Les Dictateurs/Histoire abrégée mais fantastique des dictatures de l’Amérique Latine

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Denoël et Steele (p. 135-187).

HISTOIRE ABRÉGÉE
MAIS FANTASTIQUE
DES DICTATURES
DE L’AMÉRIQUE LATINE



L’Amérique latine a toujours été le pays rêvé de la dictature, ou de ce qu’un écrivain vénézuélien a nommé le césarisme démocratique. Si l’on pouvait remonter assez loin dans le cours des temps, et si l’histoire précolombienne était débarrassée des hypothèses souvent fragiles qui l’encombrent, on se rendrait sans doute aisément compte que, dès avant l’arrivée des Espagnols et des Portugais, les grands Empires établis par leurs prédécesseurs étaient fondés sur le gouvernement d’un seul, et pourtant presque toujours hostiles à l’hérédité monarchique, contrairement à ce qu’ont cru les premiers écrivains qui ont traité de cette histoire.

Nous n’avons pas l’intention de remonter à ces époques où la fable se mêle à la réalité. Comme tous les peuples, ceux de l’Amérique du Sud et de l’Amérique Centrale ont eu leurs héros éponymes, personnalités à demi légendaires, qui ont vraisemblablement exercé ce que nous nommons aujourd’hui dictature, en mêlant au sens de ce mot un sens religieux. C’est ainsi que les Aztèques, dont le grandiose Empire s’étendit de la péninsule du Yucatan sur tout le Mexique, reconnaissent pour fondateur de leur nation le héros Tenoch, qui mourut au milieu du XIVe siècle. C’est peut-être à Tenoch qu’ils durent leur constitution, d’une cruauté d’ailleurs exemplaire, et qui s’accommodait du gouvernement d’un chef unique. C’est grâce à lui que la petite tribu des Aztèques s’empara des villes riches fondées dès le VIIe siècle, atteignit son apogée sous le règne de Montézuma le Grand, premier du nom. Comme il y eut un second Montézuma par la suite, cher aux hommes du XVIIIe siècle parce qu’il fut victime des Espagnols, on a cru parfois qu’il s’agissait d’une dynastie. Mais l’idée de dynastie était étrangère aux chefs mexicains, et certains historiens ont plutôt rapproché leur forme de gouvernement de la dictature bonapartiste, puisqu’il s’agissait d’un gouvernement à la fois monarchique, électif et plébiscitaire, où le Conseil des Notables et des Anciens jouait le rôle d’une Chambre des pairs ou d’un Sénat.

Mais les Aztèques n’étaient pas seuls à connaître cette civilisation strictement organisée : en Amérique Centrale, les Mayas, en Bolivie et au Pérou les Aymaras et les Quichuas, étaient gouvernés à peu près suivant les mêmes principes. Aujourd’hui les ethnologues retrouvent chez eux de curieuses préfigurations de sociétés marxistes. Au XIe siècle, l’Empire des Incas fut fondé au Pérou par les Enfants du Soleil, Manco Capac et sa sœur Manco Huaco, sur les ruines de l’Empire des Aymaras. L’organisation, avec les terres divisées en lots, y était rigoureusement communiste. Ce qui n’empêchait point les chefs, ou Incas (ils étaient deux, un chef temporel et un chef religieux), d’avoir une situation privilégiée et de posséder la moitié du sol, cultivée par un prolétariat traité avec beaucoup de dureté.

Lorsque les Espagnols arrivèrent, la lutte qui les mit aux prises avec les différentes puissances autochtones ne fut donc pas, comme on pouvait le croire au XVIIIe siècle, la lutte entre un oppresseur sanguinaire et des peuples naïfs épris de liberté. Ce fut une guerre acharnée entre nations également orgueilleuses, entre deux civilisations fondées sur la force. Il faut se pénétrer de cette idée assez simple si l’on veut avoir quelques clartés sur l’histoire future de l’Amérique, obscurcie par tant de légendes et tant de passions. Jamais le gouvernement populaire, tel que nous l’entendons à la mode libérale, n’a pu réussir dans ces pays, pas plus au temps de leur histoire autonome que sous la conquête européenne ou pendant l’indépendance. Sans avoir jamais (sauf, d’une manière éphémère, au Brésil) implanté de dynastie, ils ont toujours été ballottés d’une dictature à une autre dictature, et n’ont trouvé la paix que lorsque le pouvoir central, parfois injuste, parfois cruel, a été assez fort. C’est ce que nous apprendra l’histoire des différentes nationalités de l’Amérique.


LE MEXIQUE

Le Mexique, grâce au haut degré de civilisation auquel étaient parvenus les Aztèques, était fortement organisé lors de l’arrivée des Espagnols. Le chef était alors Montezuma II, qui se faisait adorer comme un dieu, dilapidait les trésors de l’État et écrasait son peuple sous les impôts. Il n’avait rien du héros idyllique mis à la mode par nos philosophes. Lorsque Fernand Cortez envahit ses États, le conquistador espagnol eut tôt fait de mettre à profit les rivalités et les haines soulevées par ce tyran. Cortez s’empara de Mexico, Montezuma fut fait prisonnier, et, un jour qu’il tentait de s’interposer entre les envahisseurs et ses sujets pour engager ces derniers à cesser le combat, il fut criblé de flèches et de pierres et périt le 30 juin 1520. Bien loin d’être honorée, sa mémoire est aujourd’hui bafouée par les Mexicains et il est considéré comme un traître. Les réputations sont aussi fragiles que les opinions.

Le héros de l’indépendance perdue, le Vercingétorix mexicain, dont la statue gigantesque se dresse sur la place principale de Mexico, fut alors un jeune homme de vingt-cinq ans, Cuauhtemoc, l’Aigle qui descendit, qu’on appelle aussi en Europe Guatimozin. Guatimozin réussit à faire autour de sa personne l’unité des diverses nations autrefois soumises aux Aztèques. Cortez détruisit Mexico, et Guatimozin se rendit à lui, comme Vercingétorix à César. Il fut traité quelque temps avec égard, puis, afin de lui arracher le secret des trésors royaux, Cortez le tortura et finalement le pendit. Il est considéré aujourd’hui comme le plus pur héros de la résistance nationale, et le premier qui ait fait du Mexique une patrie. C’est possible mais nous n’en savons rien.

Sur le gouvernement des envahisseurs qui donnèrent au Mexique le nom de Nouvelle Espagne, nous n’avons pas à nous étendre. On l’a apprécié sévèrement, avec une passion excessive. Il est trop certain que les conquérants se rendirent coupables de forfaits. Mais bientôt, les premiers moines franciscains arrivèrent, protégèrent les Indiens, élevèrent des écoles et des hôpitaux, et commencèrent une œuvre de civilisation admirable. Quelques vice-rois, dans une succession assez mêlée, composèrent des figures humaines et belles : ainsi Antonio de Mendoza, Luis de Velasco, émancipateur des Indiens, l’archevêque Payo de Rivera. Il faut se dire que ces vice-rois jouissaient d’un pouvoir à peu près sans contrôle, pourvu que les mines rapportassent au gouvernement de Madrid assez d’argent. Il faut donc leur faire honneur, ou déshonneur, suivant le cas, des mesures qu’ils prirent à l’égard du pays qu’ils administraient en tout-puissants proconsuls.

Au début du XIXe siècle, la propagande des Encyclopédistes français, qui avaient choisi l’Espagne, l’Espagne des moines et de l’Inquisition comme symbole de toutes les dépravations de l’esprit, ne tarda pas à porter ses fruits au Mexique. L’exemple de la Révolution française, la dynastie légitime, celle des Bourbons, détrônée à Madrid au profit de Joseph Bonaparte, les querelles scandaleuses entre Charles IV et son fils Ferdinand, achevèrent de jeter le trouble dans les esprits et de les préparer à l’idée de l’indépendance mexicaine.

C’est un curé de village, Miguel Hidalgo, qui leva le drapeau de l’insurrection et proclama l’autonomie de son pays le 16 septembre 1810.

Devant le curé Hidalgo, l’historien reste perplexe. Pour les uns, il s’agit d’un héros national, de la gloire la plus éclatante du Mexique après Guatimozin. Pour les autres, il s’agit d’un fourbe servi par les circonstances, d’un triste sire perdu de vices répugnants. Les passions ne sont jamais mortes, quand il s’agit d’expliquer ce qu’a été l’ancienne Amérique espagnole.

C’était un Espagnol d’origine, curé du petit village de Dolorès. Il est de fait qu’il planta des mûriers pour l’élevage des vers à soie, et des habitudes aussi bucoliques ont toujours attendri jusqu’à l’indulgence les cœurs républicains. Le gouvernement, fier et jaloux des soies espagnoles, fit détruire les mûriers. Don Miguel planta des vignes qui subirent le même sort.

À ce moment, une femme de Queretaro, doña Josefa Ortiz, préparait une conspiration. Hidalgo s’aboucha avec elle, afin de mettre fin aux persécutions dont ses mûriers étaient victimes, et, après que doña Josefa, dénoncée, eut été arrêtée, il proclama l’indépendance du Mexique. Il n’avait alors avec lui que quelques officiers et dix hommes armés de sabres. Sa proclamation est connue sous le nom de Cri de Dolorès.

Comme c’était un dimanche, il fit sonner la messe et accrut sa petite troupe des fidèles qui le suivirent. Puis il passa, de village en village, au cri de : « Vive Notre-Dame de Guadelupe et mort aux Espagnols. » Le curé se proclama bientôt capitaine général, remporta quelques victoires, échoua cependant devant Mexico et ordonna l’abolition de l’esclavage sur tout le territoire, sous peine de mort. Ce décret ne fut d’ailleurs pas mis à exécution.

Par malheur, si l’on en croit d’autres historiens, ce pauvre vicaire savoyard du Mexique avait des rentes annuelles de quatre cent mille francs de notre monnaie et ne songeait qu’à faire régner sur le Mexique une sorte de théocratie démagogique dont il eût été le souverain. Il s’appuyait sur les revendications sociales des paysans, mais donnait des fêtes royales, auxquelles présidait sa maîtresse.

Quoi qu’il en soit, le 17 janvier 1811, les royalistes défirent les hordes du curé révolutionnaire à Calderon, et Hidalgo fut fusillé le 1er août de la même année.

Un autre curé, aussi diversement jugé, lui succéda : ce fut Don José Maria Morelos y Pavon. Il avait un certain talent militaire et remporta sur les royalistes (qui n’étaient pas tous des Européens, mais aussi bien de bons Mexicains) une suite de petites victoires. Ses meilleurs lieutenants portaient de beaux noms : l’un se nommait Bravo, et l’autre Matamoros.

Le curé Morelos proclama à nouveau l’indépendance du Mexique (qui n’en était peut-être pas très convaincu) et l’abolition de l’esclavage. Par malheur, on l’accuse d’avoir rétabli sous un autre nom une sorte d’Inquisition plus farouche que l’ancienne, et d’avoir préparé des lois contre les étrangers à qui le séjour de l’Amérique devait être interdit parce qu’ils mettaient en péril « la pureté de la Sainte Vierge ». Sans vouloir prendre parti entre ces deux interprétations, nous dirons seulement que, comme le curé Hidalgo, le curé Morelos finit par être pris et fusillé en 1813.

L’activité religieuse et sociale de ces deux révolutionnaires s’éloigne fort, il faut le dire, des idées de la Révolution française. Elle est d’une couleur beaucoup plus espagnole et, on l’a vu, semble plutôt inspirée par une sorte de foi que par la raison. En tout cas, il est bon de dire qu’entre les armées du vice-roi et les hordes des deux curés, il n’y avait pas de différence de sang. Les guerres de l’indépendance ont été des guerres civiles, auxquelles des Mexicains, de chaque côté de la barricade et de l’autel, ont pris part. C’est que le fond de l’affaire était beaucoup plus social que politique, et les dictateurs improvisés l’avaient bien compris.

Les querelles intestines de l’Espagne eurent par la suite leur répercussion dans le pays. Les uns acceptèrent la Constitution libérale et rationaliste de Ferdinand VII, les autres protestèrent et réclamèrent le retour des Jésuites expulsés. Le haut clergé prit alors parti pour la liberté, le plan du soulèvement fut élaboré par l’inquisiteur, et la franc-maçonnerie interdit, sous peine de mort, à ses membres d’y prendre part. Aujourd’hui, elle prétend avoir tout fait pour affranchir le Mexique.

En réalité, la guerre fut menée par le colonel Iturbide, devant qui toutes les villes s’ouvrirent. Par malheur, Iturbide vainqueur ne voulut pas offrir la couronne du Mexique indépendant à un Bourbon. Il se proclama Empereur, et la franc-maçonnerie, soudoyée par les Anglo-Saxons, le détrôna et le fusilla en 1823. La République fédérale fut proclamée, sur le modèle de la République des États-Unis de l’Amérique du Nord. Elle entraîna toute une série de luttes, de guerres civiles, où les coups d’État militaires succédaient aux pronunciamentos. Certains États se déclarèrent indépendants. En 1857, le Mexique établit la séparation de l’Église et de l’État, nationalisa les biens du clergé, suspendit le paiement de la dette étrangère. C’est à ce moment que Napoléon III entreprit la désastreuse campagne du Mexique, afin d’établir sur le trône d’Empereur l’archiduc Maximilien d’Autriche.

Très vite, l’affaire tourna mal. Toutes les forces du pays se groupèrent autour d’un Indien, Benito Juarez, qui à douze ans ne savait pas lire. Juarez battit Maximilien à Queretaro et l’y fusilla en 1867, puis garda le pouvoir jusqu’à sa mort, pendant cinq ans. Il ne se maintint d’ailleurs que grâce à une autorité assez dure et ne réussit pas à réprimer les guerres civiles continuellement suscitées par les partis, par les États-Unis, par la franc-maçonnerie. Son successeur ne fut pas plus heureux.

Il fallut attendre 1877 pour que le Mexique connût une période de prospérité relative, sous le gouvernement de son dictateur le plus célèbre et le seul bienfaisant. Porfirio Diaz avait combattu contre les États-Unis et était devenu général. Quand il fut élu président de la République, à quarante-sept ans, il n’y avait pas une piastre dans les caisses de l’État. Après trois ans de présidence, Porfirio Diaz avait réorganisé l’administration, noué des relations amicales avec les puissances étrangères, établi des chemins de fer, le télégraphe, construit des routes. Tout cela était trop beau, et le successeur de Diaz, le général Gonzalez, pris d’une fièvre d’émulation, se lança dans une politique de grands travaux qui mena rapidement le Mexique à la ruine. En 1884, on rappela précipitamment Porfirio Diaz. Il procéda alors à une sévère revision des lois et des habitudes financières, il contracta un emprunt, réduisit le traitement des fonctionnaires, les subventions aux chemins de fer. Cependant, il continuait ses grands travaux. Grâce à sa prudence, on ne tarda pas à supprimer progressivement les mesures d’économie rendues obligatoires par la crise, et le Mexique put connaître enfin une prospérité réelle. Il est inutile de dire que Porfirio Diaz fut réélu Président plusieurs fois.

Mais les hommes sont mortels, et les pouvoirs personnels ne durent pas plus que la vie d’un homme. Lorsque son chef le plus célèbre eut disparu, le Mexique retomba dans ses querelles intestines et ses convulsions. Il ne semble pas qu’il soit encore près d’en sortir.

Toutefois, l’expérience de Porfirio Diaz peut être considérée comme originale. On aura vu avec lui la dictature d’un ingénieur-économiste, une dictature scientifique et, en quelque sorte, polytechnicienne, dans un pays qui n’avait guère changé depuis les conquistadors. C’est vraiment la preuve que tout est concevable et possible.


L’AMÉRIQUE DU SUD

L’Amérique du Sud, sous la domination espagnole, confond tout d’abord son histoire avec celle du Mexique. Mêmes excès dans la conquête, même introduction des nègres afin de remédier à l’insuffisance des races autochtones, même organisation — et même partialité, ensuite, dans l’interprétation des faits. On sait que les Jésuites, au moins au Paraguay, où ils mirent sur pied l’organisation semi-communiste des Réductions, protégèrent les Indiens Guaranis et fondèrent bel et bien les civilisations chrétiennes de l’Amérique du Sud. Quelques vice-rois surent également donner à certaines régions une prospérité relative, malgré le mauvais état de l’administration. Il faut croire que tout n’était pas si condamnable dans la domination espagnole, puisque, au moment des guerres d’indépendance, la lutte fut menée par les habitants du pays beaucoup plus que par les soldats envoyés d’Europe. Aujourd’hui, tous les historiens impartiaux le reconnaissent, et Simon Bolivar lui-même avouait dans ses lettres privées qu’il avait eu beaucoup de mal, pour les besoins de la propagande, à déguiser une vaste guerre civile en guerre contre l’étranger. Pendant tout le temps des combats, l’Espagne n’envoya pas plus de quinze mille hommes en Amérique. Il fallait donc, pour prolonger la bataille, qu’un grand nombre de colonisés fût sincèrement royaliste. On en convient seulement aujourd’hui.

C’est l’entrée à Madrid de Joseph Bonaparte qui, comme au Mexique, donna le signal du soulèvement. On prit les armes pour Ferdinand VII. Bientôt les rivalités particulières s’en mêlèrent, et des députés de province, réunis à Caracas, proclamèrent le 5 juillet 1811 l’indépendance du Venezuela, première république. Et quelle République ! C’est ce que nous verrons tout à l’heure. Peu à peu, l’insurrection gagna les autres pays, le Chili, le Pérou, l’actuelle Argentine. Des hordes parcoururent bientôt les villes et les campagnes ; les curés de village, excités par les exemples mexicains, soulevèrent les Indiens et les noirs. L’Espagne, dévorée de luttes intérieures, ne sut pas agir à temps. Il est vrai que bientôt elle allait se heurter à un homme de grande envergure, au véritable héros de l’Amérique du Sud, libérateur du continent, à Simon Bolivar.

Simon Bolivar était né à Caracas en 1783, d’une riche famille. Il avait fait ses études à Madrid, voyagé en Europe et aux États-Unis. Marié et veuf dès dix-huit ans, il se trouvait dans ses domaines lorsque la révolution éclata. Après d’obscures intrigues, il se réfugia à Curaçao, y rassembla une petite armée de proscrits, et tenta de délivrer tout d’abord sa patrie, le Venezuela. En 1813, il battit le royaliste Monteverde et prit Caracas. Il y entra sur un char triomphal traîné par douze jeunes filles, dans un enthousiasme indescriptible. Ayant affermi son pouvoir par des exécutions sommaires, il prit le titre de dictateur des provinces occidentales du Venezuela, et songea dès lors à pousser plus loin ses conquêtes.

Contre lui, se dressait un homme farouche, Boves, qui constitua une armée de bouviers ou llaneros, sous le nom de Légion Infernale, et tenta de lui arracher le pouvoir afin de le conserver aux souverains espagnols. Boves le battit si bien que Bolivar dut s’enfuir en barque, et ne put songer à reprendre sa marche en avant que lorsque Boves fut tué dans une bataille. Ses soldats firent d’ailleurs au chef de la Légion Infernale des funérailles dignes de lui : on égorgea sur sa tombe les femmes, les enfants et les vieillards de la ville d’Uriqua.

Cependant, un peu partout, la cause de l’indépendance gagnait du terrain. La vice-royauté de Buenos-Ayres s’était constituée en État indépendant. Montevideo, dernier espoir des royalistes, avait capitulé. Bolivar, à la tête d’une armée reconstituée, remporta quelques victoires et reconquit bientôt le Venezuela, proclamé république une et indivisible. On lui offrit un roseau surmonté d’une tête d’or, « emblème de l’autorité suprême dans un pays qui peut ployer sous le vent de l’adversité, mais qui ne sombre pas ».

Il venait d’ailleurs de trouver un lieutenant dans la personne de la plus grande figure de l’Amérique latine après lui-même, Paez. Paez, comme Boves, était un llanero. Il était même Indien et devenu l’idole des gauchos qu’il rallia vite à la cause de l’indépendance dont ils étaient d’abord très éloignés. On racontait sur lui des choses surprenantes : il chassait les royalistes en lâchant sur eux des buffles sauvages ; il inondait les prairies ; il avait pris dans les grands fleuves plusieurs canonnières à la nage avec ses hommes à cheval ; il pouvait tuer à la lance jusqu’à quarante hommes. À la tête des llaneros de la plaine d’Apure, Paez devint bientôt la terreur des adversaires de l’indépendance.

Sous les bannières de Bolivar, toujours proscrit, toujours passant de la victoire à la fuite, on venait s’enrôler de partout, d’Angleterre, de France, d’Écosse. Il empruntait de l’argent, échappait à des attentats. Malgré la valeur certaine du général Morillo, son adversaire, Bolivar accomplissait des coups de main audacieux, traversait les Andes par la saison des pluies, s’emparait de Bogota, fondait en 1819 la République de Colombie unie au Venezuela. En 1825, après le Chili, l’Uruguay, le Paraguay, Buenos-Ayres, le Pérou devenait libre, L’Espagne perdait toutes ses terres. Et parmi les drapeaux enlevés aux régiments qui combattaient pour sa cause, s’en trouvait un qui avait bien son prix ; c’était celui avec lequel François Pizarre, trois cents ans auparavant, était entré dans la capitale des Incas, — lesquels, en somme, avaient pris leur revanche.

Après avoir quelque temps gouverné le Pérou en qualité de dictateur, Bolivar revint en Colombie. Il y était soupçonné de vouloir instaurer la monarchie à son profit, ce qui lui valait de nombreuses inimitiés, et l’obligeait à parler assez fréquemment en public de « l’horreur » que lui inspirait le pouvoir suprême. En tout cas, il désirait vivement constituer une assemblée d’États sud-américains, ou tout au moins créer un organisme commun, afin de protéger plus activement les nouvelles indépendances. Il ouvrit en 1826, à Panama, un grand Congrès, qui n’aboutit à rien. Le vrai dessein de Bolivar était sans doute de réunir la Colombie, le Pérou, la Bolivie, l’Argentine et le Chili en une immense République dont il eût été le chef et qui eût pris le nom d’États-Unis du Sud. Le ministre des Affaires étrangères du Pérou devina le projet. Paez, qui avait le commandement militaire du Venezuela, manœuvra contre Bolivar. Le Congrès panaméricain échoua, et la méfiance commença. Le Pérou rejeta la constitution bolivienne, la Bolivie, qui avait pris par reconnaissance le nom du Libérateur, s’en débarrassa également. Un complot faillit lui ravir la Colombie. Il finit par s’éloigner, et mourut le 17 décembre 1830, abreuvé d’amertume et de chagrin, non sans avoir vu la Colombie se séparer en trois États : Colombie, Venezuela et Équateur.

Avec lui disparaissait le plus grand dictateur de l’Amérique du Sud, et aussi sa figure la plus énigmatique. On a fait de Bolivar le symbole de l’homme d’État républicain, alors qu’il est évident qu’il rêva toute sa vie d’une dictature impériale, étendue sur de vastes terres. On l’a dépeint comme un penseur humanitaire, nourri des philosophes du XVIIIe siècle, alors que l’homme était âpre, violent et ne reculait devant aucune exécution et aucun acte sanguinaire. Et pourtant ce violent était aussi, très certainement, un homme tendre dans sa vie privée, et capable de bonté et de charité dans sa vie publique. Il y a chez lui, dans un ensemble indiscutablement génial, de l’observateur et du rêveur, un farouche llanero comme Boves ou Paez, un législateur souvent profond, un connaisseur de la nature humaine.

Aujourd’hui, on commence à comprendre que le dictateur colombien était avant tout un positiviste, un réaliste. Il a écrit de dures phrases sur les codes « fabriqués par de doux visionnaires qui, imaginant des républiques aériennes, ont voulu s’élever à la perfection politique en présupposant la perfectibilité du genre humain ». Malgré ses déclarations républicaines, il était aussi opposé que possible à la démocratie, et la définissait comme un état de choses « si débile que le moindre embarras le bouleverse et le ruine ».

On pourrait tirer de ses pensées le plus sévère réquisitoire contre le gouvernement parlementaire :

« La liberté indéfinie, la démocratie absolue sont les écueils contre lesquels sont allées se briser toutes les Républiques…

« Il ne faut jamais oublier que l’excellence d’un gouvernement ne consiste pas en sa théorie, mais en ce qu’il est approprié à la nature et au caractère de la nation pour laquelle il est institué.

« Il ne faut pas laisser tout au hasard et à l’aventure des élections ; le peuple se trompe plus facilement que la nature perfectionnée par l’éducation.

« Les cris du genre humain sur les champs de bataille et dans les assemblées tumultueuses sont des témoignages élevés vers le ciel contre les législateurs inconsidérés qui ont pensé qu’on peut impunément faire des essais de constitutions chimériques.

« Le gouvernement démocratique absolu est aussi tyrannique que le despotisme. »

Quant à ceux qui font de Bolivar un élève de la Révolution française, on pourrait leur mettre sous les yeux quelques lignes où il déclare que « la nation la plus instruite de l’univers antique et moderne n’a pu résister à la violence des tempêtes inhérentes aux théories pures. Si la France européenne, toujours souveraine et indépendante, n’a pu supporter le poids d’une liberté infinie, comment sera-t-il donné à la Colombie de réaliser le délire de Robespierre et de Marat ? Peut-on même songer à un pareil somnambulisme politique ? Législateurs, gardez-vous bien d’être comparés, par le jugement inexorable de la postérité, aux monstres de la France ! »

Aussi Bolivar fut-il toujours indigné, dans son réalisme politique, de voir les États de l’Amérique du Sud adopter des constitutions toutes faites, fondées sur l’abstraction, et qui n’étaient point créées pour eux. Ce qu’il eût voulu, ce que les écrivains de l’Amérique latine ont nommé la théorie bolivarienne, c’est le système d’un partisan de « l’hérédité sociocratique » à la manière d’Auguste Comte, et avant Auguste Comte. Il eût voulu, s’inspirant sans doute en cela de la coutume des Antonins à Rome, qu’à la tête de chacune des Républiques qu’il avait créées, il y eût un président à vie et nommant son successeur. Ainsi pensait-il concilier le pouvoir absolu et la durée, apanage des monarchies héréditaires, en se passant de l’hérédité.

On n’a pas suivi toutes les idées de Bolivar. Pourtant, dans les États successeurs de son État idéal, on est revenu peu à peu au dictateur. Le dictateur, dans ces pays de plaines et de chevaux, c’est le chef des llaneros, c’est le maître des gauchos, le candillo. Le candillo (on parle même couramment de candillisme), c’est le führer ou le duce des Vénézuéliens, des Équatoriens. Dans chacun des États américains a paru, à un moment donné, la monarchie sans couronne, dont Bolivar reste comme le théoricien exemplaire, tandis que divers élèves et imitateurs la pratiquent.


LA COLOMBIE

Après l’éloignement et la mort de Bolivar, la République de Colombie, réduite à la Nouvelle-Grenade, eut pour chef le général Santander qui maintint la paix. Mais après son départ et sa mort, la guerre civile désola le pays et se maintint en permanence pendant un quart de siècle. Il se trouva même un élu conservateur, le docteur Osfina, pour penser qu’il était bon que toutes les théories fussent essayées, afin que le pays pût faire l’expérience pratique des divers systèmes de gouvernement. On se doute que la Colombie ne s’en privât point, et marcha rapidement à la ruine. Quelques dictateurs éphémères tentèrent bien de rétablir l’ordre. Ils furent très vite renversés par les partis. Il fallut attendre 1880 pour trouver un véritable candillo, le docteur Nunez.

Le docteur Nunez était un libéral : il renforça pourtant le pouvoir central, et obtint un relèvement économique. Le fait le plus curieux de ses quatorze années de pouvoir fut l’accord avec l’Église catholique. Nunez était incroyant, mais il comprit que seul le clergé pouvait l’aider à sauver le pays. « Il vit clairement, comme l’a écrit un écrivain vénézuélien, que l’unique tête visible de l’unité colombienne était alors l’archevêque de Bogota, parce que là où n’arrivaient pas les ordres du gouvernement national parvenaient ceux du prélat ; et ne croyant pas ou croyant peu à peu à l’influence divine, il crut aveuglément à celle de l’Église catholique, et il s’allia avec elle pour rétablir dans sa patrie la stabilité et la tranquillité sociale. » Il revint ainsi à l’antique constitution des Incas, avec l’accord entre le Zaque, chef séculier, et le Lama, chef religieux. « C’est l’union du Zaque et du Lama, représentés en plein XIXe siècle par Nunez et l’archevêque Paul, qui vint dominer l’anarchie et rétablir l’ordre. »

Cette dictature dura quatorze ans, jusqu’à la mort de Nunez. Elle fut sans débat possible l’âge d’or de la Colombie.


LE VENEZUELA

Le Venezuela est la patrie de Bolivar et du plus pittoresque des candillos, celui que l’on a comparé à un Khan tartare, le célèbre Paez, qui, lorsqu’il arriva au pouvoir, ne savait pas se servir d’une fourchette pour manger à table. Au Venezuela, le clergé ne joue pas un rôle aussi important qu’en Colombie. En revanche, les sentiments d’égalité y sont très vifs, et un César d’origine populaire ne pouvait que rencontrer l’adhésion des masses.

Chose extraordinaire, Paez, ce chef de hordes, se révéla comme un très habile homme d’État, tel, jadis, Robert Guiscard dans l’Italie du Sud. De l’épouvantable anarchie créée par la guerre civile, Paez s’efforça, dès ses débuts à la présidence en 1831, de faire naître une nation. Réélu ou rappelé plusieurs fois au pouvoir, le rude partisan, qui avait réussi, avec ses llaneros, à soulever tout un peuple pour l’indépendance, puis à fomenter le mouvement séparatiste qui divisa le Venezuela et la Colombie, fit de son pays le plus civilisé des États de l’Amérique du Sud. Il eut promptement raison des derniers partisans de l’unité colombienne et s’attacha immédiatement à la réorganisation financière. À côté de lui, un ministre de l’Intérieur actif et ambitieux, Rojas, le soutenait de ses conseils. Par malheur, il succomba dans des querelles soulevées par ses adversaires et ses amis, jaloux de son pouvoir, et dans une guerre civile fédéraliste. Il ne mourut qu’en 1873, exilé à New-York, et âgé de quatre-vingt-trois ans.

Sous l’autorité de ses successeurs, dont le plus important est Falcon, le pays fut longtemps à retrouver le calme. Malgré l’attrait que peut présenter la figure à demi barbare du gaucho Paez, il faut dire qu’il a sans doute manqué au Venezuela un sens plus vif de ses intérêts nationaux et des partis moins acharnés. Cependant, ce n’est que sous la vigoureuse dictature de ses chefs provisoires que le Venezuela a pu connaître la prospérité. Après des luttes interminables, il s’y fixa par deux fois pour une durée assez longue, en 1875 d’abord, sous le pouvoir de Guzman Blanco. C’est ce dictateur qui, à son lit de mort, prononça ce mot célèbre : comme son confesseur lui demandait de pardonner à ses ennemis, il répondit : « Je ne peux pas ; je les ai tous tués. »

Vint ensuite le prodigieux Castro qui, dans son ignorance et sa fatuité, provoqua les plus grandes puissances européennes et s’attira une démonstration navale de l’Allemagne et de l’Angleterre. Enfin, en 1913, commence la présidence de Juan Vicente Gomez. À l’heure qu’il est, Juan Vicente Gomez est toujours au pouvoir. Il a réorganisé les finances, l’armée et l’administration, et, avec une poigne vigoureuse, donné la paix à son pays. Son gouvernement est si prudent et si sage que les dettes intérieures ont été amorties. Les richesses naturelles du Venezuela suffisent à alimenter le budget et les Vénézuéliens sont vraisemblablement les seuls habitants d’un État moderne, avec ceux de Monaco, qui n’aient pas d’impôts à payer. Il est vrai que l’exploitation du pétrole y est pour beaucoup. Le gouvernement du Venezuela est original. C’est la dictature à l’huile lourde.


L’ÉQUATEUR

Comme le Venezuela, l’Équateur se sépara de la République de Colombie en 1831. Il ne fut jamais agité par les querelles du fédéralisme, mais seulement par les luttes des partis conservateurs et démocrates. Comme la plupart des autres pays de l’Amérique du Sud, la guerre civile y a été à peu près continuelle, interrompue seulement par le pouvoir généralement éphémère d’un dictateur provisoire. Les premiers furent Juan Flores, compagnon de Bolivar, et Rocafuerte, qui se révéla bon administrateur, mit de l’ordre dans les finances, organisa l’instruction publique, créa un code civil et un code pénal, renoua avec l’Espagne. Flores revint ensuite au pouvoir, fut renversé, mena la guerre contre l’autorité nouvelle et finalement prépara le chemin de la présidence pour son gendre, Gabriel Garcia Moreno, né en 1841.

La dictature de Moreno, homme instruit et de caractère assez libéral, fut bienfaisante pour l’Équateur. C’est à lui qu’on doit la création de routes, de ports, d’hôpitaux et d’écoles. Malheureusement, ces travaux coûtaient fort cher, et le dictateur fut obligé de prescrire le cours forcé du papier-monnaie, ce qui fit décroître sa popularité. On sut bientôt qu’afin de porter remède à la crise financière, Moreno avait formellement recherché le protectorat de la France, puis celui de l’Espagne. Un concordat signé avec Rome, et très avantageux pour l’Église, acheva de ruiner son prestige. Des querelles extérieures avec la Colombie, avec le Pérou, l’ébranlèrent encore. Néanmoins, Moreno se maintint à la présidence de longues années, soutenu par le clergé. Il fut assassiné à coups de couteau en 1874. Sous sa dictature si discutée, il faut pourtant convenir que l’Équateur a connu une prospérité sans précédent. C’était un homme violent et sans scrupules, qui n’avait peut-être même pas pour son pays l’amour jaloux qui semble de règle. Mais ce fut un administrateur hardi, à qui la hardiesse profita, puisque les finances, à sa mort, étaient florissantes. D’autre part, l’homme privé, d’une foi très vive, était digne de respect. Sans la protection du clergé, qui développa ses missions et la christianisation des Indiens, il n’aurait pu se maintenir au pouvoir. Peut-être aussi eût-il été mieux jugé par les historiens républicains, qui lui ont gardé une vive rancune d’avoir rappelé sur cette terre « de liberté » les moines qui l’avaient jadis asservie, c’est-à-dire civilisée.


LA BOLIVIE

La Bolivie, ancien Haut-Pérou, avait pris le nom de République de Bolivar ou Bolivie, par admiration pour le Libérateur, qui fut nommé Protecteur et Président. Le général Sucre, qui avait commandé l’armée de l’indépendance, donna son nom à la capitale de Chuquisaca. C’est Bolivar qui rédigea la Constitution, connue sous le nom de Code bolivien, et qui est le texte le plus important de sa pensée politique.

Un suffrage à plusieurs degrés nommait trois Chambres : Les Tribuns, le Sénat et les Censeurs, gardiens de la Constitution et arbitres entre les deux organismes. Quant au pouvoir exécutif, il devait être exercé par un président à vie, assisté d’un vice-président nommé par lui et son successeur de droit. L’exercice provisoire de ce pouvoir fut remis par Bolivar au général Sucre. Tout cela était bien trop beau.

Nous avons vu que la Bolivie ne tarda pas à se séparer de son libérateur, et à rejeter sa Constitution. C’est le général Santa-Cruz qui lui en donna une nouvelle, avant de laisser s’engager son pays dans des guerres funestes avec ses voisins, et en particulier le Pérou.

La suite est d’une confusion et d’une monotonie qui fatiguent. Sans cesse, les généraux vainqueurs s’emparent du pouvoir pour un an ou six mois et, bien vite, cèdent la place aux généraux qu’ils avaient vaincus la veille. Dans cette succession rapide de gouvernements et de partis, d’hommes et d’idées, la conscience nationale elle-même semble s’effacer. Seule l’armée compte, et le chef qui dispose d’elle. Des États de l’Amérique du Sud, la Bolivie est celui pour lequel Bolivar semble avoir eu une tendresse particulière. Il avait encore rédigé pour elle une Constitution assurément perfectible, mais qui mettait à la première place l’ordre, le pouvoir et la continuité. Ce sont les vertus que la Bolivie semble s’être appliquée à renier avec le plus de constance.


LA RÉPUBLIQUE ARGENTINE

La République Argentine, après les querelles entre fédéralistes et unitaires qui suivirent aussitôt la proclamation de son indépendance, ne tarda pas à connaître, elle aussi, la dictature toute puissante d’un candillo, servi par une bande de gauchos racolés dans la plaine et prêts à tout, le célèbre Don Juan Manuel Ortiz de Rosas.

C’est le plus original des dictateurs de l’Amérique latine. Ce n’en fut pas le plus doux.

Il avait trente-cinq ans en 1828, lorsqu’on commença à parler de lui, et il avait passé toute sa vie dans les domaines de sa famille, parmi les gardiens de troupeaux. En 1820, il avait déjà entraîné ses hommes au secours des unitaires ; en 1827, il soulevait ses paysans pour les fédéralistes. En 1829, il était nommé gouverneur et capitaine général de Buenos-Ayres. En prenant le pouvoir, il déclara :

— Vous m’avez choisi pour gouverner selon ma science et ma conscience, j’obéis. Ma conviction sera mon guide, la faire prévaloir sera mon devoir.

Ce fut une dictature assez rude. Il commença par faire aux unitaires une guerre sans merci et d’une cruauté banale en ces pays. Mais il mit fin aussi aux incursions des sauvages indiens des pampas du Sud, et la popularité de Rosas, servie par une presse habilement dirigée et censurée, devint considérable dans le peuple.

Il se fit donner par la Chambre « toute la puissance publique », puis un plébiscite confirma son pouvoir. Tous les cinq ans, Rosas pria la Chambre de le rendre au repos, et tous les cinq ans la Chambre lui décerna de nouveaux honneurs. Il demeura dictateur jusqu’en 1852.

Les gauchos le surnommaient le Washington du Sud, bien qu’il ne ressemblât guère à son modèle. C’était en tout cas un homme d’une intelligence vive et d’une grande puissance de travail. Il s’occupait lui-même de tout : armée, police, finances, presse, administration, diplomatie. La plus stricte discipline régnait autour de lui ; et ses adversaires lui ont longtemps reproché ses exécutions massives. Il n’avait pas de scrupules, mais une sorte de cruel génie d’invention dans le terrorisme. Un matin, dans les rues de Buenos-Ayres, des marchands ambulants criaient : « Des pêches ! Des pêches ! » Quand on s’approchait de leurs paniers, on y trouvait des têtes fraîchement coupées, celles de rebelles condamnés à mort la veille.

Rosas finit par tomber devant une insurrection des provinces, soutenues par le Brésil. Après une lutte brève mais acharnée, il s’enfuit sur un vaisseau anglais et se réfugia en Irlande avec sa fille. Quoiqu’il ait toujours revendiqué le titre de fédéraliste, il n’avait guère tenu compte du droit des provinces. Buenos-Ayres eut désormais dans la politique argentine la part prépondérante, et Rosas n’a pas peu contribué à faire du grand port ce qu’il est devenu. Mais son pouvoir réellement despotique et ses méthodes de répression impitoyable avaient lassé ses administrés. L’étranger s’en mêla et on oublia ce qu’on lui devait.

Par la suite, de guerre civile en guerre étrangère, l’Argentine a eu la destinée commune des peuples de l’Amérique du Sud, malgré son exceptionnelle fortune commerciale. C’est-à-dire que des candillos plus ou moins éphémères s’y sont succédé avec rapidité et que le pays n’a pu trouver la paix véritable que lorsque le gouvernement était suffisamment stable. Ainsi le général Julio Roca, pendant trente ans, fut le véritable arbitre de la politique nationale. Il mit en pratique la loi bolivarienne au point de nommer son successeur, et fit toujours triompher le candidat officiel : c’est ce que les Argentins ont nommé les postérités présidentielles. Pour cette raison, même lorsque Roca n’était pas au pouvoir (de même que Nunez en Colombie), il était le chef véritable du pays, son dictateur secret.


URUGUAY ET PARAGUAY

Le plus petit État de l’Amérique du Sud, l’Uruguay, n’échappe pas à la loi commune : Manuel Oribe, en 1835, puis Pereira ou Bernardo Berro ont été de véritables dictateurs, comme l’ont été ensuite Flores ou Ellauri. Par malheur pour ce pays, aucun d’eux n’a eu assez de force pour maintenir l’ordre pendant longtemps contre les luttes des factions et les guerres avec les puissances étrangères.

Le Paraguay semble tout d’abord faire exception. Jusqu’en 1865, cette ancienne et fort extraordinaire création des jésuites vit dans une paix profonde, indifférent aux passions politiques, à l’écart des autres peuples. Il était gouverné, il est vrai, par un étrange personnage, Francia, élu dictateur suprême et perpétuel depuis 1814.

L’idée la plus chère de Francia semble avoir été d’isoler le Paraguay du reste du monde. Tout voyageur qui débarquait était emprisonné : certain botaniste demeura dix ans dans un cachot.

Par ailleurs, Francia était un homme assez âgé (il avait alors cinquante-neuf ans), très instruit, et qui avait failli être prêtre. Généreux de ses deniers, avare des ressources publiques, il n’aimait point l’Église, à laquelle il avait failli appartenir. Cependant il lui emprunta le principe d’isolement qui avait été celui des Jésuites.

En fait, il maintint la paix et l’ordre, ce qui, dans ce continent, est un chef-d’œuvre assez rare pour réclamer notre admiration. Il fit faire de grands progrès à l’industrie et organisa l’échange et le commerce des produits agricoles au bénéfice de l’État. Comme l’isolement total était peu favorable au commerce, il ne tarda pas à se départir de sa sévérité primitive. Mais il conserva un droit de regard sur toute transaction publique et privée. C’était un système économique un peu étrange.

Francia perça des routes, mit en état la défense des villes, fonda un port militaire, organisa l’armée et se donna une forte garde personnelle, car il craignait pour sa vie. Il vivait avec son barbier, comme le Louis XI de la légende, et quatre esclaves. À soixante-dix ans, il épousa une jeune Française.

Généralement vêtu d’un habit galonné et taillé, pensait-il sur le modèle de celui de Bonaparte, ce vieil homme fit régner sur le Paraguay une dictature totale dont bien peu de pays peuvent offrir le modèle. Constamment sous la crainte de nouveaux complots, il ordonnait que, lorsqu’il passait dans les rues, on se jetât la face contre terre. Autour de lui, la terreur régnait. À quatre-vingt-trois ans, le 20 septembre 1840, il mourut, après avoir failli assommer son médecin. Ainsi finit ce personnage insolite, qui reste un problème dans l’histoire des dictatures.

Il eut pour successeur son neveu Antonio Lopez, puis le fils de celui-ci, Solano Lopez, qui tenta de se dégager de la politique de Francia et mit le Paraguay en relations avec les peuples de l’Amérique et de l’Europe. La guerre extérieure, par malheur, devait abattre le pouvoir de cette étrange dynastie et ruiner le pays pour longtemps.


LE PÉROU

Le Pérou avait reçu en 1826 la même Constitution que sa voisine la Bolivie, et devait également s’en débarrasser bientôt. Ses premières années sont remplies par des luttes entre ses divers dictateurs, Gamarra, Lafuente, Vivanco. Ces dictateurs avaient en outre des femmes intrépides, amazones à demi indiennes, qui, lorsque l’énergie de leur mari venait à faiblir, se mettaient à la tête des troupes, la plume au vent, et s’emparaient des villes. Doña Cypriana Vivanco enflamma tous les cœurs, fut chantée par les poètes et présida aux courses de taureaux. La brève dictature de Vivanco fut une dictature de cours d’amour.

Il eut le malheur d’exiler certain général, fils d’Indien nomade et chef de légions comme Paez et qui, après l’intermède du préfet Elias, devait bientôt s’emparer du pouvoir. C’était Ramon Castilla, homme énergique, simple dans ses idées, admirateur du principe d’autorité et qui comprit vite, comme Bolivar et Paez, la nécessité d’établir un gouvernement fort. De 1844 à 1862, il dirigea la politique nationale, affermit la paix, protégea l’instruction, créa une marine. Il libéra les esclaves, travailla à l’émancipation et à l’éducation des Indiens. C’est lui qui le premier songea à l’exploitation méthodique du guano. L’argent n’a pas d’odeur.

Castilla avait repris à son usage personnel la devise de Louis XIV : L’État, c’est moi. Lorsqu’il décida que le moment était venu de songer au repos, il choisit lui-même son successeur, suivant la loi bolivarienne. Après lui, une suite de présidents assez sages maintint l’ordre parmi de graves difficultés, dont une guerre avec l’Espagne. Castilla mourut en 1867, après avoir essayé de soulever le pays contre le général Prado.

En 1872, Manuel Prado prenait le pouvoir et s’occupait activement de la réforme de l’armée, de l’organisation municipale, de la suppression des fonctionnaires inutiles, et, comme tous les dictateurs, du problème financier. Les finances du Pérou étaient fort obérées et le guano n’y suffisait plus. L’État s’adjugea le monopole du salpêtre et intensifia de telle sorte la culture du guano qu’il en tira bientôt les trois quarts de ses revenus. Malgré la guerre avec le Chili, qui devait être si dure, on doit dire que c’est à Castilla et à Prado que le Pérou doit sa prospérité.


LE CHILI

Le Chili a eu tout d’abord, après les premières crises, une existence relativement paisible. C’est une sorte de république aristocratique, où la masse du peuple vit, comme au temps de la domination espagnole, dans l’état de fermier ou d’ouvrier agricole et suivant des mœurs patriarcales. Aussi le Chili a-t-il souvent été proposé en exemple aux autres nations américaines. Un des fondateurs de la patrie, San Martin, ami de Bolivar, et président d’ailleurs éphémère, y implanta assez vite les idées et les exemples de l’illustre Libérateur.

Mais l’homme qui eut le plus d’influence sur la destinée du Chili, bien que son passage ait été bref, fut Portales. Il est l’inspirateur de la charte de 1833 et s’efforça de faire réélire le premier président, Soreto. Il ne tarda pas à disparaître de façon tragique, mais cet homme simple et peu instruit avait fait beaucoup pour son pays. La réforme du clergé, des cours de justice, la création des gardes nationales, l’organisation de la police, et surtout la confiance ranimée, tels sont les titres de Portales à la reconnaissance nationale. Comme plus tard Moreno à l’Équateur, et Castilla au Pérou, Portales a été pendant un moment l’âme de son pays. À la fin du siècle, le président Georges Montt, libéral et anticlérical, tenta de rassembler autour de lui les patriotes et y réussit dans une certaine mesure. Mais il n’a pas eu la fortune de Portales.

D’ailleurs, tous ces dictateurs éphémères, grands hommes dans leur pays, ne sont guère, au dehors, connus que des philatélistes, leur effigie ornant de nombreux timbres-poste.


LE BRÉSIL


Le plus vaste des États de l’Amérique du Sud, le Brésil, a eu une destinée particulière. C’est une ancienne colonie portugaise, et le portugais y est toujours la langue officielle. Fuyant l’armée française, la cour de Portugal vint en 1808 demander asile à son opulente colonie du Nouveau-Monde. En 1815, le Brésil était érigé en royaume. En 1817, à Pernambuco, le curé Ribeiro, lecteur de Condorcet et qui « ne respirait que pour la liberté », fomenta une insurrection et proclama la République. On trouva la tête du curé Ribeiro au bout d’une pique dans les rues de Pernambuco, mais Jean VI, empereur et roi du Brésil et du Portugal, fut inquiet. Lisbonne le réclamait, son fils Don Pedro lui conseillait des concessions. En 1821, Jean VI s’embarqua pour le Portugal, laissant la régence à son fils âgé de vingt-deux ans. En 1822, la séparation était accomplie entre l’Europe et l’Amérique, et Don Pedro proclamé empereur constitutionnel du Brésil.

Le Brésil fut donc seul en Amérique à conserver pendant de longues années une dynastie. Mais, pour leur hardiesse et leur intelligence, les princes de la Maison de Bragance, implantés dans un pays qui n’était pas le leur, méritèrent le titre de dictateurs et rois. Don Pedro écrivit à son père qu’ériger le Brésil en monarchie indépendante était le seul moyen de le conserver à sa Maison, l’Angleterre pria Jean VI de renoncer à toute velléité de représailles, et la rupture fut consommée.

Nous dirions de nos jours que Pedro était une sorte d’homme de gauche. Il s’était même proclamé grand maître de la franc-maçonnerie, mais dès qu’il fut sûr de son pouvoir il fit fermer les loges maçonniques et prononça la dissolution de la première Assemblée constituante. Au milieu de révoltes partielles et des difficultés soulevées par l’Angleterre en 1825, il héritait en outre, par la mort de Jean VI, de la couronne de Portugal. Il abdiqua en faveur de sa fille Doña Maria, ce qui ne manqua pas de soulever diverses querelles européennes, dont la France et l’Angleterre eurent à se mêler. En 1831, après une loi qui restreignait les libertés de la presse, la capitale se souleva et Don Pedro dut abdiquer en faveur de son fils, âgé de six ans. Par une mesure bizarre, il instituait pour tuteur de cet enfant le chef du parti démocratique, alors exilé à Bordeaux.

En 1841, le jeune empereur Pedro II, âgé de quinze ans, fut solennellement couronné. Peu après, il établissait son pouvoir réel. Pedro II fut un empereur d’esprit moderne, très intelligent et très adroit, qui sut manœuvrer parmi les écueils des partis pour conserver sa couronne et l’ordre dans sa patrie. Il y respecta la liberté de la presse, comprenant fort bien qu’il était très important d’avoir pour lui les journaux, et il sut conserver l’apparence du régime parlementaire. On pensait qu’il régnait et ne gouvernait pas. Il n’en a pas moins eu une influence considérable sur la nation. Une guerre contre Rosas, une guerre contre le Paraguay n’ont pas troublé la tranquillité générale de son long règne. Il sut dénouer avec habileté les crises religieuses toujours dangereuses, et abolit en 1852 la traite des noirs qui existait encore. En 1871, on affranchit les fils d’esclaves. On n’abolit complètement l’esclavage qu’en 1888.

C’est par l’empereur Pedro II que l’immigration étrangère fut favorisée. Les Allemands en particulier entrèrent en masse au Brésil et ne furent pas sans créer un état de choses légèrement inquiétant. Certains journaux donnèrent à entendre qu’il pourrait y avoir là un jour une menace séparatiste.

À la fin du règne de Pedro II, et bien que le Brésil eût assumé une partie de la dette portugaise, l’état financier était bon, les dépenses médiocres, l’armée et la marine en bon état et le budget se soldait en excédant. Malheureusement, en 1889, l’empereur, devenu aveugle, ne s’occupait presque plus des affaires. Il était très populaire, mais les officiers, par une sorte de révolution de palais préparée dans les Écoles militaires, travaillèrent à le déposséder de son pouvoir. Les intellectuels, qui s’étaient convertis à une sorte d’amalgame de libéralisme et de comtisme sous l’influence de Benjamin Constant, se joignirent à eux. À la fin de l’année 1889, la République fut proclamée et la famille impériale exilée. La dictature sanglante de Floriano Peixoto devait la faire regretter. Elle dura d’ailleurs peu d’années, et le Brésil connut par la suite les diverses alternatives du régime parlementaire.

L’Amérique latine, dont nous venons d’esquisser une histoire trop brève, est la terre qui peut le plus clairement nous enseigner les dangers de l’anarchie. Aucun de ses États, sauf le Brésil, n’a de dynastie royale. Aucun ne possède d’aristocratie véritable. Il faut, pour vivre, pour s’affranchir de l’effroyable tyrannie des partis et des luttes entre les différents éléments ethniques et sociaux, un moyen de salut. Ce moyen, c’est la dictature. Sans dictature, il n’y a que guerre civile et anarchie.

Le penseur le plus profond de l’Amérique du Sud, Simon Bolivar, alors que tout le monde autour de lui croyait encore aux doctrines du XVIIIe siècle, alors que les disciples de Rousseau croyaient « qu’on fait un peuple comme on fait une serrure » et que « les sociétés sont dans les mains du législateur comme l’argile dans celles du potier », Simon Bolivar pensa qu’il fallait adapter les Constitutions aux caractères nationaux.

Les seules dictatures qui aient réussi, dans l’Amérique latine, sont celles qui ont pu durer, qui ont eu la force pour elles et qui se sont montrées à la fois paternelles et solides. Elles sont presque toujours d’origine populaire. Un Paez, un Rosas, un Castilla sortent des pampas. Ils se révèlent vite comme des hommes d’État, peu gênés par des conceptions morales. Malgré leurs excès, c’est grâce à eux que des nations trop jeunes, sans cesse agitées, ont pu se former et se perpétuer. L’histoire romanesque des pires d’entre eux contient des détails qui font frémir. Ils ont gardé les peuples comme ils gardaient leurs troupeaux, ils les ont dressés comme ils dressaient des chevaux.

Nouvel avis aux pays qui ne veulent pas être exposés à subir les duretés des gouvernements d’exception. C’est de ne pas se mettre dans le cas d’en avoir un besoin indispensable.