Les Dictateurs/Période contemporaine/Hitler

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Denoël et Steele (p. 271-294).

HITLER

Le dernier venu des dictateurs européens n’est pas celui dont la personne et la tâche sont les plus faciles à comprendre. Il est sans aucun doute l’homme de notre temps dont on a donné les interprétations les plus divergentes et les plus nombreuses. À chaque pas en avant qu’il faisait, on prédisait sa chute prochaine : il est vrai qu’on annonça aussi pendant longtemps la disparition imminente de Benito Mussolini. Quoi qu’il en soit, en peu d’années, il est devenu non seulement le maître de l’Allemagne, mais un des deux ou trois hommes qui tiennent entre leurs mains le sort de l’Europe.

Adolf Hitler, comme on le sait, n’est pas né citoyen allemand. Il a vu le jour en 1889, à Braunau-am-Inn, petite bourgade « bavaroise de sang mais politiquement autrichienne », comme il l’a écrit lui-même, et située à la frontière de ces deux États germaniques, Allemagne et Autriche, que le futur chancelier du Reich devait se donner comme tâche primordiale de réunir en un seul Empire. Il avait pour père un employé des douanes qui désirait faire de son fils un fonctionnaire. Celui-ci s’y refusa et déclara qu’il voulait devenir peintre. Il avait douze ans. À treize ans, le père mourut, et Adolf Hitler quitta son école pour l’Académie des Beaux-Arts de Vienne.

Après la mort de sa mère, c’est là qu’il vécut pendant plusieurs années, ayant découvert que sa vocation de peintre n’était peut-être pas très profonde, mais qu’il avait d’incontestables dispositions pour l’architecture. Il demeura cinq ans à Vienne, cinq ans de misère assez pénible, où il poursuivit ses études tout en gagnant sa vie comme manœuvre, et en dévorant les livres qui lui tombaient sous la main. Il déclare lui-même avoir formé toutes ses idées à cette époque, avoir appris à comprendre les hommes. C’est en particulier de ce temps que datent à la fois sa haine de la monarchie des Habsbourg, ses idées sociales, sa méfiance à l’égard de la social-démocratie et du marxisme — et son violent antisémitisme.

En 1912, Adolf Hitler quitta Vienne pour Munich, ville qu’il chérira toujours particulièrement et dont il se sentait beaucoup plus proche, ne fût-ce qu’à cause du dialecte bavarois, que de la capitale austro-hongroise. Il commença à s’occuper de politique, hostile à l’alliance de l’Allemagne et de l’Autriche, qui ne pouvait, d’après lui, qu’amener une catastrophe, et affirmant que le vrai problème à résoudre était d’abord de détruire le marxisme. Quand la guerre éclata, il réussit à s’engager dans un régiment bavarois.

Il fit la guerre dans l’enthousiasme. « Alors commença pour moi, devait-il écrire plus tard, comme pour tout Allemand, le temps le plus inoubliable et le plus sublime de toute mon existence terrestre. » Il fut blessé et, en 1918, c’est à l’hôpital qu’il apprit à la fois l’armistice et la révolution. Il avait failli perdre la vue et devait en tout cas renoncer au dessin. Il jura de se consacrer au salut de la patrie allemande.

Comme il était chargé (car il n’avait pas encore quitté l’armée) d’enquêter sur les mouvements révolutionnaires de son régiment, il fut mis en rapport avec une association politique qui venait de s’organiser sous le nom de « Parti ouvrier allemand » et reçut bientôt, sans avoir fait aucune démarche, une carte l’informant qu’il était inscrit dans le parti. Il fut tout d’abord étonné de cette manière étrange de recruter des adhérents, assista à une séance du comité qui l’effraya par ses méthodes archaïques et parlementaires, puis il réfléchit. Il se dit que le seul moyen d’arriver au but était justement de faire partie non pas d’un vaste ensemble organisé, mais d’un petit groupe inconnu dont il ferait ce qu’il voudrait, et où il pourrait vite devenir le chef. Il se décida alors à franchir le pas. Il devint membre du Parti ouvrier allemand, et reçut le no 7. C’était en 1919, et le parti n’avait compté en effet jusque-là que six adhérents.

Il va sans dire que les premières séances tenues par cet embryon, on peut dire cette caricature de groupement politique, qui se proposait tout simplement de reconstituer un Empire germanique dans sa force et sa souveraineté, passèrent complètement inaperçues. Un jour cependant, on réussit à réunir cent onze personnes — quarante de moins que Mussolini pour la première réunion politique des Faisceaux. — Pour la première fois, Hitler parla en public. Au bout d’une demi-heure, la salle était enthousiasmée : Hitler s’était révélé grand orateur. En 1920, à Munich, il tint la première grande réunion du « Parti ouvrier allemand national-socialiste » (tel était le nouveau nom qu’il avait adopté), qui eut un énorme succès.

Peu à peu le mouvement trouvait des adhérents. On luttait à la fois contre le marxisme, les Juifs et le traité de Versailles. Il fallait lutter aussi contre un autre ennemi : le séparatisme. On a accordé trop peu d’importance en France aux séparatismes allemands. Il suffit de feuilleter Mein Kampf pour voir combien, entre 1919 et 1923, l’hostilité à la Prusse et à la notion même de Reich était vive dans certains milieux. Il n’est pas certain que Hitler lui-même n’ait pas été en rapport avec les séparatistes rhénans ou bavarois. En tout cas, dans son parti, l’indépendance de la Bavière était un thème cher à plusieurs. On parlait même de constituer un État nouveau, unissant la Bavière à l’Autriche, ce qui paraissait plus facile que l’Anschluss. Dans quelle mesure Hitler lui-même céda à ces diverses tendances, il ne nous le dit pas. Ce qui est certain, c’est qu’il ne tarda pas à lutter contre tous les parlementarismes et à en arriver à la conception d’un Reich « totalitaire » et absolument indivisible. Cependant, il ne faut pas l’en croire sur parole, lorsqu’il affirme que cette conception a toujours été la sienne.

C’est par son extraordinaire talent de parole qu’Adolf Hitler réussissait à tenir des réunions de plus en plus importantes, malgré les attaques des socialistes qui commençaient à comprendre quelle force nouvelle représentait ce parti hier encore inconnu. Il menait sa propagande à ciel ouvert et refusait de se constituer en association secrète. Hitler a toujours nié avoir été l’inspirateur des divers assassinats politiques qui ont ensanglanté l’Allemagne d’après guerre, encore que parmi les exécutants il y ait eu parfois des sympathisants, sinon des adhérents du parti national-socialiste. Ainsi l’écrivain Ernst von Salomon, complice de l’assassinat de Rathenau, devait être, pendant quelque temps du moins, un hitlérien convaincu.

Organisé au grand jour, le national-socialisme avait ses drapeaux, son orchestre (pas de parti allemand sans musique, pas de discours de Hitler sans grosse caisse), et ses sections d’assaut, qui allaient bientôt devenir célèbres. Elles eurent bientôt leur uniforme : la chemise brune, et leur insigne : cette croix gammée qui représente le soleil, et que l’Allemagne a reprise à l’Orient. En 1922, Hitler acheta un petit journal hebdomadaire, le Volkische Beobachter qui devint quotidien en 1923.

Après l’occupation de la Ruhr par les Français, occupation sans résistance qui montrait que le Reich avait les reins vraiment brisés, beaucoup d’Allemands pensèrent que seule une transformation radicale, faisant table rase du système politique né après la guerre et de la Constitution républicaine de Weimar, pourrait refaire de leur pays une grande nation. Hitler crut le moment venu. Il tenta un putsch avec l’aide de Ludendorff : ce fut la révolution manquée du 8 novembre 1923, où périrent dix-huit de ses partisans, les premiers « martyrs » du national-socialisme, tombés devant la Feldherrenhalle de Munich, et auxquels est dédié Mein Kampf. Après un long procès, au cours duquel Hitler défendit sa cause et celle du Reich, il fut incarcéré le 1er  avril 1924 à la maison d’arrêt de Landsberg-am-Lecht.

C’est là qu’il trouva enfin le temps d’un certain repos et qu’il essaya d’ordonner ses idées dans un livre qui est comme le Coran du national-socialisme, et qui a toujours le succès le plus considérable, son célèbre Mein Kampf (Mon Combat).

Il est peut-être assez difficile pour un Français de juger ce livre, parce que toute lecture de Mein Kampf commence par un malentendu. Nous y cherchons un programme politique et social, et, de page en page, nous l’y trouvons. Les questions les plus diverses, l’éducation, la propagande antivénérienne, l’histoire, la naturalisation, sont abordées dans cet énorme volume de sept cents pages, en même temps que Hitler fait l’histoire de la formation de son esprit et de ses idées. Mais il ne faut pas douter que l’essentiel n’en soit ailleurs : dans la pensée de l’auteur comme dans celle de ses millions de lecteurs, Mein Kampf est tout d’abord le livre d’une religion, l’Évangile du national-socialisme, ou, plus exactement, du racisme.

Hitler n’existe pas avant ces années si dures de Vienne où il a découvert à la fois les dangers du marxisme et ceux du sémitisme universel. Sa véritable naissance à l’action date du jour où il découvre la notion de race. C’est ici qu’un Français ne peut s’empêcher de trouver Mein Kampf singulièrement pauvre et singulièrement primaire. S’il fallait juger les ouvrages de combat comme on juge les œuvres de l’esprit, il est certain que la Bible nationale-socialiste ne résisterait pas une seconde à l’examen. Des puérilités ridicules s’y mêlent aux affirmations scientifiques les moins prouvées, dans un langage déconcertant de pédantisme qui, d’ailleurs, a largement contribué au succès de Mein Kampf en pays germanique.

Pour Hitler, ce sont les Aryens qui ont fait la civilisation éternelle, celle sans laquelle aucun peuple n’a pu vivre, et dont nous retrouvons les traces jusque dans le Japon moderne. Et parmi les Aryens, les plus purs, les véritables héritiers de l’hellénisme (Hitler, comme tout Allemand, aime à se réclamer des Grecs), ce sont les Germains. Le peuple germanique a reçu une mission sacrée, qu’il n’a pas encore accomplie tout à fait, par suite des divisions intérieures et de certaines erreurs séculaires de sa politique. Mais partout où le peuple germanique s’est introduit le monde est invité à reconnaître sa grandeur et la beauté des résultats qu’il a obtenus. Ainsi la Russie, essentiellement barbare, n’a pu devenir en quelque mesure une nation que grâce aux éléments germaniques qu’elle contient et auxquels elle a toujours laissé la direction des affaires. Son plus grand empereur fut une princesse allemande, Catherine II.

Par malheur, en face de la rayonnante expansion de la civilisation helléno-germanique, se sont placés les Juifs. Hitler parle toujours des Juifs avec une haine profonde et une absence complète d’esprit critique. Quelle est sa pensée véritable sur ce sujet important ? Nous ne pouvons pas affirmer que nous la connaissons, et les mystères de la politique antisémite du IIIe Reich ne sont pas pour nous éclairer. Les idées que semble se faire l’auteur de Mein Kampf sur le développement de la « nation juive » à travers le monde sont si grossières qu’on se demande s’il ne s’agit pas d’images frappantes destinées à la foule, aux troupes, aux sections d’assaut, de mythes créateurs d’énergie beaucoup plus que de raisonnements sincères.

Pour Hitler, les fameux Protocoles des Sages de Sion (cet essai messianique dont on a dit qu’il n’était qu’une composition d’agent provocateur, fabriquée par la police tsariste, sur le modèle d’un pamphlet français dirigé contre Napoléon III) représentent bien l’essentiel de la pensée juive lancée à la conquête du monde. Il parle des Juifs non pas seulement comme d’un danger pour toute la civilisation occidentale, mais comme d’une mystérieuse société secrète, constamment consciente de ses buts et de ses moyens, dont il nous décrirait volontiers l’organisation et la hiérarchie, et qui semble être dirigée par un invisible Conseil Supérieur, en Amérique, en Angleterre ou à Jérusalem. Et il est bien certain qu’incarner un ennemi en quelques personnes, que supposer une organisation toute puissante et cachée, est un excellent moyen de propagande : au Conseil des grand Juifs que laisse supposer Hitler, les marxistes opposent un Comité des Forges, une Union des marchands de canons. C’est par les mythes qu’on « réveille » les peuples, qu’on oppose les classes et qu’on les mène.

La lutte entre ces deux grandes puissances, le germanisme et le sémitisme, emplit Mein Kampf de considérations le plus souvent brumeuses, toujours impératives, et qui ont sans doute beaucoup plus fait pour le succès du livre que les quelques pages un peu précises qu’on peut y trouver. C’est de ces considérations de nature à demi métaphysique sur la pureté de la race — où l’on retrouve, déformées, les idées de Nietzsche et celles de Gobineau — que naissent la plupart des réactions de Hitler devant les problèmes essentiels qui se posent à la nation allemande.

Le premier, pour cet Allemand que la politique a placé hors de l’Empire, est la réunion sous le même drapeau et dans la même âme de tout ce qui est germain, et d’abord de l’Autriche. Le monde juif dominait, déclare-t-il, dans la monarchie habsbourgeoise, et c’est pourquoi il déteste les anciennes dynasties qui, dit-il, ont presque toujours manqué, depuis deux siècles, aux devoirs essentiels du germanisme. Pour les autres pays de langue allemande, de race allemande, Hitler est assez prudent, et sa pensée, de mystique qu’elle était, devient tout à coup singulièrement opportuniste. C’est ainsi qu’il condamne d’une façon formelle les revendications que certains Allemands persistent à élever en faveur du Tyrol abandonné à l’Italie. Le premier but, c’est la réunion de l’Autriche. Et il ne faut pas risquer de se brouiller avec l’Italie, dont on peut avoir besoin (Hitler, au surplus, déclare admirer Mussolini), pour quelque deux cent mille Allemands de la région de Trente dont il parle avec assez de dédain. Ceux qui fixent leur attention sur le Tyrol, ajoute-t-il, ne se doutent pas qu’ils font le jeu des Juifs et de la France. Il est trop sûr que l’Italie a frustré le germanisme ; mais depuis la guerre, par qui le germanisme n’a-t-il pas été dépouillé ? Ce n’est pas une raison pour se tenir à l’écart de tous les pays européens. Quant aux partisans de l’alliance française, Hitler leur rappelle que la France, « soit dit en passant, nous a volé l’Alsace-Lorraine ».

La France (on sait que la traduction française de Mein Kampf a été interdite) demeure le principal obstacle aux visées allemandes. Et Hitler ne dissimule pas que, tôt ou tard, il faudra régler la question de la France. « Ces résultats, dit-il, ne seront atteints ni par des prières au Seigneur, ni par des discours, ni par des négociations à Genève. Ils doivent l’être par une guerre sanglante. » La France est en effet l’ennemi éternel de l’Allemagne. L’Angleterre, explique Hitler dans un des chapitres les plus intelligents de son livre, désire qu’aucune puissance continentale ne soit assez forte pour lui tenir tête. Aussi désire-t-elle contre-balancer l’importance de l’Allemagne par celle de la France : seulement, elle est prête aussi à contre-balancer l’importance de la France par celle de l’Allemagne. Tandis que le but de la France, c’est la disparition de l’Allemagne comme puissance politique au moyen du morcellement de ce pays. Aussi peut-on s’entendre avec l’Angleterre, mais non avec la France.

Afin d’appuyer ses revendications précises sur la religion nationale-socialiste, Hitler ajoute que, d’ailleurs, la France n’est pas digne de vivre dans un monde où la pureté de la race est l’essentiel. La France, en effet, qui a osé employer les armées noires à la garde du Rhin et à la guerre, perd son autonomie de race par un métissage constant. Peu à peu, du Congo à l’Alsace, on voit se constituer un vaste empire négro-français, qui ira s’abâtardissant. C’est donc un devoir pour la civilisation que d’en empêcher le développement.

Ainsi pourra s’établir, dans un univers régénéré, la suprématie allemande, et ce qu’on a appelé aussitôt le troisième Reich.

Nous sommes portés à rire de ces raisonnements biscornus, de ces affirmations audacieuses, de ces inventions délirantes. Elles n’en ont pas moins porté Hitler au pouvoir suprême. C’est peut-être ce qu’il y a de plus grave, car c’est le mystère de ce qui fermente dans la cervelle des Allemands.


Au moment où Hitler sortait de sa prison, on le connaissait bien moins en France que le chef des nationalistes conservateurs, un des plus grands industriels allemands, Hugenberg. En 1919, Hugenberg, maître de la métallurgie allemande, dirige une centaine de députés au Reichstag. En 1932, il n’en a plus que cinquante. Entre ces deux dates, le mouvement hitlérien a progressé à ses dépens. Cependant Hugenberg avait conservé son influence, grâce surtout au contrôle qu’il avait imposé aux journaux des provinces et à la Société cinématographique créée par Krupp pendant la guerre. Entre Hugenberg, commanditaire et maître réel de l’Association d’anciens combattants des Casques d’acier, et Hitler, maître des Sections d’assaut du national-socialisme, la rivalité était fatale. Elle fut longue, faite successivement d’alliances et de défiances, et dura jusqu’à la prise définitive du pouvoir par Hitler.

De cette lutte, il n’est pas question de relater ici les trop nombreux épisodes. Il suffit de rappeler que le mouvement hitlérien, fort de ses légions de Chemises brunes, ne cessait de grandir, tandis qu’au dehors on se refusait à croire qu’un personnage aussi ridicule pût devenir le maître de l’Allemagne. D’autres prétendaient que, simple agitateur, à tous les égards surfait, sans audace et d’ailleurs malade, Hitler avait laissé passer l’heure d’une « marche sur Berlin ». En réalité, calculateur et rusé, il préparait son avènement sans risques par une entente secrète avec ce qu’on a toujours nommé en Allemagne les « sphères ». Le 30 janvier 1933, Hitler était appelé par le vieux maréchal Hindenburg à former le ministère. Il devenait chancelier du Reich, dix ans après l’échec du putsch de 1923. Son ami Gœring, une des personnalités les plus marquantes du parti, était ministre de la police du Reich. Les nationalistes de Hugenberg disposaient des Finances, du Commerce, de l’Industrie, des Travaux publics, des Affaires étrangères. Le vice-chancelier, l’adroit M. von Papen, formait le trait d’union entre les deux groupes.

Cette alliance avec la vieille droite ne pouvait pas durer. Il devint bientôt évident pour tous que les pouvoirs allaient se réunir entre les mains de Hitler et de ses deux lieutenants, Gœring et le romantique Gœbbels, venu du socialisme, le théoricien le plus « à gauche » du parti, et le plus passionné d’antisémitisme.

Après un échec à la présidence du Reich en 1933, malgré une campagne acharnée, Hitler devait, en 1934, le 30 juin, dans une nuit tragique, où furent assassinés le général von Schleicher et sa femme, et le chef des S. A., Rœhm, « épurer » son parti, comme on « épurait » au temps de la Révolution. On évoqua à la fois les gangsters de Chicago et le meurtre de Sejan. Peu après, le 2 août 1934, vingt ans après la déclaration de guerre, le vieux maréchal Hindenburg mourait. À la fois président et chancelier du Reich, Hitler était désormais légalement le maître de l’Allemagne, et nul n’osait plus l’attaquer ouvertement.

Une si grande fortune ne s’expliquerait pas sans la collaboration de tout un peuple, et du peuple le plus soumis aux puissances obscures de l’instinct et de la poésie.

Il est certain que Hitler compterait peu sans sa légende. Cette légende, ses ennemis la font, en colportant d’invraisemblables anecdotes, en accusant de folie et d’imbécillité l’ancien « peintre en bâtiment », en lui prêtant des mœurs contre nature, — aussi bien que ses amis, avec leur exaltation continuelle de son génie. Il faut surtout songer que le parti hitlérien a su organiser autour de ses dieux — grâce surtout à Gœbbels — tout un ensemble de musiques dont s’enivre l’Allemagne.

Sans les chants des sections d’assaut, que serait l’hitlérisme ? Il faut avoir entendu, pendant la campagne électorale de 1933, les chansons, les hymnes, les représentations dramatiques, l’esquisse d’un art radiophonique où le bruit et la musique avaient plus de part que les mots, les discours ponctués à coups de grosse caisse, pour savoir à quel degré de frénésie peuvent atteindre les foules allemandes assemblées. Hitler et Gœbbels sont de grands orateurs. Gœbbels se tient dans un registre toujours très élevé, où sa voix infatigable promet, avec une force quasi inhumaine, le bouleversement social et la reconstruction de la germanité. Hitler commence ses discours sur un ton à peu près normal, puis sa voix devient rauque, plus forte, perd toute apparence humaine, et il continue de parler, comme enivré du son de ses paroles, et soumettant ses auditeurs à on ne sait quelle incantation barbare. Le nom de l’Allemagne revient toutes les dix phrases, au cours de ces interminables allocutions, comme un refrain. La collaboration de l’orchestre est à chaque instant requise, comme celle, soudain, de chœurs gigantesques qui célèbrent les héros tués par les Français, ce Horst Wessel perdu de vices, ce Schlageter probablement espion, devenus l’Harmodius et l’Aristogiton de la Germanie, le Castor et le Pollux du Troisième Reich. Une campagne électorale devient un opéra wagnérien et fabuleux.

Ces chants, sur un rythme lent et tragique, sont d’ailleurs assez beaux, quelquefois. Ils mêlent le romantisme du myosotis et de la fontaine au rude orgueil des temps nouveaux :

Ô jeune fille brune — pourquoi donc tant pleurer ? Un jeune officier du bataillon de Hitler — m’a volé mon cœur.

Marchait un régiment de l’Oberland, — un régiment à cheval, un régiment à pied

Ou encore la chanson aux morts du 9 novembre :

À Munich, plusieurs sont tombés, — à Munich ils étaient plusieurs, — c’est devant la Felderrenhalle — que les balles les ont frappés

Puis ce sont les hymnes les plus fameux de la nouvelle Allemagne :

Le montagnard descend vers la plaine, le paysan détache de la charrue ses rudes poings, la jeunesse refuse l’esclavage des canailles ; et des Alpes jusqu’à la mer, résonne dans les tempêtes allemandes le chant qui fait trembler Juda : les chaînes se rompent, et le mois de mai nous sourit. Relève-toi, Allemagne ! À toi la liberté !

Et le chant qui célèbre Horst Wessel et « les camarades, tués par le Front Rouge et par la Réaction, qui marchent en esprit dans nos rangs ». Sans musique, l’Allemagne ne suivrait personne.

Gœbbels a si bien compris la valeur des puissances d’enchantement, qu’il a organisé les fêtes grandioses, au mépris de tout bon goût, dont s’exalte le nouveau régime.

Dans Mein Kampf, Hitler a des paroles dures pour les racistes allemands qui désirent retourner à Wotan et au Walhalla, s’affublent de barbes postiches, ricanent devant le christianisme, et, en détournant ainsi les esprits de l’essentiel, servent les Juifs. Depuis, sous l’influence de Gœbbels, il faut bien admettre qu’il ait changé d’idées. Les fêtes du Premier Mai ressuscitent les nuits de Walpurgis, réunissent autour de feux de joie une jeunesse ivre de musique. Le mouvement du néo-paganisme, dénoncé par les évêques et les pasteurs, prend une place de plus en plus importante. À l’aide des anciennes magies germaniques, on tente de déchristianiser l’Allemagne et de revenir aux temps qui ont précédé saint Boniface. Là encore se retrouve l’enthousiasme allemand pour les forces obscures, pour la nature, tout un romantisme « tellurique », comme dirait le comte de Kayserling, aussi étranger que possible à l’esprit des Français.

Cet envoûtement wagnérien et nietzschéen s’accompagne d’ailleurs de mesures très précises. Il est inutile de rappeler comment les socialistes ont été réduits au silence, comment les camps de concentration abritent pendant quelques mois les récalcitrants, et surtout comment, en 1933, un grand nombre de Juifs furent amenés à quitter en masse l’Allemagne. Il semble d’ailleurs que, souvent, ils l’aient quittée beaucoup plus comme socialistes que comme Juifs. En outre, à l’imitation de quelques États américains, et séduit par une apparence scientifique à laquelle il a toujours été très sensible, Hitler a fait voter la stérilisation obligatoire de certains malades, loi qui l’a mis en conflit avec l’Église.

Car il ne devait pas tarder, comme tout dictateur, à rencontrer le problème religieux. Il est catholique de naissance et voulait d’abord réorganiser l’église luthérienne sous la direction d’un évêque tout-puissant et à sa dévotion. Puis il brima les catholiques, qu’il accusait de ne pas se soumettre avec assez de résignation à ses directives. La conception d’un État divinisé qu’il mettait en tête de son système, la loi de stérilisation dont nous venons de parler, les mesures d’exception prises contre quelques personnalités catholiques, les manifestations de néo-paganisme, les massacres du 30 juin, ne devaient pas tarder à révolter la conscience de l’Allemagne catholique. Après avoir assez timidement condamné l’hitlérisme avant son arrivée au pouvoir, les évêques réunis à Fulda en juillet 1935 ont renouvelé solennellement cet anathème. Le Führer se brisera-t-il « sur cette pierre » ou bien ira-t-il à Canossa ?

Cependant, il faut reconnaître qu’au point de vue politique, recueillant la succession d’un des plus habiles hommes d’État de l’Allemagne, de Stresemann, Hitler s’est montré beaucoup plus adroit qu’on ne feignait de le croire. Ses brutalités calculées, ses audaces, ses « finasseries » l’ont servi, et ont servi son pays. Il efface peu à peu les dernières traces de la défaite, étant donné que son mouvement est né de la conviction, puissante dès l’origine dans l’esprit des Allemands, que cette défaite était chose imméritée, une sorte de maldonne du hasard. Par ses accords avec les pays étrangers, et en particulier avec l’Angleterre, il a achevé le mouvement de renaissance nationale auquel il s’est voué.

Bien des traits demeurent encore mystérieux dans ce mouvement hitlérien dont on a pu dire qu’il était une seconde Réforme, une seconde exaltation de l’« homme allemand ». Sur le plan politique et national, les buts sont avoués, les résultats ne sont pas douteux. Sur le plan social, l’incertitude commence : on ne sait trop ce que fera Hitler de ses immenses armées de chômeurs, réunis dans des camps de travail. On sait seulement qu’il les entraîne pour la guerre. D’autre part, il est trop certain qu’il a dans ses troupes de nombreux communistes obligés de cacher des convictions peut-être encore vivantes et sincères. Qu’un bouleversement survienne, que deviendront ces troupes ? que deviendra l’Allemagne ?

Enfin, sur le plan mystique et religieux, on ne sait encore comment Hitler pourra composer avec les différentes confessions chrétiennes, qu’il heurte de cent manières.

Quant à l’homme, qui est-il exactement ? Un voyageur nous racontait que, s’étant entretenu très librement avec des Allemands, et les ayant entendus exposer leurs conceptions diverses et critiquer, parfois avec dureté, le nouveau régime, il avait demandé à l’un d’eux, qui s’avouait communiste :

— Et que faut-il penser de Hitler ?

L’autre avait répliqué tout aussitôt :

— La personnalité de Hitler est indiscutable.

Les Français, qui admirent volontiers Mussolini, ne sont pas encore convaincus de cette vérité. On leur a dépeint le héros de l’Allemagne comme un fantoche, et ils l’ont cru. Certes, la lecture de Mein Kampf — hormis les pages qui traitent de la politique étrangère — peut aisément décevoir. Et il n’est pas dit que Hitler soit un homme intelligent, au sens où nous entendons habituellement ce mot. Mais il a, en peu d’années, su acquérir en Allemagne une situation sans égale, qui rappelle parfois celle de Bonaparte. Nous ne saurons peut-être jamais exactement qui est l’homme, mais ce qui est certain c’est qu’autour de lui se sont cristallisées toutes les espérances de l’Allemagne vaincue en 1918. Nos socialistes, qu’il déroute, ont prédit sa chute prochaine à chacun de ses progrès. Il représente trop parfaitement certains aspects de sa patrie pour que cette chute même, si elle survient, signifie grand chose. L’essentiel est de le connaître, de ne pas nous laisser duper par ce que ses idées peuvent avoir de sommaire et de court. Sous le philosophe primaire, on découvre aisément un politique qui sait ce qu’il veut — et qui reste, par position, même quand il dit et s’il croit le contraire, le plus redoutable des adversaires de la France.