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Les Dictateurs/Période contemporaine

La bibliothèque libre.
Denoël et Steele (p. 189-293).

PÉRIODE CONTEMPORAINE

LES DICTATEURS BOLCHEVIKS

Antécédents et préparation
de la révolution russe

La Russie, au cours du XIXe siècle, avait été la terre classique du terrorisme. Un de ses meilleurs souverains, Alexandre II, le tsar libérateur, avait péri assassiné. L’Occident ne savait d’ailleurs pas très bien ce qu’étaient ces révolutionnaires, confondus en bloc sous le nom de nihilistes. Ce qui était clair c’était leur violence et leur ténacité.

La police et la justice, brutales mais débordées, souvent arbitraires et maladroites, distinguaient mal entre les comparses et les meneurs. On pendait parfois des collégiens de seize ans pour ne condamner de dangereux agitateurs, tel Vladimir Ilitch Oulianov, le futur Lénine, qu’à un exil bénin de quelques années en Sibérie.

L’intelligentzia, à la suite de la plupart des écrivains russes de l’époque, était presque toute acquise à la lutte contre le tsarisme. Dès 1896, « l’Association de Combat » formée par Lénine, groupait plus d’une centaine d’orateurs, tous intellectuels.

Grâce au fanatisme de ces militants, exprimé par la devise « Tout ou rien », et l’importance de leurs services d’espionnage, les idéologies extrémistes ne cessaient de gagner du terrain, en dépit de la censure et de toutes les forces de répression, tandis que les innombrables assassinats, attentats contre les voies ferrées, contre les banques, enfin les grèves sanglantes fomentées sous tous les prétextes, accoutumaient les partisans au risque, à l’action directe, créaient une tradition et une expérience révolutionnaires.

Cette propagande s’exerçait naturellement avant tout sur le prolétariat nouveau de Saint-Pétersbourg et des centres industriels comme Bakou, et le loyalisme monarchique manifesté dès l’abord par les ouvriers dans leurs revendications, ne pouvait résister longtemps aux menées vigoureuses des « associations de combat ».

Le ralliement des socialistes russes à l’orthodoxie marxiste était chose accomplie dès 1897. Le nihilisme, qui avait inspiré notamment les crimes du fameux « Comité exécutif », n’appartenait plus désormais qu’au passé, mais ses violences avaient trempé les âmes des futurs bolcheviks.

En 1903, un congrès ouvert à Bruxelles puis transporté à Londres, constituait le « Parti social-démocrate ouvrier de Russie ». Sur cinquante-huit délégués, on ne comptait que quatre travailleurs manuels.

Dès leurs premières assemblées, ces intellectuels s’épuisèrent en controverses, en discussions sur lesquelles tranchaient brutalement les exigences et les calomnies froidement calculées du chef de ces débats, Lénine, déjà résolu à incarner le parti et à en écarter les irrésolus et les purs théoriciens.

Quelques mois plus tard, le parti se divisait définitivement en minoritaires ou menchéviks, et majoritaires ou bolcheviks, groupés autour de Lénine. Celui-ci n’avait encore que trente-trois ans.

La guerre russo-japonaise de 1904-1905 allait fournir aux révolutionnaires l’occasion de manifester leur force.

Le 22 janvier 1905, deux cent mille ouvriers, sous la conduite du moine Gapone, porteur d’une supplique, se rendent en cortège, sans armes, devant le Palais d’Hiver. Ils sont accueillis par une fusillade qui fait plusieurs centaines de morts.

Ce « dimanche rouge » alluma l’insurrection. Les désastres de Port-Arthur, de Moukden, de Tsoushima, les lourdes pertes en soldats, la disette, minent le prestige du régime jusque dans la bourgeoisie, défaitiste dès le début de la guerre. Le peuple se soulève spontanément aux quatre coins de l’empire. La série rouge continue, assassinat du Grand-Duc Serge, oncle du tsar, à Moscou, grèves simultanées de plusieurs millions de travailleurs, combats de rues dans tous les centres industriels, incendies et pillages dans les campagnes. L’année 1905 est, pour l’empire, une véritable année de guerre civile. En Pologne, en Arménie, le mouvement prend la forme d’un séparatisme nationaliste. Les marins se mutinent à Sébastopol et à Cronstadt.

En octobre, Lénine repasse subrepticement la frontière. Le désordre qui s’étend à toute la Russie atteint son point culminant.

Caché à Moscou, Lénine travaille à organiser la révolution. Comme il répudie la levée en masses informes, il met au point une méthode d’insurrection militairement conduite par de petits groupes de révolutionnaires professionnels sur des objectifs déterminés. Bien dirigés par eux, moins de deux mille ouvriers tiennent tête neuf jours durant à l’armée du général Doubasov, dix fois supérieure en nombre. Ils finissent cependant par succomber sous le nombre.

Et tandis que la révolte gronde encore de la mer Blanche à la mer Noire, Lénine, jugeant déjà que la partie est manquée pour cette fois, indifférent aux rumeurs qui le font taxer de désertion, passe la frontière de Finlande et va préparer sa revanche dans l’exil.

Ces premiers résultats ont réconforté les révolutionnaires émigrés, dont l’activité ne se ralentit pas. Le parti bolcheviste est définitivement constitué en 1912, avec un Comité central de sept membres.

Pendant sept ans, soit à Paris, soit à Zurich, Lénine, petit bourgeois correct, effacé, qui va lire dans les bibliothèques les philosophes et surtout les stratèges allemands, travaille avec une confiance opiniâtre à forger l’instrument de la révolution. Méthodiquement, il épure le parti des opportunistes, des phraseurs, des « aventuristes » (sous-entendu : à la Trotzky), de tous les doctrinaires suspects de quelque croyance aux mythes démocratiques. À ceux qui ne voient de salut que dans l’unité du socialisme, il répond après Karl Marx « que l’insurrection est un art » et qu’il lui faut une bande de professionnels de la Révolution. Aux partisans d’une révolution par la méthode démocratique, il réplique « que la Révolution est incontestablement la chose la plus autoritaire qui soit ». Après les journées révolutionnaires, il prévoit même les hommes indispensables pour les journées de contre-révolution. Il soutient « l’inexorable nécessité de la dictature, pour briser les résistances de la bourgeoisie, frapper de terreur les réactionnaires, maintenir l’autorité du peuple armé ». Cette dictature sera « un pouvoir qui s’appuie directement sur la force ». Il n’hésite pas à dire que « le régime nouveau ne durera que grâce à la plus sanglante des tyrannies ». Tout cela au hasard de controverses qui semblent inintelligibles aux militants de la lointaine Russie, mais permettent à Lénine de recruter ses plus aveugles partisans, d’affermir sa doctrine, de préciser ses buts, d’aiguiser son inflexible volonté.

Le tocsin de 1914 étouffe le bruit des grèves qui avaient repris de plus belle. La mobilisation russe s’effectue dans l’ordre. Sous l’influence de Jules Guesde, les social-démocrates, menchevistes et socialistes révolutionnaires, se rallient presque unanimement à l’union sacrée, à la défense contre le militarisme allemand.

Lénine les raille brutalement : il ne veut voir dans la guerre « qu’une lutte entre négriers qui se disputent leur bétail », et il affirme que la seule solidarité réelle du prolétariat est dans l’hostilité à toute défense nationale, sans distinction de camp. Il est d’ailleurs convaincu que « cette guerre, c’est la Révolution ».

Les événements lui donneront bientôt raison. La décomposition intérieure de l’Empire s’accélère par le défaitisme. La trahison, l’espionnage et la concussion sont partout. Le moral de l’armée et du peuple fléchit de mois en mois. La Douma n’est pas sûre. Le tsar, plein de bonne volonté, est isolé et impuissant. La majeure partie de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie l’a abandonné. Chacun conspire de son côté : les uns pour instaurer une régence, les autres pour établir un régime républicain.

Le 6 mars 1917, il y a 43 degrés au-dessous de zéro à Saint-Pétersbourg. Toutes les canalisations de chauffage ont éclaté, les trains sont immobilisés. La farine n’arrive plus. Pourtant, jamais les milieux socialistes n’ont moins songé à la révolution. Le 8 mars, au matin, un certain Kerensky, député socialiste-révolutionnaire, affirme qu’une émeute est impossible pour l’instant.

Cependant, à midi, elle éclate sans préméditation. Les ouvriers se sont mis en grève, ils ont pillé les boulangeries. Le 9, tous les faubourgs sont en rumeur. La garnison compte cent mille hommes. Mais les cosaques tirent sur la police au lieu de charger la foule. La plupart des régiments fraternisent avec les manifestants. En cent heures, le régime tsariste est renversé par une poussée irrésistible. Nicolas II abdique le 11, à son quartier général. Les grands-ducs hissent le drapeau rouge sur leurs palais. La garde impériale passe au camp des révoltés. La révolution est faite et n’a pas coûté cinq cents morts.

Les prolétaires se sont soulevés seuls. Cette absence de chef se fait aussitôt sentir. La Douma forme servilement un gouvernement provisoire dont le principal ministre est Kerensky. Parallèlement, se crée un soviet des ouvriers et des soldats, menchéviks pour la majorité. Ces deux organismes inconciliables se partagent bizarrement le pouvoir et entrent en conflit dès le 14 mars. Le gouvernement provisoire décide sans discussion de continuer la guerre. Le soviet lance un manifeste de paix aux peuples du monde entier.

Les mois qui suivent ajoutent au désordre. La guerre continue, en vertu du principe qu’une démocratie doit lutter contre l’impérialisme allemand. La crise économique s’aggrave. Le gouvernement provisoire louvoie, temporise, retarde de semaine en semaine la convocation d’une Assemblée constituante dont tout le monde espère le salut. Le soviet cherche « un équilibre entre la démagogie et la réaction ». Les lois agraires si attendues ne viennent pas.

Lénine a reçu en Suisse les nouvelles de Saint-Pétersbourg. Comment va-t-il regagner la Russie ? Il étudie aussitôt plusieurs plans. L’État-Major allemand, qui a compris quel précieux auxiliaire il aura dans ce doctrinaire famélique, entouré d’une trentaine de disciples intransigeants, lui accorde le passage à travers le territoire germanique — mais dans un wagon plombé ! La bande arrive à Saint-Pétersbourg le 3 avril, accueillie avec enthousiasme par la fraction bolchevik.

Dans son premier discours, Lénine réclame tout le pouvoir pour les soviets d’ouvriers au lieu d’une république parlementaire ; la suppression de la police et de l’administration ; la déchéance du gouvernement provisoire qu’il tient pour oligarchique ; la fraternisation avec les Allemands sur le front. Ces projets consternent les bolcheviks et excitent l’ironie des social-démocrates, dont les journaux affirment que Lénine débite trop de niaiseries pour être dangereux.

Au milieu de juillet, des émeutes d’ouvriers, de soldats et de marins se rallument à Saint-Pétersbourg, à Cronstadt, ayant pour mot d’ordre la formule léniniste : « Tout le pouvoir aux Soviets. » Kerensky, effrayé, appelle des généraux du front avec soixante mille hommes pour briser le mouvement. Il y parvient. On peut croire qu’il va faire maintenant la contre-révolution. Les modérés respirent. Lénine, accusé de haute-trahison, doit encore une fois franchir la frontière. Il part pour la Finlande, déguisé en chauffeur et sous une perruque rousse. Mais il emporte dans sa fuite la certitude de son succès prochain.

En effet, Kerensky s’embourbe de semaine en semaine dans une rhétorique impuissante, essayant de faire peur à la révolution avec les généraux, et aux généraux avec la révolution.

Bientôt, il commet une faute irrémédiable. Le général Kornilov, fatigué par ses atermoiements, marche sur Saint-Péterbourg. Kerensky, aux abois, fait rouvrir les prisons aux matelots et aux soldats bolcheviks qu’il a arrêtés en juillet et les lance contre le général. Kornilov se rend d’ailleurs avant d’avoir combattu. Mais Kerensky est désormais suspect aux social-démocrates, et les bolcheviks retrouvent leur liberté dans la rue.

Désormais, Lénine, de sa retraite, pousse de toutes ses forces à l’action rapide. Dans les premiers jours d’octobre, le crâne toujours orné de sa perruque rousse, il rentre en Russie et se cache dans un faubourg de la capitale.

Le gouvernement provisoire est en liquéfaction complète. Sa droite et sa gauche l’abandonnent. L’armée se débande. Le front attend la paix d’un jour à l’autre. On compte deux millions de déserteurs répandus à travers le pays. Le désordre est à son comble dans Pétersbourg dont les rues sont envahies nuit et jour par une foule compacte et où les meetings succèdent aux meetings.

Cependant, Kerensky toujours malheureux dans ses prophéties, déclare martialement : « Je ne désire qu’une chose, que les bolcheviks viennent. Je les abattrai. Toute la Russie est avec nous. Rien à craindre. » Incapable de faire arrêter la commission militaire, qui travaille fiévreusement à l’Institut Smolny, il se contente de disposer les vingt mille hommes sûrs de la garnison devant les édifices publics.

Mais Trotzky, avec qui Lénine s’est réconcilié et qui est, en fait, le tacticien de l’armée bolchevique, ne songe pas à s’emparer de ces édifices. Qu’en ferait-il ? Bien plus subtil, il a décidé de s’attaquer aux services techniques de l’État : centrales des télégraphes et des téléphones, hôtel des postes, centrale électrique, gares. Depuis une dizaine de jours, il en fait dresser les plans par des équipes de militants déguisés en ouvriers. Trotzky ne juge pas utile la grève générale (les syndicats sont d’ailleurs hésitants et divisés). Le désordre constant de la rue suffit à paralyser la vie. Il n’a guère plus d’un millier d’hommes sous ses ordres, mais divisés en escouades, avec des secteurs d’opérations et des objectifs bien définis : « Pour s’emparer de l’État moderne, il faut une troupe d’assaut et des techniciens, des équipes d’hommes armés commandés par des ingénieurs. »

Le 24 octobre, date choisie pour le Congrès des Soviets, Trotzky donne l’ordre du coup de main. Les gardes rouges emportent sans difficulté les ponts, les télégraphes. Les matelots prennent les gares, les gazomètres, la centrale électrique. Des autos blindées assurent la liaison entre les différentes équipes. À six heures du soir, le gouvernement provisoire, coupé de ses communications avec le reste du pays, se réfugie au Palais d’Hiver. Toute la ville est dehors. Personne ne se rend compte que les bolcheviks ont virtuellement le pouvoir, pas même Lénine qui trouve que les opérations traînent, redoute un échec et perd son sang-froid. Mais le 25, les troupes de Trotzky, appuyées par le canon du croiseur Aurora, enlèvent le Palais d’Hiver. Kerensky s’en enfui. Lénine ôte enfin sa perruque et apparaît devant le Congrès des Soviets qui l’acclame et proclame la déchéance du gouvernement provisoire.


Lénine Dictateur

Les mêmes circonstances anarchiques qui avaient permis à Lénine de prendre le pouvoir allaient entraver l’installation et le développement de la révolution.

Le programme bolchevik, abondamment défini par avance, était multiple : réunion sans délai d’une Assemblée constituante ; suppression de la peine de mort ; reconnaissance de leur indépendance aux nationalités existant dans le cadre de l’ancien Empire ; distribution de la terre aux paysans ; abolition de la police, de l’armée permanente et du fonctionnarisme ; suppression des privilèges ; égalité des traitements et salaires ; concurrence pacifique des partis politiques dans le sein des soviets.

Aucun des points de ce programme tout abstrait ne pouvait être réalisé.

Les bolcheviks, pour la plupart, s’étaient persuadés que le triomphe de leur parti, la défection de l’armée russe et la fraternisation sur le front auraient sur tous les belligérants une influence décisive, qu’à leur exemple on se déciderait partout à une paix sans vainqueurs ni vaincus, tandis que le prolétariat mondial se dresserait pour la lutte de classes.

Les terribles exigences des Allemands leur apportèrent une de leurs premières déceptions. On fait traîner les pourparlers. Beaucoup, comme Trotzky, se déclarent partisans d’une guerre révolutionnaire plutôt que d’une paix honteuse avec les féodaux prussiens. Mais un ultimatum de Berlin les oblige à se rendre à l’évidence : on ne peut combattre avec une armée que l’on a déjà pris le soin de désagréger par la propagande marxiste. Si on ne cède pas aux Allemands, ils vont menacer dangereusement la révolution en envahissant tout le pays. Étouffant les murmures de la plupart de ses collaborateurs, Lénine leur fait comprendre qu’il n’y a plus à choisir, que l’on ne peut pas obtenir une paix meilleure, et qu’il est prêt, lui, à signer des conditions cent fois plus avilissantes, parce que c’est la seule manière de sauver la révolution.

C’est le traité de Brest-Litovsk.

La réunion de l’Assemblée constituante « représentant les classes laborieuses exploitées » est sur le terrain de la théorie un second échec. Les bolcheviks n’y obtiennent que le quart des suffrages. Les paysans ont voté pour les socialistes révolutionnaires, sans être capables de distinguer la droite de la gauche. La Constituante est dissoute par un décret de Lénine, le lendemain de sa première réunion. Un marin rouge entre dans la salle des séances, monte au fauteuil du président, lui met la main sur l’épaule et lui montre la porte. La République démocratique était finie.

La liberté de la presse pour les autres partis socialistes, décidée en principe par mesure de conciliation, ne résiste pas aux premières attaques des journaux, en particulier à celle de Gorki, traitant le bolchevisme de « calamité nationale ». Il est encore moins question de « concurrence pacifique des partis ».

Au fur et à mesure que les difficultés s’élèvent, Lénine abandonne son programme pour tendre vers un seul but : le maintien des bolcheviks au pouvoir. Selon son mot, 240.000 bolcheviks peuvent bien remplir le rôle des 130.000 seigneurs terriens qui ont naguère mené la Russie.

Ce qui pourrait subsister du plan de réformes initial achèvera de disparaître dans la double crise qui s’abat sur le pays : insurrection paysanne, guerre civile.

Un des premiers soins du dictateur a été de promulguer la nouvelle loi agraire. Elle abolit la grande propriété foncière, mais sans fonder en réalité l’exploitation collective. Les paysans se partagent l’usufruit des terres. Rosa Luxembourg a très justement observé qu’en pensant ainsi s’attacher les paysans, la révolution faisait un faux calcul, que ce morcellement du sol contrecarrait la tendance à la centralisation économique impliquée par le nouveau régime et « que la mesure, non seulement n’était pas socialiste, mais coupait le chemin qui mène au socialisme ». On ne créait pas une propriété socialiste, mais une propriété morcelée, dont la culture devait nécessairement marquer un recul technique sur celle des grands domaines. La répartition des terrains, fatalement arbitraire, ne ferait qu’accentuer l’inégalité ancienne, au profit des paysans riches, les koulaks. En fait, d’ailleurs, les décrets intervenus au sujet de la répartition ne firent que reconnaître un état de choses accompli, car les paysans, dès octobre, s’étaient réparti la terre de leur propre initiative.

La situation de plus en plus tragique de la Russie rendra bientôt illusoires ces partages. Tandis que l’armistice sépare les belligérants sur tous les fronts, la guerre civile ravage l’ancien empire.

De la fin de 1918 à l’automne 1919, les armées rouges sont bousculées sur la Volga, à Perm, sur le front oriental. Le général Ioudenitch les fait battre en retraite au nord jusqu’aux portes de Saint-Pétersbourg. Les défections sont innombrables dans leurs rangs.

Pendant cette période chaotique, la Russie, comme dans toutes ses périodes de troubles, connaît la famine. Lénine n’en a cure et, convaincu que la révolution mondiale ne tardera plus, que l’essentiel pour le bolchevisme est de durer, met tout en œuvre pour ce moment et institue « le communisme de guerre ».

La première conséquence de ce nouveau communisme est la réquisition à main armée des récoltes chez les paysans, qui se voient ainsi dépouillés aussi soudainement qu’ils étaient devenus propriétaires. Ces brutales opérations, dirigées par les soviets agricoles, soulèvent la fureur des moujiks qui dissimulent leurs céréales. Elles engendrent d’épouvantables persécutions, des massacres, une cruelle guérilla, plus meurtrière encore que la guerre civile, faisant près d’un million de victimes chez les seuls paysans.

D’autre part, la lutte entraîne la militarisation du parti bolchevik. La peine de mort est également rétablie, cela va sans dire, dans l’armée comme dans le civil (en même temps que les décorations qui avaient été elles aussi abolies). La commission extraordinaire, ou Tchéka, qui fait exécuter la loi martiale, est cent fois plus rigoureuse et sanglante que les organismes tzaristes équivalents.

Quant au principe des nationalités, il reçoit le plus flagrant des démentis en Géorgie, où une tentative d’indépendance et de république fédérative est brisée par les soldats rouges. Trotzky balaye le fameux principe par une simple question posée aux menchéviks géorgiens : « Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes équivaut-il au droit de porter impunément préjudice à ses voisins ? »

Grâce à cette tyrannie de toutes les minutes, la plus sanglante qu’aucun peuple ait jamais subie, la dictature de Lénine s’affermit. Les Soviets ne comptent plus que des fonctionnaires stylés votant au commandement les décrets jugés nécessaires. La Tchéka continue à fonctionner et étend son réseau sur tout le pays. Les syndicats sont tenus en laisse, comme les soviets. Tous les organismes de l’État, accaparés par les bolcheviks, sont étroitement tributaires des deux organismes suprêmes : le Politbureau (bureau politique) et l’Orgbureau (bureau d’organisation), composés seulement de cinq membres, et de qui dépendent toutes les décisions. « Une véritable oligarchie », reconnaît cyniquement Lénine.

Naturellement, aucun parti n’est plus toléré en dehors du bolchevick et la presse est complètement bâillonnée.

Cependant, après les horreurs de la pire des guerres civiles où les bolcheviks ont appliqué la cruauté méthodique recommandée par Lénine et Trotzky, la Russie connaît une situation peut-être encore plus tragique.

Les difficultés extrêmes de réquisition dans les campagnes soulevées ou ruinées, la désorganisation des transports qui ont toujours été précaires, ramènent la famine dans la plus grande partie du pays, et singulièrement dans les grands centres.

Le massacre ou la fuite de la plus grande partie de la classe dirigeante a privé l’industrie de sa tête. La production des usines étatisées est tombée à moins de vingt pour cent du rendement d’avant guerre. La socialisation tombe du sabotage à la destruction pure et simple : « Nous avons déjà, avoue Lénine, confisqué, nationalisé, cassé et démoli plus que nous ne pouvons recenser. »

Le bolchevisme, divaguant après ses premiers succès, annonce la suppression prochaine de la monnaie comme le progrès suprême. Déjà, il est admis en principe que l’État se chargera de tous les besoins des ouvriers. Mais en fait, il ne parvient à leur distribuer que de misérables rations qui se réduisent de mois en mois. Dans les villes surpeuplées, il est impossible de se procurer les objets de première nécessité : vêtements, sel, sucre, charbon, bois.

Ces échecs répétés ont fini par convaincre Lénine de la nécessité d’un retour en arrière : « La dictature du prolétariat, confesse-t-il, signifie que jamais encore le prolétariat des capitales et des centres industriels ne s’est trouvé dans une situation aussi terrible que maintenant. »

Le parti, après la défaite des spartakistes allemands et des judéo-communistes de Budapest, commence à comprendre que la révolution mondiale ne s’annonce pas pour demain. Lénine, chez qui coexistent si bizarrement l’idéologie à long terme la plus étroite et la plus inhumaine et une sorte de sens pratique, de réalisme immédiat, fait adopter au Xe Congrès du parti, malgré l’opposition furieuse de Trotzky, une nouvelle économie politique désignée par ses initiales « N. E. P. »

La Nep, qui surprend beaucoup les bolcheviks intransigeants, revient à un capitalisme limité et contrôlé : fin du rationnement, des confiscations, réouverture du marché, liberté de la vente pour les petits producteurs. C’est un démenti cuisant, un échec incontestable. Mais Lénine a compris que, sans ces concessions, le parti bolcheviste n’eût pas conservé le pouvoir, et il a sacrifié l’orthodoxie de sa doctrine économique pour assurer au parti la suprématie politique.

L’établissement de la Nep, véritable défaite pour le théoricien Lénine, sera sa dernière grande décision. Déjà ébranlée par la balle que lui avait tirée au cours d’une réunion ouvrière une étudiante juive, Dora Kaplan, sa santé le trahit de plus en plus. En mai 1922, il est atteint de graves troubles artériels et reste à moitié paralysé, sans espoir de guérison. Dans un an, il sera mort.

Cette dernière année fut toute remplie par sa lutte contre le futur maître, Staline, un ancien terroriste géorgien, qui n’avait joué jusque-là que des rôles de second plan, mais qui, ayant réussi à se faire nommer secrétaire général du Parti, accumule autour de ces fonctions les pouvoirs les plus variés. Staline qui devine la succession ouverte commence dans l’ombre la sélection de ses futurs subordonnés. Il exile ceux dont il doute. Il obtient des autres une obéissance totale.

Un conflit grave met aux prises Lénine et Staline sur la question de la Géorgie qui, désireuse de se donner une autonomie menchéviste, a mis les bolcheviks en minorité. À l’instigation de Staline, le Politbureau censure un article de Lénine. La dernière lettre du malade fut pour rompre avec Staline toute relation. C’était la lutte ouverte à brève échéance. Qu’en serait-il sorti ? Quels épisodes atroces, quelle lutte intestine allaient s’ajouter aux malheurs de la Russie ? Toutes les suppositions sont possibles. Mais Lénine succomba à une nouvelle attaque le 21 janvier 1924. Sa dépouille embaumée devint aussitôt l’objet d’un culte officiel, qui allait permettre de déguiser le reniement de fait de toutes ses théories, reniement auquel la réalité des choses, plus forte que sa volonté fanatique, l’avait peu à peu contraint.


Staline

Le chef mort, la lutte, d’autant plus violente qu’elle doit rester secrète, commence entre les disciples qui s’estiment tous qualifiés pour lui succéder, en dépit de difficultés grandissantes.

En effet, si, à la mort de Lénine, la Nep a pu sauver la Russie d’une crise économique sans précédent en Europe (la famine de 1921 a frappé près de trente millions d’habitants), la situation du pays est encore misérable. La moitié des terres ensemencées en 1913 est en friche. La récolte de graines n’atteint pas trois milliards de pounds contre six milliards avant guerre. Les produits manufacturés sont hors de prix, alors que les salaires des ouvriers arrivent à peine au tiers des tarifs de 1914. Le petit commerce est aux mains des mercantis. Des millions de paysans, ne pouvant plus donner leur travail à de grands propriétaires, sont sans terrain.

La bureaucratie, qui compte quatre cent mille fonctionnaires communistes bien payés et bien logés, alors qu’à Moscou le peuple s’entasse à dix personnes dans une cave, ne fait qu’aggraver cette misère.

Les salaires n’ayant pas été payés de plusieurs mois, les prix rendent inaccessibles aux travailleurs les objets les plus indispensables. Des grèves éclatent. Trotzky en rend responsable Staline qui peuple les bureaux de ses créatures sans se soucier de leur compétence et ne leur demande que de servir ses propres ambitions. C’est le premier épisode d’une lutte qui va durer six années. Le triumvirat (les Russes disent la troïka) du Politbureau : Staline, Zinoviev, Kamenev, est résolu à écarter Trotzky. Si l’exécution doit être longue à venir, c’est que Staline n’ignore pas qu’il ne peut exiler comme un simple chef de service le vainqueur d’octobre 1917.

Après le congrès de 1924 (le 13e !), destiné à l’unification du parti bolchevik, la politique d’épuration chère à Staline reprend de plus belle. Tous les « camarades » qui ne s’inclinent pas servilement devant lui sont exclus du parti, rejetés dans la misérable plèbe qui compte vingt millions de sans-travail.

Les soulèvements sont noyés dans le sang. L’oppression policière grandit dans tout le pays.

La querelle Trotzky-Staline se poursuit, curieusement observée par les hommes au pouvoir. Trotzky n’a ni la ruse ni la finesse de son adversaire. Son dogme de la « révolution permanente » apparaît comme très dangereux au clan des bolcheviks désormais nantis. Il n’est plus qu’un agitateur d’extrême-gauche dans un pays où on ne tolère qu’un opportunisme étroit. À partir de 1926, il est déconsidéré par ses relations suspectes, par les hommes tarés qui composent son groupe. Staline, en falsifiant des documents, finit même par lui dénier son rôle dans le coup d’État et dans la guerre civile pour se décerner à lui-même une auréole de grand général. Trotzky tente et manque un coup de main en novembre 1927, au dixième anniversaire de la Révolution. Exilé enfin en 1928, il se retire en Turquie l’année suivante. Staline triomphe.

Pour assurer son prestige, il se flatte de soulever la Chine. Mais les coups d’État militaires de Shanghaï, de Pékin, de Canton et de Nankin infligent à sa politique le plus brutal démenti. Il a simplement poussé à mort des centaines d’ouvriers chinois. N’importe quel autre chef de gouvernement européen verrait son prestige sérieusement compromis par un tel échec. Mais Staline s’est assuré, avec l’obéissance aveugle de la Tchéka, le monopole absolu des informations. Quoi qu’il arrive, on louera sa clairvoyance.

Ses acolytes juifs, Zinoviev et Kamenev, dont il veut maintenant se débarrasser et contre qui il pense à fomenter un mouvement antisémite, sauvent leur tête à force de servilité, de reniements. Ils capitulent sur toute la ligne. Mais ils n’ont plus que des attributions subalternes. Staline, au contraire, se fait nommer, par le XIVe Congrès, secrétaire à vie du parti. À peu près certain de durer, il va pouvoir appliquer ses théories économiques.

En 1928, il lance le plan quinquennal.

La réalisation de ce plan, entourée d’une réclame inouïe, a été, en fait, incohérente et n’a abouti qu’à édifier au hasard un certain nombre de géants industriels, excellents instruments de propagande, mais qui n’ont servi à rien, parce qu’ils ne correspondent pas aux besoins réels de la Russie.

Cent dix-huit milliards de roubles ont été engloutis pour des résultats qui, de l’aveu même des statistiques officielles, ont atteint péniblement la moitié des prévisions de 1928. Les efforts demeurent presque partout stériles. Le chemin de fer de Turksib, commencé d’ailleurs sous l’ancien régime, ne voit passer que quelques trains très lents. Le barrage du Dnieprostzoï, dû à un ingénieur américain, fera tourner ses turbines à vide pendant de longues années encore, faute de transformateurs et de câbles pour transmettre le courant. À Nijni-Novgorod, les usines Ford fabriquent des automobiles, inutilisables pour les trois quarts dans un pays dépourvu de routes carrossables. Les délicates machines-outils américaines sont rapidement détériorées dans les usines et les exploitations agricoles par des ouvriers inexpérimentés. On a établi le Magnitogorsk, entreprise de forges et de hauts fourneaux, à deux mille kilomètres des mines de charbon, d’où prix de revient extravagant de l’acier dont la production est insignifiante. Le reste à l’avenant.

L’échec a été implicitement reconnu, du fait que les « plans » devaient se succéder de façon continue. Depuis 1933, il n’en est plus question.

Officiellement, il n’y a plus de chômage ; on reconnaît toutefois une « fluctuation » de la main-d’œuvre qui correspond au vagabondage de plusieurs millions d’ouvriers. La migration des prolétaires est une plaie du régime. Tous les moyens de coercition possibles, livret de travail analogue à un livret militaire, obligation de résidence, passeports, ne parviennent pas à fixer les ouvriers qui vont de ville en ville chercher des conditions d’existence un peu moins lamentables, un « patronat » un peu moins cruel. Le « commandement unique » dans les usines, depuis 1929, a supprimé les dernières libertés des ouvriers qui vivent sous le régime du bagne.

Le programme scolaire a, lui aussi, fait faillite, malgré ses ambitions. Loin de diminuer, le nombre des illettrés va croissant.

Enfin, tous ceux qui tiennent une plume, journalistes, romanciers, historiens, poètes, sont tenus de célébrer le régime sans restrictions, sous peine de déportation.

Les choses en sont là.

Staline, politicien retors mais esprit borné, inculte, n’a jamais pris, sur le plan économique, que des solutions de primaire qui renversent les conditions essentielles de l’existence humaine, au profit de fins chimériques.

Sous sa dictature, le peuple russe vit beaucoup plus mal qu’avant guerre. Il est obsédé par les soucis alimentaires, par l’extrême difficulté de se procurer le strict nécessaire. On mesurera la beauté de l’organisation soviétique en apprenant qu’il faut plusieurs jours pour obtenir un billet de chemin de fer et un après-midi pour acheter du sucre, quand il y en a.

Le collectivisme intégral a supprimé toute initiative individuelle. L’ardeur de quelques brigades de choc entraînées et nourries spécialement, que l’on montre avec orgueil aux voyageurs de marque et aux journalistes étrangers, ne suffit pas à compenser l’apathie d’un peuple entier accomplissant sans espoir une besogne de galérien.

En onze ans, on estime que Staline a chassé de leurs foyers cinq millions de paysans et fait exiler dans les îles de la Mer Blanche, de l’Océan Glacial ou au fond de la Sibérie, huit à dix millions d’hommes de toutes les classes sociales, soldats, ouvriers, fonctionnaires, commerçants et intellectuels.

Ayant réuni dans ses mains l’ensemble des pouvoirs, exerçant sans contrôle le droit de vie et de mort sur toute la Russie, Staline apparaît comme un despote oriental, doublé, selon le mot d’un de ses adversaires, de tous les ridicules de Bouvard et de Pécuchet.

Mais sans sa dictature, comme sans celle de Lénine, il y a longtemps que la Révolution russe ne serait plus qu’un souvenir. Tous les deux sont partis de ce vieux principe que la force est l’accoucheuse des sociétés. Un forceps est particulièrement nécessaire, en effet, pour l’accouchement des monstres.


M. ATTATURK,
CI-DEVANT MUSTAPHA KEMAL

Après la guerre, les Alliés vainqueurs voulaient rétablir les anciennes « Capitulations » par lesquelles les Européens, dans l’Empire ottoman, étaient soustraits à la juridiction des tribunaux turcs. Un délégué de la Turquie observa alors en souriant : « Pourquoi voulez-vous nous traiter comme des sauvages ? Ici, dans notre délégation, nous sommes tous docteurs en droit de la Faculté de Paris. »

Ce trait fait comprendre les transformations extraordinaires qu’un chef d’une énergie farouche, servant les idées d’une élite, a imposées en quelques années à un pays qui passait pour immuable. C’est pourquoi, parmi les dictateurs de notre temps, la figure la plus curieuse et la plus originale est peut-être celle de Mustapha Kemal.

Elle n’a point la vedette, comme Hitler ou Mussolini, ou même Staline. C’est que nos relations avec la Turquie, pour importantes qu’elles aient été au cours des siècles et qu’elles demeurent encore, n’ont pas l’urgence de nos relations avec l’Allemagne, l’Italie, la Russie. Il faut pourtant convenir que si l’on juge une dictature aux changements qu’elle apporte à un pays, il n’est pas de gouvernement nouveau qui ait apporté des transformations aussi radicales que le gouvernement de Mustapha Kemal. Par là, ce dictateur moderne, qui veut faire de son pays un pays européen, qui se réclame de la Révolution française, qui admire l’Amérique, et qui veut être à « l’avant-garde » de son temps, nous rappelle beaucoup certains souverains orientaux. Il y a en lui du Washington et du Gengis-Khan à la fois. Mais il est bien évident que l’homme à qui il ressemble le plus est encore Pierre le Grand, le tsar qui voulut faire de la Russie, en quelques années, une nation européenne, et qui obligeait les boyards à couper leur barbe sous peine de mort.

Mustapha Kemal (Kemal signifie « le Parfait ») est né à Salonique en 1880. Son origine n’est pas très certaine : quelques-uns le disent Anatolien de pure race, d’autres Macédonien, c’est-à-dire Slave mâtiné de Bulgare, du pays le plus métissé d’Europe, d’autres encore le font Albanais. Quoi qu’il en soit, il est de souche paysanne. Son père fut agent des douanes, puis négociant en bois. Il lui fit faire des études assez modernes, puis, après sa mort, et malgré l’opposition de sa mère, Mustapha entra à l’École militaire. En 1904, il était capitaine d’état-major.

Il s’occupait alors beaucoup de politique, s’exaltait en songeant à sa patrie corrompue et opprimée, et conspirait contre le sultan Abdul-Hamid. À Damas et à Salonique, où on l’envoya en disgrâce, il fonda des sociétés secrètes. C’était un Jeune Turc de la seconde génération, celle qui trouvait que la révolution salonicienne s’était arrêtée trop tôt.

En 1914, il était opposé à l’entrée en guerre de la Turquie aux côtés de l’Allemagne. Pourtant il fit son devoir, commanda au Caucase, et, comme général, en Mésopotamie. Il ne craignit pas d’entrer en conflit avec le général allemand Falkenhayn, qui essaya de le corrompre à prix d’or. Quelque temps tenu à l’écart, il finit par être placé à la tête d’un groupe d’armées, juste au moment où la Turquie réclamait l’armistice, et où le grand vizir commençait à vendre son pays à l’Angleterre. À ce moment-là, Mustapha était en Anatolie : on lui ordonna de licencier ses troupes, il refusa, et, en face du gouvernement de Constantinople, établit le gouvernement d’Angora, citadelle inconfortable, mais imprenable. Il devenait l’âme de la résistance nationale, et le général Gouraud, qui fit son éloge, ne s’y trompa pas.

C’était l’heure où les Grecs de Venizelos, appuyés par l’Angleterre, débarquaient à Smyrne. Mustapha organisa la résistance, refusa d’obéir à Constantinople, et le 21 janvier 1921 proclama que la souveraineté appartenait à la nation, et que le gouvernement était celui de la « Grande Assemblée Nationale ». En même temps, il s’alliait à Moscou (tout en réprimant énergiquement toute propagande communiste), et, en septembre, battait l’armée grecque. En 1922, un nouvel armistice était signé, Mustapha recevait le nom d’El Ghazi, c’est-à-dire le Victorieux. Le 1er novembre, l’Assemblée siégeant à Angora déposait le Sultan, et déclarait que le khalifat continuerait à être exercé par la famille des Osman, à condition que l’Assemblée pût choisir parmi ses membres le prince qui serait digne de cet honneur. En 1923, Mustapha Kemal était élu « président de la République ».

Bientôt, d’ailleurs, il devait faire purement et simplement supprimer le khalifat, qui n’est pas d’origine coranique, proclamant que la religion était affaire individuelle. Le monde entier fut stupéfait. On craignit les revendications des peuples d’Islam. Seules quelques communautés musulmanes de l’Inde protestèrent. Les autres musulmans, d’ailleurs divisés depuis un temps immémorial par leurs hérésies, ne s’émurent pas outre mesure de voir cesser l’autorité fictive du Commandeur des Croyants. La séparation de l’Église et de l’État était consommée. Il est assez curieux de voir que dans tous les pays du monde et dans tous les temps, les dictateurs s’occupent d’abord de religion.

Le dessein avoué de Mustapha, après ses victoires, après la répression de l’insurrection kurde, après un adieu à l’Angleterre trop gênante, était de faire de sa patrie, à laquelle, au traité de Lausanne, il avait réussi à conserver une partie importante de son territoire européen, un pays qui fût l’égal des peuples de l’Occident. Et que faut-il d’abord pour être égal ? Être pareil extérieurement, ne pas se distinguer par le costume. Le monde va à l’égalité par l’uniformité. Aussi, comme tous les Orientaux, il pensa que la première lutte à mener était une lutte de tailleur et de chapelier. Les jeunes Chinois sont tout fiers d’avoir coupé leur natte et de porter des casquettes ou des chapeaux mous. Mustapha le Victorieux décida l’abolition du fez. Pour faire tomber le fez, il fit d’ailleurs tomber les têtes d’une vingtaine de récalcitrants.

La lutte pour le chapeau est peut-être la plus difficile qu’il ait menée. Les musulmans ne se découvrent pas dans les mosquées : le fez sans rebord permet de s’incliner front contre terre et n’est jamais gênant. Par de nombreux discours, Mustapha fit campagne pour « la tenue internationale des peuples civilisés » ; la ville de Brousse, dans un élan d’enthousiasme, abjura le fez et, ne possédant pas de chapeau, décida de vivre tête nue en attendant les stocks. À Erzeroum, au contraire, il y eut des révoltes. Peu à peu, tout s’apaisa. Les Turcs consentirent à vivre tête nue devant Dieu et leurs supérieurs, et à porter le chapeau dans la rue.

En même temps, Mustapha abolit le petché et le tchartchaff, c’est-à-dire la robe turque et le voile qui couvre le visage des femmes. Depuis longtemps déjà, on luttait pour l’émancipation de la femme musulmane. L’exemple vint des républiques soviétiques du Caucase, peuplées de musulmans, et en particulier de la République d’Azerbeidjan, qui fut deux ans indépendante et qui revendiqua la gloire d’être la première république islamique. Elle avait donné le droit de vote aux femmes. Mustapha ne le leur a pas encore accordé. Mais il a supprimé, dans les salles de spectacles, dans les trains, la séparation des deux sexes ; il a autorisé et encouragé la formation des actrices turques ; il a permis aux femmes de danser en public avec des étrangers. Si l’émancipation politique n’est pas encore faite, l’émancipation sociale est déjà accomplie.

Un fait, en particulier, le prouve ; la polygamie a été supprimée. Mustapha a traité avec dérision le fameux livre de l’Islam. Il l’a envoyé par-dessus les moulins. Le Code civil turc découlait du Coran. Mustapha, ayant séparé le pouvoir temporel du pouvoir spirituel, chercha un Code suffisamment moderne pour l’appliquer à la Turquie. En 1926, sans discussion, et par un seul article de loi, le Code suisse (qui date de 1912) fut adopté à l’unanimité par l’Assemblée nationale, sans aucun changement afin d’éviter des discussions interminables. Il établissait le divorce et le mariage civil.

En outre, le Ghazi a procédé à de nombreuses réformes sociales : code du travail, jour de repos fixé au dimanche, contrairement aux usages coraniques qui sanctifient le vendredi, suppression de la dîme, etc. On sait, d’autre part, qu’il a obligé récemment la Turquie à adopter l’alphabet latin et le calendrier grégorien. On voit qu’il est difficile de rompre plus complètement avec le passé. Dans son désir d’imiter les pays européens et même de les dépasser, Mustapha Kemal vient de prendre un décret pour organiser dans les moindres villages l’usage de la T. S. F. Tout ce qu’il a pu inventer pour tuer la vieille Turquie, il l’a appliqué. À un pays qui avait la réputation d’être immobile, il a donné la rapidité du cinéma. Il a tourné ses réformes comme un film.

Cependant, les peuples forts ont l’habitude de s’appuyer sur leur passé. C’est ici que l’attitude de Mustapha est la plus singulière. Au moment de la lutte avec les Grecs, les Turcs avaient prononcé, devant la mosquée d’Ahmed, le serment de lutter jusqu’à la mort. Ils avaient invoqué les anciennes gloires musulmanes. Après la rupture définitive avec le khalifat et avec les usages coraniques, Mustapha Kemal tenta de briser tout lien avec les princes osmanlis. Alors que pour un Européen le passé de la Turquie semble ne faire qu’un avec le passé des sultans, Mustapha Kemal fit rédiger des manuels d’histoire où une vingtaine de pages suffisent à résumer quelques siècles.

Cependant, comme il serait vain de faire naître ce grand peuple de la guerre de 1914, le dictateur moderne s’est préoccupé de lui chercher des ancêtres plus glorieux que les tribus nomades du Turkestan dont il descend. C’est le moment où diverses missions archéologiques découvrirent d’importants vestiges de la civilisation des Hittites. Les Hittites n’étaient pas inconnus : on savait qu’ils avaient envahi l’Égypte, que les filles des Pharaons avaient parfois épousé des princes de cette race. La Bible fait allusion à leur empire. Les ruines que l’on découvrait en Anatolie, les statues gigantesques qui évoquent les arts crêtois ou mexicains semblaient prouver qu’on se trouvait en présence d’un royaume puissant. Mustapha Kemal annexa les Hittites, et fit enseigner leur histoire qui, reconnaissons-le, pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. Par la suite, on devait remonter plus haut dans la chaîne des temps, et découvrir les Sumériens. La mode fut aux Sumériens, la grande banque turque s’appela « Sumerian Bank », et plusieurs personnalités importantes, invitées à choisir un nom héréditaire, encore à l’exemple des Européens, choisirent celui de Sumer. Mustapha Kemal, quant à lui, se fait appeler désormais M. Attaturk.

Enfin, l’œuvre la plus extraordinaire à laquelle se soit attaqué ce surprenant dictateur, est la réforme linguistique. La langue turque n’est pas pure, et les mots arabes et persans s’y rencontrent en abondance. On commença par rendre l’emploi de cette langue obligatoire, même en matière religieuse : le Coran arabe fut traduit en turc, ainsi que les livres liturgiques. Puis on se préoccupa de l’épurer.

L’emploi des caractères latins avait déjà rendu inutilisables un grand nombre de mots. Pour les remplacer, une Commission présidée par Mustapha Kemal fit des recherches dans les dialectes locaux, dans les textes anciens, et jusque dans les patois du Turkestan. Peu à peu, on devait faire disparaître de la langue turque tout ce qui pouvait avoir une origine arabe ou persane. Ce qui peut sembler étonnant, c’est que le peuple entier collabore à cette œuvre sans précédent dans l’histoire. On s’ingénie à trouver des mots, à ressusciter d’anciennes formes. C’est ainsi que peu à peu se constitue une nouvelle langue.

Elle a, naturellement, quelques inconvénients. Voici deux ans mourait un grand poète, auquel le gouvernement et le peuple, toujours respectueux de leurs gloires nationales, firent des funérailles grandioses. Mais on avoua que les jeunes gens comprenaient mal ces vers écrits en « turc d’avant guerre », et que dans dix ans, il faudrait probablement les traduire.

D’autre part, on vient de publier, voici deux mois, le dictionnaire officiel de la nouvelle langue. En peu de jours, les premières éditions furent épuisées, et les mauvais esprits prétendirent que la raison en était assez simple : c’est que personne ne comprend rien au nouveau turc, création artificielle, et qu’il faut l’apprendre comme on apprend l’espéranto.

Quoi qu’il en soit, cette entreprise étrange, et un peu effrayante, est certainement la plus originale de toutes les réformes de Mustapha Kemal. Elle nous prouve à quel point l’esprit du dictateur est un esprit constructif, un esprit créateur, même contre toutes les conditions habituelles de la vie.

D’ailleurs, il est trop certain que le Turc, malgré l’apparence « moderne » de ces réformes, les accepte d’une manière généralement passive, comme il accepterait tout excès d’une dictature asiatique. C’est ce mélange de despotisme oriental et de mimétisme occidental qui fait l’originalité de la figure du Ghazi.

Il peut tout se permettre, et tout l’Orient a les yeux tournés vers lui, malgré ses prescriptions anticoraniques. La légende l’accompagne : on prétend qu’il vit de fête en fête, passe ses nuits dans les danses et le plaisir, et sort des cabarets pour organiser les finances ou tracer des plans de villes modernes. Peut-être dans vingt ans d’ici apparaîtra-t-il comme le dernier des grands Sultans.

En tout cas, il fournit la preuve qu’un dictateur puissant peut faire faire aux peuples à peu près tout ce qu’il veut et, qu’ils le désirent ou non, changer leurs mœurs et leurs habitudes du jour au lendemain.

Je ne crois pas que cette manière d’introduire des réformes plairait aux Français, à qui la Révolution elle-même n’avait pu imposer de nouveaux noms de mois, pourtant très harmonieux.


MUSSOLINI ET LE FASCISME

Le peuple italien est un des mieux doués qui soient au monde pour l’intelligence spontanée des grandes nécessités de la politique. Il y joint un sentiment de l’histoire, une mémoire des faits où il puise sans cesse des raisons d’agir. L’évocation du passé a toujours exalté l’âme italienne, et il reste assez vivant pour que les Italiens d’aujourd’hui s’inspirent encore des exemples de leurs ancêtres lointains.

Les politiciens de la vieille école, abusés par les longues années pendant lesquelles le parlementarisme triomphait en Italie comme ailleurs, n’ont pas vu reparaître ce trait profond de leur pays. Par là, ils ont signé l’arrêt de mort de leur régime et ouvert la porte à la révolution populaire qui allait les emporter.

On ne peut comprendre le fascisme si l’on ne se rappelle d’abord que l’Italie, en 1915, était entrée dans la guerre après un conflit violent entre les « neutralistes » et les «  interventionnistes ». Ceux-ci l’avaient emporté. D’Annunzio le poète avait triomphé du subtil Giolitti.

Après la victoire, les neutralistes restés dans la place croyaient bien que les choses allaient reprendre l’ancien cours. Mais ils n’avaient plus ni crédit ni autorité. Ils étaient même alliés à tous les éléments de désordre. On ne gouverne pas un pays avec les pires contre les meilleurs. L’anarchie montait. L’État « démocratico-libéral » se décomposait. L’Italie était mûre pour une dictature soit bolchéviste, soit nationaliste. Il ne s’agissait plus que de savoir qui donnerait le « coup de poing au paralytique ».

De l’instinct de conservation naturel aux hommes et aux sociétés, naquit le fascisme, élément de résistance contre les forces de mort qui menaçaient l’Italie.

Cette réaction qui avait fait défaut à la Russie de 1916, naquit en Italie du sentiment de l’histoire, des souvenirs de la Rome antique et de la dictature de salut public dont elle a toujours été la patrie. D’ailleurs, ce ne fut pas une création spontanée. Au moment de la marche sur Rome, il y avait exactement huit ans que Mussolini préparait la conquête du pouvoir.


Fils d’un forgeron de village militant socialiste, Benito Mussolini avait eu l’ambition d’être instituteur. À seize ans, il est maître d’école. Comme il mêle à son enseignement de la propagande révolutionnaire, il est bientôt révoqué, ce qui ne le réconcilie pas avec la société bourgeoise.

Pour gagner sa vie, il émigre en Suisse où il exerce, entre autres métiers, celui de maçon, sans cesser de s’intéresser à la politique. Il cache si peu ses opinions subversives que les autorités fédérales lui interdisent d’habiter certains cantons. Comme son activité redouble, en dépit de l’avertissement donné, on l’expulse de la Confédération.

Dans sa vie de militant, il a déjà pu observer qu’il existe deux sortes de révolutionnaires : ceux qui servent la révolution et ceux qui s’en servent pour « arriver » et pour s’enrichir. Passionné pour les idées, il ressent le plus grand dégoût pour ceux qu’il appelle « les parasites » des luttes sociales. Son aversion pour les politiciens date de là.

Enfant du peuple, pénétré des doctrines marxistes, il rêve d’arracher le prolétariat à la domination bourgeoise et de lui donner de meilleures conditions de vie. Après son service militaire aux bersaglieri de Vérone, où il subit plus d’une fois les rigueurs de la discipline militaire, une sorte de croissance intellectuelle le pousse à s’expatrier de nouveau. Son instinct le conduit en terre « irrédimée », à Opaglia, dans le Trentin, encore possédée par l’Autriche. C’est là qu’il rencontre l’homme par qui sa destinée va changer : Cesare Battisti.

Socialiste comme Mussolini, Cesare Battisti brûlait de patriotisme. Les Autrichiens ont probablement comblé ses vœux en le pendant : il aura vu une promesse de victoire dans le martyre. Né à Trente, il avait fait toutes ses études à Florence et, revenu dans son pays natal, n’avait cessé d’y entretenir un foyer d’italianisme exalté. D’un savoir infiniment plus solide et plus vaste que son nouveau compagnon, il acheva la formation intellectuelle de Mussolini et le persuada que ses idées sociales étaient parfaitement compatibles avec l’ambition d’une plus grande Italie, si même elles n’en étaient pas le moyen.

Ce mélange de nationalisme et de socialisme, c’est l’originalité de Mussolini. C’est ce qui explique son action. C’est la clef.

Battisti a ouvert à son disciple les colonnes d’un journal de Trente qu’il dirige, le Popolo. Mussolini y montre tant de violence qu’il est bientôt expulsé par la police. Mais ce retour d’Autriche ne ressemble pas au retour de Suisse. Mussolini est accueilli par les socialistes milanais qui lui confient la direction de leur journal, l’Avanti. Conseillé par Battisti, Mussolini fait campagne pour la prise du pouvoir par le socialisme, où il croit voir un instrument de régénération nationale. De 1912 à 1914, il travaille à organiser les masses ouvrières et les exhorte à se lancer à l’assaut de la bourgeoisie. C’est un agitateur marxiste mais patriote qui se refuse à agir pour le compte d’une internationale.

En juin 1914, il croit tenir l’occasion. À la suite d’une bagarre survenue à Ancône, trois ouvriers sont tués par la police. En quelques jours, l’Italie ouvrière est en feu. Presque partout la grève générale est proclamée, suivie de désordres graves. Il doit suffire d’exalter la résistance et la Révolution sera maîtresse du pays. Mussolini, qui se croit certain de la victoire, insiste pour que le mouvement soit poursuivi. Mais, à sa stupeur, les dirigeants du parti refusent de le suivre, ils reculent devant l’émeute. Bien mieux, les organisations ouvrières, savamment manœuvrées par les « parasites », décrètent la reprise du travail. La vieille société bourgeoise et son gouvernement triomphent.

À peine Mussolini a-t-il eu le temps de s’indigner de la trahison des chefs socialistes que la Grande Guerre éclate. Non seulement le patriote frémit, mais encore le socialiste. La guerre seule peut affranchir les terres séparées de la patrie. Elle doit permettre aussi l’émancipation sociale, par le souffle d’un esprit révolutionnaire, un esprit vivant, tandis que celui qui ne vient que des livres est mort.

Tout de suite, le directeur de l’Avanti est pour l’intervention. Il est poussé dans cette voie par Battisti qui a lui aussi saisi la conjoncture et dont le sang de patriote irrédentiste s’est enflammé. Au sein du parti socialiste, ils engagent une violente campagne pour l’abandon de la neutralité.

De nouveau, comme en juin, l’action de Mussolini est arrêtée par les théoriciens et les politiciens de son parti, restés fidèles à la social-démocratie allemande. Alors, sa colère éclate ; il s’emporte contre les « idéologues émasculés » capables de sacrifier la chance unique de la nation italienne à leurs dogmes.

En octobre, à Bologne, au congrès socialiste, il prononce un discours violent, demandant l’intervention. Pour lui fermer la bouche, les pontifes socialistes lui retirent la direction de l’Avanti. Ainsi, pensent-ils, privé de sa tribune, il sera moins dangereux. À cette exclusion, Mussolini riposte par la fondation d’un nouveau journal, au titre symbolique : le Popolo d’Italia, le Peuple d’Italie, qui porte en sous-titre : « quotidien socialiste ».

Cet acte de rébellion ouverte entraîne sa radiation définitive. Auparavant, il a présenté sa défense devant une salle houleuse. Quand il paraît à la tribune, il est accueilli par une clameur : « À bas Mussolini ! » Il reste calme et, ayant dit ses raisons et son espérance, il conclut dans un mouvement pathétique : « Je vous dis qu’à partir de ce moment, je n’aurai aucune rémission, aucune pitié pour tous les hypocrites, pour tous les lâches. Si vous croyez m’exclure de la vie publique, vous vous trompez. Vous me trouverez devant vous vivant et implacable. »

Le soir même, il écrivait dans son journal : Le cas Mussolini n’est pas fini. Il commence.


Dès son exclusion du parti, dans les dernières semaines de 1914, Mussolini fonde les Faisceaux d’Action révolutionnaire. En janvier 1915, il a réuni cinq mille adhérents. Le programme des Faisceaux est simple : entraîner par tous les moyens l’Italie dans la guerre contre les Empires centraux. Aux côtés du nationaliste d’Annunzio, du syndicaliste Corradoni, le socialiste Mussolini mène l’ardente campagne qui aboutit à la déclaration de guerre à l’Autriche.

Le chef des Faisceaux la salue comme une délivrance. En lui, sans qu’il s’en soit avisé, la fibre nationaliste a déjà pris le dessus sur la fibre socialiste. Le 22 mai 1915, jour de la mobilisation italienne, il écrit : « Nous avons souffert les dernières années dans le mépris et la commisération générale… Maintenant sonne la belle heure de toutes les revendications, l’heure qui sera le commencement d’une ère nouvelle pour notre pays, l’heure d’une grandiose épreuve après laquelle, une fois la confiance reconquise en nous-mêmes, nous deviendrons les égaux des autres peuples dans la bataille de l’avenir et les compétitions du travail. » Et le lendemain, jour de la déclaration de guerre, il a ce cri du plus pur amour de la patrie : « Nous t’offrons, ô mère Italie, sans peur et sans regrets, notre vie et notre mort. »

Peu s’en faut que le destin n’accepte son sacrifice. Caporal de bersagliers, Mussolini reçoit, en février 1917, vingt-quatre éclats de grenade dans le corps.

Devenu inapte au service de l’avant, il reprend la direction de son Popolo d’Italia, lutte contre les défaitistes de toute espèce qui souhaitent une paix honteuse pour l’Italie, et pense à regrouper les Faisceaux que la mobilisation a dispersés.

Les événements d’octobre 1917, le désastre de Caporetto le mettent à la torture, mais il est de ceux qui refusent de désespérer. « Nous voulons, nous devons vaincre, et nous vaincrons », écrit-il le 2 novembre. Et chaque jour, jusqu’à l’armistice de Vittorio Veneto, il soutient les courages et prêche la résistance.


Nulle part autant que dans le petit groupe des amis qui l’entourent, les déceptions que la paix apporte à l’Italie ne sont aussi profondément ressenties. En 1919, la situation économique est lamentable. Les organisations socialistes, soucieuses d’exploiter à leur profit la misère et le mécontentement, obsédés par l’exemple de la révolution russe et encouragées par la faiblesse du gouvernement Orlando, poussent les masses italiennes à la grève, au sabotage, à l’émeute.

Les anciens combattants sont démobilisés sans grandeur. Rentrés chez eux, beaucoup éprouvent les plus graves difficultés à retrouver un emploi. Les paysans, à qui l’on avait promis de distribuer des terres, ne voient rien venir que la mévente de leurs produits et une situation pire que celle d’avant la guerre.

Chaque soldat rentré chez lui pensait que la guerre n’avait été qu’une immense duperie pour ceux qui l’avaient faite. Une haine sourde mais tenace mordait le cœur des anciens combattants contre les classes dirigeantes, contre les politiciens qui revenaient à leurs vieilles habitudes et se montraient incapables de tirer parti de la victoire. La différence entre l’exaltation de la vie guerrière, du sacrifice quotidien, et l’asphyxie morale que les événements de 1919 faisaient peser sur la jeunesse italienne était trop grande pour ne pas provoquer une de ces ruptures d’équilibre qui engendrent les révolutions.

Mussolini sent tout cela, comme il sent le bouillonnement des masses ouvrières, de plus en plus sensibles à la propagande de Moscou. Mais pour aussi révolutionnaire qu’il soit, cette révolution-là, la révolution communiste, il n’en veut pas. Il sait ce qu’on en peut attendre : la ruine définitive de l’Italie. Ce qu’il faut, c’est diriger dans un même sens les deux courants révolutionnaires : le courant « ancien combattant » et le courant populaire, en prendre la tête, puis les fondre dans un mouvement unique. Dès le début du printemps de 1919, le Popolo d’Italia entreprend de procéder à ce rassemblement. Dès l’abord, Mussolini pose le problème en termes clairs : « Nous n’avons pas besoin d’attendre la révolution comme le fait le troupeau des gens munis des cartes de partis. Le mot ne nous effare pas non plus, comme il arrive au médiocre peureux qui est resté avec un cerveau de 1914. Nous, nous avons déjà fait la révolution en mai 1915. »

Ainsi, en rappelant la campagne « interventiste », il force l’attention des anciens combattants et, par son affirmation d’une révolution désirée, celle de tous les Italiens lésés qui souhaitent que « ça change ».

Pour préciser mieux encore, la manchette du Popolo est modifiée. Le « quotidien socialiste » se transforme en « Organe des Combattants et des Producteurs ».

Le 6 mars 1919, Mussolini annonce qu’il va créer une nouvelle formation politique qui sera le lieu de rencontre de tous les mécontents.

« Le 23 mars, écrit-il, sera créé l’antiparti, c’est-à-dire les faisceaux de combat (le mot révolutionnaire a disparu) qui feront face à deux périls : celui qui est né de la peur du nouveau, celui de la droite ; celui qui est destructeur, celui de la gauche. »

Il reçoit cinq cents adhésions. À la première réunion des Faisceaux, moins de cent cinquante personnes sont présentes : officiers, écrivains, étudiants, paysans dont les opinions vont d’un nationalisme farouche à un syndicalisme exalté. C’est un microscome parfait de ce que seront les troupes fascistes.

Toute la presse, à l’exception d’un seul journal, passe la réunion sous silence. Rentrés chez eux, les congressistes se mettent au travail. Chacun réunit un, deux, trois amis ou camarades qui forment l’embryon du faisceau. Un travail intense de propagande se développe et reçoit un magnifique adjuvant de l’occupation de Fiume par d’Annunzio. Le Popolo prend nettement position en faveur de l’occupation de la ville, alors que toute la presse hésite. Le résultat est immédiat : toute la jeune opposition nationaliste est gagnée aux Faisceaux. En octobre, le premier congrès fasciste en accuse cent trente-sept de formés avec 20.395 membres inscrits. Ce résultat avait été obtenu en six mois.

La décomposition politique de l’Italie allait en multiplier le nombre.

Les élections du 16 novembre 1919 amènent à la Chambre 156 socialistes, 100 « popolari » ou démocrates chrétiens, 30 radicaux, 8 républicains et 220 libéraux. Mussolini, candidat à Milan, n’a pas été élu. Les « rouges » se croient sûrs de prendre bientôt le pouvoir.

Le 3 décembre, la grève générale est à nouveau proclamée. On se tue dans les rues de toutes les grandes villes. L’anarchie est à son comble, l’armée est attaquée dans ses casernes, les officiers victimes d’agressions en plein jour. Les ministères successifs abdiquent devant la révolution qui monte, fomentée avec l’argent de Moscou. De juillet à la mi-septembre, Ancône, Livourne, Milan, Bologne voient se dérouler des troubles sanglants où les morts se comptent par dizaines et les blessés par centaines.

Dans les campagnes, les chefs révolutionnaires réquisitionnent argent et vivres chez les agriculteurs et les propriétaires, massacrant et torturant ceux qui refusent de livrer leur magot et leur bétail.

Toute plainte adressée à Rome est vaine. Les ministres refusent d’intervenir. Au Parlement, on se terre et l’on parle. La monnaie tombe, la vie augmente. Chacun se demande où l’on va.

Le 29 août 1920, la Fédération italienne des ouvriers métallurgistes donne à ses adhérents l’ordre d’occuper les usines, premier pas vers le grand soir. Le 30 au matin, l’occupation commence et le drapeau rouge est fixé aux hampes des paratonnerres. Les directeurs et les ingénieurs sont séquestrés, ainsi que leurs familles, pour servir d’otages. La mise en état de défense s’organise ; réseaux de barbelés et tranchées sont installés, d’où l’on pourra tirer sur les troupes royales. Des soviets sont constitués dans toutes les entreprises, les boutiques d’armurerie pillées, des stocks d’armes constitués. C’est la lutte finale…

Le gouvernement ne bouge pas ou, quand il réagit, c’est dans le mauvais sens, comme à Gênes où la troupe, attaquée, ayant fait usage de ses armes, se voit punie pour s’être défendue.

La révolution triomphe, avec son cortège ordinaire de misères et de sang. La seule force qu’elle rencontre, ce sont les membres des Faisceaux. Trop peu nombreux pour engager des actions de masse, ils pratiquent la guerilla, dans les campagnes d’abord, où ils aident les paysans à se défendre contre les exactions des « tyrans rouges », puis dans les grandes agglomérations où ils s’efforcent, par une propagande intelligente, de galvaniser les honnêtes gens.

Cette propagande, ils la soutiennent de coups de main hardis, bien préparés, prestement exécutés. Leurs adversaires devinent en eux les plus dangereux des ennemis. Aussi tout leur effort de défense se porte-t-il contre eux. Une chasse implacable est faite aux chemises noires. Dès la fin de l’année 1920, il n’est pas de semaine où fascistes et révolutionnaires ne s’affrontent, aussi bien en escarmouches qu’en batailles rangées. La liste des fascistes tués s’allonge, mais chacun d’eux apporte à la cause pour laquelle il est tombé un surcroît de force et de prestige. Les adhésions aux Faisceaux se multiplient.

Le mouvement fasciste progresse tous les jours parce qu’on s’est enfin aperçu qu’il est seul capable d’empêcher la bolchevisation totale de l’Italie.

Mussolini et ses premiers compagnons ont dû fournir un labeur écrasant pour organiser le mouvement qui, dès le début de 1921, a pris une ampleur extraordinaire.

En avril 1921, au congrès régional de l’Emilie, 20.000 chemises noires défilent devant leur chef et l’acclament, Deux jours après, à Ferrare, 50.000 paysans fascistes le portent en triomphe. Le fascisme, né d’une élite, est maintenant un mouvement populaire.

Il ne lui manque plus que de posséder une tribune d’où sa doctrine puisse être exposée, ses appels entendus, son programme tracé, sans qu’il soit possible d’exercer contre lui la conspiration du silence. Le gouvernement, sans s’en douter, lui offre cette tribune, celle du Parlement.

Le président du Conseil Giolitti ayant décidé de faire de nouvelles élections, 35 députés fascistes entrent à Montecittorio. Mussolini, élu à la fois à Milan et à Bologne, commande leur petit groupe.

Dès l’abord, il révèle son habileté sur le terrain parlementaire. Il use, pour affirmer l’intransigeance de ses principes, d’expressions modérées et, sans donner aucun gage, trouve le moyen de se concilier catholiques et incroyants, royalistes et républicains patriotes.

À la Chambre comme dans le pays, le rassemblement s’opère au nom seul de la patrie. Devant le danger qui monte, chacun immole ses préférences au salut de l’Italie.

Bien plus, toute une partie des troupes socialistes, découragée par l’attitude de ses dirigeants, commence à se rappeler l’ancienne activité du camarade devenu le chef du fascisme, et à se demander si l’émancipation du prolétariat ne pourrait pas venir par lui. Mussolini, exactement informé de cet état d’esprit, en saisit toute l’importance. Les troupes fascistes peuvent voir leurs effectifs doubler d’un seul coup et l’influence des Faisceaux devenir prépondérante dans l’État, Aussi bien, il n’hésite pas. Le 3 août, il signe une espèce de traité de paix avec les socialistes et la C. G. T. italienne. De nombreux Faisceaux murmurent, ne comprenant pas la pensée du chef. Celui-ci tient bon et, à la fin, fait approuver sa décision qui est suivie d’adhésions en masse. Le gouvernement assiste impuissant à cette constitution d’un État dans l’État.

En raison de l’ampleur du mouvement, l’organisation un peu sommaire des Faisceaux de combat doit maintenant se transformer en un parti organisé, hiérarchisé. C’est l’objet du congrès qui s’ouvre à Rome en octobre. Mussolini y apparaît déjà un peu un dictateur, chef suprême de 2.200 faisceaux réunissant 310.000 membres inscrits, dont la plupart comptent moins de trente ans.

Le programme du parti est répandu à des millions d’exemplaires. Il peut se résumer ainsi :

Réforme de l’État par la décentralisation ; restriction des attributions parlementaires aux problèmes qui intéressent l’individu comme citoyen de l’État et l’État comme organe de réalisation et de protection des suprêmes intérêts de la nation ; création d’un système de corporations ; restauration du prestige intérieur de l’État ; affirmation des droits de l’Italie à sa complète unité historique et géographique même là où elle n’est pas encore atteinte ; reconnaissance de la propriété privée ; mesures sociales propres à faire disparaître la lutte de classes par la reconnaissance juridique des organisations ouvrières et patronales avec les responsabilités qui en dérivent ; mesures de tous ordres destinées à assurer à tous ceux envers qui l’État a contracté une dette, anciens combattants, mutilés, fonctionnaires, l’exécution de ses engagements.

Ainsi, en face d’un pouvoir central qui s’abandonnait, le Parti National Fasciste dressait un plan de réformes positives propre à satisfaire tous ceux des Italiens qui ne se résignaient pas à la décadence de leur pays.

En cette année 1922, les ministères tombent à Rome comme des capucins de cartes. Le roi a toutes les peines du monde à trouver des présidents du Conseil. La crise qui suit la chute du cabinet Bonomi, le 2 février, dure vingt-deux jours ! Ce spectacle d’impuissance précipite le mouvement d’adhésion au fascisme. De la droite à la gauche, chacun est maintenant persuadé que toute solution parlementaire est vouée à l’échec.

Cependant, les fascistes ne se complaisent pas dans une opposition de principe. Partout où ils le peuvent, ils se substituent aux pouvoirs publics défaillants, frappant ainsi les imaginations et assurant leur autorité sur les masses. En fait, ils sont déjà les maîtres.

Cependant, ce qui reste de troupes aux partis extrémistes de gauche ne se résigne pas à abandonner la lutte. La trêve signée entre Mussolini et Turati est pratiquement dénoncée. Chaque jour voit de nouveaux attentats. Les fascistes ripostent par leurs fameuses expéditions punitives. Bien mieux, ils n’hésitent pas à occuper des villes entières pour les soustraire aux entreprises des socialistes désireux d’y venger leurs échecs. Le ministère Facta, incapable de s’opposer par la force à ces grands rassemblements, feint de s’en désintéresser, avec l’espoir secret qu’un heureux hasard le délivrera de ces agités de fascistes. Il tombe le 19 juillet. Jusqu’au 1er août, l’Italie reste sans gouvernement.

Les socialistes jouent leur dernière carte en proclamant encore une fois, le 31 juillet, la grève générale. La riposte de Mussolini arrive, foudroyante. Il mobilise tous ses Faisceaux et publie cette mise en demeure :

Nous donnons quarante-huit heures à l’État pour qu’il prouve son autorité en face de ceux qui dépendent de lui et en face de ceux qui attentent à l’existence de la nation. Passé ce délai, le fascisme revendiquera pleine liberté d’action et se substituera à l’État qui aura démontré son impuissance.

Fascistes de toute l’Italie, à nous !

Partout, les fascistes prennent la place des grévistes. L’ordre règne dans les grandes villes grâce aux patrouilles de chemises noires. Les contre-manifestants sont rossés. En huit jours, la grève est brisée. Les fascistes ont éliminé de la lutte les dernières forces socialistes. Les ouvriers réfractaires eux-mêmes ne croient plus à leurs chefs et beaucoup d’entre eux rallient les Faisceaux où ils retrouvent des compagnons.

De ce jour, le régime parlementaire est définitivement condamné. M. Facta a eu beau former un autre ministère, Mussolini lance contre lui l’exclusive. « Nous sommes fatigués de voir l’Italie gouvernée par des hommes qui oscillent perpétuellement entre la négligence et la lâcheté. »

Le gouvernement répond en offrant à Mussolini de participer au pouvoir. On eût donné aux fascistes quelques ministères sans portefeuille et des sous-secrétariats d’État. Leur chef refuse. Il exige les Affaires étrangères, la Guerre, la Marine, le Travail et les Travaux publics ; il ajoute qu’il est assez fort pour les prendre. Et c’est vrai.

À Naples défile sous ses yeux une armée véritable, furieuse d’enthousiasme. « À Rome ! À Rome ! » crient les légions en tendant le poing. L’heure sonne, celle que le Duce (titre que ses troupes lui ont donné) attend depuis vingt ans. Rentré à Milan, il adresse à Facta, qui achève de se perdre dans le marécage parlementaire, un ultimatum qui lui laisse quarante-huit heures pour se démettre. Facta esquisse une vague résistance. À Rome, le Mont Mario reçoit quelques canons et les ponts du Tibre sont barrés de chevaux de frise. Le roi rentre rapidement de San Rossoro. De tous les points du territoire arrive la nouvelle que des colonnes fascistes marchent sur la capitale. Facta demande au souverain de signer le décret proclamant l’état de siège. Victor-Emmanuel refuse. Il sait ce que représente le fascisme et que l’avenir de l’Italie est là. Deux jours après, le 29 octobre 1922, mandé au Quirinal, Benito Mussolini accourait de Milan et recevait du roi la mission de former le ministère. Le fascisme triomphait.

Depuis cette date, l’histoire de la dictature mussolinienne est assez connue pour que nous nous bornions à en rappeler les faits essentiels : lutte victorieuse contre les « popolari » ; les élections de 1924 où les fascistes obtiennent cinq millions de suffrages contre deux recueillis par leurs adversaires ; l’affaire Matteoti, qui faillit ébranler le régime nouveau ; la rupture avec le Parlement et les ministres libéraux qui aboutit à la fameuse circulaire du 6 janvier 1927, premier acte de la dictature absolue. Elle supprimait d’un trait de plume (appuyé par des baïonnettes) toute espèce d’opposition.

Disposant d’une autorité comparable à celle des dictateurs de la Rome antique, le Duce l’a tout entière consacrée au relèvement de son pays. Politique réaliste, il a, au contact des choses, abandonné ce que sa doctrine pouvait avoir d’exagérément théorique pour l’adapter aux nécessités de la politique vivante.

En treize ans, Mussolini a profondément transformé l’Italie et en a fait la grande puissance que ses fils les plus ambitieux osaient à peine imaginer.

Cette restauration a été poursuivie dans tous les domaines, politique, économique, social, maritime, militaire. Un peuple entier en a été l’artisan, car elle n’a pu s’accomplir qu’au prix de sacrifices généraux bénévolement consentis. Comme l’écrivait en 1932 Mussolini lui-même, « la vie telle que le fascisme la considère doit être sérieuse, austère, religieuse, soutenue par la force morale ».

Cette force existe. Elle est indiscutable. Elle a pris la forme d’une sorte de religion, ce qui ne va pas sans dangers.

Plus on a suivi, avec l’attention et la sympathie qu’on doit aux nobles entreprises, l’ascension du dictateur italien, plus on doit souhaiter que cet élan de tout un peuple ne finisse pas par lui masquer les écueils auxquels une révolution expose, et le fascisme est, avant tout, une révolution. Ceux qui en souhaitent l’imitation par la France feront bien d’y réfléchir. L’« économie corporative » inventée par Mussolini paraîtrait monstrueuse à nos bourgeois et à nos commerçants grands et petits. Avant de songer à copier il faut savoir ce que l’on copie. Le coq gaulois n’a pas ce qu’il faut pour téter la louve Romaine.


PRIMO DE RIVERA
OU LA DICTATURE MANQUÉE

La fructueuse neutralité de l’Espagne dans la guerre européenne avait amené une prospérité que ce pays ne connaissait plus depuis plusieurs siècles. Gagner de l’argent est une chose et le conserver en est une autre. Les Espagnols, qui avaient commis l’erreur de placer leurs bénéfices en Allemagne, en firent l’expérience avec le mark allemand dont l’effondrement coûta environ quatre milliards de pesetas.

Du jour au lendemain, tout se trouva beaucoup moins facile, et les déceptions de cette période amère engendrèrent à leur tour une crise morale et sociale.

On vit fleurir une espèce de « gangstérisme », surtout en Catalogne, à Barcelone, grande ville industrielle où de nombreux éléments sont toujours disposés à la révolution ou plutôt à l’anarchie.

Vers 1922, un gouvernement de politiciens à l’ancienne mode, MM. Santiago Alba, l’actuel président des Cortès, et Garcia Prieto, avait annihilé, par inertie libérale, par des compromissions à gauche, toute velléité de résistance au désordre. La faiblesse du gouvernement laissait le pays sans défense devant les menaces et les premières manifestations révolutionnaires.

Dans la seule année 1923, trois cent vingt-cinq patrons furent assassinés en Catalogne ; le gouverneur de Barcelone, l’archevêque de Saragosse subirent le même sort.

Ces massacres organisés provoquèrent une réaction militaire menée par un homme énergique, le général Martinez Anido, qui ne sut malheureusement pas imposer son autorité. Il se borna à quelques représailles, sans oser renverser un régime entièrement pourri. La cause du mal subsistait.

C’est alors qu’en septembre 1923 le général Primo de Rivera, capitaine général de la Catalogne, d’accord avec d’autres généraux, Berenguer, Saro, Daban, le duc de Tetuan, le marquis de Cavalcanti, et la plus grande partie de l’armée, se résolut à un coup de force.

De 1920 à 1923, Primo de Rivera avait été témoin, à Valence et à Barcelone, des progrès du terrorisme et de l’apathie croissante du gouvernement. L’assassinat d’un sous-officier par un jeune soldat désigné par le Maroc, en marque de protestation contre cette guerre, ce qui avait suffi pour faire suspendre les embarquements, mit le comble à son indignation de soldat.

Primo adressa un manifeste à tous les capitaines généraux de la Péninsule et un appel à la nation. Le 14 septembre, il quittait Barcelone et arrivait à Madrid où le roi, l’ayant reçu à la gare, le chargeait de former un gouvernement.

Comme il arrive souvent, il fut plus difficile de tenir la position que de s’en emparer. Après avoir surpris, le général était surpris à son tour, car il sentit, dès le premier moment, qu’il était aussi faible administrateur que loyal soldat.

On a défini très justement Primo de Rivera « un dictateur doux aux manières brusques ». Il se montra à la fois plein de bonhomie et impatienté par la contradiction. Il disait lui-même qu’il était pour une « dictature libérale », comme si les deux mots ne s’excluaient pas.

À la vérité, il n’avait ni principes, ni doctrine, ne savait pas très bien où il allait, encore moins où il voulait aller, et manquait de confiance en lui-même. C’était un dictateur trop bien élevé et trop délicat.

On rapporte que Mussolini, dans la première entrevue qu’il eut avec le général, lui reprocha d’avoir commencé par déclarer que sa dictature était provisoire. Il aurait pu lui reprocher surtout, car c’en fut peut-être la plus grande faiblesse, de n’avoir pas su prendre d’appui sur le sentiment national, d’avoir été trop matérielle. Les pouvoirs forts de notre temps, ceux que porte la vague populaire, sont nationalistes, chose dont l’Espagne, du moins à ce moment-là, était à peu près incapable.

Du reste, Primo était un Andalou, avec les qualités et les défauts de son pays. Charme, intelligence, esprit, adresse indéniables étaient contre-balancés par une légèreté, une désinvolture, un scepticisme qui ne sont pas le fait d’un homme d’État condamné à tenir la barre. Il ressemblait un peu à ces toreros de sa province qui, la corrida terminée, ne songent plus qu’à l’amour.

Très caballero au sens castillan du mot, il se montra encore un peu trop « cavalier » au sens français. Il avait la plume aussi facile que la parole, et comme il rédigeait lui-même articles de journaux, notes officielles et décrets, à la hussarde, sans se relire, cette facilité n’alla point sans quelques inconvénients.

C’était un militaire, avec les qualités et les défauts de son état. Le courage, l’honneur, la loyauté, la probité, la droiture… On pourrait lui appliquer tous les termes qui conviennent à un soldat exemplaire, car il se dévoua jusqu’à l’épuisement à son roi et à sa patrie.

Mais, il faut bien le dire, les idées lui semblaient étrangères. Son œuvre resta matérielle et n’atteignit jamais les esprits. Jamais il n’obtint l’audience des intellectuels de son pays et, en dépit de sa bonne volonté, il ne réussit pas à vaincre l’impopularité qui dressait contre son gouvernement la jeunesse des Universités. Or, bonnes ou mauvaises, les révolutions commencent généralement là. On n’est pas vainqueur des idées en voulant les contraindre, encore moins si on ne leur oppose pas d’autres idées. C’est la véritable raison pour laquelle le général échoua. Pour venir à bout des idéologues, il ne faut pas trop manquer de philosophie.

Néanmoins, le gouvernement de Primo de Rivera accomplit une œuvre considérable : rétablissement de la sécurité, de l’ordre public, du crédit et de la confiance ; réorganisation de l’activité nationale, dont bénéficièrent à un si haut degré les classes ouvrières ; régularisation des budgets ; construction de magnifiques routes modernes ; développement du tourisme étranger ; et, à l’extérieur, conquête d’Alhucemas, rapide et effective pacification du Maroc.

Quelques années suffirent à l’accomplissement de cette œuvre. Quand elle fut terminée, le dictateur se trouva devant le vide. Il ne sut pas s’en aller à temps. Alors, comme don Quichotte, il partit en guerre contre tout, inconsidérément. Il multiplia les brimades et les amendes, s’aliéna la presse, supprima le Tribunal suprême. Enfin, il inventa une Assemblée Nationale, caricature du Parlement, avec des scrupules de légalité.

La dictature ressuscitait le parlementarisme ! C’était l’Empire libéral. Il y avait un peu de Napoléon III, c’est-à-dire un peu de nonchalance, de doute de soi-même, de condescendance pour les idées de l’adversaire chez ce dictateur qui donnait l’impression de ne pas croire à la légitimité de sa dictature. L’opposition se sentit encouragée. Bientôt l’armée, l’Université et le monde des affaires se trouvèrent unis pour faire échec aux projets du général.

Dans l’armée, ce fut, selon la tradition espagnole depuis un siècle, l’artillerie qui mena la révolte ; l’arme à deux tranchants du pronunciamento se retourna contre Primo de Rivera.

Pour lutter contre l’opposition qu’il sentait plus forte chaque jour, le dictateur donna dans une des plus lourdes erreurs politiques modernes : l’étatisme et la centralisation. C’était se vouer au suicide.

Primo de Rivera, qui avait cru supprimer le séparatisme en interdisant les libertés provinciales, le fortifia en refusant aux régions l’autonomie traditionnelle qu’elles demandaient. Il méconnut la formule en dehors de laquelle il n’y aura jamais de paix intérieure pour l’Espagne : un pouvoir fort et des autonomies.

Ce manque d’idées, de principes, de doctrine et de programme politique ne pouvait permettre au dictateur de résister à la coalition qui se dressait contre lui. Une obscure histoire de monopole des pétroles permit de l’attaquer ainsi que son entourage et de mener une campagne d’agitation. L’hallali de la dictature commençait.

Finalement, Primo de Rivera fut victime d’une révolution de palais. L’aristocratie lui porta les derniers coups. Les grands, l’entourage du roi, la Cour, demandèrent son renvoi, ne voyant que ses défauts et oubliant trop facilement et trop vite qu’il leur avait probablement sauvé la vie.

En janvier 1930, Primo quittait l’Espagne pour Paris où il mourut subitement deux mois plus tard.

D’une collaboration de la couronne et de la dictature, un ordre espagnol nouveau aurait pu naître. Alphonse XIII n’avait jamais été de cœur avec le général. Il l’abandonna pour retourner à l’ancien parlementarisme espagnol, à ce système « rotatif » qui était si commode, mais artificiel, et qu’il fut impossible de restaurer. Par toutes ces fausses manœuvres, la monarchie s’affaiblissait. La dictature manquée n’avait laissé derrière elle qu’un surcroît de désordre. Trois ans après la disgrâce de Primo, Alphonse XIII se trouva seul et désarmé devant la révolution triomphante.

L’échec ne doit pas faire oublier les bienfaits de la dictature de Primo de Rivera. Elle laissera le souvenir d’une époque heureuse, florissante et digne pour l’Espagne. Lui-même gardera dans l’histoire une figure sinon grande, du moins honorable. Mais on ne s’établit pas dictateur avec de trop bonnes manières et des gants blancs.


OLIVEIRA SALAZAR
RÉFORMATEUR DU PORTUGAL

De tous les États européens, le Portugal est certainement celui qui avait donné, pendant trente ans, les signes de l’anarchie la plus tenace.

Le premier, dès la fin du XIXe siècle, il avait connu les désordres de l’inflation monétaire.

Le 1er février 1908, un attentat exécuté par les carbonari, et fomenté par la franc-maçonnerie, coûtait la vie du roi Carlos Ier et du prince héritier don Luis, assassinés aux côtés mêmes de la noble reine Amélie, fille de France.

Ce drame avait hâté la décadence du Portugal. Le roi Manoël, âgé de dix-huit ans, qui succédait à don Carlos, ne pouvait rétablir l’autorité. En octobre 1910, un coup d’État maçonnique renversait le jeune roi et proclamait la République. Dès lors, le pays était voué à la persécution religieuse, aux émeutes, aux détentions arbitraires, aux attentats, au pillage dans tous les domaines.

Durant la guerre, un patriote, le président de la République Sidonio Paës, s’érigea en dictateur avec l’appui de l’armée et de la faveur populaire, et tenta aussitôt une œuvre efficace de redressement. Mais il fut tué à la fin de 1918 dans la gare de Lisbonne par deux hommes de main du carbonarisme. Le Portugal retomba dans une période de désordres, aggravée par l’agitation communiste.

En mai 1926, alors que le pays arrivait au dernier degré de la décomposition politique, un homme surgit, le maréchal Gomes da Costa, brillant soldat d’Afrique et du front français, qui lança un appel aux armes, forma avec le général Carmona et le général Cabeçadas un directoire militaire, et marcha sur Lisbonne. En quelques jours, le directoire se rendit maître de la capitale, puis lança une proclamation annonçant que le pays répudiait la tyrannie des parlementaires irresponsables et allait se donner une représentation nationale conforme à ses intérêts.

La dictature militaire rétablit l’ordre dans la rue. Pour le reste, son programme était trop court et trop vague. Elle ne parvint pas à éviter l’instabilité ministérielle et se montra incapable d’arrêter la débâcle financière pour laquelle, au milieu de 1928, on ne trouva plus d’autre expédient qu’un recours à la Société des Nations. Celle-ci consentit un prêt, mais à la condition qu’elle contrôlerait désormais toutes les finances du Portugal. Le pays repoussa l’idée d’une telle déchéance.


C’est alors qu’on se souvint d’Oliveira Salazar, professeur éminent mais modeste de l’Université de droit de Coïmbra. Âgé de quarante ans à peine, Salazar avait été député en 1921, mais avait quitté le Parlement dès la première séance. Il avait cependant accepté le portefeuille des Finances dans une des combinaisons éphémères de 1926 et l’avait gardé trois jours !

Le 26 avril 1928, par pur patriotisme, Salazar, cédant aux objurgations du gouvernement, accepte le ministère des Finances. Il avait posé comme condition absolue qu’il aurait le contrôle de toutes les dépenses et qu’aucun autre ministre ne pourrait prendre une décision financière sans s’être entendu avec lui.

Il annonce dans sa proclamation : « Les principes rigides qui vont orienter notre travail commun montrent une volonté décidée de régulariser une fois pour toutes la vie financière et la vie économique de la nation… Il me faut dans cette tâche difficile la confiance absolue mais calme et sereine du pays. Je sais exactement ce que je veux et où je vais. Je donnerai au pays tous les éléments nécessaires pour apprécier au fur et à mesure la situation. Que le pays discute, que le pays étudie, que le pays fasse des représentations, mais que le pays obéisse lorsque j’ordonnerai. » Il ajoute qu’il n’a personnellement aucun goût du pouvoir, qu’il l’accepte pour rendre service au Portugal, mais que si on l’entrave dans ses devoirs, il retournera immédiatement à Coïmbra et à ses études.

C’était aussi net que bref. Ce professeur avait parlé en véritable homme d’État. On en passa par où il voulait.

Mais Salazar, à la différence des autres, avait une doctrine. Il a été fortement influencé par les idées de Charles Maurras[1]. Il a déclaré lui devoir la notion du « Politique d’abord », l’idée de l’État fort, la distinction entre la démophilie et la démocratie. « C’est parce que nous aimons le peuple, dit Salazar, que nous ne voulons pas, nous, que le gouvernement soit éparpillé sur toutes les têtes. »

Les autres principes essentiels de Salazar tendent à la restauration dans l’État d’une justice et d’une morale de base chrétienne, supérieures aux droits de l’État. Enfin la subordination constante des intérêts particuliers aux intérêts généraux de la nation est pour lui non pas un lieu commun mais une maxime vivante.

La tâche première du président Salazar était le rétablissement des finances. Il lui a suffi pour l’obtenir d’un programme simple, exactement à l’opposé de celui des socialistes qui lient tout effort de rénovation économique à une destruction totale de l’état de choses existant pour une reconstruction aussi complexe que problématique. Mais si le programme du réformateur portugais est simple, il ne souffre pas qu’on s’en éloigne d’une ligne dans l’application.

Salazar, qui trouvait à son arrivée les plus mauvaises finances d’Europe, avait rétabli deux ans plus tard l’équilibre budgétaire par un strict réajustement des recettes et des dépenses. S’il a augmenté fortement un certain nombre d’impôts, il a su aussi les faire rentrer sans épuiser le contribuable par une plus juste répartition du système fiscal. La moyenne des charges fiscales au Portugal est nettement inférieure à celle de la France et celle de l’Angleterre. L’approbation du dictateur en matière de dépenses, de salaires, retraites, subventions, est indispensable.

Les communications de Salazar à ses concitoyens sont presque toujours pour leur rappeler qu’une tâche de sacrifice leur est dévolue, mais qu’elle assurera l’avenir du Portugal et de leurs enfants. Le gouvernement et les fonctionnaires prêchent eux-mêmes d’exemple par la simplicité de leur vie. Leur désintéressement est élevé au rang d’un principe d’État.

Grâce à ces principes de sévère économie, le Portugal a pu engager depuis sept ans un plan très vaste et très harmonieux d’équipement du pays. Les résultats en sont brillants. On a développé et refait tout le réseau routier, construit des écoles, des dispensaires, des hôpitaux, restauré la marine, réorganisé l’armée. Pour la première fois dans l’histoire du pays, l’État fait honneur à toutes ses signatures, retrouvant ainsi la confiance de l’étranger. On a enfin radicalement supprimé dans les dépenses publiques les ristournes, les gaspillages et les pots-de-vin qui épuisaient naguère les moindres entreprises.

Une organisation corporative est à l’étude, pour régler au mieux les rapports du capital et du travail.

Avec l’appui d’un ministre de la Justice jeune comme la plupart de ses collaborateurs, M. Cerbal, le dictateur Salazar a fait voter à l’unanimité par l’Assemblée nationale une loi contre la maçonnerie et les sociétés secrètes.

La maçonnerie est condamnée parce qu’elle est contraire aux principes de justice chrétienne que soutient le gouvernement et qui sont dans la tradition du Portugal ; parce que ses buts n’ont rien de commun avec ceux de la nation ; qu’elle empêche les hommes au pouvoir d’agir avec l’indépendance nécessaire ; qu’elle fait primer ses intérêts de secte sans souci des intérêts nationaux, et encore moins du mérite personnel, ayant pour règle de réserver les fonctions à ses affiliés ; enfin parce qu’elle a été au Portugal la première responsable des désordres révolutionnaires qui ont pendant vingt ans ensanglanté et ruiné le pays.

M. Salazar et ses collaborateurs ont derrière eux la quasi unanimité de leurs concitoyens. Les deux minorités d’opposition sont : à droite, certains éléments de la jeunesse universitaire qui réclament une politique de prestige plus flatteuse pour l’orgueil national, reprochant à la dictature son effacement volontaire. À gauche, les francs-maçons et anticléricaux n’ont pas désarmé. Des attentats partis de leur clan ont visé à diverses reprises le gouvernement.

Cette opposition reste très faible et fragile en regard de l’éclatant succès matériel et moral du gouvernement d’Oliveira Salazar. Cette dictature s’est imposée sans avoir eu recours à la force, par la seule loyauté et la netteté de ses méthodes, par la prospérité réelle et l’activité qu’elle a su rendre au Portugal au moment même où le monde entier se plaignait de la crise. C’est la dictature la plus honnête, la plus sage et la plus mesurée d’Europe, en même temps qu’une des plus fermes et des plus persévérantes dans ses applications.

L’échec complet en septembre dernier du nouveau complot destiné à l’abattre semble indiquer qu’elle n’est pas près de finir.

On dit que nous avons la « République des professeurs », et ceux qui le disent ne sont pas ceux qui s’en réjouissent. Le Portugal a la dictature des professeurs. Il se trouve qu’elle est excellente. Comme le monde est divers ! Comme il est plastique !


HITLER

Le dernier venu des dictateurs européens n’est pas celui dont la personne et la tâche sont les plus faciles à comprendre. Il est sans aucun doute l’homme de notre temps dont on a donné les interprétations les plus divergentes et les plus nombreuses. À chaque pas en avant qu’il faisait, on prédisait sa chute prochaine : il est vrai qu’on annonça aussi pendant longtemps la disparition imminente de Benito Mussolini. Quoi qu’il en soit, en peu d’années, il est devenu non seulement le maître de l’Allemagne, mais un des deux ou trois hommes qui tiennent entre leurs mains le sort de l’Europe.

Adolf Hitler, comme on le sait, n’est pas né citoyen allemand. Il a vu le jour en 1889, à Braunau-am-Inn, petite bourgade « bavaroise de sang mais politiquement autrichienne », comme il l’a écrit lui-même, et située à la frontière de ces deux États germaniques, Allemagne et Autriche, que le futur chancelier du Reich devait se donner comme tâche primordiale de réunir en un seul Empire. Il avait pour père un employé des douanes qui désirait faire de son fils un fonctionnaire. Celui-ci s’y refusa et déclara qu’il voulait devenir peintre. Il avait douze ans. À treize ans, le père mourut, et Adolf Hitler quitta son école pour l’Académie des Beaux-Arts de Vienne.

Après la mort de sa mère, c’est là qu’il vécut pendant plusieurs années, ayant découvert que sa vocation de peintre n’était peut-être pas très profonde, mais qu’il avait d’incontestables dispositions pour l’architecture. Il demeura cinq ans à Vienne, cinq ans de misère assez pénible, où il poursuivit ses études tout en gagnant sa vie comme manœuvre, et en dévorant les livres qui lui tombaient sous la main. Il déclare lui-même avoir formé toutes ses idées à cette époque, avoir appris à comprendre les hommes. C’est en particulier de ce temps que datent à la fois sa haine de la monarchie des Habsbourg, ses idées sociales, sa méfiance à l’égard de la social-démocratie et du marxisme — et son violent antisémitisme.

En 1912, Adolf Hitler quitta Vienne pour Munich, ville qu’il chérira toujours particulièrement et dont il se sentait beaucoup plus proche, ne fût-ce qu’à cause du dialecte bavarois, que de la capitale austro-hongroise. Il commença à s’occuper de politique, hostile à l’alliance de l’Allemagne et de l’Autriche, qui ne pouvait, d’après lui, qu’amener une catastrophe, et affirmant que le vrai problème à résoudre était d’abord de détruire le marxisme. Quand la guerre éclata, il réussit à s’engager dans un régiment bavarois.

Il fit la guerre dans l’enthousiasme. « Alors commença pour moi, devait-il écrire plus tard, comme pour tout Allemand, le temps le plus inoubliable et le plus sublime de toute mon existence terrestre. » Il fut blessé et, en 1918, c’est à l’hôpital qu’il apprit à la fois l’armistice et la révolution. Il avait failli perdre la vue et devait en tout cas renoncer au dessin. Il jura de se consacrer au salut de la patrie allemande.

Comme il était chargé (car il n’avait pas encore quitté l’armée) d’enquêter sur les mouvements révolutionnaires de son régiment, il fut mis en rapport avec une association politique qui venait de s’organiser sous le nom de « Parti ouvrier allemand » et reçut bientôt, sans avoir fait aucune démarche, une carte l’informant qu’il était inscrit dans le parti. Il fut tout d’abord étonné de cette manière étrange de recruter des adhérents, assista à une séance du comité qui l’effraya par ses méthodes archaïques et parlementaires, puis il réfléchit. Il se dit que le seul moyen d’arriver au but était justement de faire partie non pas d’un vaste ensemble organisé, mais d’un petit groupe inconnu dont il ferait ce qu’il voudrait, et où il pourrait vite devenir le chef. Il se décida alors à franchir le pas. Il devint membre du Parti ouvrier allemand, et reçut le no 7. C’était en 1919, et le parti n’avait compté en effet jusque-là que six adhérents.

Il va sans dire que les premières séances tenues par cet embryon, on peut dire cette caricature de groupement politique, qui se proposait tout simplement de reconstituer un Empire germanique dans sa force et sa souveraineté, passèrent complètement inaperçues. Un jour cependant, on réussit à réunir cent onze personnes — quarante de moins que Mussolini pour la première réunion politique des Faisceaux. — Pour la première fois, Hitler parla en public. Au bout d’une demi-heure, la salle était enthousiasmée : Hitler s’était révélé grand orateur. En 1920, à Munich, il tint la première grande réunion du « Parti ouvrier allemand national-socialiste » (tel était le nouveau nom qu’il avait adopté), qui eut un énorme succès.

Peu à peu le mouvement trouvait des adhérents. On luttait à la fois contre le marxisme, les Juifs et le traité de Versailles. Il fallait lutter aussi contre un autre ennemi : le séparatisme. On a accordé trop peu d’importance en France aux séparatismes allemands. Il suffit de feuilleter Mein Kampf pour voir combien, entre 1919 et 1923, l’hostilité à la Prusse et à la notion même de Reich était vive dans certains milieux. Il n’est pas certain que Hitler lui-même n’ait pas été en rapport avec les séparatistes rhénans ou bavarois. En tout cas, dans son parti, l’indépendance de la Bavière était un thème cher à plusieurs. On parlait même de constituer un État nouveau, unissant la Bavière à l’Autriche, ce qui paraissait plus facile que l’Anschluss. Dans quelle mesure Hitler lui-même céda à ces diverses tendances, il ne nous le dit pas. Ce qui est certain, c’est qu’il ne tarda pas à lutter contre tous les parlementarismes et à en arriver à la conception d’un Reich « totalitaire » et absolument indivisible. Cependant, il ne faut pas l’en croire sur parole, lorsqu’il affirme que cette conception a toujours été la sienne.

C’est par son extraordinaire talent de parole qu’Adolf Hitler réussissait à tenir des réunions de plus en plus importantes, malgré les attaques des socialistes qui commençaient à comprendre quelle force nouvelle représentait ce parti hier encore inconnu. Il menait sa propagande à ciel ouvert et refusait de se constituer en association secrète. Hitler a toujours nié avoir été l’inspirateur des divers assassinats politiques qui ont ensanglanté l’Allemagne d’après guerre, encore que parmi les exécutants il y ait eu parfois des sympathisants, sinon des adhérents du parti national-socialiste. Ainsi l’écrivain Ernst von Salomon, complice de l’assassinat de Rathenau, devait être, pendant quelque temps du moins, un hitlérien convaincu.

Organisé au grand jour, le national-socialisme avait ses drapeaux, son orchestre (pas de parti allemand sans musique, pas de discours de Hitler sans grosse caisse), et ses sections d’assaut, qui allaient bientôt devenir célèbres. Elles eurent bientôt leur uniforme : la chemise brune, et leur insigne : cette croix gammée qui représente le soleil, et que l’Allemagne a reprise à l’Orient. En 1922, Hitler acheta un petit journal hebdomadaire, le Volkische Beobachter qui devint quotidien en 1923.

Après l’occupation de la Ruhr par les Français, occupation sans résistance qui montrait que le Reich avait les reins vraiment brisés, beaucoup d’Allemands pensèrent que seule une transformation radicale, faisant table rase du système politique né après la guerre et de la Constitution républicaine de Weimar, pourrait refaire de leur pays une grande nation. Hitler crut le moment venu. Il tenta un putsch avec l’aide de Ludendorff : ce fut la révolution manquée du 8 novembre 1923, où périrent dix-huit de ses partisans, les premiers « martyrs » du national-socialisme, tombés devant la Feldherrenhalle de Munich, et auxquels est dédié Mein Kampf. Après un long procès, au cours duquel Hitler défendit sa cause et celle du Reich, il fut incarcéré le 1er avril 1924 à la maison d’arrêt de Landsberg-am-Lecht.

C’est là qu’il trouva enfin le temps d’un certain repos et qu’il essaya d’ordonner ses idées dans un livre qui est comme le Coran du national-socialisme, et qui a toujours le succès le plus considérable, son célèbre Mein Kampf (Mon Combat).

Il est peut-être assez difficile pour un Français de juger ce livre, parce que toute lecture de Mein Kampf commence par un malentendu. Nous y cherchons un programme politique et social, et, de page en page, nous l’y trouvons. Les questions les plus diverses, l’éducation, la propagande antivénérienne, l’histoire, la naturalisation, sont abordées dans cet énorme volume de sept cents pages, en même temps que Hitler fait l’histoire de la formation de son esprit et de ses idées. Mais il ne faut pas douter que l’essentiel n’en soit ailleurs : dans la pensée de l’auteur comme dans celle de ses millions de lecteurs, Mein Kampf est tout d’abord le livre d’une religion, l’Évangile du national-socialisme, ou, plus exactement, du racisme.

Hitler n’existe pas avant ces années si dures de Vienne où il a découvert à la fois les dangers du marxisme et ceux du sémitisme universel. Sa véritable naissance à l’action date du jour où il découvre la notion de race. C’est ici qu’un Français ne peut s’empêcher de trouver Mein Kampf singulièrement pauvre et singulièrement primaire. S’il fallait juger les ouvrages de combat comme on juge les œuvres de l’esprit, il est certain que la Bible nationale-socialiste ne résisterait pas une seconde à l’examen. Des puérilités ridicules s’y mêlent aux affirmations scientifiques les moins prouvées, dans un langage déconcertant de pédantisme qui, d’ailleurs, a largement contribué au succès de Mein Kampf en pays germanique.

Pour Hitler, ce sont les Aryens qui ont fait la civilisation éternelle, celle sans laquelle aucun peuple n’a pu vivre, et dont nous retrouvons les traces jusque dans le Japon moderne. Et parmi les Aryens, les plus purs, les véritables héritiers de l’hellénisme (Hitler, comme tout Allemand, aime à se réclamer des Grecs), ce sont les Germains. Le peuple germanique a reçu une mission sacrée, qu’il n’a pas encore accomplie tout à fait, par suite des divisions intérieures et de certaines erreurs séculaires de sa politique. Mais partout où le peuple germanique s’est introduit le monde est invité à reconnaître sa grandeur et la beauté des résultats qu’il a obtenus. Ainsi la Russie, essentiellement barbare, n’a pu devenir en quelque mesure une nation que grâce aux éléments germaniques qu’elle contient et auxquels elle a toujours laissé la direction des affaires. Son plus grand empereur fut une princesse allemande, Catherine II.

Par malheur, en face de la rayonnante expansion de la civilisation helléno-germanique, se sont placés les Juifs. Hitler parle toujours des Juifs avec une haine profonde et une absence complète d’esprit critique. Quelle est sa pensée véritable sur ce sujet important ? Nous ne pouvons pas affirmer que nous la connaissons, et les mystères de la politique antisémite du IIIe Reich ne sont pas pour nous éclairer. Les idées que semble se faire l’auteur de Mein Kampf sur le développement de la « nation juive » à travers le monde sont si grossières qu’on se demande s’il ne s’agit pas d’images frappantes destinées à la foule, aux troupes, aux sections d’assaut, de mythes créateurs d’énergie beaucoup plus que de raisonnements sincères.

Pour Hitler, les fameux Protocoles des Sages de Sion (cet essai messianique dont on a dit qu’il n’était qu’une composition d’agent provocateur, fabriquée par la police tsariste, sur le modèle d’un pamphlet français dirigé contre Napoléon III) représentent bien l’essentiel de la pensée juive lancée à la conquête du monde. Il parle des Juifs non pas seulement comme d’un danger pour toute la civilisation occidentale, mais comme d’une mystérieuse société secrète, constamment consciente de ses buts et de ses moyens, dont il nous décrirait volontiers l’organisation et la hiérarchie, et qui semble être dirigée par un invisible Conseil Supérieur, en Amérique, en Angleterre ou à Jérusalem. Et il est bien certain qu’incarner un ennemi en quelques personnes, que supposer une organisation toute puissante et cachée, est un excellent moyen de propagande : au Conseil des grand Juifs que laisse supposer Hitler, les marxistes opposent un Comité des Forges, une Union des marchands de canons. C’est par les mythes qu’on « réveille » les peuples, qu’on oppose les classes et qu’on les mène.

La lutte entre ces deux grandes puissances, le germanisme et le sémitisme, emplit Mein Kampf de considérations le plus souvent brumeuses, toujours impératives, et qui ont sans doute beaucoup plus fait pour le succès du livre que les quelques pages un peu précises qu’on peut y trouver. C’est de ces considérations de nature à demi métaphysique sur la pureté de la race — où l’on retrouve, déformées, les idées de Nietzsche et celles de Gobineau — que naissent la plupart des réactions de Hitler devant les problèmes essentiels qui se posent à la nation allemande.

Le premier, pour cet Allemand que la politique a placé hors de l’Empire, est la réunion sous le même drapeau et dans la même âme de tout ce qui est germain, et d’abord de l’Autriche. Le monde juif dominait, déclare-t-il, dans la monarchie habsbourgeoise, et c’est pourquoi il déteste les anciennes dynasties qui, dit-il, ont presque toujours manqué, depuis deux siècles, aux devoirs essentiels du germanisme. Pour les autres pays de langue allemande, de race allemande, Hitler est assez prudent, et sa pensée, de mystique qu’elle était, devient tout à coup singulièrement opportuniste. C’est ainsi qu’il condamne d’une façon formelle les revendications que certains Allemands persistent à élever en faveur du Tyrol abandonné à l’Italie. Le premier but, c’est la réunion de l’Autriche. Et il ne faut pas risquer de se brouiller avec l’Italie, dont on peut avoir besoin (Hitler, au surplus, déclare admirer Mussolini), pour quelque deux cent mille Allemands de la région de Trente dont il parle avec assez de dédain. Ceux qui fixent leur attention sur le Tyrol, ajoute-t-il, ne se doutent pas qu’ils font le jeu des Juifs et de la France. Il est trop sûr que l’Italie a frustré le germanisme ; mais depuis la guerre, par qui le germanisme n’a-t-il pas été dépouillé ? Ce n’est pas une raison pour se tenir à l’écart de tous les pays européens. Quant aux partisans de l’alliance française, Hitler leur rappelle que la France, « soit dit en passant, nous a volé l’Alsace-Lorraine ».

La France (on sait que la traduction française de Mein Kampf a été interdite) demeure le principal obstacle aux visées allemandes. Et Hitler ne dissimule pas que, tôt ou tard, il faudra régler la question de la France. « Ces résultats, dit-il, ne seront atteints ni par des prières au Seigneur, ni par des discours, ni par des négociations à Genève. Ils doivent l’être par une guerre sanglante. » La France est en effet l’ennemi éternel de l’Allemagne. L’Angleterre, explique Hitler dans un des chapitres les plus intelligents de son livre, désire qu’aucune puissance continentale ne soit assez forte pour lui tenir tête. Aussi désire-t-elle contre-balancer l’importance de l’Allemagne par celle de la France : seulement, elle est prête aussi à contre-balancer l’importance de la France par celle de l’Allemagne. Tandis que le but de la France, c’est la disparition de l’Allemagne comme puissance politique au moyen du morcellement de ce pays. Aussi peut-on s’entendre avec l’Angleterre, mais non avec la France.

Afin d’appuyer ses revendications précises sur la religion nationale-socialiste, Hitler ajoute que, d’ailleurs, la France n’est pas digne de vivre dans un monde où la pureté de la race est l’essentiel. La France, en effet, qui a osé employer les armées noires à la garde du Rhin et à la guerre, perd son autonomie de race par un métissage constant. Peu à peu, du Congo à l’Alsace, on voit se constituer un vaste empire négro-français, qui ira s’abâtardissant. C’est donc un devoir pour la civilisation que d’en empêcher le développement.

Ainsi pourra s’établir, dans un univers régénéré, la suprématie allemande, et ce qu’on a appelé aussitôt le troisième Reich.

Nous sommes portés à rire de ces raisonnements biscornus, de ces affirmations audacieuses, de ces inventions délirantes. Elles n’en ont pas moins porté Hitler au pouvoir suprême. C’est peut-être ce qu’il y a de plus grave, car c’est le mystère de ce qui fermente dans la cervelle des Allemands.


Au moment où Hitler sortait de sa prison, on le connaissait bien moins en France que le chef des nationalistes conservateurs, un des plus grands industriels allemands, Hugenberg. En 1919, Hugenberg, maître de la métallurgie allemande, dirige une centaine de députés au Reichstag. En 1932, il n’en a plus que cinquante. Entre ces deux dates, le mouvement hitlérien a progressé à ses dépens. Cependant Hugenberg avait conservé son influence, grâce surtout au contrôle qu’il avait imposé aux journaux des provinces et à la Société cinématographique créée par Krupp pendant la guerre. Entre Hugenberg, commanditaire et maître réel de l’Association d’anciens combattants des Casques d’acier, et Hitler, maître des Sections d’assaut du national-socialisme, la rivalité était fatale. Elle fut longue, faite successivement d’alliances et de défiances, et dura jusqu’à la prise définitive du pouvoir par Hitler.

De cette lutte, il n’est pas question de relater ici les trop nombreux épisodes. Il suffit de rappeler que le mouvement hitlérien, fort de ses légions de Chemises brunes, ne cessait de grandir, tandis qu’au dehors on se refusait à croire qu’un personnage aussi ridicule pût devenir le maître de l’Allemagne. D’autres prétendaient que, simple agitateur, à tous les égards surfait, sans audace et d’ailleurs malade, Hitler avait laissé passer l’heure d’une « marche sur Berlin ». En réalité, calculateur et rusé, il préparait son avènement sans risques par une entente secrète avec ce qu’on a toujours nommé en Allemagne les « sphères ». Le 30 janvier 1933, Hitler était appelé par le vieux maréchal Hindenburg à former le ministère. Il devenait chancelier du Reich, dix ans après l’échec du putsch de 1923. Son ami Gœring, une des personnalités les plus marquantes du parti, était ministre de la police du Reich. Les nationalistes de Hugenberg disposaient des Finances, du Commerce, de l’Industrie, des Travaux publics, des Affaires étrangères. Le vice-chancelier, l’adroit M. von Papen, formait le trait d’union entre les deux groupes.

Cette alliance avec la vieille droite ne pouvait pas durer. Il devint bientôt évident pour tous que les pouvoirs allaient se réunir entre les mains de Hitler et de ses deux lieutenants, Gœring et le romantique Gœbbels, venu du socialisme, le théoricien le plus « à gauche » du parti, et le plus passionné d’antisémitisme.

Après un échec à la présidence du Reich en 1933, malgré une campagne acharnée, Hitler devait, en 1934, le 30 juin, dans une nuit tragique, où furent assassinés le général von Schleicher et sa femme, et le chef des S. A., Rœhm, « épurer » son parti, comme on « épurait » au temps de la Révolution. On évoqua à la fois les gangsters de Chicago et le meurtre de Sejan. Peu après, le 2 août 1934, vingt ans après la déclaration de guerre, le vieux maréchal Hindenburg mourait. À la fois président et chancelier du Reich, Hitler était désormais légalement le maître de l’Allemagne, et nul n’osait plus l’attaquer ouvertement.

Une si grande fortune ne s’expliquerait pas sans la collaboration de tout un peuple, et du peuple le plus soumis aux puissances obscures de l’instinct et de la poésie.

Il est certain que Hitler compterait peu sans sa légende. Cette légende, ses ennemis la font, en colportant d’invraisemblables anecdotes, en accusant de folie et d’imbécillité l’ancien « peintre en bâtiment », en lui prêtant des mœurs contre nature, — aussi bien que ses amis, avec leur exaltation continuelle de son génie. Il faut surtout songer que le parti hitlérien a su organiser autour de ses dieux — grâce surtout à Gœbbels — tout un ensemble de musiques dont s’enivre l’Allemagne.

Sans les chants des sections d’assaut, que serait l’hitlérisme ? Il faut avoir entendu, pendant la campagne électorale de 1933, les chansons, les hymnes, les représentations dramatiques, l’esquisse d’un art radiophonique où le bruit et la musique avaient plus de part que les mots, les discours ponctués à coups de grosse caisse, pour savoir à quel degré de frénésie peuvent atteindre les foules allemandes assemblées. Hitler et Gœbbels sont de grands orateurs. Gœbbels se tient dans un registre toujours très élevé, où sa voix infatigable promet, avec une force quasi inhumaine, le bouleversement social et la reconstruction de la germanité. Hitler commence ses discours sur un ton à peu près normal, puis sa voix devient rauque, plus forte, perd toute apparence humaine, et il continue de parler, comme enivré du son de ses paroles, et soumettant ses auditeurs à on ne sait quelle incantation barbare. Le nom de l’Allemagne revient toutes les dix phrases, au cours de ces interminables allocutions, comme un refrain. La collaboration de l’orchestre est à chaque instant requise, comme celle, soudain, de chœurs gigantesques qui célèbrent les héros tués par les Français, ce Horst Wessel perdu de vices, ce Schlageter probablement espion, devenus l’Harmodius et l’Aristogiton de la Germanie, le Castor et le Pollux du Troisième Reich. Une campagne électorale devient un opéra wagnérien et fabuleux.

Ces chants, sur un rythme lent et tragique, sont d’ailleurs assez beaux, quelquefois. Ils mêlent le romantisme du myosotis et de la fontaine au rude orgueil des temps nouveaux :

Ô jeune fille brune — pourquoi donc tant pleurer ? Un jeune officier du bataillon de Hitler — m’a volé mon cœur.

Marchait un régiment de l’Oberland, — un régiment à cheval, un régiment à pied

Ou encore la chanson aux morts du 9 novembre :

À Munich, plusieurs sont tombés, — à Munich ils étaient plusieurs, — c’est devant la Felderrenhalle — que les balles les ont frappés

Puis ce sont les hymnes les plus fameux de la nouvelle Allemagne :

Le montagnard descend vers la plaine, le paysan détache de la charrue ses rudes poings, la jeunesse refuse l’esclavage des canailles ; et des Alpes jusqu’à la mer, résonne dans les tempêtes allemandes le chant qui fait trembler Juda : les chaînes se rompent, et le mois de mai nous sourit. Relève-toi, Allemagne ! À toi la liberté !

Et le chant qui célèbre Horst Wessel et « les camarades, tués par le Front Rouge et par la Réaction, qui marchent en esprit dans nos rangs ». Sans musique, l’Allemagne ne suivrait personne.

Gœbbels a si bien compris la valeur des puissances d’enchantement, qu’il a organisé les fêtes grandioses, au mépris de tout bon goût, dont s’exalte le nouveau régime.

Dans Mein Kampf, Hitler a des paroles dures pour les racistes allemands qui désirent retourner à Wotan et au Walhalla, s’affublent de barbes postiches, ricanent devant le christianisme, et, en détournant ainsi les esprits de l’essentiel, servent les Juifs. Depuis, sous l’influence de Gœbbels, il faut bien admettre qu’il ait changé d’idées. Les fêtes du Premier Mai ressuscitent les nuits de Walpurgis, réunissent autour de feux de joie une jeunesse ivre de musique. Le mouvement du néo-paganisme, dénoncé par les évêques et les pasteurs, prend une place de plus en plus importante. À l’aide des anciennes magies germaniques, on tente de déchristianiser l’Allemagne et de revenir aux temps qui ont précédé saint Boniface. Là encore se retrouve l’enthousiasme allemand pour les forces obscures, pour la nature, tout un romantisme « tellurique », comme dirait le comte de Kayserling, aussi étranger que possible à l’esprit des Français.

Cet envoûtement wagnérien et nietzschéen s’accompagne d’ailleurs de mesures très précises. Il est inutile de rappeler comment les socialistes ont été réduits au silence, comment les camps de concentration abritent pendant quelques mois les récalcitrants, et surtout comment, en 1933, un grand nombre de Juifs furent amenés à quitter en masse l’Allemagne. Il semble d’ailleurs que, souvent, ils l’aient quittée beaucoup plus comme socialistes que comme Juifs. En outre, à l’imitation de quelques États américains, et séduit par une apparence scientifique à laquelle il a toujours été très sensible, Hitler a fait voter la stérilisation obligatoire de certains malades, loi qui l’a mis en conflit avec l’Église.

Car il ne devait pas tarder, comme tout dictateur, à rencontrer le problème religieux. Il est catholique de naissance et voulait d’abord réorganiser l’église luthérienne sous la direction d’un évêque tout-puissant et à sa dévotion. Puis il brima les catholiques, qu’il accusait de ne pas se soumettre avec assez de résignation à ses directives. La conception d’un État divinisé qu’il mettait en tête de son système, la loi de stérilisation dont nous venons de parler, les mesures d’exception prises contre quelques personnalités catholiques, les manifestations de néo-paganisme, les massacres du 30 juin, ne devaient pas tarder à révolter la conscience de l’Allemagne catholique. Après avoir assez timidement condamné l’hitlérisme avant son arrivée au pouvoir, les évêques réunis à Fulda en juillet 1935 ont renouvelé solennellement cet anathème. Le Führer se brisera-t-il « sur cette pierre » ou bien ira-t-il à Canossa ?

Cependant, il faut reconnaître qu’au point de vue politique, recueillant la succession d’un des plus habiles hommes d’État de l’Allemagne, de Stresemann, Hitler s’est montré beaucoup plus adroit qu’on ne feignait de le croire. Ses brutalités calculées, ses audaces, ses « finasseries » l’ont servi, et ont servi son pays. Il efface peu à peu les dernières traces de la défaite, étant donné que son mouvement est né de la conviction, puissante dès l’origine dans l’esprit des Allemands, que cette défaite était chose imméritée, une sorte de maldonne du hasard. Par ses accords avec les pays étrangers, et en particulier avec l’Angleterre, il a achevé le mouvement de renaissance nationale auquel il s’est voué.

Bien des traits demeurent encore mystérieux dans ce mouvement hitlérien dont on a pu dire qu’il était une seconde Réforme, une seconde exaltation de l’« homme allemand ». Sur le plan politique et national, les buts sont avoués, les résultats ne sont pas douteux. Sur le plan social, l’incertitude commence : on ne sait trop ce que fera Hitler de ses immenses armées de chômeurs, réunis dans des camps de travail. On sait seulement qu’il les entraîne pour la guerre. D’autre part, il est trop certain qu’il a dans ses troupes de nombreux communistes obligés de cacher des convictions peut-être encore vivantes et sincères. Qu’un bouleversement survienne, que deviendront ces troupes ? que deviendra l’Allemagne ?

Enfin, sur le plan mystique et religieux, on ne sait encore comment Hitler pourra composer avec les différentes confessions chrétiennes, qu’il heurte de cent manières.

Quant à l’homme, qui est-il exactement ? Un voyageur nous racontait que, s’étant entretenu très librement avec des Allemands, et les ayant entendus exposer leurs conceptions diverses et critiquer, parfois avec dureté, le nouveau régime, il avait demandé à l’un d’eux, qui s’avouait communiste :

— Et que faut-il penser de Hitler ?

L’autre avait répliqué tout aussitôt :

— La personnalité de Hitler est indiscutable.

Les Français, qui admirent volontiers Mussolini, ne sont pas encore convaincus de cette vérité. On leur a dépeint le héros de l’Allemagne comme un fantoche, et ils l’ont cru. Certes, la lecture de Mein Kampf — hormis les pages qui traitent de la politique étrangère — peut aisément décevoir. Et il n’est pas dit que Hitler soit un homme intelligent, au sens où nous entendons habituellement ce mot. Mais il a, en peu d’années, su acquérir en Allemagne une situation sans égale, qui rappelle parfois celle de Bonaparte. Nous ne saurons peut-être jamais exactement qui est l’homme, mais ce qui est certain c’est qu’autour de lui se sont cristallisées toutes les espérances de l’Allemagne vaincue en 1918. Nos socialistes, qu’il déroute, ont prédit sa chute prochaine à chacun de ses progrès. Il représente trop parfaitement certains aspects de sa patrie pour que cette chute même, si elle survient, signifie grand chose. L’essentiel est de le connaître, de ne pas nous laisser duper par ce que ses idées peuvent avoir de sommaire et de court. Sous le philosophe primaire, on découvre aisément un politique qui sait ce qu’il veut — et qui reste, par position, même quand il dit et s’il croit le contraire, le plus redoutable des adversaires de la France.




  1. C’est ici le lieu de signaler l’influence des écrivains français sur les révolutions de l’Europe moderne. Mussolini lui non plus, n’ignore pas la pensée de Charles Maurras. Lénine fut illuminé par les Réflexions sur la violence, de Georges Sorel. Les Jeunes Turcs ont emprunté à l’Introduction à l’histoire de l’Asie, de Léon Cahun, leur conception d’une Turquie distincte du monde arabe et séparée de l’Islam. Enfin, le racisme hitlérien vient tout droit de Gobineau.