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Les Dictateurs/Période contemporaine/Mussolini et le fascisme

La bibliothèque libre.
Denoël et Steele (p. 232-254).

MUSSOLINI ET LE FASCISME

Le peuple italien est un des mieux doués qui soient au monde pour l’intelligence spontanée des grandes nécessités de la politique. Il y joint un sentiment de l’histoire, une mémoire des faits où il puise sans cesse des raisons d’agir. L’évocation du passé a toujours exalté l’âme italienne, et il reste assez vivant pour que les Italiens d’aujourd’hui s’inspirent encore des exemples de leurs ancêtres lointains.

Les politiciens de la vieille école, abusés par les longues années pendant lesquelles le parlementarisme triomphait en Italie comme ailleurs, n’ont pas vu reparaître ce trait profond de leur pays. Par là, ils ont signé l’arrêt de mort de leur régime et ouvert la porte à la révolution populaire qui allait les emporter.

On ne peut comprendre le fascisme si l’on ne se rappelle d’abord que l’Italie, en 1915, était entrée dans la guerre après un conflit violent entre les « neutralistes » et les «  interventionnistes ». Ceux-ci l’avaient emporté. D’Annunzio le poète avait triomphé du subtil Giolitti.

Après la victoire, les neutralistes restés dans la place croyaient bien que les choses allaient reprendre l’ancien cours. Mais ils n’avaient plus ni crédit ni autorité. Ils étaient même alliés à tous les éléments de désordre. On ne gouverne pas un pays avec les pires contre les meilleurs. L’anarchie montait. L’État « démocratico-libéral » se décomposait. L’Italie était mûre pour une dictature soit bolchéviste, soit nationaliste. Il ne s’agissait plus que de savoir qui donnerait le « coup de poing au paralytique ».

De l’instinct de conservation naturel aux hommes et aux sociétés, naquit le fascisme, élément de résistance contre les forces de mort qui menaçaient l’Italie.

Cette réaction qui avait fait défaut à la Russie de 1916, naquit en Italie du sentiment de l’histoire, des souvenirs de la Rome antique et de la dictature de salut public dont elle a toujours été la patrie. D’ailleurs, ce ne fut pas une création spontanée. Au moment de la marche sur Rome, il y avait exactement huit ans que Mussolini préparait la conquête du pouvoir.


Fils d’un forgeron de village militant socialiste, Benito Mussolini avait eu l’ambition d’être instituteur. À seize ans, il est maître d’école. Comme il mêle à son enseignement de la propagande révolutionnaire, il est bientôt révoqué, ce qui ne le réconcilie pas avec la société bourgeoise.

Pour gagner sa vie, il émigre en Suisse où il exerce, entre autres métiers, celui de maçon, sans cesser de s’intéresser à la politique. Il cache si peu ses opinions subversives que les autorités fédérales lui interdisent d’habiter certains cantons. Comme son activité redouble, en dépit de l’avertissement donné, on l’expulse de la Confédération.

Dans sa vie de militant, il a déjà pu observer qu’il existe deux sortes de révolutionnaires : ceux qui servent la révolution et ceux qui s’en servent pour « arriver » et pour s’enrichir. Passionné pour les idées, il ressent le plus grand dégoût pour ceux qu’il appelle « les parasites » des luttes sociales. Son aversion pour les politiciens date de là.

Enfant du peuple, pénétré des doctrines marxistes, il rêve d’arracher le prolétariat à la domination bourgeoise et de lui donner de meilleures conditions de vie. Après son service militaire aux bersaglieri de Vérone, où il subit plus d’une fois les rigueurs de la discipline militaire, une sorte de croissance intellectuelle le pousse à s’expatrier de nouveau. Son instinct le conduit en terre « irrédimée », à Opaglia, dans le Trentin, encore possédée par l’Autriche. C’est là qu’il rencontre l’homme par qui sa destinée va changer : Cesare Battisti.

Socialiste comme Mussolini, Cesare Battisti brûlait de patriotisme. Les Autrichiens ont probablement comblé ses vœux en le pendant : il aura vu une promesse de victoire dans le martyre. Né à Trente, il avait fait toutes ses études à Florence et, revenu dans son pays natal, n’avait cessé d’y entretenir un foyer d’italianisme exalté. D’un savoir infiniment plus solide et plus vaste que son nouveau compagnon, il acheva la formation intellectuelle de Mussolini et le persuada que ses idées sociales étaient parfaitement compatibles avec l’ambition d’une plus grande Italie, si même elles n’en étaient pas le moyen.

Ce mélange de nationalisme et de socialisme, c’est l’originalité de Mussolini. C’est ce qui explique son action. C’est la clef.

Battisti a ouvert à son disciple les colonnes d’un journal de Trente qu’il dirige, le Popolo. Mussolini y montre tant de violence qu’il est bientôt expulsé par la police. Mais ce retour d’Autriche ne ressemble pas au retour de Suisse. Mussolini est accueilli par les socialistes milanais qui lui confient la direction de leur journal, l’Avanti. Conseillé par Battisti, Mussolini fait campagne pour la prise du pouvoir par le socialisme, où il croit voir un instrument de régénération nationale. De 1912 à 1914, il travaille à organiser les masses ouvrières et les exhorte à se lancer à l’assaut de la bourgeoisie. C’est un agitateur marxiste mais patriote qui se refuse à agir pour le compte d’une internationale.

En juin 1914, il croit tenir l’occasion. À la suite d’une bagarre survenue à Ancône, trois ouvriers sont tués par la police. En quelques jours, l’Italie ouvrière est en feu. Presque partout la grève générale est proclamée, suivie de désordres graves. Il doit suffire d’exalter la résistance et la Révolution sera maîtresse du pays. Mussolini, qui se croit certain de la victoire, insiste pour que le mouvement soit poursuivi. Mais, à sa stupeur, les dirigeants du parti refusent de le suivre, ils reculent devant l’émeute. Bien mieux, les organisations ouvrières, savamment manœuvrées par les « parasites », décrètent la reprise du travail. La vieille société bourgeoise et son gouvernement triomphent.

À peine Mussolini a-t-il eu le temps de s’indigner de la trahison des chefs socialistes que la Grande Guerre éclate. Non seulement le patriote frémit, mais encore le socialiste. La guerre seule peut affranchir les terres séparées de la patrie. Elle doit permettre aussi l’émancipation sociale, par le souffle d’un esprit révolutionnaire, un esprit vivant, tandis que celui qui ne vient que des livres est mort.

Tout de suite, le directeur de l’Avanti est pour l’intervention. Il est poussé dans cette voie par Battisti qui a lui aussi saisi la conjoncture et dont le sang de patriote irrédentiste s’est enflammé. Au sein du parti socialiste, ils engagent une violente campagne pour l’abandon de la neutralité.

De nouveau, comme en juin, l’action de Mussolini est arrêtée par les théoriciens et les politiciens de son parti, restés fidèles à la social-démocratie allemande. Alors, sa colère éclate ; il s’emporte contre les « idéologues émasculés » capables de sacrifier la chance unique de la nation italienne à leurs dogmes.

En octobre, à Bologne, au congrès socialiste, il prononce un discours violent, demandant l’intervention. Pour lui fermer la bouche, les pontifes socialistes lui retirent la direction de l’Avanti. Ainsi, pensent-ils, privé de sa tribune, il sera moins dangereux. À cette exclusion, Mussolini riposte par la fondation d’un nouveau journal, au titre symbolique : le Popolo d’Italia, le Peuple d’Italie, qui porte en sous-titre : « quotidien socialiste ».

Cet acte de rébellion ouverte entraîne sa radiation définitive. Auparavant, il a présenté sa défense devant une salle houleuse. Quand il paraît à la tribune, il est accueilli par une clameur : « À bas Mussolini ! » Il reste calme et, ayant dit ses raisons et son espérance, il conclut dans un mouvement pathétique : « Je vous dis qu’à partir de ce moment, je n’aurai aucune rémission, aucune pitié pour tous les hypocrites, pour tous les lâches. Si vous croyez m’exclure de la vie publique, vous vous trompez. Vous me trouverez devant vous vivant et implacable. »

Le soir même, il écrivait dans son journal : Le cas Mussolini n’est pas fini. Il commence.


Dès son exclusion du parti, dans les dernières semaines de 1914, Mussolini fonde les Faisceaux d’Action révolutionnaire. En janvier 1915, il a réuni cinq mille adhérents. Le programme des Faisceaux est simple : entraîner par tous les moyens l’Italie dans la guerre contre les Empires centraux. Aux côtés du nationaliste d’Annunzio, du syndicaliste Corradoni, le socialiste Mussolini mène l’ardente campagne qui aboutit à la déclaration de guerre à l’Autriche.

Le chef des Faisceaux la salue comme une délivrance. En lui, sans qu’il s’en soit avisé, la fibre nationaliste a déjà pris le dessus sur la fibre socialiste. Le 22 mai 1915, jour de la mobilisation italienne, il écrit : « Nous avons souffert les dernières années dans le mépris et la commisération générale… Maintenant sonne la belle heure de toutes les revendications, l’heure qui sera le commencement d’une ère nouvelle pour notre pays, l’heure d’une grandiose épreuve après laquelle, une fois la confiance reconquise en nous-mêmes, nous deviendrons les égaux des autres peuples dans la bataille de l’avenir et les compétitions du travail. » Et le lendemain, jour de la déclaration de guerre, il a ce cri du plus pur amour de la patrie : « Nous t’offrons, ô mère Italie, sans peur et sans regrets, notre vie et notre mort. »

Peu s’en faut que le destin n’accepte son sacrifice. Caporal de bersagliers, Mussolini reçoit, en février 1917, vingt-quatre éclats de grenade dans le corps.

Devenu inapte au service de l’avant, il reprend la direction de son Popolo d’Italia, lutte contre les défaitistes de toute espèce qui souhaitent une paix honteuse pour l’Italie, et pense à regrouper les Faisceaux que la mobilisation a dispersés.

Les événements d’octobre 1917, le désastre de Caporetto le mettent à la torture, mais il est de ceux qui refusent de désespérer. « Nous voulons, nous devons vaincre, et nous vaincrons », écrit-il le 2 novembre. Et chaque jour, jusqu’à l’armistice de Vittorio Veneto, il soutient les courages et prêche la résistance.


Nulle part autant que dans le petit groupe des amis qui l’entourent, les déceptions que la paix apporte à l’Italie ne sont aussi profondément ressenties. En 1919, la situation économique est lamentable. Les organisations socialistes, soucieuses d’exploiter à leur profit la misère et le mécontentement, obsédés par l’exemple de la révolution russe et encouragées par la faiblesse du gouvernement Orlando, poussent les masses italiennes à la grève, au sabotage, à l’émeute.

Les anciens combattants sont démobilisés sans grandeur. Rentrés chez eux, beaucoup éprouvent les plus graves difficultés à retrouver un emploi. Les paysans, à qui l’on avait promis de distribuer des terres, ne voient rien venir que la mévente de leurs produits et une situation pire que celle d’avant la guerre.

Chaque soldat rentré chez lui pensait que la guerre n’avait été qu’une immense duperie pour ceux qui l’avaient faite. Une haine sourde mais tenace mordait le cœur des anciens combattants contre les classes dirigeantes, contre les politiciens qui revenaient à leurs vieilles habitudes et se montraient incapables de tirer parti de la victoire. La différence entre l’exaltation de la vie guerrière, du sacrifice quotidien, et l’asphyxie morale que les événements de 1919 faisaient peser sur la jeunesse italienne était trop grande pour ne pas provoquer une de ces ruptures d’équilibre qui engendrent les révolutions.

Mussolini sent tout cela, comme il sent le bouillonnement des masses ouvrières, de plus en plus sensibles à la propagande de Moscou. Mais pour aussi révolutionnaire qu’il soit, cette révolution-là, la révolution communiste, il n’en veut pas. Il sait ce qu’on en peut attendre : la ruine définitive de l’Italie. Ce qu’il faut, c’est diriger dans un même sens les deux courants révolutionnaires : le courant « ancien combattant » et le courant populaire, en prendre la tête, puis les fondre dans un mouvement unique. Dès le début du printemps de 1919, le Popolo d’Italia entreprend de procéder à ce rassemblement. Dès l’abord, Mussolini pose le problème en termes clairs : « Nous n’avons pas besoin d’attendre la révolution comme le fait le troupeau des gens munis des cartes de partis. Le mot ne nous effare pas non plus, comme il arrive au médiocre peureux qui est resté avec un cerveau de 1914. Nous, nous avons déjà fait la révolution en mai 1915. »

Ainsi, en rappelant la campagne « interventiste », il force l’attention des anciens combattants et, par son affirmation d’une révolution désirée, celle de tous les Italiens lésés qui souhaitent que « ça change ».

Pour préciser mieux encore, la manchette du Popolo est modifiée. Le « quotidien socialiste » se transforme en « Organe des Combattants et des Producteurs ».

Le 6 mars 1919, Mussolini annonce qu’il va créer une nouvelle formation politique qui sera le lieu de rencontre de tous les mécontents.

« Le 23 mars, écrit-il, sera créé l’antiparti, c’est-à-dire les faisceaux de combat (le mot révolutionnaire a disparu) qui feront face à deux périls : celui qui est né de la peur du nouveau, celui de la droite ; celui qui est destructeur, celui de la gauche. »

Il reçoit cinq cents adhésions. À la première réunion des Faisceaux, moins de cent cinquante personnes sont présentes : officiers, écrivains, étudiants, paysans dont les opinions vont d’un nationalisme farouche à un syndicalisme exalté. C’est un microscome parfait de ce que seront les troupes fascistes.

Toute la presse, à l’exception d’un seul journal, passe la réunion sous silence. Rentrés chez eux, les congressistes se mettent au travail. Chacun réunit un, deux, trois amis ou camarades qui forment l’embryon du faisceau. Un travail intense de propagande se développe et reçoit un magnifique adjuvant de l’occupation de Fiume par d’Annunzio. Le Popolo prend nettement position en faveur de l’occupation de la ville, alors que toute la presse hésite. Le résultat est immédiat : toute la jeune opposition nationaliste est gagnée aux Faisceaux. En octobre, le premier congrès fasciste en accuse cent trente-sept de formés avec 20.395 membres inscrits. Ce résultat avait été obtenu en six mois.

La décomposition politique de l’Italie allait en multiplier le nombre.

Les élections du 16 novembre 1919 amènent à la Chambre 156 socialistes, 100 « popolari » ou démocrates chrétiens, 30 radicaux, 8 républicains et 220 libéraux. Mussolini, candidat à Milan, n’a pas été élu. Les « rouges » se croient sûrs de prendre bientôt le pouvoir.

Le 3 décembre, la grève générale est à nouveau proclamée. On se tue dans les rues de toutes les grandes villes. L’anarchie est à son comble, l’armée est attaquée dans ses casernes, les officiers victimes d’agressions en plein jour. Les ministères successifs abdiquent devant la révolution qui monte, fomentée avec l’argent de Moscou. De juillet à la mi-septembre, Ancône, Livourne, Milan, Bologne voient se dérouler des troubles sanglants où les morts se comptent par dizaines et les blessés par centaines.

Dans les campagnes, les chefs révolutionnaires réquisitionnent argent et vivres chez les agriculteurs et les propriétaires, massacrant et torturant ceux qui refusent de livrer leur magot et leur bétail.

Toute plainte adressée à Rome est vaine. Les ministres refusent d’intervenir. Au Parlement, on se terre et l’on parle. La monnaie tombe, la vie augmente. Chacun se demande où l’on va.

Le 29 août 1920, la Fédération italienne des ouvriers métallurgistes donne à ses adhérents l’ordre d’occuper les usines, premier pas vers le grand soir. Le 30 au matin, l’occupation commence et le drapeau rouge est fixé aux hampes des paratonnerres. Les directeurs et les ingénieurs sont séquestrés, ainsi que leurs familles, pour servir d’otages. La mise en état de défense s’organise ; réseaux de barbelés et tranchées sont installés, d’où l’on pourra tirer sur les troupes royales. Des soviets sont constitués dans toutes les entreprises, les boutiques d’armurerie pillées, des stocks d’armes constitués. C’est la lutte finale…

Le gouvernement ne bouge pas ou, quand il réagit, c’est dans le mauvais sens, comme à Gênes où la troupe, attaquée, ayant fait usage de ses armes, se voit punie pour s’être défendue.

La révolution triomphe, avec son cortège ordinaire de misères et de sang. La seule force qu’elle rencontre, ce sont les membres des Faisceaux. Trop peu nombreux pour engager des actions de masse, ils pratiquent la guerilla, dans les campagnes d’abord, où ils aident les paysans à se défendre contre les exactions des « tyrans rouges », puis dans les grandes agglomérations où ils s’efforcent, par une propagande intelligente, de galvaniser les honnêtes gens.

Cette propagande, ils la soutiennent de coups de main hardis, bien préparés, prestement exécutés. Leurs adversaires devinent en eux les plus dangereux des ennemis. Aussi tout leur effort de défense se porte-t-il contre eux. Une chasse implacable est faite aux chemises noires. Dès la fin de l’année 1920, il n’est pas de semaine où fascistes et révolutionnaires ne s’affrontent, aussi bien en escarmouches qu’en batailles rangées. La liste des fascistes tués s’allonge, mais chacun d’eux apporte à la cause pour laquelle il est tombé un surcroît de force et de prestige. Les adhésions aux Faisceaux se multiplient.

Le mouvement fasciste progresse tous les jours parce qu’on s’est enfin aperçu qu’il est seul capable d’empêcher la bolchevisation totale de l’Italie.

Mussolini et ses premiers compagnons ont dû fournir un labeur écrasant pour organiser le mouvement qui, dès le début de 1921, a pris une ampleur extraordinaire.

En avril 1921, au congrès régional de l’Emilie, 20.000 chemises noires défilent devant leur chef et l’acclament, Deux jours après, à Ferrare, 50.000 paysans fascistes le portent en triomphe. Le fascisme, né d’une élite, est maintenant un mouvement populaire.

Il ne lui manque plus que de posséder une tribune d’où sa doctrine puisse être exposée, ses appels entendus, son programme tracé, sans qu’il soit possible d’exercer contre lui la conspiration du silence. Le gouvernement, sans s’en douter, lui offre cette tribune, celle du Parlement.

Le président du Conseil Giolitti ayant décidé de faire de nouvelles élections, 35 députés fascistes entrent à Montecittorio. Mussolini, élu à la fois à Milan et à Bologne, commande leur petit groupe.

Dès l’abord, il révèle son habileté sur le terrain parlementaire. Il use, pour affirmer l’intransigeance de ses principes, d’expressions modérées et, sans donner aucun gage, trouve le moyen de se concilier catholiques et incroyants, royalistes et républicains patriotes.

À la Chambre comme dans le pays, le rassemblement s’opère au nom seul de la patrie. Devant le danger qui monte, chacun immole ses préférences au salut de l’Italie.

Bien plus, toute une partie des troupes socialistes, découragée par l’attitude de ses dirigeants, commence à se rappeler l’ancienne activité du camarade devenu le chef du fascisme, et à se demander si l’émancipation du prolétariat ne pourrait pas venir par lui. Mussolini, exactement informé de cet état d’esprit, en saisit toute l’importance. Les troupes fascistes peuvent voir leurs effectifs doubler d’un seul coup et l’influence des Faisceaux devenir prépondérante dans l’État, Aussi bien, il n’hésite pas. Le 3 août, il signe une espèce de traité de paix avec les socialistes et la C. G. T. italienne. De nombreux Faisceaux murmurent, ne comprenant pas la pensée du chef. Celui-ci tient bon et, à la fin, fait approuver sa décision qui est suivie d’adhésions en masse. Le gouvernement assiste impuissant à cette constitution d’un État dans l’État.

En raison de l’ampleur du mouvement, l’organisation un peu sommaire des Faisceaux de combat doit maintenant se transformer en un parti organisé, hiérarchisé. C’est l’objet du congrès qui s’ouvre à Rome en octobre. Mussolini y apparaît déjà un peu un dictateur, chef suprême de 2.200 faisceaux réunissant 310.000 membres inscrits, dont la plupart comptent moins de trente ans.

Le programme du parti est répandu à des millions d’exemplaires. Il peut se résumer ainsi :

Réforme de l’État par la décentralisation ; restriction des attributions parlementaires aux problèmes qui intéressent l’individu comme citoyen de l’État et l’État comme organe de réalisation et de protection des suprêmes intérêts de la nation ; création d’un système de corporations ; restauration du prestige intérieur de l’État ; affirmation des droits de l’Italie à sa complète unité historique et géographique même là où elle n’est pas encore atteinte ; reconnaissance de la propriété privée ; mesures sociales propres à faire disparaître la lutte de classes par la reconnaissance juridique des organisations ouvrières et patronales avec les responsabilités qui en dérivent ; mesures de tous ordres destinées à assurer à tous ceux envers qui l’État a contracté une dette, anciens combattants, mutilés, fonctionnaires, l’exécution de ses engagements.

Ainsi, en face d’un pouvoir central qui s’abandonnait, le Parti National Fasciste dressait un plan de réformes positives propre à satisfaire tous ceux des Italiens qui ne se résignaient pas à la décadence de leur pays.

En cette année 1922, les ministères tombent à Rome comme des capucins de cartes. Le roi a toutes les peines du monde à trouver des présidents du Conseil. La crise qui suit la chute du cabinet Bonomi, le 2 février, dure vingt-deux jours ! Ce spectacle d’impuissance précipite le mouvement d’adhésion au fascisme. De la droite à la gauche, chacun est maintenant persuadé que toute solution parlementaire est vouée à l’échec.

Cependant, les fascistes ne se complaisent pas dans une opposition de principe. Partout où ils le peuvent, ils se substituent aux pouvoirs publics défaillants, frappant ainsi les imaginations et assurant leur autorité sur les masses. En fait, ils sont déjà les maîtres.

Cependant, ce qui reste de troupes aux partis extrémistes de gauche ne se résigne pas à abandonner la lutte. La trêve signée entre Mussolini et Turati est pratiquement dénoncée. Chaque jour voit de nouveaux attentats. Les fascistes ripostent par leurs fameuses expéditions punitives. Bien mieux, ils n’hésitent pas à occuper des villes entières pour les soustraire aux entreprises des socialistes désireux d’y venger leurs échecs. Le ministère Facta, incapable de s’opposer par la force à ces grands rassemblements, feint de s’en désintéresser, avec l’espoir secret qu’un heureux hasard le délivrera de ces agités de fascistes. Il tombe le 19 juillet. Jusqu’au 1er août, l’Italie reste sans gouvernement.

Les socialistes jouent leur dernière carte en proclamant encore une fois, le 31 juillet, la grève générale. La riposte de Mussolini arrive, foudroyante. Il mobilise tous ses Faisceaux et publie cette mise en demeure :

Nous donnons quarante-huit heures à l’État pour qu’il prouve son autorité en face de ceux qui dépendent de lui et en face de ceux qui attentent à l’existence de la nation. Passé ce délai, le fascisme revendiquera pleine liberté d’action et se substituera à l’État qui aura démontré son impuissance.

Fascistes de toute l’Italie, à nous !

Partout, les fascistes prennent la place des grévistes. L’ordre règne dans les grandes villes grâce aux patrouilles de chemises noires. Les contre-manifestants sont rossés. En huit jours, la grève est brisée. Les fascistes ont éliminé de la lutte les dernières forces socialistes. Les ouvriers réfractaires eux-mêmes ne croient plus à leurs chefs et beaucoup d’entre eux rallient les Faisceaux où ils retrouvent des compagnons.

De ce jour, le régime parlementaire est définitivement condamné. M. Facta a eu beau former un autre ministère, Mussolini lance contre lui l’exclusive. « Nous sommes fatigués de voir l’Italie gouvernée par des hommes qui oscillent perpétuellement entre la négligence et la lâcheté. »

Le gouvernement répond en offrant à Mussolini de participer au pouvoir. On eût donné aux fascistes quelques ministères sans portefeuille et des sous-secrétariats d’État. Leur chef refuse. Il exige les Affaires étrangères, la Guerre, la Marine, le Travail et les Travaux publics ; il ajoute qu’il est assez fort pour les prendre. Et c’est vrai.

À Naples défile sous ses yeux une armée véritable, furieuse d’enthousiasme. « À Rome ! À Rome ! » crient les légions en tendant le poing. L’heure sonne, celle que le Duce (titre que ses troupes lui ont donné) attend depuis vingt ans. Rentré à Milan, il adresse à Facta, qui achève de se perdre dans le marécage parlementaire, un ultimatum qui lui laisse quarante-huit heures pour se démettre. Facta esquisse une vague résistance. À Rome, le Mont Mario reçoit quelques canons et les ponts du Tibre sont barrés de chevaux de frise. Le roi rentre rapidement de San Rossoro. De tous les points du territoire arrive la nouvelle que des colonnes fascistes marchent sur la capitale. Facta demande au souverain de signer le décret proclamant l’état de siège. Victor-Emmanuel refuse. Il sait ce que représente le fascisme et que l’avenir de l’Italie est là. Deux jours après, le 29 octobre 1922, mandé au Quirinal, Benito Mussolini accourait de Milan et recevait du roi la mission de former le ministère. Le fascisme triomphait.

Depuis cette date, l’histoire de la dictature mussolinienne est assez connue pour que nous nous bornions à en rappeler les faits essentiels : lutte victorieuse contre les « popolari » ; les élections de 1924 où les fascistes obtiennent cinq millions de suffrages contre deux recueillis par leurs adversaires ; l’affaire Matteoti, qui faillit ébranler le régime nouveau ; la rupture avec le Parlement et les ministres libéraux qui aboutit à la fameuse circulaire du 6 janvier 1927, premier acte de la dictature absolue. Elle supprimait d’un trait de plume (appuyé par des baïonnettes) toute espèce d’opposition.

Disposant d’une autorité comparable à celle des dictateurs de la Rome antique, le Duce l’a tout entière consacrée au relèvement de son pays. Politique réaliste, il a, au contact des choses, abandonné ce que sa doctrine pouvait avoir d’exagérément théorique pour l’adapter aux nécessités de la politique vivante.

En treize ans, Mussolini a profondément transformé l’Italie et en a fait la grande puissance que ses fils les plus ambitieux osaient à peine imaginer.

Cette restauration a été poursuivie dans tous les domaines, politique, économique, social, maritime, militaire. Un peuple entier en a été l’artisan, car elle n’a pu s’accomplir qu’au prix de sacrifices généraux bénévolement consentis. Comme l’écrivait en 1932 Mussolini lui-même, « la vie telle que le fascisme la considère doit être sérieuse, austère, religieuse, soutenue par la force morale ».

Cette force existe. Elle est indiscutable. Elle a pris la forme d’une sorte de religion, ce qui ne va pas sans dangers.

Plus on a suivi, avec l’attention et la sympathie qu’on doit aux nobles entreprises, l’ascension du dictateur italien, plus on doit souhaiter que cet élan de tout un peuple ne finisse pas par lui masquer les écueils auxquels une révolution expose, et le fascisme est, avant tout, une révolution. Ceux qui en souhaitent l’imitation par la France feront bien d’y réfléchir. L’« économie corporative » inventée par Mussolini paraîtrait monstrueuse à nos bourgeois et à nos commerçants grands et petits. Avant de songer à copier il faut savoir ce que l’on copie. Le coq gaulois n’a pas ce qu’il faut pour téter la louve Romaine.