demandait des conseils pour l’instruction des moujiks. Ces conseils restaient d’ailleurs lettre morte, et la plupart des réformes sociales auxquelles s’attachèrent les despotes éclairés du XVIIIe siècle semblent bien avoir été surtout destinées à accroître leur réputation auprès d’amis assez peu exigeants et qui se chargeaient de la publicité.

Ce qui fait le véritable caractère d’une impératrice aristocrate comme Catherine de Russie, d’un roi absolu comme Frédéric, ce cynisme à peu près constant, cette admiration sans retenue d’une force intelligente, était sans doute assez bien compris de l’époque qui avait produit ces étonnants exemplaires d’humanité politique. Mais on en parlait peu. On ne cherchait pas à comprendre comment, à la suite de Rurik, d’Ivan et de Pierre, Catherine prenait place avant tout dans la lignée des assembleurs de la terre russe, et l’on ne pensait pas que son philosophisme n’était qu’une apparence, un trompe-l’œil. On ne cherchait pas à comprendre que Frédéric II était beaucoup plus un fondateur d’Empire qu’un roi philosophe, et seuls peut-être le savaient en France le roi Louis XV et ses ministres qui, contre le gré de l’opinion, recherchaient l’alliance autrichienne et devinaient la redoutable ascension de la Prusse.

On flattait les princes étrangers proposés à l’admiration des foules d’avoir admirablement compris — c’est le propre des dictatures — la valeur de certains actes et de certains mots de passe. De même qu’il faut parler aujourd’hui des mythes modernes et se servir du langage qu’emploient tous les partis, de même fallait-il alors parler de la raison, déclarer la guerre à la domination de l’Église, arracher le peuple à ses anciennes croyances. Il fallait aussi sacrifier à certaine idée abstraite de l’homme, dont la déclaration des droits américaine, avant la française, donnait une image inconnue. Lorsque Joseph II écrase les révoltes des Pays-Bas et prétend réduire son vaste Empire, fait de pièces et de morceaux, à une unité peut-être contre nature, il sacrifie à cette idole.

Mais en même temps, empereur, impératrice, roi, encensés par les publicistes français, renforcent leur pouvoir, accroissent, ou tout au moins pensent accroître, la solidité de son trône. C’est un fait qui doit nous porter à réfléchir. Tandis que les philosophes acclamaient les princes qui s’abonnaient à l’Encyclopédie, accueillaient à leur Cour Voltaire, d’Alembert ou Diderot, ces mêmes princes s’appuyaient à la fois sur la force, sur les idées à la mode, et ne dédaignaient pas pour cela le surcroît de pouvoir que leur apportait la tradition. Joseph II ne reniait pas le droit divin, et Catherine se faisait toujours obéir du Saint Synode où elle avait son représentant.

Loin d’être une forme plus libérale de pouvoir, le despotisme éclairé au XVIIIe siècle semble donc avoir été une forme particulièrement intéressante de dictature : car elle mêle toutes les raisons anciennes que peuvent avoir certains hommes de dominer les autres, à quelques raisons nouvelles qui ne sont peut-être que des prétextes mais qui servent singulièrement les desseins complexes des despotes. On les voit, sacrés par leurs Églises, saluer les prêtres de l’esprit nouveau comme Constantin, pontifex maximus, pouvait saluer les évêques chrétiens, et quelques traits de démagogie apparente ne servent chez eux qu’à renforcer le pouvoir, et à donner toute sa valeur à la propagande.

Il n’en est pas moins vrai que l’idée du « despotisme éclairé » un moment obscurcie en France par la Révolution devait reprendre toute sa valeur avec Napoléon Bonaparte et contribuer dans une mesure considérable à l’établissement du Consulat et de l’Empire. Il est absolument impossible de négliger, dans la suite de l’histoire et pour comprendre notre siècle même, cette idée d’aristocrates intellectuels que le progrès ne peut venir de la foule crédule, routinière et imbécile, mais qu’il doit être imposé par des individus supérieurs.


ROBESPIERRE

Lorsque la Révolution française de 1789 éclata, personne ne se doutait qu’on allait à la République : il n’y avait pas dix républicains en France, a dit l’historien Aulard. Lorsque la République fut proclamée, personne ne se doutait qu’on allait à la dictature. Le peuple français savait encore moins qu’en acclamant la liberté, il désirait l’égalité, que l’égalité est le contraire de la liberté, que l’une doit être sacrifiée à l’autre et que, par conséquent, il faut un pouvoir fort pour briser les inégalités sociales. Sans en avoir conscience, la France aspirait à l’autorité.

La République « une et indivisible » avait fini par être proclamée, et les pouvoirs concentrés, beaucoup plus que dans la Convention, entre les mains de deux Comités, l’un, dont le rôle reste obscur et souterrain jusqu’au 9 thermidor qu’il provoqua, le Comité de Sûreté Générale ; l’autre, le Comité de Salut Public. Dans ce dernier, trois personnages sont « les hommes de la haute main » : un garçon de vingt-six ans, beau et vaniteux, orateur souvent éblouissant, Saint-Just, — un infirme qu’on traîne en petite voiture, cruel comme le fut Marat, et parfois aussi pénétrant que lui, Couthon, — et enfin Robespierre.

C’est à Robespierre qu’aboutit la Révolution, pendant quelques mois qui finissent par se compter en années. Les autres hommes, un Mirabeau, un Danton, n’ont fait que passer. Jamais ils n’ont eu entre les mains le pouvoir total. D’autre part, ils sont discrédités par leur vie privée, et surtout par leurs affaires d’argent que les contemporains ont parfaitement connues. Il est impossible, aujourd’hui, de croire à l’intégrité de Danton, et le scandale de la Compagnie des Indes, où sombrèrent ses hommes de paille et ses amis, est resté sur sa mémoire. Aucun scandale n’a jamais éclaboussé Robespierre. C’est pourquoi, les autres étant corrompus, on l’appelait l’Incorruptible.

Maximilien de Robespierre avait trente et un ans à la Révolution, étant né le 6 mai 1758 à Arras. Il y suivit les cours du collège, fut remarqué par l’évêque, termina ses études à Louis-le-Grand. En 1781, licencié, avocat, il revint à Arras, où il mena une existence rangée et paisible, composant des vers galants et plaidant de temps à autre. Aucune vie ne semble avoir été plus banale.

Bientôt membre de l’Académie d’Arras, Robespierre y apprit ce qu’on apprenait alors dans les académies de province : la révolution idéologique. En 1789, il est élu à la Constituante, et, comme tout le monde, il est royaliste.

Cependant, il est pénétré des doctrines de Rousseau, et, peu à peu, comprend l’importance des événements qui se produisent autour de lui. Il demande la destitution du Roi après la fuite à Varennes. Sous la Législative, il est devenu républicain. Sous la Convention, il sera montagnard, suivant ainsi d’un pas lent et sûr le progrès de la Révolution, sans jamais être en retard sur elle, mais sans jamais la précéder non plus. Le 16 avril 1790, il est devenu président du Club des Jacobins. Jusqu’à la fin, il restera le Jacobin modèle.

Ce qui rend si difficile de comprendre cet homme, c’est qu’il semble tout d’abord si peu humain. Pendant longtemps, il a gêné les apologistes les plus passionnés de la Révolution. Au moins Danton avec ses passions et ses vices était-il un vivant. Robespierre est incorruptible, assurément, mais de l’incorruptibilité du minéral, du diamant. Il semble échapper aux lois de la commune humanité.

C’est l’homme du club des Jacobins, Michelet l’a dit le premier. C’est l’incarnation d’une idée abstraite. Rien ne compte pour lui, hors l’idée de la Révolution à laquelle il s’est dévoué corps et âme, et pour laquelle, somme toute, il mourra. Pour elle il sera habile, mais il sera aussi maladroit ; il sera révolutionnaire, mais il saura aussi se faire conservateur ; il sera pur, mais il saura, avec mépris, céder aux compromissions nécessaires. Il est le prêtre d’une divinité inconnue, qui semble parfois ne s’être révélée qu’à lui.

On dit bien d’une divinité inconnue, car la conception de la Révolution que prétend servir Robespierre n’est pas toujours claire, étant très complexe. Comme les autres, Robespierre avait vanté le progrès, chanté la Raison, attaqué l’Église. Cependant, lorsque la campagne hébertiste se fut développée, lorsque les prêtres assermentés eux-mêmes ne furent plus exempts des persécutions infligées aux autres, Robespierre modéra le mouvement. Ce disciple de Rousseau, cet admirateur du Vicaire Savoyard, était assurément sincère : mais surtout, il comprenait combien une religion incorporée à l’État, garantissant ses lois et le comportement des individus, pouvait avoir d’intérêt. Le scandale de la Compagnie des Indes, qui éclata à ce moment et révéla l’étendue de la corruption parlementaire, lui permit d’abattre à la fois les Indulgents et les Enragés, Danton et Hébert. Immédiatement après, Robespierre prononça un discours sur les rapports des idées morales et des principes républicains. Sans plus tarder, la Convention reconnut l’existence « de l’Être Suprême », et l’on célébra une grande fête en l’honneur du Père de l’Univers. Ce fut l’apogée de Robespierre. Ici on touche du doigt la complexité de ses idées religieuses et politiques. Il ne faut pas oublier que cet homme qui fut le protagoniste de la Terreur était soutenu néanmoins par la droite de l’Assemblée, et même, quoique secrètement, par les catholiques. Car on pressentait que Robespierre était destiné à rétablir l’ordre dans la société. S’il avait survécu, le Concordat aurait été signé par lui et non par Bonaparte.

Il en fut de même pour le reste. Un fort courant communiste était représenté à l’Assemblée par Jacques Roux : après la disparition de Jacques Roux, craignant d’être dépassés par la surenchère, Hébert et Chaumette reprirent son programme et attaquèrent violemment la Convention qu’ils accusaient de réduire le peuple à la famine et de protéger les agioteurs. Au Comité de Salut Public, deux hébertistes, Collot d’Herbois et Billaud-Varennes, représentèrent bientôt les doctrines extrémistes. Banqueroute partielle, taxation des blés, loi sur l’accaparement, loi sur le maximum, levée en masse, réquisition des travailleurs, furent les principales mesures qui constituèrent l’essentiel de la Révolution sociale et économique.

Toutes ces mesures, promulguées sous l’inspiration des Enragés, Robespierre les accepta, les fit siennes, bien qu’il semble que ce ne fût parfois qu’à contre-cœur. S’il avait échappé à la chute, qu’eût-il fait ? C’est un des jeux de cette science d’hypothèses historiques qu’on a nommée l’uchronie. Il est permis de penser que, conservant l’essentiel d’Hébert et de Roux, Robespierre aurait sans doute admis des accommodements, une politique moins intransigeante, de même que Lénine, après la période de communisme intégral, instaura la N. E. P.

Il eut contre lui son incorruptibilité et sa maladresse et aussi la lassitude générale. Il semblait avoir à cœur de justifier les hyperboles de la propagande qui le représentaient comme un tigre altéré de sang. La grande Terreur, qui envoyait chaque jour à la guillotine des fournées d’innocents, soulevait de dégoût le peuple de Paris. Robespierre n’y comprenait rien, et, sincèrement, pensait qu’il arrêterait la Terreur lorsque la Révolution serait nettoyée de ses éléments impurs.

Le 26 juillet 1794, il prononça à la Convention un discours qui fit un effet considérable. Il y parlait d’épurer le Comité de Sûreté Générale, le Comité de Salut Public, l’Assemblée. Il demandait la création d’un nouveau système de finances, attaquait Billaud-Varennes et les mesures communistes. Tous ceux qu’il menaçait furent terrifiés. Sourdement ils répandirent le bruit qu’il voulait le pouvoir absolu. Comme à la fête de l’Être suprême, il avait marché devant la Convention, on l’accusa de ressusciter l’ordre des cortèges royaux.

Le Comité de Sûreté Générale, compromis depuis l’affaire de la Compagnie des Indes, mena la lutte. Fouché et Tallien négocièrent avec la Plaine. Le 27 juillet, 9 thermidor suivant le calendrier révolutionnaire, Robespierre tombait sous l’accusation de dictature, et il était guillotiné le lendemain.

Avec lui se terminait le premier essai de dictature révolutionnaire qu’ait connu la France. À l’étranger, on ne s’y était pas trompé : on disait la flotte de Robespierre, les armées de Robespierre. Il apparaissait comme l’incarnation révolutionnaire de son pays, le chef né de l’émeute.

Il l’était bien en effet. Mais son cas est significatif parce qu’il nous montre un homme parfaitement identifié avec la Révolution, et cependant obligé, par l’insurmontable nature des choses, de composer avec la réalité, ce qui lui fait une figure assez singulière de théoricien abstrait et parfois d’homme d’État. Sans Robespierre, Napoléon Bonaparte n’eût peut-être pas été possible.


NAPOLÉON BONAPARTE

Après la chute de Robespierre, la tâche la plus urgente, pour ceux qui l’avaient renversé, était de juguler à la fois la République et la Dictature. Il n’était pas question de revenir à l’inapplicable Constitution de 1793, qui n’entra jamais en exécution et resta l’éternel et vain regret des véritables républicains. On sentait trop le besoin d’un ordre, d’un gouvernement fort et, avant toute chose, capable d’arrêter la banqueroute. Mais, d’autre part, il fallait empêcher le retour d’une dictature sanglante comme celle de Robespierre. On songea quelque temps à un triumvirat : pour ces hommes nourris d’histoire latine, le mot avait sa séduction. Qui ne savait pourtant qu’un César ou un Octave finissent toujours par se dégager du triumvirat ? Et les « hommes de haute main » du Comité de Salut Public, Couthon, Saint-Just et Robespierre, n’avaient-ils pas justement constitué ce fallacieux gouvernement à trois, qui, pratiquement, se résolvait si vite en une sorte de monarchie ? On repoussa le triumvirat et on établit un Directoire de cinq gouvernants.

C’était déjà singulièrement restreindre la République pure. Mais qui s’intéressait encore à la République pure ? Un Sieyès, qui avait jadis revendiqué, pour le Tiers-État qui n’était rien, d’être au moins quelque chose, se méfie lui-même de cette entité, et, pratiquement, conspire à la renverser. Il est le premier des conjurés de Brumaire. Le problème est le suivant : il faut choisir entre la République et la Révolution. Tous les hommes qui sont engagés dans la Révolution, principalement les régicides, feront d’un cœur léger le sacrifice de la République. Il ne faudra pas beaucoup de temps pour que cette République et ce Directoire, minés d’ailleurs par la guerre extérieure, la guerre civile, la banqueroute, les scandales, soient encore privés de toute vertu démocratique. Le triumvirat repoussé va renaître : on sait comment, on sait par qui. C’est la date fatidique, qui apparut si longtemps aux bons républicains, à Michelet, à Hugo, comme le jour où le grand crime a été définitivement consommé : le 18 Brumaire.

Le 18 Brumaire mettait enfin au premier plan le plus célèbre dictateur des temps modernes, l’homme dont la légende enflamme encore tant de têtes solides, et qui, plus qu’un Périclès ou un César, sert de modèle exaltant aux chefs d’aujourd’hui, à un Mussolini en particulier : Napoléon Bonaparte.

Pour personne mieux que pour lui, on ne peut se livrer au jeu des hypothèses. Que se serait-il passé si ?… Que se serait-il passé si, malgré une opinion peu enthousiaste, Louis XV n’avait annexé la Corse à la France, en 1768, c’est-à-dire tout juste un an avant la naissance, dans une famille assez noble mais pauvre, d’un quatrième enfant, qui sera le fondateur d’une dynastie ? Que se serait-il passé si Charles Bonaparte n’était pas mort trois ans avant la Révolution ? Il serait devenu député de la noblesse, peut-être libéral, probablement guillotiné ou émigré, et son fils, gêné par les opinions et les exemples paternels, n’aurait pas eu à l’égard des événements nouveaux, toute cette liberté dont il jouira. La dictature a besoin, presque toujours, de la collaboration du hasard. Le hasard a toujours marché avec Bonaparte.

A-t-il des opinions, des théories ? Oui, sans doute, lorsqu’il est jeune. Elles l’abandonnent peu à peu, ou il les abandonne, avec l’expérience. Seulement, il observe, il se souvient, il est prêt à tout. À ses débuts, élève de l’École Brienne, boursier du Roi, officier à seize ans, il se sent Corse d’abord. Par bonheur pour lui, sa patrie le repousse, il se retourne vers la France, mais sans amour, prêt à servir aussi bien le Grand Turc (et il songe réellement, par deux fois, à aller réorganiser l’armée du Sultan). Dans sa chambre de lieutenant, il dévore des livres, Rousseau, dont le Contrat social le grise, l’abbé Raynal, les livres techniques du comte de Guibert sur l’artillerie, et aussi les Encyclopédistes, et encore Corneille ou les Latins. On a de lui un petit roman à la mode de l’Héloïse, des discours emphatiques où il oppose aux jouisseurs les jeunes « ambitieux au teint pâle » qui bouleversent le monde. L’ambitieux au teint pâle, c’est lui. Mais il ne faut pas oublier cette passion de lecture et d’écriture : beaucoup de grands hommes, Balzac l’avait admirablement vu, sont d’abord des hommes de lettres. Bonaparte en avait tous les dons, et, par la suite, composant sa vie, l’organisant en légende, il en fera un roman prodigieux, propre à exalter les imaginations.

Une suite d’occasions, saisies sans hâte et d’un instinct presque toujours sûr permettront vite au pâle ambitieux de saisir la Fortune. Tout d’abord, il se trouve associé à la tâche difficile de s’emparer de Toulon insurgé, qui avait fait appel aux Anglais. Le jeune capitaine Bonaparte en connaît le point faible et contribue puissamment à prendre la ville. On le nomme général de brigade, et, en 1794, il reçoit le commandement de l’artillerie à l’armée d’Italie. Il se lie avec Robespierre le jeune, devient jacobin, et malheureusement peu avant le 9 Thermidor. On l’arrête, on le relâche, on lui offre en Vendée un commandement qu’il refuse. Bientôt la chance suprême se présente : le 12 Vendémiaire, l’Assemblée désigne Barras pour la défendre contre l’insurrection royaliste de Paris. Barras demande qu’on lui adjoigne le général Bonaparte. Le 13 Vendémiaire, Bonaparte écrase l’émeute contre-révolutionnaire sur les marches de l’église Saint-Roch.

Il a vingt-sept ans. Il vient d’épouser une créole, un peu galante, un peu usée par la vie, probablement maîtresse de Barras, et plus âgée que lui de six ans : Joséphine de Beauharnais. On lui donne le commandement en chef de l’armée d’Italie. Il part : c’est la campagne de 1796, campagne éblouissante de jeunesse et de joie, dont Stendhal vantera plus tard l’éternelle « alacrité ». Il fait la paix, sans s’occuper du Directoire, et sa paix est aussi neuve, aussi originale que sa guerre. Il revient à Paris, couvert de gloire. Il est l’homme qui assure la paix victorieuse, qui satisfait à la fois le désir de garder les conquêtes et la fatigue de la guerre. Cependant, l’Orient l’appelle, l’Orient auquel il est toujours resté sensible, car il demeure littérateur, et politique aussi ; il veut atteindre la grande ennemie, l’Angleterre, par Suez, l’Égypte, l’Inde. Il part pour l’Égypte, y joue au sultan, pousse jusqu’en Judée, où il se laisse émouvoir de souvenirs chrétiens, crée en passant l’Égypte moderne, se désespère des rapports qui lui parviennent sur l’inconduite de Joséphine, apprend le mépris des hommes et des femmes, confie que Rousseau le dégoûte, et que l’homme primitif, l’Orient le lui a appris, n’est pas né bon. Puis il repart, déguisant son demi-échec d’Égypte en retraite honorable. En octobre 1799, il rentre en France, où à sa grande surprise, on l’acclame. Il ne savait pas que tout était perdu et qu’il était le dernier recours.


Le 18 Brumaire


Guerre à l’extérieur, émeutes et troubles à l’intérieur. L’un des récents Directeurs, un ancien prêtre régicide, Sieyès, a compris, à lui seul, qu’il fallait changer tout si l’on voulait sauver l’essentiel de la Révolution. Il a avec lui non pas, comme on le croit, des adversaires de la République, mais aussi bien de ses partisans. Sans doute, à transformer la Constitution, à chasser les députés, à faire appel à ce général qui revient d’Égypte et qui est l’ami de Barras, court-on le risque d’une dictature militaire. Mais il vaut mieux la dictature militaire que le retour des Bourbons — pour les régicides en particulier.

Le coup d’État fut préparé par Sieyès, et appuyé par tout le parti intellectuel. Cabanis était à côté de Bonaparte et, à la veille de Brumaire, le général victorieux allait à Auteuil rendre visite à Mme Helvétius, la veuve de l’illustre philosophe. Las de la République, mais non de la Révolution, Sieyès et ses amis revenaient à Voltaire, aux Encyclopédistes, et ne comptaient plus, pour faire obstacle à la restauration de la monarchie traditionnelle, que sur un nouveau despotisme éclairé.

Tout, néanmoins, faillit être perdu, par la faute de Bonaparte. Ici encore la philosophie de l’accident aurait beau jeu, et il est curieux de voir comment cet homme de génie n’a rien fait, n’a rien su faire, au jour décisif, et que la partie a été jouée par d’autres.

Le 18 Brumaire, — 9 novembre 1799 — on convoque, sous prétexte d’un complot imaginaire, le Conseil des Anciens, qui vote aussitôt le transfert du Corps législatif à Saint-Cloud et attribue à Bonaparte le commandement des troupes de la garnison de Paris. Cette première partie de l’opération marche à peu près sans encombre.

Le 19, — il était maladroit au possible de prévoir un coup d’État en deux journées — les Conseils avaient eu le temps de réfléchir. Les partisans de Sieyès, modérés pour la plupart, étaient déroutés par les manœuvres de leurs adversaires. Les intellectuels hésitaient devant le pouvoir : selon le mot admirable de l’historien Albert Vandal, « l’Institut était en train de manquer son coup d’État ».

Les militaires faillirent manquer le leur encore plus. Bonaparte se montra d’abord aux Anciens, où l’on venait d’annoncer la démission du Directoire, afin de réclamer une nouvelle constitution. Il parla assez mal. Aux Cinq-Cents, ce fut pire : on l’accueillit aux cris de « À bas le dictateur ! À bas le tyran ! Hors la loi ! » Il se tira avec peine de la bagarre, monta à cheval pour haranguer des troupes hésitantes, à peine remis d’une sorte d’évanouissement, le visage ensanglanté par des écorchures qu’il s’était faites dans son énervement. Il criait qu’on avait voulu l’assassiner.

Tout fut sauvé par son frère, Lucien Bonaparte, président des Cinq-Cents. Celui-ci prévint les conjurés, se fit enlever de la tribune par dix hommes, et, au dehors, devant les troupes, accusa les Cinq-Cents de n’être que « les représentants du poignard » en révolte contre la loi. Son éloquence eut raison des dernières hésitations, les grenadiers s’élancèrent et chassèrent les députés de la salle des séances.

Avant de quitter Saint-Cloud, on rattrapa dans les bois trente ou quarante législateurs en fuite, on les parqua, et, aux chandelles, on leur fit voter l’institution de trois consuls. Le 18 Brumaire avait réussi.

Le lendemain, la Constitution nouvelle ne s’afficha pas d’une manière tapageuse. Elle était l’œuvre de Sieyès, établissait des listes de notabilités, abolissait pratiquement la souveraineté du peuple, les libertés publiques et parlementaires. En haut de sa pyramide, Sieyès plaçait un Grand Électeur chargé de désigner deux consuls, l’un de la paix, l’autre de la guerre. Bonaparte refusa le poste de Grand Électeur, et l’on revint à l’idée des trois consuls, dont l’un aurait la préséance. Ce fut naturellement le jeune général. Le second consul fut un régicide modéré, Cambacérès ; le troisième un secrétaire de Maupéou, un représentant de cette « révolution » tentée sous Louis XV contre le Parlement, Lebrun. C’était un choix significatif que cette union dans le gouvernement de principes si divers. Quant à la foule, elle était fatiguée, depuis dix ans, de voter sur tout. Et les intellectuels étaient las des caprices de la foule. Après tant d’années de République, on revenait donc bien à la Révolution modérée et au despotisme éclairé du XVIIIe siècle.


C’est avec le Consulat que Napoléon Bonaparte obtient ce pouvoir suprême que nous nommons dictature. Il commença par ranimer la confiance, faire rentrer l’argent, rétablir sous le nom de droits réunis d’anciens impôts, créer la Banque de France. Il réorganisa l’administration en établissant les préfets, non élus, représentants directs du pouvoir. Ce furent les institutions de l’an VIII, cadre de la France moderne, qui dure encore. La Révolution était conservée dans ses principes, des garanties accordées aux acquéreurs de biens nationaux. Enfin, Bonaparte tentait de mettre au point sa grande idée de la « fusion », appelait au pouvoir des hommes nouveaux, mais aussi des hommes d’ancien régime. Bientôt, il s’installera aux Tuileries, et il fera rentrer les émigrés.

Au dehors, il semble remplir sa mission : la paix avec les conquêtes. En 1800, c’est Marengo, en 1802, il signe la paix d’Amiens, il renoue avec la papauté et établit le Concordat. Déjà, il avait rompu avec la politique anticléricale de la Révolution. Mais c’est revenir à la protection de la religion traditionnelle (par ailleurs, il s’occupe des protestants, donne un statut aux Juifs). Seulement, il le fait en maître, qui accorde ce qu’il lui plaît. On chante le Te Deum à Notre-Dame, Bonaparte se fait donner le consulat à vie. Encore un peu, et il voudra affermir son pouvoir.

Auparavant, il faut un crime : c’est l’assassinat du duc d’Enghien, dont il a toujours pris l’entière responsabilité et dont il a dit que ç’avait été « un sacrifice nécessaire à sa sécurité et à sa grandeur ». Une fois Enghien fusillé, il avait donné le gage suprême à la Révolution, il s’était mis du côté des régicides. Un homme du Tribunal, un certain Curée, au lendemain du meurtre, s’écria : « Bonaparte s’est fait de la Convention. » Le mot est profond. C’est le même Curée qui proposa le rétablissement de la Monarchie, sous le nom prestigieux d’Empire, dans la personne de Napoléon Bonaparte. Sans le fossé de Vincennes, l’Empire était impossible, et les républicains ne l’auraient pas accepté, de même qu’ils n’auraient pas accepté le Concordat. Il faut toujours se souvenir de cette politique de compensation.


Voici l’apogée de Napoléon : le sacre, le Pape venant de Rome pour donner au petit Corse usurpateur l’huile sainte et la couronne de Charlemagne.

Et pourtant, on peut déjà deviner les fissures de l’édifice. La guerre continue : Austerlitz, soit, mais Trafalgar, où la marine française est perdue. À Tilsitt, la paix est signée avec la Russie : on est en 1807, il n’y a pas de plus beaux jours pour le jeune Empire. Cependant, la situation est grave en Espagne, où Napoléon a établi un de ses frères. La Prusse se révolte. Désormais, la roue de la Fortune semble tourner à une vitesse accrue : Joséphine répudiée, le Corse, à la recherche de garanties, devient le gendre des Césars, épouse Marie-Louise, filleule de Marie-Antoinette et de Louis XVI, fille de l’empereur d’Autriche. En 1811, il lui naît un fils, qui, demain, sera maître de cet État énorme de cent trente départements, du Tibre à l’Elbe, avec le royaume d’Italie, la Confédération helvétique, les États vassaux. Mais l’alliance russe est rompue : Bonaparte part pour cette désastreuse campagne de Russie. À Paris, on annonce sa mort, on proclame la République : personne ne pense, pendant les quelques heures de la conspiration du général Malet, qu’il existe un Napoléon II. Bonaparte n’a pas fondé de dynastie. C’est le signe le plus grave.

Ensuite, c’est la débâcle, la campagne de France, chef-d’œuvre inutile, l’insurrection des maréchaux, l’abdication du 7 avril 1814. L’histoire est finie, l’Empereur disparu, il ne reste plus qu’un roitelet relégué dans une île méditerranéenne. Louis XVIII rentre à Paris.

On sait comment, un beau jour de printemps, l’oublié ressuscita, s’échappa de l’île d’Elbe où il s’amusait à tout réorganiser, débarqua au golfe Juan, gagna Paris. Alors, il retrouva la Révolution, appela à lui l’ouvrier, le paysan, parla des oppresseurs, et marcha au cri de : « À bas les prêtres ! À bas les nobles ! » L’aventure, devant l’Europe coalisée, devait durer cent jours, et finir à Waterloo, malgré les avances aux républicains, malgré un Acte additionnel aux constitutions de l’Empire qui n’est qu’une charte à demi libérale.

Il abdique, il se livre à l’Angleterre, comme Thémistocle au roi des Perses, par une de ces idées à la fois frappantes et livresques qui font de lui le poète de sa destinée. On l’envoie Sainte-Hélène, où il achève sa prodigieuse et consciente épopée par le martyre et par la composition de sa légende. « Il n’y a que mon martyre, disait-il, qui puisse rendre la couronne à ma dynastie. » Il mourut, par une nuit de tempête, le 5 mai 1821.

Il laissait le souvenir le plus extraordinaire dont les hommes aient jamais pu s’éblouir. Les poètes, les chansonniers travailleront à sa légende, pour finir par l’incarner, quelques années plus tard, dans un autre Napoléon, troisième du nom. L’échec de cet autre Bonaparte n’empêchera pas la figure du premier de rester toujours aussi fascinante. Devenu professeur d’énergie, Napoléon est désormais un mythe, que chacun interprète comme il lui convient.

C’est l’exemple le plus extraordinaire du dictateur. Il a dit lui-même, avec son intelligence hors ligne, que son pouvoir était « tout d’imagination ». En effet, il faut que les dictateurs sachent parler aux imaginations pour réussir.

Selon les uns, Napoléon est un génie organisateur. Pour les autres (et jusque dans les proclamations officielles de ses descendants), il est la République personnifiée. Il tenait au pouvoir, à coup sûr, et déclarait l’aimer « en artiste », comme un musicien son violon. Mais il est trop certain qu’il a cherché à sauver ce que la Révolution avait produit de plus caractéristique, et que, sauf à ménager l’ordre apparent, il en avait conservé les résultats les plus nets.

Il est une des images les plus parfaites de la dictature, parce que la dictature, presque toujours appuyée sur les revendications sociales, en conserve certains éléments, mais les inscrit dans une forme rigoureuse et sévère ; parce que la dictature, une fois les premiers moments passés, a presque toujours comme idée essentielle la « fusion » du passé et du présent, sous condition d’une soumission parfaite.

Enfin, il est l’image de la dictature, parce qu’il en a senti lui-même les limites. Il répétait constamment que sa dynastie n’était pas assez ancienne, et que, contre cela, il ne pouvait rien. La conspiration du général Malet lui avait appris, un peu tard, que son fils ne régnerait jamais. À toute force, il essayait d’affermir son pouvoir, de l’étendre dans la durée, au delà de la mort, — cette mort qui est le terme fatal des dictatures. Il faillit y arriver, par le moyen le plus original et le moins réductible en formules : celui de la poésie. Il s’empara de l’empire des âmes. C’était sa suprême carte, et, puisqu’en 1831 le Roi de Rome, duc de Reichstadt mourra obscurément en Autriche, cette carte sera ramassée par son neveu, le fils d’Hortense de Beauharnais et de Louis de Hollande. La partie sera perdue quand même, en 1870, mais Napoléon Bonaparte aura fait tout ce qu’il est possible à un dictateur de faire pour assurer l’avenir de son pouvoir, et même, sans doute, au delà des forces humaines.

Il reste et, sans doute, il restera le plus prestigieux des hommes qui sont sortis de la foule et qui se sont élevés au-dessus d’elle pour la conduire. Et pourtant, quant au résultat final, ne disait-il pas lui-même, avec son réalisme implacable, qu’il eût mieux valu qu’il ne fût pas né ?


NAPOLÉON III

C’est peut-être grâce à la poésie du mythe napoléonien que la France du XIXe siècle, qui avait inauguré son histoire par la plus célèbre dictature de tous les temps, devait la renouveler sous le nom d’Empire. Les Bourbons avaient ramené la paix et restauré les finances. Contre une opinion nationale exagérément sensible, et qui, tout à coup, pour l’Espagne, pour la Belgique ou pour l’Égypte, poussait par la voix de Thiers à la guerre contre l’Angleterre, Louis-Philippe avait maintenu la tranquillité de son pays et de l’Europe. Mais cela ne suffisait pas aux survivants des grandes convulsions, et moins encore à leurs fils. Lamartine résuma tout en un mot assez criminel : « La France s’ennuie. » Il est vrai que la prospérité est ennuyeuse ; les occasions de se distraire et d’embellir la vie n’allaient pas manquer.

Grâce au papier imprimé né dans l’île de Sainte-Hélène, grâce aux chansons, aux romans, aux légendes, aux poèmes, à Hugo, à Béranger, la légende napoléonienne était prête. Un frêle archiduc autrichien — le Fils de l’Homme — était mort à vingt ans. Qui allait porter les espoirs des bonapartistes ?

D’après les règles établies par Napoléon lui-même, c’était au fils aîné de Louis et d’Hortense que devait aller la couronne. Avec son frère, le jeune Napoléon s’enthousiasmait pour les idées nouvelles, tentait peut-être de chercher un trône en Italie. Tous deux devenaient carbonari, conspiraient contre le pape. En 1831, l’insurrection des Romagnes faillit réussir, mais l’aîné fut tué d’une balle au cœur dans les Apennins. Son frère Louis devenait l’héritier de l’Empire.

Ce n’était qu’un jeune homme doux et rêveur, admirateur éperdu du fondateur de la dynastie, et peut-être assez peu apte à recueillir l’héritage. Heureusement, il y avait sa mère. Le cardinal Consalvi avait dit un jour au pape :

— Dans la famille de Napoléon, il n’y avait qu’un homme. Il est en cage. Il ne reste plus rien.

— Il reste la reine Hortense, avait répondu Pie VII.

C’est cette femme aimable, frivole, plus créole encore, semblait-il, que Joséphine, sa mère, mais si intelligente, qui devait refaire l’Empire. Son fils avait écrit (ou a toujours écrit beaucoup dans cette famille) un Manuel d’artillerie, des Rêveries poétiques, des Considérations sur la Suisse. Il restait en relations avec les chefs bonapartistes et les républicains, unis dans la haine des Bourbons et des Orléans. Un jour, il s’imagina que l’heure était venue : il avait gagné un colonel de Strasbourg, crut la garnison à lui, se présenta dans la ville, et fut presque aussitôt arrêté. Hortense fit intervenir ses amis, Mme Récamier en particulier, et on gracia le prétendant, d’une manière adroite et un peu humiliante.

Il s’embarqua pour l’Amérique, et en revint pour voir mourir sa mère, à laquelle il devait tant. Le testament politique d’Hortense est un chef-d’œuvre de sens pratique et d’audace : « Le rôle des Bonaparte, disait-elle, est de se poser en amis de tout le monde. Ils sont des médiateurs… Ne nous fatiguons jamais d’affirmer que l’Empereur était infaillible et qu’il y avait un motif national à tous ses actes… On finit par croire ce qu’on dit à satiété… En France, on a facilement le dessus dans les discussions quand on invoque l’histoire. Personne ne l’étudie et tout le monde y croit… Je vous l’ai dit : surveillez l’horizon. Il n’est comédie ou drame qui, se déroulant sous vos yeux, ne puisse vous fournir quelque motif d’intervenir comme un dieu de théâtre. » Et pour finir : « Le monde peut bien être deux fois pris au même lacet. »

C’est ce qui arriva. Exilé en Angleterre après la mort d’Hortense, Louis-Napoléon publia d’abord en 1839 ses Idées napoléoniennes, où il parle du fondateur de sa dynastie comme d’un dieu. Il y résumait l’essentiel de ses idées : la paix en Europe par la délimitation des groupes ethniques, la conciliation de la liberté et de l’autorité, la distribution des terres incultes, l’accès de la classe ouvrière à la propriété, le libre échange. C’était le moment où le prince de Joinville ramenait en France les cendres de Napoléon. L’occasion, cette fois, était-elle bonne ? Il débarqua à Boulogne, un aigle déplumé sur l’épaule, et fut arrêté plus vite encore qu’à Strasbourg. Il allait sombrer sous le ridicule : une condamnation sévère l’en sauva.

Dans le fort de Ham où on l’enferma, le prétendant bonapartiste travailla. Il écrivit sur l’extinction du paupérisme, sur le canal de Nicaragua, sur l’électricité, sur le sucre de betterave, sur l’artillerie. Pendant six ans, il eut le temps de monter maints projets. En 1846, il apprit que son père se mourait, et prépara son évasion, qui réussit d’une manière assez simple : il sortit du fort de Ham sous la blouse que lui avait prêtée un ouvrier maçon du nom de Badinguet. Le sobriquet en resta au neveu du grand Empereur.

Les événements allaient lui ouvrir l’accès du pouvoir. En 1848, c’est la chute de la monarchie, la République, Louis-Napoléon est candidat à la présidence. Il l’emporte par cinq millions et demi de voix sur sept millions de votants.

Il lui restait à rétablir l’Empire. Il ne s’y décida qu’au bout de trois ans, assez satisfait, au fond, de son ascension rapide, scrupuleux aussi sur le serment qu’il avait fait de respecter la Constitution. Pourtant, l’Assemblée se méfie de lui, refuse d’augmenter sa liste civile et d’amender les textes pour permettre sa réélection. C’est alors qu’il songe à un coup de force contre les députés dont la majorité était d’ailleurs monarchiste mais n’avait pu s’entendre pour ramener la monarchie, étant divisée en légitimistes et orléanistes.

Le coup d’État du 2 décembre 1851 est demeuré un modèle de coup d’État fait « à l’intérieur » du pouvoir. Les hommes qui l’ont accompli sont Persigny et surtout Morny, qui était, dit-on, le fils adultérin du général de Flahaut et de la reine Hortense, par conséquent le propre demi-frère du futur Empereur.

Tout fut préparé pour donner le change. La veille du coup d’État, anniversaire d’Austerlitz, le prince-président donnait une soirée à l’Élysée. Ni Morny, ni Persigny n’y parurent. Ils n’arrivèrent que sur le tard, lorsque les derniers visiteurs furent partis. Le prince distribua les rôles, chargea Morny de l’Intérieur, donna à Persigny mission d’occuper le Palais-Bourbon, au général de Saint-Arnaud d’organiser l’état de siège, à M. de Maupas d’arrêter quelques personnalités gênantes : Cavaignac et Thiers entre autres.

Le lendemain matin, Louis-Napoléon sortit à cheval, accompagné de Saint-Arnaud et du vieux roi Jérôme, le frère de Napoléon, avec lequel il venait de se réconcilier. Il traversa Paris, revint à la présidence, acclamé à peu près partout. On lui annonça qu’on avait enfermé à la caserne d’Orsay deux cent vingt députés. La résistance légale avait été nulle. Le lendemain, les députés de la gauche tentèrent d’organiser des barricades. La répression fut assez dure, et « l’opération de police un peu rude » dont on a parlé plus tard menaça un instant de mal tourner. Certains départements se rebellèrent.

Saint-Arnaud, Persigny et Morny donnèrent alors des ordres sévères ; on mit en état de siège trente-deux départements, on arrêta cent mille citoyens, on expulsa quatre-vingt-quatre députés.

Le 20 décembre, le suffrage universel, par sept millions et demi de voix contre six cent mille, approuvait Louis-Napoléon Bonaparte et lui confiait la présidence pour dix ans. La dictature était ratifiée.

Un an après, après une campagne de discours assez habile, et l’affirmation répétée que « l’Empire, c’est la paix », le président relevait le titre d’Empereur. La République, encore une fois, avait disparu.

Pendant les dix-huit ans de son règne, Napoléon III s’efforça à la fois de réaliser ses propres idées, humanitaires et sociales, et de maintenir sa dynastie. À l’extérieur, il soutint le fameux principe des nationalités, aida à la constitution du royaume d’Italie, intrigua maladroitement en Allemagne et pratiqua avec Bismarck, qui se jouait de la naïveté, la vaine « politique de pourboires » qui devait le laisser isolé à la fin de son règne. Il engagea enfin ses troupes dans la désastreuse aventure du Mexique, où il pensait établir un Empire en faveur de Maximilien d’Autriche. À son bénéfice, il faut noter qu’il réunit à la France, en 1860, la Savoie et le comté de Nice.

À l’intérieur, l’Empire fit une besogne mêlée. L’administration, habilement réorganisée suivant les principes napoléoniens, donna en général satisfaction. L’Exposition de 1867 sembla marquer l’apogée du nouveau régime, accepté par l’ensemble du pays. L’opposition des républicains et des exilés, dont le plus notable était Victor Hugo, n’y pouvait rien.

Les épigrammes de Rochefort célèbres à Paris n’avaient presque pas d’écho en province. L’Empire restait solide, mais le dictateur couronné doutait de lui-même et de son règne. Il s’abandonnait à la fatalité et la maladie l’affaiblissait. Un mot de lui, une boutade, en dit long sur son état d’esprit :

— Comment voulez-vous que les affaires marchent ? L’impératrice est légitimiste, je suis républicain, il n’y a que Persigny qui soit bonapartiste.

Lorsqu’il se fut décidé à adoucir un régime assez absolutiste, sans liberté de la presse, et sans régime parlementaire véritable, on crut que l’Empire libéral, succédant à l’Empire autoritaire, allait lui donner la durée. Le plébiscite de 1870 prouva encore à Napoléon que le pays était avec lui. Trois mois plus tard, par les manœuvres de Bismarck, la guerre éclatait. La France, mal armée, mal préparée, sans alliés, s’y lança témérairement. À Sedan, la deuxième dictature napoléonienne s’achevait par un désastre qui pour longtemps devait discréditer en France le pouvoir personnel.

Toutefois, pour les dictateurs futurs, Napoléon III avait laissé un exemple et une expérience : il avait fait confiance au suffrage universel contre les parlementaires et le suffrage universel lui avait donné raison. Plébiscite est même resté synonyme de dictature. En 1889, le général Boulanger, à son tour, faillit réussir par le bulletin de vote, mais il négligea de s’emparer du pouvoir lorsque la foule parisienne était pour lui. Son entreprise échoua. Si bien que, pour la France, et du moins jusqu’à ce jour, on peut dire que, si les révolutions se font dans la rue, les coups d’État ne sont que du modèle 18 Brumaire ou 2 décembre, c’est-à-dire organisés à l’intérieur par des hommes qui sont déjà au gouvernement.

C’est presque un axiome. On pourra utilement s’en souvenir.