Les Douanes et les finances publiques/01

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Les Douanes et les finances publiques
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 356-387).
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LES DOUANES


ET LES


FINANCES PUBLIQUES




AUGMENTATION POSSIBLE DES RECETTES DE LA DOUANE. -
REVISION DES TARIFS.




PREMIERE PARTIE.

Parmi les mesures économiques que la situation de notre pays réclame, il n’en est pas de plus urgente que la réforme de nos tarifs douaniers. Aussi, malgré les graves préoccupations du moment, ne craindrons-nous pas d’appeler sur cet important sujet l’attention publique. Améliorer la condition des classes ouvrières en leur procurant avant toutes choses ce qui est le principe de tout bien-être, la vie à bon marché ; favoriser le travail industriel en lui faisant obtenir à un prix moins élevé les matières premières qu’il met en œuvre et les instrumens qu’il emploie ; augmenter enfin du même coup le revenu de la douane, en ouvrant un accès plus facile à ceux des produits étrangers qui ont été repoussés jusqu’ici par des prohibitions absolues ou par des droits prohibitifs : tels sont les résultats que la révision des tarifs nous offre en perspective. Il ne serait permis de les dédaigner en aucun temps : les négliger aujourd’hui serait un impardonnable tort.

Cette réforme est, disons-nous, la plus urgente de toutes. Elle est, en effet, la préparation nécessaire et en quelque sorte la clé de toutes les autres. Depuis long-temps, l’opinion publique réclame avec une instance trop légitime la réduction de certains impôts, ou même la suppression absolue de quelques autres, et certes, la situation nouvelle où la France se trouve placée, par suite de la révolution qui vient de s’accomplir, ne fera que donner une nouvelle force à ces réclamations si justes. Pourtant, à moins qu’on ne veuille désorganiser les services publics, ou qu’on ne se décide enfin, ce qui est d’ailleurs bien désirable, à supprimer tous les services superflus, toutes les fonctions parasites, en ramenant l’action de l’état dans ses limites naturelles, il n’est guère possible de diminuer le chiffre des impôts sans ouvrir ailleurs au trésor des sources plus abondantes de revenus. Or, comment et par quelle voie l’état pourrait-il augmenter son revenu, si ce n’est par la douane ? La douane est aujourd’hui le seul instrument fiscal dont le produit puisse augmenter sensiblement sans que le contribuable en souffre. Voilà comment une réforme de notre système douanier, qui aurait pour objet tout à la fois de procurer à l’industrie des facilités nouvelles et d’augmenter les recettes du fisc, est le préliminaire indispensable de toute amélioration sérieuse et positive.

Une révision de nos tarifs dans le sens de la liberté du commerce n’était pas, il y a quelque temps, très populaire en France, nous le savons. On était parvenu à égarer sur ce point l’opinion publique on avait su rendre hostiles à cette mesure ceux même qui ont le plus d’intérêt à ce qu’elle s’effectue promptement ; mais nous serions bien trompé si cet état des esprits, qui changera bientôt sans aucun doute, n’avait pas déjà subi une modification sensible. Le nuage qu’on a travaillé avec tant d’art à épaissir autour de nous commence à se dissiper, et le public, duquel nous ne séparons pas les producteurs, finira par discerner ses intérêts véritables. Aussi cette même réforme que l’on repoussait naguère avec une obstination aveugle, on ne tardera pas, nous l’espérons, à l’invoquer à grands cris. Il importe que les bases en aient été discutées d’avance afin que le pays ne soit pas pris au dépourvu.

En 14840, dans une enquête demeurée justement célèbre, M. Mac Grégor, alors secrétaire du bureau du commerce en Angleterre, produisit devant la commission d’enquête un projet de révision du tarif qui a servi de point de départ aux réformes commencées trois ans après. Nous aurions pu prendre ce travail pour guide ; mais il fallait à la France quelque chose de plus. Un travail exécuté sur le plan de M. Mac Grégor ne serait pas assez explicite pour le public français. D’ailleurs, les résultats qu’il promettait ne nous satisferaient pas, parce que la situation de notre pays demande et permet davantage. On a dit souvent qu’entre l’Angleterre et la France les situations diffèrent, et rien n’est malheureusement plus vrai. Elles diffèrent en cela du moins, que, même avant l’exécution des plans de sir Robert Peel, bien des choses avaient été faites en Angleterre, bien des réformes tentées avec succès, depuis le ministère de M. Huskisson jusqu’au ministère de lord Melbourne ; que ces améliorations successives, toujours fécondes, quoique partielles, avaient déjà porté bien haut et la puissance industrielle, et les ressources financières, et la richesse finale du pays, tandis qu’en France tout est à faire. Dans cette carrière féconde où d’autres sont près d’atteindre le terme, nous sommes encore, hélas ! à nos débuts. En cet état, nous avons tout à la fois un grand effort à faire pour regagner le temps perdu, et de meilleures espérances à concevoir pour l’avenir. A une époque où les recettes de la douane anglaise s’élevaient déjà à plus de 500 millions de francs, chiffre qui nous paraîtrait, à nous, fabuleux, il a pu suffire à M. Mac Grégor d’offrir à son pays la perspective d’un accroissement d’un cinquième. Plus tard, il a pu suffire même à sir Robert Peel de ne réaliser qu’une partie de cette promesse, alors qu’il eût été facile de la réaliser tout entière ; mais la France peut et doit aspirer à un accroissement proportionnellement plus fort, par cela même qu’il lui reste plus à conquérir.

Ce que notre pays peut demander, sans exagérer ses prétentions, c’est que les recettes de sa douane soient pour le moins doublées en quatre ans. Tel est le résultat auquel nous tendons, et qu’il nous paraît facile d’obtenir. Le revenu qui dérive de la douane est tellement comprimé en France par l’exagération des faux principes que le système protecteur traîne après lui ; on a tellement resserré, tellement amoindri les sources principales d’où ce revenu découle, qu’il suffira de détendre les liens du système pour que ces mêmes sources jaillissent abondamment.

Il va sans dire que, si nous aspirons à augmenter en cela le revenu public, ce n’est pas dans un désir platonique de voir se remplir sans but les coffres de l’état, ou de mettre le gouvernement en mesure de grossir sans raison les dépenses. C’est afin de préparer l’accomplissement de tant de mesures utiles, toujours ajournées, à tort ou à raison, sous le prétexte des besoins présens de l’état. La révision des tarifs, c’est le commencement et la préparation nécessaire d’une longue série de réformes ; c’est le levier à l’aide duquel une main habile pourra remuer, pour le soumettre à un remaniement indispensable, tout notre système d’impôts. Et ce qui doit encourager encore les pouvoirs publics dans l’accomplissement de cette œuvre, c’est qu’en ceci, par une exception singulièrement heureuse, l’intérêt de l’industrie ou du travail se concilie admirablement avec l’accroissement des recettes publiques.

Depuis trente ans, l’industrie languit en France, l’agriculture végète, la marine se meurt, et il semble que nous n’ayons rien à faire pour ces intérêts vivans du pays. De toutes les réformes nécessaires, tant de fois proposées ou projetées, pas une ne s’exécute. Vainement les peuples voisins nous ont-ils donné tour à tour l’exemple ou des grandes entreprises, ou des améliorations incessantes dans leurs lois : nous nous sommes bornés à les contempler de loin, dans une admiration stupide et béate, en nous persuadant toujours, à ce qu’il semble, que la lumière ne devait pas luire pour nous. Il est temps que le pays se dégage de cette torpeur funeste. Faut-il le dire pourtant ? aujourd’hui qu’un violent coup de tonnerre l’a réveillé, c’est dans la région des songes et des chimères qu’il semble encore chercher le soulagement de ses maux, et non dans cette voie féconde qui s’ouvre devant lui. Espérons que l’assemblée nationale, obéissant à de meilleures inspirations, saura l’y ramener.


I.

Nous allons entreprendre un travail sérieux, compliqué, et qui n’a pas de précédens, même dans les régions officielles. Il ne s’agit de rien moins que de l’analyse détaillée et de la révision complète de nos tarifs. Déjà nous avons exposé ici même[1] les principes qui nous serviront de guides : il ne nous reste plus qu’à les rappeler et à les préciser.

Pour procéder avec méthode et opérer avec fruit, il faut d’abord, dans la longue série des marchandises que la douane atteint, distinguer deux ordres de produits, les produits naturels et les produits ouvrés. Cette distinction est la base fondamentale de toute réforme rationnelle. Elle dérive de ce principe ou de ce fait que, par rapport aux produits naturels, la concurrence intérieure est ordinairement bornée, quelquefois même resserrée dans des limites fort étroites, soit à cause de l’insuffisance de la production, soit en raison du petit nombre des exploitations existantes, tandis que, par rapport aux produits ouvrés ou manufacturés, cette même concurrence est en général indéfinie.

De là des conséquences fort graves. Par rapport aux premiers de ces produits, il y a toujours monopole à l’intérieur, lorsque la concurrence étrangère est absente, et ce monopole se manifeste nécessairement par une aggravation artificielle des prix. Un peu plus, un peu moins, selon que la production intérieure est plus ou moins limitée, plus ou moins en rapport avec l’étendue des besoins, cette influence désastreuse du monopole se fait toujours sentir. C’est ce qu’on remarque notamment pour certaines denrées agricoles et pour les produits des mines et des carrières, de quelque genre qu’ils soient. Il n’en est pas de même des articles fabriqués ou manufacturés. Ici, comme la production intérieure n’a pas de limites fixes, comme les établissemens peuvent toujours se multiplier et s’étendre au gré des besoins, le monopole n’est point à craindre : à défaut de la concurrence étrangère, la concurrence intérieure suffit à la rigueur pour modérer les prix. Ce n’est pas que les restrictions mises à l’importation étrangère soient dans ce cas indifférentes ; elles entraînent, au contraire, des inconvéniens de plus d’un genre qu’il est fort désirable de voir disparaître un jour ; mais il est certain du moins que le danger le plus grave de tous, le danger du monopole, n’existe pas.

Cette vérité générale n’est pas, il est vrai, sans exception. S’il existe des fabriques ou manufactures dont le nombre soit, par une cause quelconque, limité dans le pays, elles rentrent à ce point de vue dans la catégorie des exploitations de produits naturels. Tel est, pour ne citer qu’un exemple, le cas particulier des manufactures de produits chimiques. La nature particulière du travail de ces établissemens, les dangers qu’ils présentent, d’autres causes encore qu’il est superflu de rappeler, ont déterminé le législateur à les soumettre à l’obligation d’une autorisation préalable et à l’accomplissement d’un grand nombre de formalités qui en rendent l’érection difficile et en limitent le nombre dans le pays. En ce sens, ils rentrent dans le cas des exploitations de produits naturels. Quoique la cause soit différente, l’effet est le même, puisque cet effet résulte surtout de la limitation de la production. Aussi est-il certain, en fait, qu’un monopole existe pour les manufactures de produits chimiques, et que les exploitans en abusent largement pour élever leurs prix ; mais ce n’est là qu’une exception qui ne détruit pas la règle. Il reste toujours constant qu’entre les produits naturels et les produits ouvrés, il y a, au point de vue où nous nous plaçons, une différence réelle et capitale, différence qui dérive, sinon de leur nature même, au moins des conditions ordinaires de leur exploitation.

Partant de là, on comprendra sans peine combien il importe de réduire promptement, et dans une large mesure, les droits applicables aux produits naturels. C’est le seul moyen de couper court aux monopoles et à cette exploitation trop réelle du public qui en est la conséquence. Dût le revenu de l’état en recevoir sur ce point quelque atteinte, il ne faut pas hésiter ; car de tels monopoles dessèchent un pays, paralysent ses moyens d’action, ruinent sa puissance productive et tarissent en définitive les sources mêmes où le trésor vient puiser Relativement aux produits ouvrés, il n’y a pas la même urgence. On peut donc à cet égard, sans se préoccuper trop fortement de l’intérêt des consommateurs, qui n’est pas gravement menacé, consulter davantage l’intérêt du fisc, qui peut exercer d’utiles prélèvemens sur ces articles, en ménageant d’ailleurs la position des établissemens existans, qui ne doivent pas être ébranlés par un changement trop brusque.

Quant à l’intérêt du trésor public, on peut le concilier tant bien que mal avec des droits élevés, mais non pas avec des prohibitions absolues, ni même avec des droits vraiment prohibitifs. Il faut du moins que ces droits laissent ouverture à une certaine importation. Ce ne sont pas toujours d’ailleurs, on le sait trop bien, les droits les plus élevés qui rapportent davantage. Souvent même le fisc a tout à gagner par un abaissement. A ne considérer que la question fiscale, il y aurait donc ici une sorte de tâtonnement à faire pour trouver le point précis où, les droits deviennent le plus largement productifs pour le trésor ; mais dès l’instant qu’on tient compte, autant qu’il convient de le faire, de l’intérêt des établissemens existans que leurs antécédens et l’état actuel du pays n’ont pas encore mis en mesure de soutenir la concurrence étrangère, on se trouve conduit, au contraire, à adopter dès l’abord des droits tels que, sans interdire l’importation des produits étrangers, ils la contiennent du moins dans des limites suffisamment étroites. Au risque de réduire un peu les recettes de la douane, il faut maintenir un tarif assez élevé pour dissiper toutes les appréhensions légitimes. C’est dans cet esprit que nous proposerons, pour la plupart des articles manufacturés, des droits de 15, 18, 20 et, comme maximum, 25 pour 100 de la valeur.

Nous savons que, sur la seule proposition d’un semblable tarif, un grand nombre de fabricans ou manufacturiers se récrieront, que plusieurs n’hésiteront même pas à annoncer aussitôt la ruine prochaine de leurs usines ; mais nous savons aussi tout ce qu’il y a de puéril dans ces appréhensions. Il n’y a pas une seule industrie de quelque valeur en France qui ne puisse se maintenir sans encombre, même dans les conditions actuelles, avec un droit protecteur de 25 pour 100. A plus forte raison, se maintiendraient-elles le jour où le prix des matières premières et des agens du travail aurait été sensiblement abaissé. Dans ce cas, loin de déchoir, elles pourraient même prétendre à un développement beaucoup plus grand.

On est trop porté à croire ou à dire que changer quoi que ce soit à nos tarifs, c’est se jeter dans l’inconnu. Il n’y a de l’inconnu dans tout cela que pour ceux qui ne veulent pas se donner la peine d’examiner. Quand nous n’aurions pas sous les yeux les exemples si instructifs fournis, depuis trente ans et plus, par un pays voisin, nous trouverions dans notre propre régime économique, pour toutes les réformes qu’on voudrait entreprendre, des antécédens ou des leçons. Grace au ciel, ce régime n’est pas uniforme ; il est, au contraire, très inégal, très irrégulier dans ses applications. Fort rigoureux quant à certains produits, il est d’une assez grande modération pour quelques autres. Il s’en faut bien, en effet, que les mêmes principes aient constamment prévalu. Les lois si nombreuses qui ont constitué nos tarifs ont varié selon les circonstances, selon les dates, en sorte qu’elles forment dans leur ensemble une sorte de régime bigarré, où l’on trouve, s’il est permis de le dire, un peu de tout. Rien de plus simple donc, et de plus naturel en même temps, que de raisonner par analogie de telle partie de ce régime à telle autre, en ayant égard seulement aux différences vraiment rationnelles qui peuvent s’y rencontrer. Il n’en faut guère davantage pour déterminer d’avance d’une manière assez précise les conséquences de toutes les réformes partielles ou générales que l’on voudrait tenter.

Un exemple fera mieux saisir notre pensée. L’industrie des tissus comprend quatre branches principales : la filature et le tissage du coton, de la laine, de la soie et du lin. En principe, ces quatre grandes industries devraient être traitées de la même manière et jouir d’une protection égale. C’est ce qui serait arrivé sans aucun doute, si les lois qui s’y rapportent avaient été faites dans le même temps et sous les mêmes inspirations. Au lieu de cela, on trouve dans le régime qui les concerne des inégalités frappantes. Par rapport aux articles en coton, fils et tissus, c’est la prohibition absolue de l’importation étrangère, excepté pour un petit nombre de produits hors ligne, comme les fils d’une extrême finesse, les tulles et les dentelles, dont il était impossible d’arrêter la contrebande, et les nankins. Par rapport aux articles en laine, c’est encore la prohibition, mais avec des exceptions déjà plus nombreuses, qui s’appliquent à une espèce de fils et à plusieurs sortes de tissus, comme les couvertures, les tapis de pied, les articles de passementerie et de rubannerie, etc. Les droits qui remplacent pour ces articles la prohibition absolue sont, au surplus, fort élevés. Quand on arrive, au contraire, aux articles en soie on en lin, le régime change, il devient relativement très modéré. Plus de prohibitions absolues. Pour les soieries, les droits varient de 10 à 15, 20 et 25 pour cent de la valeur et ne vont guère au-delà. Pour les articles en lin ou en chanvre, fils ou tissus, c’est environ 25 pour cent sur les provenances de l’Angleterre, 12 à 13 pour cent sur les provenances de la Belgique. Pourquoi des différences si grandes entre des industries semblables et placées à peu près dans les mêmes conditions ? L’unique explication raisonnable qu’on en puisse donner est dans la date des lois qui s’y rapportent ; car, s’il y avait aujourd’hui une différence à faire entre ces industries, ce n’est certainement pas en ce sens qu’elle serait établie. Les prohibitions datent de l’époque de nos guerres, et c’est tout dire[2] : elles furent inspirées par un sentiment d’hostilité déclarée contre l’Angleterre, avec laquelle nous voulions répudier tout commerce, et si elles n’ont pas été appliquées alors aux articles en soie et en lin comme aux articles en coton ou en laine, c’est que ces derniers étaient les seuls que l’Angleterre exportât alors. Plus tard, ces prohibitions ont été maintenues, on peut le dire, par négligence, par paresse, négligence et paresse auxquelles les préjugés ont donné ensuite un faux air de prudence et de raison. Pour les articles en soie et en lin, les tarifs ont été réglés à d’autres époques et sous l’inspiration de sentimens moins violens, en 1791, 1816, 1836 et 1842 ; aussi les droits sont-ils comparativement modérés, et ils le sont plus ou moins selon qu’au moment où les lois ont été rendues, l’esprit restrictif dominait plus ou moins dans la législature.

Entre ces régimes si divers, il est donc très facile d’établir une comparaison, et, concluant de l’un à l’autre, de raisonner presque à coup sûr. On peut se demander d’abord pourquoi et en vertu de quelle infirmité particulière, les industries du coton et de la laine, qui prétendent aujourd’hui, par l’organe d’un certain nombre de leurs représentans, que la levée des prohibitions leur serait mortelle, pourquoi ces industries, disons-nous, ne supporteraient pas, sans sourciller, le régime de droits modérés auquel se plient si bien les industries sœurs de la soie et du lin. Si ces dernières ne succombent pas, pourquoi les autres succomberaient-elles ? Les droits modérés qui s’appliquent aux soieries et aux toiles étrangères n’en empêchent pas, il est vrai, l’importation dans une certaine mesure, et il n’est pas bon qu’ils l’empêchent ; mais où voit-on qu’ils donnent ouverture à cette invasion désordonnée, à cette inondation dévastatrice que l’on redoute ? Si les industries de la soie et du lin ne jouissent pas actuellement d’une prospérité très grande, ce n’est pas du moins la concurrence étrangère qui en arrête l’essor.

Pour les tissus de soie, l’importation n’a été, en 1846, que de 5,400,000 francs, valeur officielle ; la moyenne des cinq années antérieures avait été de 5,800,000 francs. Non-seulement ces chiffres n’ont rien d’effrayant, mais on peut dire qu’ils sont trop faibles. Si quelque chose nuit aujourd’hui à notre industrie des soieries, ce n’est assurément pas cette importation chétive ; c’est l’état stationnaire de l’exportation, qui demeure à peu près invariable, malgré l’accroissement continu et si rapide de la consommation dans le monde entier. Que cette industrie soit mise en mesure, par l’abaissement. du prix de ses matières premières, soies brutes, métaux, matières tinctoriales, huiles, machines, etc., d’étendre ses envois au dehors, ce qui ne manquerait pas d’arriver, et la concurrence étrangère, loin de lui porter aucun dommage, ne fera que lui donner un plus rapide essor.

Pour les articles en lin ou en chanvre, l’importation est plus forte. C’est, quant aux tissus, 17 millions de fr. en 1846, et, pour la moyenne des cinq années antérieures, 20 millions ; — quant aux fils, 17,300,000 fr. en 1846, et, pour la moyenne des cinq années, 35,300,000 francs[3]. Eh bien ! malgré l’importance relative de cette importation, est-ce encore là ce qui gêne les fabricans français ? Quelques-uns peut-être le disent par habitude, mais les plus attentifs savent le contraire et le proclament hautement. Leur industrie souffre, il est vrai, mais ce n’est pas l’importation étrangère qui en est cause ; ils s’en préoccupent à peine aujourd’hui. Ce qui les gêne, c’est le défaut de consommation ; c’est la concurrence intérieure, qui, bien que restreinte encore, est déjà trop grande en raison du débouché ; c’est enfin la décroissance continue de la consommation des toiles et le défaut presque absolu de la vente des fils à l’étranger. Donnez à cette industrie comme à l’autre ses matières premières à bon marché, le lin et le chanvre, soit teillés, soit peignés, la houille, la fonte, le fer, l’acier, le bois, l’huile et le reste, et vous la verrez bientôt prendre une activité nouvelle, tant par l’augmentation de la consommation au dedans que par l’ouverture de nouveaux débouchés au dehors, sans que l’importation étrangère, dût-elle s’accroître encore, fasse le moindre obstacle à ses progrès.

Si les industries de la soie et du lin souffrent si peu, sous l’empire de tarifs modérés, de la concurrence étrangère, pourquoi les industries du coton et de la laine en souffriraient-elles davantage ? Les situations sont différentes, dira-t-on : oh ! oui, elles sont différentes, mais ce n’est pas comme on voudrait l’entendre. C’est plutôt en ce sens que les deux industries actuellement protégées par des prohibitions absolues pourraient supporter la concurrence étrangère beaucoup mieux que les deux autres, beaucoup mieux surtout que l’industrie du lin.

La manufacture du lin et du chanvre, au moins celle qui fait usage des machines, est, de toutes les branches de notre industrie, la plus nouvelle, et, par conséquent, celle qui a pu et dû faire le moins de progrès. Elle est aussi, et sans comparaison, la plus grevée de toutes. Outre qu’elle paie des droits assez élevés sur ses principales matières premières, le lin et le chanvre, et que ces droits ne lui sont pas restitués à la sortie, elle supporte beaucoup plus qu’aucune autre les conséquences de l’exhaussement artificiel du prix des houilles, des métaux, des huiles, du cuir, du bois et de toutes les autres matières qu’elle emploie. Cela résulte de ce que ses machines sont à la fois plus compliquées et plus lourdes, de ce qu’il y entre une plus grande quantité de fonte, de fer et d’acier. Les concurrences qu’elle rencontre à l’étranger ne sont pas d’ailleurs moins redoutables que celles qui menacent toute autre industrie. Si avec tant de circonstances désavantageuses l’industrie linière peut se soutenir actuellement sous l’abri d’un droit de 25 pour 100 vis-à-vis de l’industrie anglaise, de 12 à 13 pour 100 vis-à-vis de l’industrie belge, qui osera nous affirmer en face qu’une prohibition absolue est nécessaire à l’industrie de la laine ou du coton ?

La manufacture du coton est aujourd’hui très avancée en France, où elle est déjà fort ancienne. Elle est pourtant inférieure, nous le reconnaissons, à la manufacture anglaise, mais en quoi et pourquoi ? Sans parler du coût relativement plus élevé du coton brut, des houilles, des machines, etc., elle est inférieure en cela surtout qu’elle n’opère pas sur une aussi grande échelle, et que la division du travail n’y est pas poussée au même degré. Et si l’on cherche la cause de cette infériorité, on trouvera qu’elle dérive de ce que la consommation, entravée par le haut prix des matières premières, est moins étendue, soit au dedans, soit au dehors. Vainement espère-t-on que cette infériorité s’effacera avec le temps : elle durera autant que la cause d’où elle dérive. Après tout, cette infériorité, quoique réelle, n’est pas aussi grande ni aussi générale qu’on le prétend. Il s’en faut qu’elle établisse en moyenne des différences de 25 pour 100 sur les prix. Elle disparaît par rapport à certains articles que nous produisons aussi bien et à aussi bas prix que l’Angleterre ; elle est même remplacée pour quelques autres articles, par exemple les tissus imprimés, par une supériorité décidée et manifeste. En veut-on la preuve ? que l’on consulte seulement le tableau de nos exportations. Tandis que ces exportations ne se sont élevées, pour les tissus de lin et de chanvre, qu’à une somme de 26,300,000 fr., elles ont atteint, pour les tissus de coton, le chiffre de 139,800,000 fr. Pour les fils, c’est 865,000 fr. d’un côté et 7,700,000 fr. de l’autre. La comparaison est donc tout à l’avantage de l’industrie du coton : aussi peut-on dire qu’une protection de 15 à 18 pour 100 au plus équivaudrait largement pour elle à la protection de 25 pour 100 qui couvre l’industrie du lin. Par conséquent, en proposant comme mesure transitoire et d’essai, pour remplacer la prohibition actuelle, un droit moyen de 22 à 25 pour 100 de la valeur, nous nous portons bien au-delà des limites que la prudence indique.

La situation est la même quant à la manufacture des laines, ou, s’il existe une différence, c’est en ce sens que cette industrie pourrait se contenter d’une protection encore moins forte. Pour les cotonnades, ce qui explique à certains égards les craintes des fabricans, c’est la supériorité connue de la fabrique anglaise, supériorité réelle, bien qu’on s’en exagère la portée. Pour les lainages, il n’existe pas même de raison semblable ; car il est permis de dire que, par rapport aux articles les plus importans, les draps, les mérinos, les étoffes diverses, les châles brochés et façonnés, la fabrique française est la première de l’Europe. Sans compter que le chiffre de ses exportations, qui s’est élevé à 108,600,000 fr. en 1846, s’accroît rapidement d’année en année, il est remarquable que ses produits trouvent leurs principaux débouchés dans les pays les plus avancés en industrie, dans ceux-là même dont elle semblerait devoir redouter la concurrence, en Angleterre, en Belgique, en Suisse, dans les pays qui composent l’association allemande et aux États-Unis. Il semble donc qu’à cette industrie un droit protecteur de 10 à 15 pour 100 devrait amplement suffire, surtout quand on l’aurait mise à même, pour les tissus communs, de fabriquer à plus bas prix. En portant ces droits, de même que les autres, à 23 ou 25 pour 100 de la valeur, comme essai, nous pécherions assurément par excès de précaution beaucoup plus que par défaut.

Rien d’aventureux, rien d’hypothétique, on le voit, dans ces combinaisons. On va du connu à l’inconnu avec méthode, et on procède à coup sûr. Dès-lors on peut aussi déterminer d’avance, au moins d’une manière fort approximative, l’influence que ces mesures exerceraient sur le revenu public. Si l’intérêt fiscal devait seul prévaloir, on a déjà compris que ce n’est pas par des droits de 22 à 25 pour 100 qu’il faudrait remplacer les prohibitions actuelles, mais par des droits de 10 à 15 pour 100 tout au plus. Avec le tarif que nous proposons, l’importation serait très médiocre et n’égalerait certainement pas celle des articles en chanvre et en lin. Elle excéderait pourtant, au moins dans les premières années, celle des soieries, qui ne s’est élevée, en 1846, qu’à 5,400,000 francs. Sans craindre de s’éloigner beaucoup de la vérité, on peut prendre une sorte de moyenne entre ces deux chiffres. Ce serait donc une importation annuelle d’environ 12 millions de francs en tissus de coton, et un peu moins en tissus de laine, sans compter les fils, dont l’importation s élèverait peut-être, pour le coton, à 15 ou 16 millions, et pour la laine à 5 ou 6 tout au plus. Ces importations réunies constitueraient ainsi un chiffre total d’environ 45 millions de francs, ce qui, à raison de 25 pour 100 de la valeur, produirait au trésor publie un revenu de 11 à 12 millions par an.

De ce que nous avons admis sous ce nouveau régime une importation raisonnable de produits fabriqués, en concluera-t-on par hasard que les manufactures nationales verraient empirer leur position ? C’est le contraire qui se réaliserait sans aucun doute. Les fabricans sont trop portés à croire que tout ce qui entre de produits étrangers dans le pays vient diminuer d’autant leurs ventes. Ils ne comptent pas assez sur l’accroissement de la consommation au dedans, et sur l’extension des débouchés au dehors, conséquences nécessaires de l’abaissement des prix. Encore s’il s’agissait seulement de les exposer à la concurrence.étrangère sans diminuer d’un autre côté leurs charges, on comprendrait à certains égards leurs craintes, bien qu’elles fussent exagérées même dans ce cas ; mais, quand on considère qu’une des premières conditions de la réforme du tarif est et doit être le dégrèvement des droits sur les matières premières qu’ils emploient, certes, il est permis de dire qu’ils auraient tout à gagner au changement. L’admission même des produits étrangers serait alors pour eux un avantage plutôt qu’un obstacle, parce qu’outre les lumières et les connaissances nouvelles qu’elle leur apporterait par la comparaison incessante des produits, elle tendrait à introduire plus rapidement dans leurs opérations cette spécialité, qui est une des conditions nécessaires de l’économie dans le travail et de la perfection des produits. Eh ! ne l’a-t-on pas vu en Angleterre, en 1826, pour l’industrie des soieries, qui a dû à l’influence de cette double cause une vie nouvelle ? Loin d’admettre dans ce cas la possibilité d’une décroissance de notre industrie nationale, nous compterions d’une manière certaine sur un notable accroissement.


II

L’admission des produits fabriqués, moyennant la levée des prohibitions actuelles ou la conversion des droits prohibitifs en droits modérés, offre donc aujourd’hui au trésor public une source de revenus où il peut puiser, dans une certaine mesure, sans crainte et sans scrupule. Nul intérêt n’en souffrira. Cette source de revenus serait d’ailleurs actuellement assez féconde, ainsi qu’on a pu en juger par deux exemples. Elle suffirait amplement pour compenser, durant la période de transition, les sacrifices que l’état pourrait et devrait s’imposer par rapport aux produits naturels. Il ne faudrait Pourtant pas compter sur ce premier résultat comme sur un fait durable. Aux droits de 25 pour 100, les cotonnades et les lainages, fils et tissus, entreraient aujourd’hui en quantités assez notables dans le pays ; mais cette importation tendrait à décroître d’année en année, et, si l’on voulait la raviver de manière à la maintenir à peu près à son premier niveau, il faudrait se résoudre à un abaissement graduel des droits, en sorte que, de toutes les façons, le revenu diminuerait. On conçoit, en effet, que nos fabricans ou manufacturiers, excités par la concurrence étrangère et bientôt aguerris dans la lutte, se mettraient assez vite en mesure de repousser l’importation par l’économie de leur travail et la perfection de leurs produits. Ceci n’est pas plus hypothétique que tout ce qui précède : c’est une vérité que le plus simple bon sens force d’admettre et que tous les faits contemporains confirment. En voici un exemple.

En 1834, une ordonnance royale du 2 juin autorisa pour la première fois l’importation en France des fils de coton des numéros 143 et au-dessus, au droit fixe de 7 francs le kil. pour les fils simples, et de 8 fr. pour les fils retors, non compris le droit différentiel et le décime[4]. Cette ordonnance fut ensuite confirmée par une loi du 2 juillet 1836. Eh bien ! quels ont été les résultats de cette mesure ? En 1835, première année pleine de la levée de la prohibition, l’importation des fils de coton s’éleva à 83,900 kil., d’une valeur officielle de 2,097,000 francs. En 1836, elle, alla même à 98,520 kilog., évalués à 2,485,000 francs ; mais ensuite elle déclina peu à peu. En 1845, elle était déjà tombée à 44,144 kil., d’une valeur officielle de 1,060,644 fr., c’est-à-dire qu’elle était tombée de plus de moitié en dix ans, et, en 1846, nous ne trouvons pour le poids que 41,767 kil., et, pour la valeur, 993,282 francs. Si l’on compare, en outre, l’importation des six premières années à celle des six dernières années de la période de douze ans écoulée depuis le commencement de 1835, on arrive aux mêmes résultats. Pour les six premières, on trouve an chiffre total de 415,800 kilog., donnant une moyenne annuelle de 69,300 kil., tandis que, pour les six dernières, le chiffre total n’est plus que de 352,621 kil., et la moyenne annuelle de 58,770, ce qui annonce bien clairement une décroissance constante.

Il en a été de même pour les fils et tissus en lin et en chanvre depuis l’établissement du nouveau tarif en 1842. Pour les fils, l’importation, qui avait été d’environ 46 millions (valeur officielle) en 1842, n’est plus que de 27,700,000 fr. en 1845, et de 17,300,000 fr. en 1846. Pour les tissus, elle tombe, également de 1842 à 1846, de 23,500,000 francs à 17,000,000. Et pourtant rien n’a été fait dans cet intervalle de temps pour venir en aide à ces industries et les mettre en mesure de résister mieux à la concurrence étrangère. C’est par leurs propres efforts, par l’effet seul du progrès de leur travail, qu’elles sont parvenues à réduire de jour en jour le chiffre des importations. Avec combien plus de puissance et d’efficacité ne résisteraient-elles pas à ces importations, s’il leur était permis d’obtenir et les instrumens du travail et leurs matières premières à bon marché !

Si précieuse que puisse être actuellement pour le trésor public la ressource que lui offre l’importation des produits fabriqués, ce n’est donc pas une ressource sur laquelle on doive compter beaucoup pour l’avenir. A mesure qu’on entrera dans la voie d’une réforme salutaire, les recettes dérivant de cette source tendront à s’affaiblir par degrés. De là naît une situation en apparence perplexe. Perçus sur les produits naturels dont le pays possède les similaires, les droits d’importation tendent à engendrer de toutes parts à l’intérieur des monopoles destructeurs de la fortune publique. Perçus sur les produits fabriqués, ils n’ont pas les mêmes inconvéniens, mais aussi ils s’affaiblissent par degrés et s’échappent en quelque sorte de nos mains. Dès-lors que reste-t-il pour asseoir d’une manière convenable et rationnelle le revenu de la douane ? Ce qui reste, ce sont les droits à percevoir sur les produits exotiques, c’est-à-dire sur les produits dont les similaires n’existent pas dans le pays.

Il y a des gens qui vous disent hardiment qu’il n’y a point de produits exotiques, que ces distinctions sont arbitraires, que tous les produits étrangers ont plus ou moins leurs similaires ou leurs équivalens dans le pays. Ne nous arrêtons pas à disputer sur les mots. Il nous suffit qu’il y ait un certain ordre de produits dont nous ne trouvons pas parmi nous les similaires directs, que nous appelons en conséquence exotiques, et qui, n’étant pas sujets aux mêmes lois que les autres, sont susceptibles de produire un revenu plus considérable et plus constant. Telles sont, par exemple, toutes les denrées dites coloniales, le sucre[5], le café, le cacao, le thé, les épices. Nous pourrions même y joindre les cotons bruts, les bois de teinture et d’ébénisterie, et beaucoup d’autres produits du même ordre, si ces produits n’étaient pas des matières premières qu’il importe de faire arriver sur notre marché à bas prix.

La distinction entre ces marchandises et celles que notre propre sol fournit est si peu arbitraire, en ce qui concerne particulièrement leur aptitude à grossir le revenu public, qu’elle se manifeste en quelque sorte d’elle-même dans tous les pays où il existe une douane régulière. Examinez les recettes de la douane chez la plupart des peuples de l’Europe, et vous verrez que partout les produits que nous nommons exotiques en fournissent la meilleure part. Cela est vrai même dans les pays, et ils sont en grand nombre, où les tarifs ont été dressés au hasard, sans principe, sans système, dans un esprit fiscal mal défini et mal réglé ; à plus forte raison dans les pays où, sans avoir procédé avec méthode, on a fait du moins quelques tentatives empiriques pour féconder cette branche de revenu. Voyez, par exemple, ce qu’étaient les recettes de la douane en Angleterre, vers 1839 ou 1840, à une époque où, certes, aucun principe bien arrêté n’avait présidé à la rédaction des tarifs. Pour l’année finissant au 5 janvier 1840, elles s’étaient élevées à 22,962,610 livres sterling (574,000,000 de fr.), et les droits perçus sur les seuls articles exotiques figuraient dans cette somme pour 17,240,000 livres sterling (431,000,000 de fr.), c’est-à-dire pour plus des trois quarts de la somme totale. En France même, quels sont, malgré l’incroyable inconsistance et les vices profonds de notre système, les principaux articles de recettes ? Les sucres, les cafés, les cotons en laine ; et, si l’on voit figurer au quatrième rang les laines en masse, c’est qu’il existe aussi plusieurs sortes de laines qui sont pour nous des produits exotiques, parce que nous n’avons pas les similaires dans le pays. Vous avez beau faire, de quelque manière que vous régliez vos tarifs, sur tous les autres produits le revenu s’amoindrit ou vous échappe ; il n’y a que les produits vraiment exotiques qui répondent fidèlement à votre appel.

Si ces produits sont dès à présent nos principaux articles de recettes, ils sont en même temps ceux qui offrent les meilleures chances d’augmentation. Que l’on combine les droits comme on voudra sur les autres, on n’en obtiendra jamais que des recettes médiocres, qui seront d’ailleurs ou fugitives et passagères, comme celles que l’on prélèverait sur les produits ouvrés, ou trop chèrement acquises, comme celles qui dériveraient des produits naturels. Les denrées exotiques sont donc vraiment les seules qui soient susceptibles de procurer un large revenu, les seules aussi qu’on puisse taxer impunément. C’est quand on voudra s’attacher, avec quelque esprit de suite, à tirer de cet ordre de produits tout ce qu’il peut rendre, qu’on verra les recettes de la douane grossir à vue d’œil et soulager d’autant le poids de nos impôts.

Voici donc, en résumé, les principes qui doivent nous guider dans un remaniement du tarif et les résultats que nous devons nous proposer : -opérer de nombreuses et très notables réductions de droits sur les produits naturels dont les similaires existent dans le pays, dût-on, sur les produits de cet ordre, diminuer la part du revenu ; — compenser à peu près les sacrifices que le trésor public aurait à subir de ce côté, en supprimant les prohibitions, ou en réduisant les droits prohibitifs qui frappent les articles manufacturés, de manière à ménager une importation raisonnable de ces articles, sans faire courir toutefois à la manufacture nationale aucun danger d’ébranlement ; — combiner enfin les droits sur les produits exotiques, de telle sorte qu’ils procurent dès à présent une notable augmentation de revenu, avec la perspective assurée d’une augmentation plus grande encore dans l’avenir.

C’est en suivant cette marche rationnelle qu’on peut arriver en France, sans effort et sans trouble, à élever les recettes de la douane, après un terme qui n’excéderait pas trois ou quatre ans, à 300 millions et plus. Quelques hommes à imagination trop prompte portent même beaucoup plus loin le chiffre de cet accroissement possible. Nous croyons qu’ils s’abusent ; mais si l’on considère que les recettes de cette administration ne s’élèvent pas actuellement à plus de 150 à 153 millions, dont il faudrait encore déduire les frais de perception, qui sont considérables, et les restitutions effectuées à titre de primes, on comprendra que l’accroissement dont nous offrons la perspective certaine est un objet qui vaut la peine d’être poursuivi. Il y a d’autant plus de raison de s’y attacher avec constance, que ce but peut être atteint non-seulement sans aggraver, mais encore en allégeant sensiblement les charges publiques.


III

Outre les résultats que nous venons d’indiquer, il y en a un autre vers lequel il faut tendre : c’est la simplification du tarif. Tout ce code fiscal est aujourd’hui d’une complication effrayante. D’abord, il n’est point de produit, si chétif, si insignifiant qu’il soit, que la douane n’atteigne. Il en résulte que le tarif est surchargé d’un nombre prodigieux d’articles, dont la plupart ne rapportent presque rien au trésor, et plusieurs même rien du tout, sans qu’on puisse apercevoir d’ailleurs aucune raison spécieuse pour les y maintenir. En outre, on y a multiplié les distinctions à l’infini : distinctions entre des produits de même sorte, selon les qualités intrinsèques de la matière, selon les formes ou les dimensions des pièces ; distinctions selon les lieux de provenance ou d’expédition ; distinctions encore selon le mode de transport, selon les zones, ou quelquefois même selon les bureaux d’importation. Nous ne parlons pas des droits différentiels destinés à favoriser notre marine marchande, et qui, établis sans aucune base fixe, varient selon l’espèce des marchandises, selon les lieux de provenance, de manière à constituer à eux seuls un labyrinthe inextricable. Ajoutez à cela que, pour la plupart des marchandises, il y a des droits à la sortie comme à l’entrée, ce qui double d’un seul coup les applications du tarif. Tel qu’il est, ce tarif peut être considéré comme une vaste toile d’araignée, mais une toile d’araignée à fortes mailles, où notre commerce est de toutes parts enveloppé et étouffé.

Une des premières mesures à prendre pour ramener ce système à des formes plus simples, c’est de supprimer d’un seul coup tous les droits à la sortie. Le produit de ces droits n’allant jamais à deux millions par an (1,900,000 fr. en 1846, 1,600,000 en 1845), le sacrifice pour le trésor serait fort peu sensible, et ce serait pour le service de la douane, aussi bien que pour les opérations du commerce, un grand soulagement. Y a-t-il par hasard quelque considération sérieuse d’intérêt particulier ou général qui s’oppose à l’application d’une telle mesure ? Aucune. Les articles dont on paraît tenir le plus à entraver la sortie sont, d’abord, quelques matières premières, que l’on croit devoir réserver à nos manufactures, comme, par exemple, les soies brutes, frappées d’un droit de 2 à 6 fr. le kilog. selon l’espèce, et les drilles et chiffons, dont on prohibe même l’exportation dans l’intérêt de nos fabriques de papier. Ce sont, en outre, les engrais, qu’on veut faire rester dans le pays, afin d’en réserver l’emploi à nos manufactures. Avec un peu de réflexion, il ne sera pas difficile de comprendre combien ces mesures atteignent mal le but qu’on se propose.

Quant aux soies brutes, en entraver l’exportation par des droits, c’est tout simplement en restreindre la production à l’intérieur, et par conséquent travailler contre les intérêts mêmes de la manufacture que l’on prétend favoriser. On s’imagine qu’en mettant des entraves à la sortie des soies, on en laisse une plus grande quantité disponible pour l’usage de nos propres fabricans. Le calcul serait juste peut-être si la production de la soie était rigoureusement déterminée et limitée dans le pays, de manière qu’elle ne fût susceptible ni d’augmentation, ni de diminution. Alors on pourrait dire en effet : La France produit telle quantité de soie brute, il en faut tout autant pour nos manufactures ; donc nous n’avons rien de mieux à faire, puisqu’il nous plaît cette fois de favoriser le travail manufacturier aux dépens des classes agricoles, que de réserver à nos manufactures, au moyen d’entraves à la sortie, toute la quantité produite. Mais, comme la production intérieure est, au contraire, très susceptible d’augmentation ou de diminution, et comme, par la force des choses, elle se proportionne toujours à l’étendue du débouché, tout ce calcul manque de hase. En entravant l’exportation, vous limitez la production ; vous diminuez par conséquent les ressources du marché, au grand dommage des manufacturiers mêmes, dont l’intérêt évident est que ces ressources augmentent, puisque, se trouvant sur les lieux, ils ont toujours, après tout, la préférence et le choix. Ainsi, votre mesure, nuisible autant qu’injuste à l’égard des classes agricoles, est en même temps nuisible à ceux qu’elle prétend servir ; l’agriculture et la manufacture en souffrent à la fois. En fait, les manufacturiers en soieries n’ont pas demandé l’établissement des droits de sortie sur les soies brutes, et aujourd’hui surtout ils sont loin d’en réclamer le maintien, plus judicieux en cela que leurs maladroits amis ; mais ce n’est point assez, et ils devraient, dans leur intérêt même, insister pour la suppression immédiate.

Tout cela s’applique avec la même force, bien que d’une autre manière, aux drilles et chiffons, et encore plus aux engrais. N’est-il pas étonnant qu’on ait cru devoir entraver par des restrictions, ou même par des prohibitions absolues, l’exportation de matières si encombrantes et si lourdes, comme si leur poids seul, comparé à leur valeur, n’était pas une garantie suffisante qu’elles seraient consommées sur place, quand on pourrait les y consommer avec fruit ? De la législation actuelle il résulte seulement que quelques-unes de ces matières deviennent parfois un embarras, et un embarras grave pour ceux qui les possèdent, quand il serait facile d’en trouver un emploi avantageux par la vente au dehors. Une telle législation porte atteinte au droit de propriété, tout le monde le sent ; elle entraîne aussi, dans bien des cas, une destruction très réelle d’une partie plus ou moins intéressante de la richesse publique.

Quoiqu’on ne puisse procéder d’une manière aussi radicale en ce qui regarde les droits d’importation, il y a néanmoins ici encore une immense simplification à obtenir. Quand on examine avec attention le relevé des recettes de la douane, et qu’on le suit dans ses détails, on est frappé de voir combien est borné le nombre des articles réellement et suffisamment productifs, et on admire, au contraire, combien d’autres ne donnent que des résultats insignifians. On pourrait donc en écarter la plus grande partie sans altérer d’une manière sensible le revenu. Cette vérité paraît du reste avoir été comprise, car, dans le projet de loi de douane présenté à la chambre des députés le 31 mars 1847, on trouve un essai d’un semblable travail d’élimination. Malheureusement ce travail n’a pas été suffisamment élaboré. Outre qu’il porte de toutes parts la trace d’une timidité trop grande, timidité qui est bien loin d’être la vraie prudence, il nous paraît avoir été exécuté sans plan, sans méthode, sur des principes erronés, ou plutôt avec une absence complète de tous principes, et, s’il faut dire notre pensée tout entière, avec une connaissance trop imparfaite des faits.

Déterminons d’abord le nombre des articles sur lesquels il faut opérer. Ce nombre varie beaucoup selon la manière dont on les compte. Faut-il s’arrêter seulement aux désignations capitales, c’est-à-dire aux espèces de marchandises, ou bien faut-il descendre jusqu’aux subdivisions et admettre autant d’articles distincts qu’il y a de droits différens ? Si nous nous en tenons aux dénominations principales, sans distinguer les variétés et les espèces, en comptant, par exemple, toutes les sortes de bestiaux ou toutes les sortes d’huiles comme un seul et même article, nous n’en trouvons en tout au tarif que 349 ; mais cette manière de calculer serait évidemment trop inexacte, car nous comprendrions ainsi sous une seule et même dénomination des marchandises très distinctes et traitées aussi fort diversement par le tarif. Si nous entrons, au contraire, dans les subdivisions, en admettant autant d’articles distincts qu’il y a de droits différens, alors nous en trouvons 1484, sans tenir compte, bien entendu, des droits de sortie ni des droits différentiels établis sur chaque espèce de marchandise, et qui varient selon les provenances et les pavillons, ni même des prohibitions absolues, dont nous faisons une classe à part. Ainsi, 344 ou 1484, voilà les nombres que nous trouvons dans le tarif. Ce n’est pourtant ni à l’un ni à l’autre de ces chiffres que nous nous sommes arrêté. Au lieu de prendre notre point de départ dans le tarif, nous l’avons pris dans le relevé des recettes de la douane, puisqu’aussi bien ce sont les recettes que nous considérons. Ainsi, nous comptons autant d’articles distincts que la douane a mentionné de recettes distinctes. Par là il est clair que le nombre en est considérablement réduit, d’abord, parce que la douane réunit souvent plusieurs articles en un seul, quand la somme des droits perçus est trop faible pour être mentionnée séparément ; ensuite, parce qu’on ne voit figurer en recette ni les articles prohibés, ni ceux dont l’importation a été nulle, et le nombre de ces derniers n’est pas petit. Malgré ces confusions et ces omissions, le nombre des articles portés séparément en recette dans les tableaux de la douane s’élève encore à 948. C’est sur ce dernier chiffre que nous établirons nos calculs.

Pour nous rendre compte de la manière dont ces 948 articles concourent à constituer le revenu, divisons-les en six classes : la première comprendra ceux qui ont produit moins de 100 francs l’un ; la seconde, ceux qui ont produit moins de 1,000 fr. ; la troisième, moins de 10,000 fr. ; la quatrième, moins de 100,000 fr. ; la cinquième, moins de 1 million ; la sixième, 1 million et au-delà. Cela posé, voici comment les 948 articles signalés se répartissent[6]


Nombre d’articles Produit moyen par article Produit total
Ire classe. 128 31 fr. 64 cent. 4,051 fr.
2e - 226 433 fr. 95 98,074
3e - 283 4,000 fr. 00 1,132,000
4e - 215 30,885 fr. 85 6,640,458
5e - 79 307,088 fr. 37 24,259,982
6e - 17 7,057,629 fr. 17 119,979,696
948 152,114,261 fr.

Sans nous arrêter à quelques observations particulières qui ressortiraient de ce tableau, nous voyons que la suppression de tous les articles qui composent la première classe n’entraînerait pour le trésor qu’une perte insignifiante de 4,051 fr., et que si l’on supprimait, en outre, tous ceux de la deuxième classe, la perte ne s’élèverait encore qu’à un peu plus de 100,000 francs.

En prenant le tableau en sens inverse, voici ce que nous trouvons. Sur une recette totale de 152 millions, les 17 articles qui composent la sixième classe ont seuls produit environ 120 millions. Si on y ajoute ceux de la cinquième classe, on trouve un nombre total de 96 articles, qui ont produit ensemble 144,239,678 fr., en sorte qu’il ne reste pour tous les autres articles réunis, qui sont dans le tableau au nombre de 852, et qui s’élèveraient par le fait à plus de 1,000, qu’une recette totale de 7,874,583 francs. Il suit de là qu’on pourrait faire disparaître du tarif plus de 1,000 articles sans que le revenu public fût affecté d’une perte égale à 8 millions. L’économie qu’on pourrait obtenir sur le service de la douane couvrirait seule au besoin cette différence. Et quelle admirable facilité n’en résulterait-il pas pour les relations commerciales ! À ce point de vue, la perte que nous admettons sur le revenu ne serait même qu’hypothétique, car nos relations avec le dehors se multiplieraient si bien, que les 96 articles maintenus au tarif fourniraient seuls, et au-delà, les 152 millions actuellement perçus sur tout l’ensemble.

Cette vue serait pourtant incomplète, et ce n’est pas uniquement d’après ces indications que nous avons cru devoir procéder. Il y a tels articles qui, dans l’état présent des choses, produisent très peu, — parce que, les droits qui les frappent étant excessifs, l’importation en est presque nulle, et qui seraient susceptibles de procurer d’abondantes perceptions, s’ils étaient soumis à des droits plus modérés. Il y en a d’autres, au contraire, qui figurent maintenant parmi nos principaux articles de recettes, et qu’on devrait se résoudre à dégrever fortement dans l’intérêt de l’industrie nationale, dussent-ils produire beaucoup moins ; tels sont, pour ne citer qu’un exemple, les cotons bruts. Il ne s’agit pas uniquement, en effet, de simplifier le tarif, mais encore de le rendre à la fois plus favorable à l’industrie dans ses tendances et plus fécond pour le trésor. Pour résoudre ce double problème, des radiations opérées d’une manière sommaire, si nombreuses qu’elles fussent, ne suffiraient pas. Il ne faut rien moins qu’une élaboration nouvelle, un remaniement profond et raisonné, où l’on ne supprime qu’à propos, où tantôt on élève, tantôt on abaisse le chiffre des recettes, selon les cas, en demandant dès à présent la plus grande partie du revenu aux articles qui sont le mieux faits pour le produire.

Quelque difficile et compliqué qu’un tel remaniement paraisse, et qu’il soit en effet, nous avons osé l’entreprendre. Nous avons donc pris le tarif, aussi bien que le tableau des recettes de la douane, section par section, chapitre par chapitre, en descendant autant qu’il était nécessaire dans les détails. Qu’on ne s’effraie pas d’avance de l’aridité d’un tel travail. Il est moins ardu qu’il ne le paraît d’abord, d’autant mieux que nous avons pris pour nous seul la plus grande partie de ses aspérités, en dissimulant le plus souvent les recherches et les comparaisons laborieuses qu’il nécessite. Peut-être aussi que la plupart de ces aspérités s’effacent devant l’importance des résultats.


IV

Le tarif, aussi bien que le tableau des recettes de la douane, qui est disposé dans le même ordre, se divise en quatre grandes sections, comprenant, la première, les matières animales ; la deuxième, les matières végétales ; la troisième, les matières minérales ; la quatrième, les fabrications. Ainsi, les trois premières sections embrassent tous les produits naturels des trois règnes ; la quatrième comprend seule tous les articles fabriqués ou manufacturés. Chacune de ces sections se divise ensuite en plusieurs chapitres, où les matières de même nature sont classées selon l’espèce. Toute cette classification n’est peut-être pas irréprochable, au moins dans son application, car on voit figurer dans les fabrications, par exemple, les vins, qui ne sont pas plus un produit fabriqué que les huiles, et qui méritent beaucoup moins ce titre que certaines peaux préparées, que les lins rouis, teillés et peignés, que les fers et les aciers en barres ou en tôles, et beaucoup d’autres articles qu’on voit figurer parmi les produits naturels. Sans nous arrêter toutefois à cette difficulté de détail, nous adopterons la classification établie, en examinant tour à tour, suivant leur ordre, chacune des sections et chacun des chapitres dont la série se compose. Seulement nous écarterons de la seconde section le chapitre des denrées coloniales, pour en former une section distincte. Ce qui nous détermine à le faire, c’est que ce chapitre, qui est dès à présent le premier de tous quant à l’importance des recettes, peut et doit acquérir immédiatement une importance encore plus grande, et plus tard constituer presque seul, selon nous, la base de cette partie du revenu public.


PREMIERE SECTION. – MATIERES ANIMALES.

La première section, celle des matières animales, se divise en cinq chapitres désignés comme suit : I° animaux vivans ; 2° produits et dépouilles d’animaux ; 3° pêches ; 4° substances médicales ; 5° matières dures à tailler.

Animaux vivans. — Le chapitre des animaux vivans présente, dans les tableaux de la douane, vingt-un articles de recette. Le nombre en serait même plus grand, si l’on suivait en cela l’ordre du tarif, où divers articles, tels que les béliers, brebis, moutons et agneaux, que le tableau de la douane confond, sont distingués comme frappés de droits différens. Le produit total des droits perçus a été, en 1844, de 2,927,510 fr., en 1845, de 2,692,128 fr., et, en 1846, de 2,406,893 fr., soit, en nombres ronds, et pour nous en tenir au chiffre de 1845, 2,700,000 fr.[7].

Voici comment ce produit s’est réparti sur les principales espèces d’animaux


francs
Espèce chevaline 736,470
Espèce ovine 822,396
Espèce bovine 924,493
Porcs et cochons de lait 168,506
TOTAL 2,650,865 fr.

On voit que ces seules espèces ont fourni à peu près le montant total des droits perçus sur les animaux vivans, et qu’il ne reste plus qu’une somme presque insignifiante pour tous les autres. Nous croyons donc qu’il conviendrait d’abord, pour éviter des complications fâcheuses, et pour faciliter nos relations avec l’étranger, de supprimer les droits sur tous les animaux vivans autres que ceux qui appartiennent aux quatre espèces mentionnées, d’autant mieux que nul intérêt existant ne pourrait en souffrir. On admettrait ainsi désormais, en toute franchise, les mules et mulets, les ânes et ânesses, les boucs, chèvres et chevreaux, les chiens de chasse, les ruches à miel, les sangsues, et même le gibier, la volaille et les tortues.

Reste à voir quelle serait, par rapport aux espèces maintenues au tarif, l’échelle des droits, et ce que deviendrait le revenu. Nous avons dit, en traitant dans cette Revue la question de l’agriculture[8], que, par rapport aux animaux de l’espèce bovine, on pourrait revenir tout d’abord au tarif de 1822. Ce n’est pas à dire qu’il convienne de reproduire exactement toutes les dispositions de ce tarif, qui n’étaient pas à beaucoup près irréprochables[9].

Il importe d’abord que le droit sur les boeufs, qui est actuellement de 50 francs par tête, non compris le décime, soit réduit à 20 francs. Il faudrait ensuite graduer convenablement la taxe sur les animaux de la même espèce, vaches, taureaux, etc. Actuellement, le droit sur les vaches n’est que de 25 francs par tête, c’est-à-dire moitié de celui qui atteint les boeufs. La disproportion est évidente, car il s’en faut qu’il y ait en général une différence de moitié sur la valeur : aussi l’importation des vaches est-elle actuellement beaucoup plus considérable que celle des bœufs ; c’est 20,000 têtes contre 5,000, année moyenne. Ce n’est pas là d’ailleurs la seule inégalité qu’on remarque dans ce tarif. Pour remédier à cet inconvénient, nous réglerions les droits comme suit : sur les vaches, 14 fr. par tête au lieu de 25 ; sur les taureaux, 12 fr. au lieu de 15 ; sur les bouvillons et taurillons, 8 fr. au lieu de 15 ; sur les génisses, 9 fr. au lieu de 12, 50, et sur les veaux, 2 fr. au lieu de 3.

Sous l’empire de ce nouveau tarif, il n’est pas douteux que l’importation augmenterait beaucoup, et l’accroissement serait surtout sensible sur les bœufs d’une part, sur les bouvillons et taurillons de l’autre Par suite de l’exagération du droit actuel, il n’est entré en France, en 1845, que 5,046 boeufs, en 1846 que 5,874, importation ridicule pour un pays tel que le nôtre. On en comprendra toute l’insignifiance, si l’on considère qu’elle ne suffirait pas pour la consommation d’une semaine de la seule ville de Paris[10], et qu’elle excède à peine l’exportation que nous faisons des mêmes animaux pour les petites îles Jersey et Guernesey. Si nous disons que, sous l’empire du nouveau droit, l’importation des bœufs s’élèverait annuellement à 20,000 têtes, ce qui serait encore fort peu, nous resterons au-dessous de la vérité, car l’importation des vaches, avec un droit de 25 francs par tête, s’est élevée à un pareil chiffre en 1845. Il en serait de même pour les bouvillons et taurillons, dont il n’a été importé, en 1845, que 931 têtes, aussi bien que pour les génisses, qui ne sont entrées qu’au nombre de 1,706. L’augmentation serait moins forte pour les vaches et les veaux ; mais elle serait encore assez grande pour compenser l’abaissement de la taxe. Il est donc permis de dire que la réduction des droits sur le bétail, telle que nous la proposons, loin de diminuer sur ce chef les recettes de la douane, les augmenterait d’une manière sensible. On peut croire que ces recettes s’élèveraient pour le moins de 924,000 francs, chiffre de 1845, à 1,200,000 francs. Toutefois, afin de nous mettre toujours dans nos évaluations plutôt au-dessous qu’au-dessus des résultats probables, nous supposerons qu’elles s’élèveraient seulement à 1 million.

Il pourrait y avoir une augmentation tout aussi forte sur les animaux de l’espèce ovine, béliers, brebis et moutons. Il n’en est entré, en 1845, que 149,337 têtes, et pour des animaux de cette espèce, dont la France est d’ailleurs si dépourvue, c’est assurément fort peu. Aussi le droit actuel est-il exorbitant : 5 francs par tête pour des animaux dont la valeur officielle n’est que de 17 francs[11]. C’est environ 30 pour 100 de la valeur. Nous proposerons de réduire ce droit à 2 fr. 50 c. par tête. Pour les agneaux, on laisserait subsister le droit actuel, qui n’est que de 50 cent. Nous supposerons que l’accroissement de l’importation ne ferait ici que compenser l’abaissement de la taxe, et nous porterons en conséquence en recette le chiffre de 1845, 822,396 francs.

Il y a moins d’exagération dans les droits qui frappent aujourd’hui les animaux de l’espèce chevaline. Ce n’est que 25 francs par tête pour les animaux formés, chevaux entiers, hongres et jumens. Cela vient probablement de ce que le gouvernement, avant besoin d’un grand nombre de chevaux pour le service des remontes de la cavalerie, a mieux senti le poids des taxes et tout le dommage qui en résulte. Nous réduirons le chiffre actuel de 5 francs seulement, afin de mettre la taxe en rapport avec celle qui serait établie sur les boeufs. Quant au droit de 15 francs sur les poulains, il est excessif. Il faudrait le réduire à 8 francs au plus, afin de permettre à nos cultivateurs de former des élèves qui leur serviraient à plusieurs fins. Ainsi réduits, les droits sur les animaux de l’espèce chevaline produiraient aussi une recette à peu près égale à la recette actuelle, qui a été, en 1845, de 735,470 francs.

Restent les porcs. Le droit de 12 francs par tête sur cet article n’est pas moins exagéré que celui qui frappe les bœufs, et il conviendrait de le réduire à 6 francs. L’importation, qui n’a été que de 9,865 têtes en 1845, et de 3,453 seulement en 1846, serait certainement triplée sous ce nouveau régime. On peut en juger rien que par l’importation actuelle des cochons de lait, qui, avec un droit modéré de 40 cent., s’est élevée, en 1845, à 101,295 têtes. La recette s’élèverait donc alors de 123,895 francs, chiffre de 1845, à 185,841 francs. Comme il n’y aurait pas lieu de changer le droit sur les cochons de lait, et que par conséquent le chiffre de la perception se maintiendrait à son niveau actuel, on pourrait compter sur une recette totale de 230,452 francs.

En récapitulant les résultats auxquels nous nous sommes arrêté pour les quatre espèces d’animaux vivans maintenus au tarif, voici ce que nous trouvons pour l’ensemble du chapitre :


Francs
Espèce bovine 1,000,000
Espèce ovine 822,996
Espèce chevaline 735,470
Porcs et cochons de lait 230,452
TOTAL 2,788,918 fr.

Soit, en nombre rond, 2,789,000 francs, ou environ 90,000 francs de plus qu’en 1845.

Produits et dépouilles d’animaux. — Le chapitre des produits et dépouilles d’animaux comprend environ cent articles sujets à des droits d’importation ; nous disons environ, parce que le nombre peut varier en plus ou en moins, selon la manière dont on les compte. Ces articles sont compris, dans les tableaux de la douane, sous vingt-huit chefs principaux, savoir : viandes salées, viandes fraîches ; peaux brutes fraîches, peaux brutes sèches, pelleterie, cheveux, laines, crins, poils, plumes, cents de vers à soie, soies, poil de Messine, cire non ouvrée, graisses, lait, fromages, beurre, oeufs de volaille et de gibier, miel, présure, engrais, résidu de noir animal, oreillons, nerfs de bœufs et d’autres animaux, sang de bétail (sauf celui de bouc desséché), boyaux frais ou salés, et vessies autres que celles de cerfs ou de poissons. Chacun de ces chefs comprend plusieurs articles distincts, ou que le tarif distingue en leur appliquant des droits différens.

De ces divers articles, les plus importans, soit par rapport aux recettes qu’ils procurent, soit par rapport au rôle qu’ils jouent dans l’industrie ; sont ceux que l’on a compris sous les dénominations suivantes : viandes fraîches ou salées, peaux brutes, laines, soies, suifs et fromages. Ce sont aussi les seuls qu’il soit utile de maintenir, au moins provisoirement, dans le tarif. Tous les autres pourraient en être immédiatement rayés, sans qu’il en résultât un vide sensible pour le trésor, et sans qu’aucune branche de l’industrie nationale eût le moins du monde à en souffrir.

En ce qui concerne d’abord le revenu public, tous les objets, en si grand nombre, qui sont compris dans la catégorie générale des produits et dépouilles d’animaux, n’ont rapporté ensemble au trésor, en 1844, que 14,534,596 francs, et, en 1846, 14,704,74,3 francs[12]. Or, dans ces chiffres, les laines seules sont comprises pour plus de 11 millions ; les graisses ou suifs, pour environ 1,600,000 francs en 1844, et 1,300,000 fr. en 1845 ; les fromages, pour 650 à 700,000 fr. ; les peaux brutes, pour 500 à 600,000 fr., et les soies, pour environ 250,000 fr. Qu’on fasse la soustraction, et l’on verra que le produit de tous les autres articles se réduit à très peu de chose. Dès-lors, quel intérêt l’état aurait-il à maintenir cette complication fâcheuse dans nos tarifs ?

Quant à l’industrie nationale, il n’y a pas un de ces articles dont la libre importation doive lui porter le moindre ombrage. Assurément, nul ne s’inquiétera de voir entrer librement en France la pelleterie, ni les plumes, ni les oeufs de vers à soie, ni le poil de Messine, ni enfin tous les autres produits ci-dessus dénommés. Non-seulement ces radiations ne léseraient aucune industrie nationale établie, mais elles seraient très favorables à beaucoup d’autres. Les dépouilles d’animaux sont en général des matières premières auxquelles un pays industrieux comme le nôtre peut donner un fort utile emploi, et qu’il ne produit jamais en quantité suffisante. Il est probable que l’importation en franchise de ces matières ferait refleurir en France quelques branches très intéressantes de l’industrie nationale, qui ont malheureusement décliné depuis cinquante ans.

Tout ce chapitre si compliqué des produits et dépouilles d’animaux serait donc réduit à six articles principaux. Reste à voir à quels droits il conviendrait de soumettre ces articles, en combinant les ménagemens dus à l’industrie indigène avec l’intérêt du trésor public.

Pour les laines brutes, nous avons déjà eu occasion de dire que le droit, qui est actuellement de 20 pour 100, devrait être immédiatement réduit de moitié. L’intérêt seul du trésor nous a empêché de proposer dès à présent une réduction plus forte. En effet, nous sommes convaincu que l’agriculture, loin d’en souffrir, aurait lieu de s’en féliciter. Outre les raisons générales qui font que l’agriculture souffre plutôt qu’elle ne profite des droits établis en sa faveur, il y en a une particulière pour les laines. C’est là un produit à certains égards exceptionnel. Il y a dans les laines brutes une si grande variété d’espèces, et ces espèces ont des emplois si distincts, qu’il n’est pas exact de dire que les laines étrangères viennent faire concurrence aux nôtres. Au contraire, comme, dans un grand nombre des travaux de la manufacture, on est forcé de combiner diverses sortes de matières brutes pour donner aux produits ouvrés toute la perfection qu’ils doivent avoir ou le cachet particulier qui leur convient, il est certain que l’importation des laines étrangères favorise l’emploi des laines du pays, en créant ou en développant plusieurs branches de la manufacture qui ne pourraient pas exister ou prospérer sans cela. Aussi a-t-on toujours remarqué, soit en Angleterre, soit en France, qu’à mesure que l’importation des laines étrangères devenait plus abondante, celles du pays trouvaient un emploi plus facile et plus courant, et que l’effet contraire se produisait quand cette même importation était entravée ou interdite. Ce n’est donc pas dans l’intérêt de l’agriculture, mais seulement dans l’intérêt du trésor, qu’il conviendrait de maintenir, quant à présent, un droit de 10 pour 100 sur les laines. Il faut savoir maintenant à quoi se réduirait, avec un tel droit, le produit sur cet article.

Il est d’abord certain que l’importation des laines étrangères augmenterait. La manufacture des lainages, favorisée tout à la fois par ce dégrèvement sur ses matières premières et par toutes les autres réductions dont elle profiterait, sur la houille, le fer, les huiles, le bois, les matières tinctoriales, etc., verrait ses débouchés grandir au dedans et au dehors. Toutefois l’accroissement de la consommation ne serait pas assez considérable pour compenser, dans l’intervalle d’un an ou deux, l’abaissement des droits. Il y aurait donc, selon toute apparence, une diminution de revenu à subir sur cet article. On atténuerait le déficit, si l’on avait soin de redresser quelques erreurs fâcheuses qui se remarquent dans l’assiette des droits. Les laines, disons-nous, sont actuellement soumises à un droit de 20 pour 100 ; mais cela n’est vrai que pour les laines brutes. Quand elles sont peignées, elles paient un droit de 30 pour 100 ; teintes, un droit de 300 fr. les 100 kilogrammes. Pourquoi ces différences ? On remarquera que les droits actuels sur ces derniers articles sont vraiment prohibitifs, car le produit ne s’en est élevé, pour les trois années que nous considérons, que de 30 à 35,000 fr. pour les laines peignées, et seulement de 20 à 50 francs pour les laines teintes. Y a-t-il quelque ombre de raison à maintenir de telles anomalies ? Les fabricans français savent peigner et teindre la laine tout aussi bien que d’autres, s’ils n’ont pas même une supériorité réelle sous ce rapport. Un droit exactement proportionnel à celui qui pèse sur les laines brutes, c’est-à-dire de 10 pour 100 dans le tarif que nous proposons, serait très suffisamment protecteur pour eux ; et pourtant il ne laisserait pas de permettre l’importation d’une certaine quantité de marchandises étrangères, ne fût-ce que pour quelques parties de la France éloignées de nos grands centres de production, et que leur situation géographique met en rapport avec les producteurs étrangers plutôt qu’avec les producteurs français. La réduction du droit, sans nuire à notre industrie, serait donc très favorable à ces localités particulières, et elle augmenterait d’autant les ressources du trésor. Avec cette précaution, nous croyons que la recette sur les laines ne descendrait pas, même dès la première année de l’abaissement du droit, au-dessous de 8 millions, pour reprendre en peu d’années son niveau actuel. Supposons toutefois, pour faire la part large aux éventualités, qu’elle tombât à 7 millions. Ce serait alors une perte de 4 millions que le trésor aurait à supporter sur cet article.

En ce qui concerne les viandes fraîches ou salées, l’abaissement du droit aurait, au contraire, pour effet certain, d’augmenter le revenu, et cela dès les premières années. Nous conviendrons toutefois que ce revenu aurait bien de la peine à s’élever jamais très haut ; aussi proposerions-nous purement et simplement la suppression de cet article, s’il n’était pas convenable qu’il y eût un certain rapport de traitement entre ces deux marchandises de même nature, les viandes et les bestiaux.

Le droit sur la viande fraîche de boucherie est actuellement de 18 fr. les 100 kilogrammes : en 1845, il a produit 9,078 francs. Le droit sur la viande salée est, pour le porc, de 33 francs, et pour la viande de boucherie, de 30 francs ; la recette a été, en 1845, pour le premier de ces articles, de 40,520 francs, et pour le second, de 3,477 francs. Ces trois articles réunis, en y ajoutant même la viande fraîche de gibier et de volaille, n’ont donc produit en tout au trésor qu’environ 53,000 francs ; c’est dire assez que, sous le régime actuel, l’importation est presque nulle. Croira-t-on que, dans un pays tel que la France, qui compte une population de 36,000,000 d’ames, où la viande est si rare, où l’on se plaint sans cesse, et avec raison, que le peuple en consomme trop peu, l’importation pour notre usage de la viande de boucherie, tant fraîche que salée, ne s’est pas élevée en tout, en 1845, à plus de 52,000 kilog. ? Pour juger de toute l’insignifiance de cette importation, il suffit de la comparer à celle de la viande de gibier ou de volaille, consommation de luxe, qui a été plus de trois fois plus forte, puisqu’elle s’est élevée, dans la même année, à 179,860 kilogrammes. Un tel état de choses est à la fois un malheur et un scandale. L’importation de la viande salée de porc, bien qu’un peu plus élevée (121,467 kilogrammes en 1845) est encore insignifiante eu égard à nos besoins. Ce sont là des chiffres ridicules pour un pays tel que le nôtre. Ils témoignent d’une tension très violente dans le tarif : s’il faut le dire, ils accusent aussi dans ceux qui font les lois bien peu de souci pour les besoins des masses. Nous proposerons de réduire les droits sur ces articles pour le moins des cinq sixièmes, et, afin d’éviter des complications inutiles dans le tarif, nous les ramènerons tous, sans distinction des espèces de viandes, au taux uniforme de 5 francs les 100 kilogrammes. Avec un tel droit, l’importation s’élèverait à un chiffre respectable, c’est-à-dire dix, quinze ou vingt fois plus fort que le chiffre actuel, et ce serait encore trop peu. Les recettes de la douane augmenteraient donc plutôt qu’elles ne diminueraient. Nous supposerons pour abréger, et en restant au-dessous des résultats probables, que la recette sur ces articles serait seulement doublée, ce qui ne ferait encore qu’un peu plus de 100,000 fr. par an.

Sur les peaux brutes, les droits ne sont pas en général très élevés, mais l’assiette en est fort inégale, et le tarif est en outre trop compliqué. Il distingue d’abord les peaux en deux classes, selon qu’elles sont fraîches ou sèches. Dans chacune de ces classes, il distingue encore les grandes peaux des petites, c’est-à-dire celles des bêtes à cornes de toutes les autres. Dans les petites, il sépare les peaux de moutons et de brebis des peaux d’agneaux, les unes et les autres des peaux de chevreaux. Par rapport aux peaux de moutons ou d’agneaux, il admet une nouvelle distinction entre celles qui sont revêtues de leur laine et celles qui en sont dépouillées, puis entre celles qui pèsent plus d’un kilogramme et celles qui pèsent moins ; enfin, pour combler la mesure, il établit, quant aux grandes peaux sèches, quatre droits différens, selon la provenance de la marchandise ou le pavillon qui l’a portée ; distinctions oiseuses, puériles, pour ne rien dire de plus, et qu’il faut se hâter de supprimer !

Sur les grandes peaux, tant fraîches que sèches, le droit est faible ; il ne va pas à 2 pour 100 de la valeur ; mais, sur les petites, il s’élève jusqu’à 10, 13, 14 pour 100 et plus. Pourquoi des différences si fortes ? Quelle est la raison plausible qui les justifie ou les explique ? Il est remarquable que, parmi ces droits si divers, ce sont les plus faibles qui sont les plus productifs pour le trésor. Il est vrai qu’ils s’adressent à l’objet de consommation le plus considérable, les grandes peaux ; mais il nous paraît hors de doute que les autres produiraient davantage s’ils étaient plus modérés. Comme, d’un autre côté, il est d’un grand intérêt pour le pays de favoriser l’importation des peaux brutes, qui alimentent plusieurs branches fort intéressantes de notre industrie, en même temps qu’elles fournissent un précieux élément de fret à notre marine[13], nous proposerons de ramener tous ces droits divers à un taux uniforme qui serait calculé sur celui auquel sont actuellement sujettes les grandes peaux. A ces conditions, nous croyons que la recette sur cet article, qui a été, en 1845, d’environ 800,000 francs, et beaucoup moindre en 1844 et en 1846, s’élèverait, dès la première année, à 1,000,000 de francs.

Les droits sont en général faibles sur les soies écrues : 5 francs les 100 kilogrammes pour les soies gréges, et 10 francs pour les soies moulinées, ce qui est peu comparativement à la valeur ; mieux vaudrait encore qu’ils fussent entièrement supprimés. Cependant on a taxé trop fortement certaines variétés de ce produit, et particulièrement les soies teintes. Nous ne pourrions que répéter ici ce que nous avons déjà dit au sujet des laines teintes ; il faut entre ces droits divers, dans l’intérêt de l’industrie même aussi bien que dans l’intérêt du trésor, une juste proportion, et cette proportion n’existe pas. Aussi l’importation des variétés plus grevées que les autres est-elle presque nulle. En rétablissant la proportion des droits, on mettrait cette importation dans un juste rapport avec celle des soies brutes, sans qu’elle puisse toutefois devenir jamais très considérable. Alors le produit sur cet article, qui a été, en 1845, de 285,000 francs, s’élèverait sans peine à 500,000.

Les graisses se divisent en quatre espèces, savoir : graisses de cheval et d’ours, graisses de bœuf et de mouton ou suif, graisse de porc ou saindoux, et enfin plusieurs autres espèces non dénommées, dans lesquelles sont comprises les dégras de peaux. Le droit était, en 1844, de 10 francs les 100 kil. pour les suifs et saindoux, de 19 francs pour les graisses de cheval et d’ours, et de 40, 48 et 50 fr., selon les provenances, pour les dégras de peaux. Sous ce régime, le montant des droits perçus s’était élevé, en 1844, à environ 1,600,000 fr. Depuis ce temps, en vertu de la loi du 9 juin 1845, le droit sur les suifs et saindoux a été porté à 15 fr. au lieu de 10. La diminution des recettes ne s’est pas fait attendre. L’importation, qui avait été de 9,300,000 fr. (valeur officielle) en 1844, et de 7,100,000, en moyenne, pour les cinq années antérieures, est tombée, en 1845, à 5,400,000 francs, et la recette de la douane, de 1,600,000 fr. à 1,367,000. Elle n’a même été guère que de 1,200,000 fr. en 1846. Il va sans dire que les graisses de cheval et d’ours, sujettes à des droits beaucoup plus forts, ne procurent en général que des recettes insignifiantes. On pourrait ramener tous ces droits divers au taux uniforme de 8 francs les 100 kilogrammes. Cette mesure offrirait, avec plusieurs autres avantages, celui de favoriser les utiles relations que nous entretenons avec la Russie du nord, et elle rétablirait promptement dans les recettes de la douane le niveau de 1844, si même elle ne le dépassait pas. C’est donc 1,600,000 fr. qu’il faut compter sur cet article.

Sur les fromages, particulièrement sur les fromages durs, le droit, qui est de 15 francs les 100 kil., est trop fort : on pourrait le réduire à 8 fr., en laissant subsister sur les fromages de pâte molle, si on le jugeait utile, le droit actuel de 6 fr. les 100 kil. La recette sur cet article, qui a été, en 1845, de 630,000 fr., chiffre inférieur à la moyenne quinquennale, tomberait peut-être alors à 500,000 fr.

Si nous récapitulons maintenant ces résultats, voici ce que nous trouverons sur l’ensemble du chapitre des produits et dépouilles d’animaux, réduit, comme on l’a vu, à six articles principaux :


Recettes présumées
Laines brutes, peignées, lavées et teintes 7,000,000 fr.
Viandes fraîches ou salées 100,000
Peaux brutes 1,000,000
Soies 500,000
Graisses 1,600,000
Fromages 500,000
TOTAL 10, 700,000 fr.

La recette de 1845, sur l’ensemble du chapitre, ayant été de 14,700,000 fr.[14], la perte pour le trésor serait ici de 4 millions.

Pêches. — Le chapitre des produits de la pêche, tant d’eau douce que d’eau salée, comprend de 20 à 30 articles. Il pourrait être comme les autres grandement simplifié. Il ne serait pas difficile non plus d’augmenter, s’il était nécessaire, le produit des droits perçus, qui n’a été, en 1845, que de 253,000 fr. ; mais remuer cette matière, ce serait soulever des questions de navigation maritime qui nous écarteraient de notre sujet. Nous laisserons donc ce chapitre intact, en exprimant seulement l’espoir de le voir remanier plus tard, quand on voudra s’occuper sérieusement des intérêts de notre marine marchande. Dès-lors, la recette de 1845 peut être maintenue sans altération dans nos calculs.

Substances médicales. — Voici, au contraire, un chapitre que nous voudrions voir supprimer immédiatement tout entier. Parmi les vingt-quatre ou vingt-cinq articles dont il se compose, il n’y en a aucun dont l’existence dans le tarif puisse s’expliquer par des raisons seulement spécieuses. Est-ce par hasard dans l’intérêt du trésor qu’on les y a fait figurer ? Sur la moitié de ces articles, les recettes sont nulles, par exemple, sur les vipères, les cloportes, la civette, les râpures d’ivoire, les queues de rat musqué, les bézoards, les yeux d’écrevisse, la moelle et les vessies de cerf, le sang de bœuf desséché, les os de corne de cerf, les pieds d’élan, etc. Pour les autres, qui ont produit quelque chose, comme les cantharides, le musc et ses variétés, le castoreum, les cornes de cerf et de snack, les râpures de cornes de cerf, les éponges communes ou fines, les antales et l’ambre gris, le montant total des droits perçus n’a été, en 1845, que de 123,000 fr., et en 1844, de moins de 120,000 fr. Est-ce bien la peine de charger la loi de prescriptions fâcheuses pour arriver à un pareil chiffre de recette ? On comprend, du reste, rien qu’à voir l’énumération de ces articles, que nulle industrie nationale n’est intéressée au maintien des droits qui les frappent. S’il est vrai, comme le tarif le suppose, qu’on puisse les considérer tous comme des substances médicales, c’est une raison de plus pour les en affranchir. Nous supprimerons donc entièrement ce chapitre. C’est une diminution de 120,000 fr. en moyenne sur le revenu public.

Matières dures à tailler. — Le chapitre suivant, dernier de la section et qui comprend les matières animales dures à tailler, ne se justifie guère mieux dans son ensemble et ses détails. Les articles qu’on y voit figurer, et dont chacun est divisé en plusieurs espèces, sont : les dents d’éléphant, la nacre de perle, les écailles de tortue, les os et sabots de bétail, les cornes de bétail, etc. Ils ont donné ensemble 462,000 francs en 1845, et seulement 154,000 francs en 1844, revenu bien peu important, auquel l’état devrait avoir encore le bon esprit de renoncer. Il n’y a pas une de ces matières, d’ailleurs, dont l’importation en franchise doive porter le moindre ombrage aux intérêts existans, et toutes sont au contraire d’un fort utile emploi pour plusieurs industries intéressantes, telles que la tabletterie, la bimbeloterie, la joaillerie, etc., dans lesquelles la France n’occupe pas assurément le dernier rang. Ce serait un nouveau sacrifice pour le trésor d’environ 160,000 francs par an.

Ainsi se termine notre revue de la première section, relative aux matières animales. Voici l’exposé sommaire des résultats obtenus. Le nombre des articles, qui s’élève, dans le tarif actuel et dans les tableaux de la douane, à 200 et plus, se réduit dans notre plan, bien que nous ayons maintenu sans altération le chapitre relatif aux produits de la pêche, à 42 ou 43. Les différences quant aux recettes se produisent de la manière suivante :


Recettes actuelles 1845 Recettes présumées
Animaux vivans 2,692,128 fr. 2,789,000 fr.
Produits et dépouilles d’animaux 14,704,743 10,700,000
Pèches 252,724 252,000
Substances médicales 122,702 »
Matières dures à tailler 161,737 »
TOTAUX 17,934,034 fr. 13,741,000 fr.

C’est une différence en moins de 4,200,000 francs sur tout l’ensemble de la section. Nous aurons bien encore, dans la suite de cet examen, des diminutions semblables à constater ; mais ces diminutions, on le verra plus tard, seront amplement compensées par des augmentations.


CHARLES COQUELIN.

  1. Voyez, dans les livraisons des 15 août et 1er septembre 1846, des 15 janvier et 1er mars 1847, la série de nos études sur la Liberté du Commerce et les Systèmes de Douanes.
  2. Les prohibitions pour les fils et tissus de laine ou de coton datent du 10 brumaire an V. Voici, pour ce qui regarde particulièrement les fils de coton, une histoire abrégée du tarif. La loi du 15 mars 1791 en avait permis l’importation aux droits de 1 fr. 23 cent. ; ou 4 fr. 59 cent. le kilog., selon les provenances. La loi du 10 brumaire an V les prohiba. Plus tard, un arrêté consulaire du 6 brumaire an XII, confirmé par une loi du 22 ventôse même année, en permit de nouveau l’importation aux droits de 4 fr., 4 fr. 50 cent., 5 fr. et 6 fr. le kil., selon les numéros. En 1806, un décret impérial du 22 février, confirmé par une loi du 30 avril suivant, prohiba les fils de coton pour mèches, en admettant les autres au droit de 7 fr. le kilog. En 1809, un décret impérial du 22 décembre prohiba de nouveau tous les fils sans distinction. Cette prohibition générale fut maintenue jusqu’en 1834, époque où une ordonnance du 2 juin, confirmée plus tard par la loi du 2 juillet 1836, permit l’importation des fils d’une extrême finesse, au-dessus du n° 143 métrique, aux droits de 7 fr. et 7 fr. 70 cent. pour les fils simples, 8 fr, et 8 fr. 80 cent. pour les fils retors. C’est ce dernier régime qui est encore en vigueur.
  3. Nous ne parlons pas de l’importation de 1847, qui a été encore inférieure à celle de 1846, mais qu’on peut considérer comme exceptionnelle, à cause de la crise des subsistances qui e affecté toutes les consommations.
  4. il est difficile de dire quelle est la proportion de ces droits fixes avec la valeur, parce que la valeur change selon les numéros. Pour le n° 143, la proportion est au moins de 50 à 60 pour 100 ; mais pour le n° 200, elle n’est plus guère que de 22 à 26 pour 100 ; pour le n° 250, tout au plus 10 à 12 pour 100, et pour le n° 300, elle serait encore bien moindre. La manufacture française file actuellement jusqu’au n° 300, ce qu’elle ne faisait pas avant la levée de la prohibition. Les filés étrangers au-dessus du n° 143 étaient alors fournis par la contrebande.
  5. Il y a quelques réserves à faire au sujet du sucre depuis l’établissement de la fabrication du sucre indigène ; nous y reviendrons.
  6. Ces calculs, étant faits depuis plus d’un an, ont été dressés à l’aide des tableaux qui se rapportent à l’année 1844. Comme ils sont assez longs à faire, il a paru inutile de les recommencer sur les tableaux relatifs aux armées 1845 et 1846, d’autant mieux que les résultats de ce genre varient peu d’une année à l’autre.
  7. Tous ces calculs ont été faits d’abord sur les tableaux relatifs aux années 1844 et 1845. Nous les avons pourtant complétés, toutes les fois que cela pouvait être utile, à l’aide des tableaux de 1846. Au reste, entre ces trois années 1844, 1845 et 1846, la différence des recettes est presque insignifiante sur l’ensemble.
  8. Voyez la livraison du 1er mai 1847.
  9. Le tarif de 1822 admettait une distinction entre les bêtes maigres et les bêtes grasses. Rien n’était, en principe, plus raisonnable et plus juste ; c’était d’ailleurs une disposition très propre à favoriser l’engraissement du bétail dans le pays ; mais cette disposition était d’une application très difficile et sujette à beaucoup d’abus dans la pratique. Il n’y a point de caractères généraux, point de signes précis, par lesquels la loi puisse établir nettement la distinction entre, une bête maigre et une bête grasse. Il fallait donc s’en rapporter ou à la déclaration des importateurs ou au jugement des employés. C’était laisser la porte toute grande ouverte ou à l’arbitraire ou à la fraude. Aussi l’arbitraire et la fraude avaient-ils alors beau jeu. Il y avait un autre moyen d’appliquer à peu près le même principe sans donner ouverture aux mêmes abus. C’était d’imposer très faiblement les bouvillons et taurillons et toutes les bêtes de moins d’un an, qui sont facilement reconnaissables à la denture. Par là, on aurait fourni de précieux élèves à l’agriculture. Le législateur ne l’a pas voulu. Il a taxé les bouvillons et taurillons comme les taureaux.
  10. La consommation de Paris excède 6,000 bœufs par semaine, sans compter les autres animaux de la même espèce.
  11. Cette évaluation officielle est assurément trop faible par rapport à certaines espèces de moutons, par exemple les moutons de la Flandre ; mais elle est encore trop forte par rapport à d’autres espèces, qui appartiennent au centre et au midi.
  12. Ce produit est même tombé à 11,546,639 francs en 1846.
  13. Les grandes peaux nous viennent en majeure partie de Rio de la Plata, du Brésil et des États-Unis, c’est-à-dire par mer, et il est à remarquer que c’est le pavillon français qui a effectué la plus grande partie des transports. Sur les grandes, peaux sèches en particulier, sa part a été, en 1845, de 10,597,000 fr. (valeur officielle), contre 1,254,000 fr. pour le pavillon étranger. Quant aux peaux de mouton, dont l’Angleterre est le principal pays de provenance, la part du pavillon français, sans être aussi forte, a été pourtant supérieure à celle du pavillon étranger.
  14. Elle est tombée à 11,500,000 fr. en 1846.