Les Douanes et les finances publiques/03

La bibliothèque libre.
Les Douanes et les finances publiques
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 861-893).
◄  02

LES DOUANES


ET LES


FINANCES PUBLIQUES




AUGMENTATION POSSIBLE DES RECETTES DE LA DOUANE.




TROISIEME ET DERNIERE PARTIE.


VII.
FABRICATIONS

Nous avons passé en revue, dans les deux premières parties de cette étude, les produits naturels des trois règnes, animaux, végétaux et minéraux. Nous arrivons maintenant à la grande section des fabrications, qui comprend, en dix chapitres distincts, tous les articles fabriqués ou manufacturés : produits chimiques, teintures préparées, couleurs, compositions diverses, boissons, vitrifications, fils, tissus, papier et ses applications, ouvrages et matières diverses. En ce qui regarde le régime applicable à ces produits, les principes sont posés ; il ne reste plus qu’à tirer hardiment les conséquences.

Il s’agit de substituer partout, aux droits exagérés ou aux prohibitions absolues du tarif actuel, des droits modérés de 15, 20 à 25 pour 100 au plus. Rarement convient-il de descendre au-dessous de 15 pour 100, au moins dans l’état présent des choses, parce qu’il faut tout à la fois considérer l’intérêt du trésor et ménager pour l’industrie les transitions. En aucun cas, il ne peut être utile ou convenable d’excéder la limite de 25 pour 100, parce qu’il n’existe aucune industrie en France qui ait besoin, même transitoirement, d’une protection plus forte.

Produits chimiques. — Dès l’abord pourtant, nous nous trouvons en face d’une exception. Quoique les produits chimiques soient considérés avec raison comme des articles fabriqués, ils suivent le sort des produits naturels en ce sens que, la production en étant limitée dans le pays par le nombre actuel des usines, qu’il n’est pas permis d’augmenter à volonté, ils peuvent devenir, comme ils deviennent en effet, l’objet d’un monopole. C’est assez pour que les droits sur ces articles, qui vont parfois à 100 et 200 pour 100 de la valeur, soient immédiatement réduits à un maximum de 8 ou 10 pour 100. Qu’on ne dise pas que la fabrique indigène aurait trop à souffrir d’un tel régime ! Les arts chimiques sont aussi avancés en France que dans aucun autre pays du monde, s’ils ne le sont pas davantage. Pourquoi donc nos fabricans craindraient-ils la concurrence étrangère, surtout quand on leur aura permis d’obtenir à bas prix les matières premières, et particulièrement le sel marin, qui fait la base d’un grand nombre de leurs produits ?

Malheureusement le sel marin est, aujourd’hui prohibé à l’importation. Par une conséquence naturelle de cette prohibition, le monopole s’est emparé de cette denrée nécessaire et en a élevé le prix bien au-delà des frais de production. C’est une des erreurs les plus cruelles, comme aussi l’une des plus inexplicables, du tarif que nous analysons. Elle a singulièrement aggravé, peut-être même doublé dans certains cas le poids de l’impôt. Cette prohibition doit disparaître, car il n’y a aucune raison, disons mieux, il n’y a aucun prétexte pour la maintenir, si l’on considère l’abondance de nos salines aussi bien que les facilités de la production, et elle doit être remplacée immédiatement par un affranchissement absolu. Il est à regretter que le gouvernement provisoire, en abolissant à partir de 1849 l’impôt du sel, n’annonce aussi que pour cette époque la conversion de la prohibition en un simple droit. Si l’impôt du sel intéresse le trésor public, la prohibition qui frappe le sel étranger n’intéresse que les monopoleurs. Il n’y a donc aucune raison pour la maintenir un seul jour, d’autant mieux qu’elle pèse à la fois sur les consommateurs et sur le fisc.

Du jour où, la prohibition sur les sels étrangers étant abolie et le monopole des producteurs étant détruit, le sel ne coûterait pas en France plus qu’il ne coûte ailleurs, les produits chimiques dont le sel est la base s’y fabriqueraient à des conditions tout aussi favorables. Il en serait de même par rapport aux autres produits chimiques, si on accordait pour les matières premières une pareille immunité. Dès-lors une protection de 8 à 10 pour 100 serait presque surabondante Et pourtant, comme toutes les parties de la France ne sont pas également à portée de nos fabriques de produits chimiques ; comme, d’un autre côté, il y a certains articles que les pays étrangers rendent parfois à des conditions plus favorables ; comme il résulte enfin des seules variations du commerce et des oscillations naturelles des prix sur les divers marchés que les échanges internationaux se font toujours dans une certaine mesure, même à égalité d’avantages, quand la répulsion des droits protecteurs n’est pas trop violente, l’importation ne laisserait pas d’avoir lieu dans une proportion beaucoup plus forte qu’aujourd’hui. De là une augmentation nécessaire des recettes publiques.

Si l’on considère que les produits chimiques forment ensemble environ soixante articles, que, sur la plupart de ces articles, les recettes actuelles sont nulles ou à peu près, à cause de l’excessive exagération des droits, et que la presque totalité des 1,300,000 fr. perçus en 1845 a été obtenue sur trois ou quatre produits moins fortement imposés que les autres, particulièrement les potasses et les nitrates de potasse, qui ont donné ensemble plus de 1,200,000 fr., on comprendra de quel accroissement cette partie du revenu est susceptible. Le droit est pourtant encore trop élevé sur ces derniers articles, puisqu’il varie de 18 à 40 pour 400 de la valeur officielle ; mais c’est bien pis pour quelques autres produits, pour les soudes, par exemple, sur lesquelles il ne va pas à moins de 80 pour 100 de la valeur. Aussi cet article si important n’a-t-il donné, en 1845, qu’une recette insignifiante de 9,444 fr. On peut donc dire sans hésiter que, si tous ces droits étaient ramenés au taux à peu près uniforme de 8 à 10 pour 100, sans différences sensibles en raison des pays de provenance, la recette totale s’élèverait au moins à 2,000,000. C’est ce chiffre que nous porterons sans crainte dans nos calculs.

Teintures préparées. — Plusieurs des observations que nous avons faites sur les produits chimiques s’appliquent avec une égale force aux teintures préparées. Le monopole s’y exerce aussi dans certains cas, et par les mêmes raisons. On y trouve également que le revenu public est amoindri par l’exagération des droits. Seulement le chapitre est moins important, sinon par la nature et la valeur, au moins par le nombre des articles, qui ne s’élève pas à plus de quinze ou seize.

Sur ces quinze ou seize articles, il en est deux des moins imposés, l’indigo et la cochenille, qui donnent la plus grande partie de la recette : 740,000 fr., en 1845, sur une recette totale de 846,000 fr. Aussi le droit n’est-il guère que de 3 à 5 pour 100 de la valeur officielle sur la cochenille, et de 2 et demi à 15 pour 100, selon les provenances, sur l’indigo. Les autres articles, frappés de droits généralement beaucoup plus élevés, et qui vont pour quelques-uns, comme pour le bleu de Prusse et l’orseille bleue, jusqu’à 70 ou 80 pour 100 de la valeur, n’ont presque rien produit. Il est bien étrange qu’après tant d’exemples frappans, on ne veuille pas reconnaître l’influence pernicieuse des tarifs élevés, dont le double effet est toujours de paralyser le commerce et d’appauvrir le fisc. En laissant subsister sur la cochenille et l’indigo les droits actuels, à la seule condition d’atténuer les différences établies par rapport aux provenances, et en ramenant tous les autres droits, aussi bien que la prohibition qui frappe les extraits de teinture, à un droit maximum de 8 à 10 pour 100, on élèverait sans peine le produit total, sur ce chapitre, à 1,200,000 francs.

Couleurs. — En suivant la même méthode et en observant les mêmes règles par rapport aux dix-neuf ou vingt articles qui composent le chapitre des couleurs, on élèverait les recettes de 101,719 francs, chiffre de 1845, à 300,000 francs pour le moins.

Compositions diverses. — Il y aurait une augmentation beaucoup plus considérable à obtenir sur le chapitre des compositions diverses. On y voit figurer les parfumeries de diverses sortes, les épices préparées, les médicamens composés, les savons, la chicorée moulue, l’amidon, la cire à cacheter, la cire ouvrée, l’acide stéarique ouvré, les bougies de blanc de baleine ou de cachalot, les chandelles, la colle de poisson, la colle forte, les extraits de viande, les cigares, le praiss (sauce de tabac), le pain d’épice, le sorbet, le sucre raffiné et le chocolat. Tout cela ne constitue pas moins de 30 à 35 articles, dont quelques-uns sont importans, et pourtant la recette totale ne s’est élevée, en 1845, qu’au chiffre insignifiant de 67,102 francs. Elle n’avait été que de 63,877 francs en 1844, et n’a pas atteint 71,000 francs en 1846. C’est qu’on trouve dans ce chapitre des prohibitions sur les principaux produits et des droits excessifs sur tous les autres.

Les prohibitions atteignent d’abord plusieurs sortes de médicamens composés, comme l’extrait de quinquina et les médicamens non dénommés, ensuite les savons autres que ceux de parfumerie, la chicorée moulue, les cigares et le sucre raffiné. S’il peut y avoir quelques raisons de police médicale qui obligent à repousser certaines espèces de médicamens, ce que nous ne voulons pas examiner ici, du moins n’y en a-t-il aucune pour repousser les savons et les sucres raffinés. Laissons de côté la chicorée moulue, que nous avons déjà rencontrée ailleurs, et les cigares, qui intéressent le monopole du tabac. Quelle raison y a-t-il pour prohiber les savons étrangers ? Veut-on faire prospérer les savonneries françaises ? Rien de mieux : c’est une pensée à laquelle nous nous associons de grand cœur ; mais le moyen de les faire prospérer, ce n’est pas d’éloigner d’elles la concurrence étrangère sur le marché français : c’est de les mettre à même de mieux soutenir cette concurrence sur les marchés du dehors ; c’est en même temps de faire augmenter la consommation à l’intérieur par la baisse des prix. Qu’on diminue donc en faveur de ces fabriques les droits sur les graines oléagineuses, sur les huiles, sur les graisses, sur les potasses et les soudes ; voilà ce qui leur donnera une activité nouvelle, et c’est ce que nous avons déjà pris soin de proposer. Ces réductions faites, que l’on convertisse hardiment la prohibition actuelle en un droit modéré de 15 ou 20 pour 100 au plus, et l’on peut être sûr que, nonobstant une certaine importation, qui aura lieu sans aucun doute, la fabrique française ne fera que s’étendre et grandir.

Quant à la raffinerie du sucre, elle se trouve dans une position toute spéciale. Cette industrie a eu en France des jours prospères, mais elle y a été sujette aussi à de cruels retours. C’est que son existence et sa prospérité ont toujours dépendu de la fixation légale des rendemens. Comme les droits perçus à l’entrée sur les sucres bruts sont restitués à la sortie sur les sucres raffinés, il a fallu que l’autorité publique déterminât le rendement présumé des sucres bruts en raffinés. Or, cette détermination est nécessairement un peu arbitraire, d’autant mieux que le rendement effectif varie selon la méthode de travail que l’on adopte et selon la qualité des sucres employés. Elle est dans tous les cas fort incertaine, parce qu’elle n’est guère établie que sur des déclarations suspectes. Par le fait, elle a souvent varié. Or, selon que la fixation légale des rendemens a été contraire ou favorable aux producteurs, selon que les fabricans ont obtenu en sucre raffiné plus ou moins que la loi ne supposait, on a vu leur industrie grandir à vue d’œil ou se précipiter rapidement vers sa ruine. Ce sont là des inconvéniens inévitables dans une certaine mesure, et qui sont comme attachés à la position particulière des raffineurs. On pourrait toutefois les atténuer beaucoup en dégrévant les sucres coloniaux et étrangers, parce qu’alors le montant des droits, et par conséquent aussi le montant des primes, entrerait pour une part moins forte dans la valeur totale des produits. Quoi qu’il en soit, cette circonstance est tout-à-fait étrangère à la question de l’admission des raffinés étrangers ; elle n’a même de valeur que parce que nos propres fabricans exportent et ont besoin d’exporter une partie de leurs produits. Que la concurrence étrangère soit donc admise sur le marché français, ce n’est pas là ce qui changera beaucoup leur position ; au contraire, elle la rendra plus sûre et plus stable en permettant d’établir, par une comparaison incessante, une mesure plus régulière pour les restitutions de droits.

L’importation des raffinés étrangers étant admise en principe, resterait à fixer le chiffre des droits. En premier lieu, on percevrait sur ces sucres à la frontière un droit de consommation proportionné à celui qui frappe les sucres bruts, en prenant pour base du calcul l’échelle des rendemens établie à l’intérieur par rapport aux raffinés français. À cela on ajouterait, comme mesure transitoire, un droit protecteur qui ne devrait s’élever dans aucun cas à plus de 8 ou 10 pour 100. Il y aurait dans un tel régime tout à la fois sécurité parfaite pour les établissemens existans et une ouverture raisonnable à l’importation pour faciliter les recettes publiques.

En réduisant de même an taux de 8 et 10 pour 100 les droits sur les autres articles qui composent ce chapitre, on élèverait sans peine la recette totale, de 67,102 fr., chiffre de 1845, à 2,000,000.

Boissons. — Il n’y a pas moins à espérer sur les boissons, dont le produit ne s’est pourtant élevé, en 1845, qu’à 604,484 francs. Deux articles seuls, sur dix-neuf ou vingt qui composent le chapitre, ont procuré la plus grande partie de cette recette, et ce ne sont pas les plus importuns ; savoir : les vins de liqueur en futailles, 321,297 francs, et les eaux-de-vie de mélasse (rhum et tafia), 175,823 francs, ensemble près de 500,000 francs. Ajoutez-y 45,350 francs perçus sur l’importation des bières, et vous aurez la presque totalité de la recette obtenue sur l’ensemble du chapitre. Les vins ordinaires, article si important, n’y figurent que pour un chiffre insignifiant : 10,155 francs pour les vins en futailles, et 3,591 pour les vins en bouteilles. Pourquoi cela ? toujours par la même raison, parce que le droit est excessif : 15 francs l’hectolitre par terre et 35 francs par mer. Et si nous demandions pourquoi des droits si élevés sur un semblable article, particulièrement à l’importation par mer, on aurait sans doute quelque peine à nous répondre. Certes, la France est riche en vins de toute nature : elle l’est tellement, qu’elle pourrait en approvisionner l’Europe entière. Est-ce à dire pour cela qu’elle doive s’abstenir de la consommation des vins étrangers ? Loin de nuire à notre industrie vinicole, l’importation de ces vins lui serait plutôt favorable, ne fût-ce qu’en facilitant certains mélanges heureux. Nous voudrions donc que le droit fût réduit immédiatement à 5 francs l’hectolitre sur les vins ordinaires, par quelque voie qu’ils fussent importés, et à 20 francs au lieu de 100 sur les vins de liqueur. Bien entendu que ces chiffres ne comprennent pas les droits afférens à la régie des contributions indirectes. La prohibition qui frappe les eaux-de-vie de grains, autre mesure fâcheuse que rien n’explique, serait convertie en un droit de 20 francs l’hectolitre d’alcool pur. Ce tarif serait également applicable à toutes les autres sortes d’eaux-de-vie, sans distinction de provenances, et servirait de base pour l’établissement d’un droit proportionnel sur les bières, cidres, poirés, hydromels, vinaigres, etc. Les eaux minérales seraient entièrement affranchies. Très favorable à l’industrie et au public consommateur, un tel régime ménagerait au trésor public, sur l’importation des boissons, une recette au moins égale à 2,000,000 de fr.

Vitrifications. — Croirait-on que le chapitre des vitrifications, qui comprend plus de vingt articles, la plupart fort importans, comme les poteries, les porcelaines, les verres et cristaux, les miroirs, les bouteilles, etc., n’a procuré au trésor, en 1845, qu’une recette totale de 300,660 francs ? Il n’avait même donné que 241,840 francs en 1844. C’est que plusieurs de ces produits sont prohibés, et les autres frappés de droits excessifs. Les prohibitions, qui atteignent nominativement les poteries fines, ou en terre de pipe, et les bouteilles vides, s’appliquent, en outre, à toutes les sortes de verreries non spécialement dénommées, ce qui implique un nombre considérable d’articles divers. Sur les autres produits, les droits équivalent, ou peu s’en faut, à des prohibitions : sur la porcelaine commune, 164 francs les 100 kilogrammes, non compris le droit différentiel ; sur la porcelaine fine, 327 fr. Pour les miroirs, le droit nominatif n’est que de 15 pour 100 de la valeur, mais cette valeur est calculée d’après le tarif officiel de la manufacture de Saint-Gobain, qui la porte toujours fort au-dessus du prix réel de la marchandise, en sorte que ce droit nominatif de 15 pour 100 s’élève en réalité à 25 pour 100 et même au-delà[1]. En somme, tout ce tarif est outré. Les droits vont communément de 80 à 100 pour 100 de la valeur, rarement à moins de 50. Nous adopterions un maximum de 20 pour 100, mais en réduisant à 10 ou 15 pour 400 au plus les droits sur la poterie, et particulièrement sur la poterie commune. La recette s’élèverait alors au moins à 2,000,000 de francs.

Fils. — Le chapitre des fils est un des plus importans de cette section, et un de ceux qui peuvent donner ouverture aux plus fortes augmentations de revenu : il semblerait donc appeler un examen plus détaillé ; toutefois, comme nous avons déjà pris soin de traiter à fond cette question des fils, aussi bien que celle des tissus, il nous sera permis d’être bref.

Rien à changer au tarif, quant à présent, en ce qui concerne les fils de lin et de chanvre, au moins pour les fils simples et écrus, puisque les droits actuels ne vont pas au-delà de 25 pour 100 sur les fils anglais, de 12 à 13 pour 100 sur les fils belges. Il serait à souhaiter pourtant qu’on pût faire disparaître immédiatement ces distinctions abusives entre les fils de diverses provenances, et alors on pourrait adopter un taux moyen entre ces deux limites ; mais les traités sont là, il faut les respecter. La recette sur cet article, qui a été, en 1845, d’environ 5,100,000 francs, semblerait donc de voir se maintenir à ce niveau. On a vu cependant que cette recette tend à décroître par le seul effet du progrès de la filature nationale, et elle est effectivement tombée à 3,306,755 francs en 1846. Cette décroissance serait même encore plus prononcée sous le régime que nous proposons, puisque la filature indigène, obtenant dès-lors ses matières premières et ses instrumens de travail à meilleur marché, soutiendrait avec plus d’avantage la concurrence étrangère, et limiterait plus strictement l’importation. C’est donc une source qui va tarissant de jour en jour. Toutefois elle pourrait être ravivée, au moins pour quelque temps, par une meilleure graduation de l’échelle du tarif. Si les fils simples écrus ne sont soumis qu’à des droits de 13 ou 25 pour 100, il n’en est pas de même pour les fils retors ou blanchis, et plus particulièrement encore pour les fils teints, auxquels on a appliqué une surtaxe hors de proportion avec le surcroît de valeur que ces préparations leur donnent. Aussi les importations de ces fils préparés sont-elles très faibles, et la recette presque insignifiante. En réglant tous ces droits sur de plus justes proportions, on rétablirait à peu près le chiffre actuel du revenu.

Pour les fils de coton, on a déjà vu qu’il n’y a que les numéros très élevés, au-dessus du 143 métrique, qui soient actuellement admis à l’importation[2]. Tous les autres, c’est-à-dire tous les fils les plus usuels, les plus courans, sont prohibés. Aussi la recette sur cet article ne peut-elle guère compter. En convertissant la prohibition en un droit de 20 à 25 pour 100, il résulte de ce que nous avons dit précédemment qu’on obtiendrait sur cet article une recette d’environ 3,500,000 francs.

Avec un droit pareil, qu’on pourrait même réduire sans hésiter à 20 ou à 18 pour 100, on n’obtiendrait guère sur les fils de laine plus de 2 millions, à cause de la supériorité relative de la filature indigène. C’est déjà 5,500,000 francs d’augmentation sur ce chapitre. Les autres fils, comme ceux de poil de chèvre, de phormium tenax, etc., pourraient donner environ 500,000 francs. Ainsi la recette totale sur les fils s’élèverait de 5,000,000 de fr., chiffre actuel, à 11,000,000 de fr.

Tissus. — Il y a mêmes observations à faire sur les tissus, qui ont produit au trésor, en 1845, 3,554,125 francs. Les droits sont à peu près convenables pour le moment présent, quoique peut-être un peu trop élevés, sur les toiles de lin ou de chanvre écrues ; ils sont trop élevés sur les toiles blanchies et excessifs sur les toiles teintes. Aussi ces derniers articles n’offrent-ils que des perceptions insignifiantes : ce sont les toiles écrues qui procurent la presque totalité de la recette. En graduant mieux tous ces droits, on raviverait cette source de revenu ; pourtant il ne faudrait pas espérer des résultats supérieurs à ceux de 1845, parce que, sous le nouveau régime, l’industrie indigène soutiendrait mieux qu’elle ne le fait la concurrence de l’étranger.

Sur les tissus de coton et de laine, en convertissant les prohibitions actuelles en droits de 20 à 25 pour 100 de la valeur, et en maintenant une juste proportion entre tous les genres de tissus, on obtiendrait au moins 4,000,000 de fr. Les tissus de poil, de crin et d’écorce, donneraient environ 200,000 francs ; les tissus de soie et de fleuret, 800,000, ce qui s’écarte peu du chiffre actuel, en sorte que, sur l’ensemble du chapitre des tissus, la recette totale s’élèverait, en chiffres ronds, à 8,500,000 francs.

Papier et ses applications. — Ce chapitre comprend un peu plus de 20 articles sous les dénominations suivantes : carton, papier, livres, gravures et lithographies, cartes géographiques, musique gravée, étiquettes imprimées, gravées ou coloriées, cartes à jouer. Deux de ces articles sont prohibés, les cartes à jouer et les contrefaçons de livres. A cela il n’y a rien à dire ; mais, sur tous les autres articles, les droits sont d’une exagération qui ne s’explique pas. Pour les diverses applications du papier, la France n’a guère à craindre la concurrence étrangère ; loin de là. En ce qui regarde les papiers peints, par exemple, elle est en mesure d’en vendre aux peuples étrangers, ce qu’elle fait d’ailleurs dans une assez large proportion ; et si elle n’en écoule pas davantage au dehors, c’est que notre système restrictif s’y oppose en limitant nos échanges avec l’étranger. Nulle raison par conséquent pour maintenir sur ces articles des droits si élevés. En ce qui concerne les livres, la concurrence étrangère est même à peu près nulle dans le sens commercial du mot. S’agit-il d’ouvrages français qui sont encore la propriété des auteurs, les réimpressions étrangères sont prohibées, et avec raison ; mais ce n’est pas en vertu du système protecteur ou restrictif, c’est à titre de contrefaçons, et en vertu d’un principe que ce système viole, le droit sacré de la propriété. S’agit-il d’ouvrages tombés dans le domaine public, les éditeurs français ont toujours sur les éditeurs étrangers le grand avantage du cachet national. Quant aux papiers blancs et aux cartons, sans que l’industrie française ait en cela la même supériorité que pour les papiers peints, elle n’est certainement pas inférieure à ce point de ne pouvoir se maintenir qu’à l’abri de droits équivalant à 50 et 100 pour 100 de la valeur. Pour les livres, en laissant en dehors ceux qui sont et qui doivent être prohibés, nous voudrions que le droit n’excédât pas 5 pour 100, et, pour les diverses sortes de papiers, 8 ou 10 pour 100. Avec un tel régime, la recette, qui n’a été, en 1845, que de 84,837 francs, s’élèverait pour le moins à 500,000.

Ouvrages et matières diverses. — Nous arrivons maintenant au dernier et au plus considérable des chapitres de cette section. On n’y trouve pas moins de 160 à 170 articles de genres très différens, et dont quelques-uns sont d’une importance très haute. En voici la nomenclature abrégée : peaux préparées, peaux ouvrées, pelleteries ouvrées, feutres, chapeaux, nattes ou tresses de paille, d’écorce et de sparte, vannerie, cordages, liège ouvré, iris de Florence ouvré, orfèvrerie, bijouterie, plaqués, horlogerie, monnaies, caractères d’imprimerie, machines et mécaniques, instrumens d’optique, de calcul et d’observation, instrumens de chimie et de chirurgie, instrumens aratoires, outils, toiles métalliques, aiguilles à coudre, hameçons, plumes en métal, coutellerie, armes, munitions de guerre, ouvrages en métaux, ouvrages en caoutchouc, voitures, embarcations, agrès et apparaux de navires, tabletterie, bimbeloterie, mercerie, boutons, cheveux ouvrés ; ouvrages de modes, fleurs artificielles, parapluies et parasols, ouvrages en bois, meubles de toute sorte, instrumens de musique, effets à usage, objets de collection.

A voir le nombre de ces articles et l’importance de plusieurs, ne semblerait-il pas que, sur l’ensemble du chapitre, le revenu devrait s’élever au moins à 10 ou 12 millions ? Au lieu de cela, nous voyons qu’il n’a pas excédé, en 1843, 4,733,120 francs, chiffre encore supérieur à celui de l’année 1844, qui n’avait été que de 3,966,858 francs. Pour comprendre cette exiguïté des résultats obtenus, il suffit de jeter les yeux sur le tarif. Les prohibitions absolues y sont en assez grand nombre, et, sur les produits qu’elles n’atteignent pas, les droits sont excessifs.

Sont prohibés : les peaux préparées non spécialement dénommées, les ouvrages en peau ou en cuir non dénommés, les plaqués, la coutellerie, les ouvrages en fonte, en fer, en tôle, en fer-blanc et en acier, les ouvrages en cuivre autres que ceux qui sont simplement tournés, les ouvrages en étain autres que la poterie ou en zinc et autres métaux non dénommés, les voitures suspendues garnies ou teintes, les bâtimens de mer, enfin les ouvrages en tabletterie autres que les billes de billard et les peignes. Voilà, certes, une liste assez étendue d’objets pour la plupart fort importans. Encore avons-nous omis dans cette énumération les armes de guerre, la poudre à tirer, les capsules de poudre fulminante et les projectiles. La coutellerie seule, si elle était admise à l’importation moyennant un droit convenable, pourrait former un article de recette assez productif ; et pourquoi est-elle prohibée ? On serait vraiment fort en peine de le dire. Cette prohibition s’explique d’autant moins que, sur un article de ce genre, la contrebande est très facile et qu’elle s’exerce activement. Donnez à la fabrique française le fer et l’acier à bon marché, et elle se trouvera à coup sûr, même sous l’action d’une concurrence ouverte de la part des étrangers, dans une situation plus favorable que sa situation actuelle. On peut en dire autant de tous les articles que nous venons d’énumérer. Il conviendrait donc de remplacer la prohibition qui les frappe par des droits qui n’excéderaient pas 20 pour 100 de la valeur. Moyennant cette réforme, ces seuls objets, sur lesquels la recette est nulle, procureraient au trésor pour le moins 2 millions de francs.

Combien d’autres articles dans cette longue série qui, sans être absolument prohibés, ne rapportent rien ou presque rien, tant les droits sont outrés ! Sans entrer à cet égard dans des détails qui nous entraîneraient trop loin et qui deviennent maintenant presque superflus, nous dirons qu’en cherchant pour chacun de ces articles la juste limite où le droit devient réellement productif pour le trésor public, tout en ménageant convenablement la transition par rapport à la fabrique indigène, on parviendrait sans peine à élever la recette, sur l’ensemble du chapitre, de 4,733,120 francs, chiffre de 1845, à 12,000,000.

Rassemblons maintenant les divers résultats que nous avons trouvés sur les dix chapitres dont la section des fabrications se compose, et mettons-les en regard des résultats obtenus, sous l’empire du tarif actuel, en 1845. Ils se présentent ainsi :


FABRICATIONS Recettes en 1845 Recettes présumées sous le nouveau tarif
Produits chimiques 1,361,671 fr. 2,000,000 fr.
Teintures préparées 846,837 1,200,000
Couleurs 101,719 300,000
Compositions diverses 67,102 2,000,000
Boissons 604,484 2,000,000
Vitrifications 300,660 2,000,000
Fils 5,150,851 11,000,000
Tissus 3,554,125 8,500,000
Papier et ses applications 84,839 500,000
Ouvrages et matières diverses 4,733,120 12,000,000
TOTAUX 16,805,408 fr. 41,500,000 fr.
16,805,408
Augmentation 24,694,592 fr.

L’augmentation sur cette section est donc de 24,694,592 francs. Elle fait beaucoup plus que compenser le déficit que nous avons trouvé sur les trois sections précédentes, et qui n’était que de 17,853,883 francs. Il resterait même, en accroissement de recette pour le trésor, environ 6,800,000 francs. Si l’on ajoute à cette somme ce que l’état aurait à payer en moins à titre de restitutions de droits et les économies qu’il pourrait faire sur le service de la douane, en raison de la grande simplification du tarif et de l’amortissement de la contrebande, on trouvera que, dès à présent, le bénéfice obtenu ne serait pas à dédaigner. Il est vrai que cette recette de 41 millions, que nous avons trouvée sur les fabrications, ne serait pas durable. Après un ou deux ans au plus, elle tendrait à s’atténuer de jour en jour, parce que nos fabriques indigènes, favorisées par le bas prix des matières premières et bientôt exercées à la lutte, triompheraient facilement, après quelque temps d’épreuve, de la concurrence étrangère, et qu’en conséquence l’importation diminuerait. Pour nourrir cette importation et la maintenir à son premier niveau, il faudrait en venir bientôt, ainsi que nous l’avons déjà dit, à faire de nouvelles réductions graduelles sur les droits, et, de toutes les façons, les recettes du trésor s’affaibliraient ; mais il nous suffirait que ces recettes s’élevassent une fois au chiffre que nous avons posé, car, à mesure qu’elles s’affaibliraient dans la suite, on verrait s’ouvrir plus largement les véritables sources où le trésor doit puiser nous voulons parler de l’importation des denrées coloniales.


VIII.
DENREES COLONIALES OU EXOTIQUES

Quelque brillans que soient les résultats qui précèdent, nous l’avons déjà dit, et nous éprouvons le besoin de le répéter encore, quand on voudra que la douane devienne pour le trésor public une source de revenu aussi abondante qu’irréprochable, c’est aux produits exotiques qu’il faudra s’attacher. Sur tous les autres articles, le système fiscal est en défaut. S’agit-il des produits naturels dont le pays possède les similaires, les droits qui en frappent l’importation à la frontière ont le tort irrémédiable d’en faire hausser le prix à l’intérieur, de manière que la taxe perçue au profit de l’état s’aggrave de tout le poids de l’impôt prélevé au profit du monopole : système déplorable, désastreux, au terme duquel est l’appauvrissement du trésor public et la ruine du pays. S’agit-il des produits manufacturés, de quelque manière que l’on établisse l’échelle des droits, pourvu que l’industrie nationale soit mise en mesure de travailler aux mêmes conditions que l’industrie étrangère, le revenu public tend naturellement à décroître de jour en jour par la décroissance continue de l’importation. Dans le premier cas, les recettes obtenues par la douane coûtent trop cher au pays ; dans le second cas, elles échappent peu à peu, à moins que vous ne déprimiez la manufacture indigène, comme on le fait malheureusement en France, en élevant d’une manière artificielle le prix de toutes les matières premières qu’elle net en œuvre. Il faut donc toujours en revenir aux produits exotiques, comme formant l’unique source de revenus où la douane puisse puiser sans scrupule et qui ne faiblisse jamais.

Les produits qu’on peut regarder comme vraiment exotiques seraient en assez grand nombre, si on voulait comprendre dans cette catégorie toutes les marchandises dont le pays ne produit pas les similaires. Aux denrées dites coloniales, telles que sucres, café, cacao, thé, épices, on pourrait ajouter les cotons en laine, les diverses sortes de bois exotiques, un grand nombre de pelleteries, certaines matières tinctoriales, plusieurs sortes de fruits secs ou confits, etc. Nous omettrons néanmoins tous ces articles, les uns, parce qu’ils doivent être, ou fortement dégrevés, ou entièrement affranchis dans l’intérêt de nos manufactures ; les autres, parce qu’ils sont ou trop peu importans, ou déjà classés ailleurs. C’est donc aux seules denrées coloniales que nous allons nous attacher, en faisant remarquer seulement que les mêmes observations s’appliqueraient au besoin à plusieurs autres produits.

Que les recettes actuellement prélevées sur ces articles soient susceptibles d’un accroissement notable, c’est probablement ce que personne ne sera tenté de nous contester. Il s’agit de savoir seulement jusqu’où cet accroissement pourra s’étendre et par quels moyens on l’obtiendra. A voir ce qui se passe, il semble qu’il y ait bien de la témérité de notre part à prétendre que ces articles doivent former dans l’avenir l’unique base des recettes de la douane, et que ces recettes pourront néanmoins, si on le veut, s’élever à plus du double de celles que l’on obtient aujourd’hui sur tout l’ensemble du tarif. Rien de plus simple cependant si l’on considère, en s’éclairant de quelques exemples pris ailleurs, de quel prodigieux accroissement la consommation des denrées coloniales est susceptible. Malheureusement on récuse ces exemples. On adopte comme base de calcul la consommation ordinaire de la France, oubliant que cette consommation y a été jusqu’à présent forcément limitée par la loi.

Parlons d’abord du sucre, la plus importante des marchandises qui nous occupent. Sur cet article, la recette n’a été, en 1845, que de 51,300,000 francs, d’où il faudrait déduire encore plus de 13 millions payés à titre de restitutions de droits. C’est bien peu, et il y a certainement loin de là au chiffre que nous prétendons atteindre ; mais aussi que n’a-t-on pas fait en France pour arrêter la consommation de cette substance dans son essor ! Sans parler des lois violentes de l’empire, qui repoussaient d’une manière presque absolue tous les arrivages du dehors, les lois qui datent de la restauration nous ont placés à cet égard dans une triste et cruelle impasse, en nous forçant à nous contenter des provenances de trois ou quatre colonies chétives tout-à-fait incapables de suffire à l’approvisionnement d’un grand pays. Sans cela, nul doute que la consommation du sucre ne fût dès à présent trois ou quatre fois plus forte. Si l’on veut s’en convaincre, on n’a qu’à considérer ce qui se passe en Angleterre, où pourtant cette consommation n’a pas laissé d’être aussi, dans une certaine mesure, contrariée et limitée par les lois.

Nous savons tout ce qu’on peut nous objecter sur le choix de cet exemple. L’Angleterre, dit-on, n’a pas les mêmes habitudes que la France ; l’usage des boissons chaudes, qui provoquent l’emploi du sucre, y est beaucoup plus répandu. Comme si le sucre manquait d’emploi en France, comme s’il n’y avait que les boissons chaudes où cette substance pût utilement entrer ! Et qu’est-ce qui empêche d’ailleurs que l’usage de ces boissons, du café, du chocolat, du thé même, ne se propage dans notre pays autant qu’ailleurs ? Rien, si ce n’est l’exagération de nos tarifs. Loin d’admettre que la consommation actuelle du sucre en Angleterre soit un fait exceptionnel, et qu’il ne soit pas donné à la France de l’égaler, nous pensons, au contraire, qu’il ne nous serait pas difficile de la surpasser de bien loin. Il ne s’agirait pour cela que de substituer une législation rationnelle à la législation extravagante et ridicule que nous avons maintenue jusqu’à présent.

L’Angleterre et la France ont eu long-temps, en ce qui concerne les sucres, des régimes de douanes tellement semblables, qu’ils paraissent avoir été calqués l’un sur l’autre. Tout en frappant les sucres de leurs colonies de taxes excessives, les deux pays ont repoussé également, par des surtaxes prohibitives, les sucres étrangers. Ils se sont donc réduits l’un et l’autre à l’approvisionnement de leurs colonies, faute grave dont ils ressentent encore les effets. Seulement les situations n’étaient pas les mêmes, et des législations semblables y ont produit des résultats fort différens. Tandis que la France s’est trouvée, depuis 1815, en face de quelques pauvres petites colonies, points perdus dans l’espace, dont la production est naturellement très bornée, l’Angleterre a eu devant elle des colonies nombreuses, puissantes par leur nombre, leur étendue et leur richesse, et dont la production a même été pendant long-temps supérieure à ses besoins. Comment s’étonner, après cela, que la consommation de la France soit demeurée jusqu’à présent si fort au-dessous de celle de l’Angleterre ? Est-il besoin, pour rendre compte d’un fait si simple, de s’appesantir sur les habitudes des deux pays ? L’exclusion des sucres étrangers n’a pas laissé pour cela d’entraîner, par rapport à l’Angleterre même, des conséquences fâcheuses, surtout depuis l’émancipation des nègres ; mais ce qui était pour ce pays une faute, est devenu pour la France, dans la situation où elle se trouvait après la perte de Saint-Domingue, une véritable énormité.

Avant d’exposer les résultats de notre législation actuelle et les complications qu’elle a produites, comparons les deux régimes, anglais et français, terme à terme, en remontant, pour ce qui regarde l’Angleterre, à une époque antérieure aux réformes effectuées par sir Robert Peel et par lord John Russell, par exemple, à l’année 1840.

Les sucres des colonies étaient alors imposés en Angleterre à raison de 1 livre 4 shellings le quintal anglais, soit environ 60 francs les 100 kilogrammes, droits énormes, mais bien faibles encore en comparaison de ceux qui frappaient les sucres étrangers, et qui ne s’élevaient pas à moins de 3 livres 3 shellings le quintal anglais, ou environ 158 fr. les 100 kilogrammes. À ces conditions, on comprend que les sucres étrangers n’entraient pas dans la consommation du pays. En France, où la législation n’a été modifiée, depuis longues années, que dans la forme, le droit varie, pour les sucres des colonies, selon les qualités et les provenances, de 42 fr. 35 cent., décime compris, à 55 fr. les 100 kilogrammes. Le droit le plus ordinairement perçu est celui de 49 fr. 50 cent., applicable aux sucres du type inférieur importés de nos colonies d’Amérique. Pour les sucres étrangers, le moindre droit, applicable aux provenances de l’Inde, est de 66 fr. les 100 kilogrammes ; le plus élevé, non compris les droits différentiels, est de 104 fr. 50 c., applicable aux provenances des entrepôts. La moyenne du droit perçu sur les sucres étrangers a été, en 1845, d’environ 71 fr. les 100 kilogrammes.

Au premier abord, la loi française paraît ici moins rigoureuse que ne l’était la loi anglaise à l’époque à laquelle nous nous rapportons. Il ne faut pourtant pas s’y tromper. En ce qui concerne les sucres des colonies, la différence n’est pas grande. Quoique le droit de 49 fr. 50 c. soit le plus ordinairement perçu en France, ce n’est pas celui qu’il faut prendre pour terme de comparaison. L’Angleterre, ayant établi depuis long-temps sur les sucres un droit uniforme, sans distinction des qualités, a forcé les producteurs à perfectionner leur travail, à purifier leurs produits, de manière à n’obtenir et à n’expédier que des qualités supérieures ; aussi n’en reçoit-elle pas d’autres. La France, au contraire, par les distinctions qu’elle a établies, a favorisé la production et l’envoi des qualités basses. C’est un inconvénient de plus dans son régime, car ces sucres mal épurés perdent beaucoup dans le voyage, et la mélasse qui coule sans cesse des barriques infecte en mer la cale des bâtimens, et en France même les magasins de dépôt. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le droit de 49 fr. 50 cent. les 100 kilogrammes, mais celui de 55 fr. qu’il faut comparer au droit anglais. La différence n’est donc en réalité que de 5 fr.

En ce qui concerne les sucres étrangers, ces deux législations sont à peu près également prohibitives, et la preuve en est dans les résultats. Jusqu’au temps de l’émancipation des nègres dans les colonies anglaises, il n’était pas entré en Angleterre, pour la consommation, un seul atome de sucre étranger. À cette époque seulement, la production des colonies des Indes occidentales ayant décru tout à coup dans une très forte proportion, et cette production ne suffisant plus aux besoins ordinaires de la métropole, on vit paraître sur les marchés de la Grande-Bretagne quelques faibles parties de sucres étrangers ; mais c’étaient des envois exceptionnels, qui ne pouvaient pas avoir de suite. Par une raison semblable, les sucres étrangers n’entrent pas dans la consommation de la France, car, s’il en paraît une certaine quantité sur nos marchés, ils n’y viennent que pour être raffinés et réexportés avec prime, la prime étant proportionnée, dans ce cas, à l’importance du droit perçu[3].

Ainsi, des deux côtés, tout en grevant de fortes taxes les sucres venant des colonies, on a repoussé d’une manière presque absolue les provenances étrangères. En ce sens, les situations sont pareilles, ou du moins elles l’étaient avant les dernières réformes adoptées en Angleterre ; mais, à d’autres égards, quelles différences !

Avant l’émancipation des nègres dans les colonies anglaises des Indes occidentales, en 1831, 32 et 33, la moyenne annuelle de la production de ces colonies en sucre était de 192 millions de kilogrammes[4], sans compter ce que fournissaient dès cette époque les colonies des Indes orientales et l’île Maurice. La consommation de la Grande-Bretagne avait donc pu s’accroître assez librement jusqu’à cette limite, et, en effet, elle n’élevait, avant l’émancipation, à plus de 200 millions de kilogrammes. Ajoutons que la production des colonies anglaises était en quelque sorte indéfinie, et qu’il n’eût tenu qu’à la métropole de la développer davantage, au moyen d’un tarif plus modéré. Pour la France, au contraire, les envois des colonies, depuis 1815, n’ont jamais pu s’élever à plus de 90 millions de kilogrammes. La moyenne des six années antérieures à 1845 n’est pas même de 85 millions ; encore, pour atteindre ce chiffre, relativement si faible, nos colonies ont-elles dû forcer leur production, chasser toutes les plantes qu’elles cultivaient autrefois avec succès, pour y substituer partout la canne, consacrer à cette culture unique les terres qui y conviennent le moins, épuiser enfin leur sol, autrefois si riche, par le retour continuel des mêmes récoltes. Placées dans des situations si différentes, il n’est pas du tout surprenant que la France et l’Angleterre ne soient pas arrivées à une consommation égale. On peut dire avec assez de justesse que chacun des deux pays a récolté ce qu’il avait semé.

Veut-on une preuve bien frappante de l’insuffisance de la production de nos colonies et du besoin très réel qui se faisait sentir en France d’une consommation plus forte, on la trouvera dans le seul fait de l’existence de la fabrication du sucre indigène et de l’accroissement continu de cette fabrication, malgré la progression croissante de l’impôt. De ce fait, il n’y a qu’une seule conclusion légitime à tirer, bien que ce soit peut-être la dernière à laquelle on s’arrête : c’est que la France éprouvait un besoin impérieux, invincible, d’un supplément en sucre, et qu’il le lui fallait à tout prix. La loi s’opposant à ce qu’elle le tirât librement des pays où il abonde, elle s’est vue réduite à le fabriquer elle-même.

Cette dernière réflexion nous amène à considérer un instant les complications graves que la législation actuelle a engendrées.

Avec les colonies chétives que nous possédons, exclure par des surtaxes prohibitives les sucres étrangers, c’était borner la consommation de la France d’une manière trop absolue, trop rigoureuse, pour qu’un tel état de choses pût se maintenir long-temps. C’était placer le pays dans une impasse d’où il devait naturellement chercher à sortir par quelque voie. Il devait arriver de deux choses l’une : ou que le prix du sucre colonial s’élevât assez haut pour provoquer l’importation du sucre étranger, malgré l’exagération de la surtaxe, c’est-à-dire qu’il s’élevât de 20 à 25 francs les 100 kilogrammes au-dessus de son taux normal, ou qu’on trouvât dans le pays un produit similaire exempt de l’aggravation des droits. La première hypothèse s’est réalisée durant un certain temps, avant que le sucre indigène eût apparu sur nos marchés. Les sucres des colonies se vendaient alors à des prix de monopole, surélevés de tout le montant de la surtaxe, en sorte que les sucres de provenance étrangère venaient, grace à ce renchérissement artificiel, prendre une certaine place sur nos marchés. On comprend bien toutefois qu’à ces conditions la consommation ne pouvait guère s’étendre. C’était une situation violente, forcée, qui appelait à grands cris une solution. C’est alors que la fabrication du sucre indigène est intervenue pour donner cette solution nécessaire.

Il s’en faut bien cependant qu’elle l’ait donnée d’une manière satisfaisante et complète. S’il est incontestable que la fabrication indigène est venue en aide aux consommateurs, auxquels des lois trop rigoureuses refusaient la satisfaction légitime de leurs besoins, à d’autres égards elle n’a fait que mettre un plus grand nombre d’intérêts en lutte. Depuis qu’elle existe, des réclamations pressantes se sont fait entendre de toutes parts : le gouvernement et les chambres en ont été constamment assiégés. Nos colonies, nos villes maritimes n’ont pas cessé, malgré les satisfactions apparentes qu’elles ont reçues, de se plaindre du dommage qu’elles éprouvaient, et d’annoncer hautement la ruine future de leur commerce. Qu’y a-t-il de fondé dans ces plaintes ? C’est ce qu’il faut examiner.

Il y a deux époques à considérer. La première est celle où le sucre indigène était exempt ou à peu près exempt de droits ; la seconde est l’époque actuelle, où entre les sucres coloniaux et les sucres indigènes les conditions sont égales, au moins au regard de la loi, mais où les uns et les autres sont encore favorisés par une forte surtaxe imposée sur les sucres étrangers. Dans la première période, heureusement finie, l’exemption particulière dont jouissait le sacre indigène était un abus révoltant, qui allait même jusqu’au scandale. Pour les colonies, c’était une injustice flagrante ; pour le fisc, un principe de ruine ; pour les consommateurs, une déception. C’était un monopole enté sur un autre monopole, une excroissance monstrueuse du régime protecteur. Dans la seconde période, les choses changent de face. L’égalité étant établie entre les deux sucres, autant du moins qu’il était permis au législateur de l’établir, une satisfaction plus ou moins complète a été donnée aux divers intérêts engagés dans la question. Examinons les nouvelles positions que ce régime a créées.

Pour les consommateurs et pour le fisc, l’intervention du sucre indigène, avec ses conditions actuelles d’exploitation, est un bienfait incontestable, bienfait relatif, mais très réel. C’est une amélioration évidente par rapport à l’ancien état de choses, où les sucres des colonies jouissaient d’un privilège exclusif sur le marché français. Seule, en effet, cette fabrication a pu étendre en France la consommation du sucre, à laquelle, vu l’exiguïté de nos colonies, le tarif actuel avait posé des bornes infranchissables. Seule aussi elle a pu, en l’absence de la concurrence étrangère, ramener les prix des sucres dans des limites raisonnables, limites qui avaient été grandement franchies avant son apparition, et qui le seraient de nouveau, si elle disparaissait. Abaissement des prix, extension de la consommation, telles ont été pour le public les conséquences directes de cet événement. Qui oserait nier les avantages qu’il en a recueillis ? Les mêmes droits étant d’ailleurs perçus sur les deux sucres, le trésor a profité autant que le public de l’accroissement de la consommation, puisque la base de l’impôt s’est élargie dans la mesure exacte de cet accroissement.

En ce qui regarde les colonies, la question est plus complexe. Si elles n’ont plus les mêmes sujets de plaintes qu’autrefois, il s’en faut pourtant qu’elles aient lieu d’être satisfaites. Elles peuvent d’abord prétendre, et avec assez de raison, que l’égalité entre leurs produits et ceux de la fabrique indigène est plus apparente que réelle. Dans la position où les fabricans métropolitains se trouvent, ils peuvent aisément soustraire une partie de leur production à l’impôt, et il est trop certain qu’ils n’y manquent pas. Vainement a-t-on multiplié les précautions législatives contre la fraude, ces précautions seront inutiles tant que l’impôt ne sera pas réduit. Ajoutez à cela que les fabricans indigènes peuvent raffiner leurs sucres, avantage dont les colons sont actuellement privés par la loi. D’un autre côté, la population de nos colonies n’a-t-elle pas quelque droit de nous dire : Un pacte avait été conclu entre la métropole et nous ; vous vous étiez réservé un privilège exclusif sur le marché des colonies, et vous nous aviez accordé en retour un privilège semblable sur le marché de la France ; le privilège de la métropole subsiste, qu’est devenu le nôtre ? Ce raisonnement n’est certainement pas très concluant quand on le fait valoir en faveur d’un retour vers l’ancien état des choses, car les privilèges respectifs que l’on invoque n’étaient pas exercés à beaucoup près dans les mêmes conditions ; mais il nous paraît irrésistible quand on le fait valoir en faveur d’une émancipation réciproque. Cette émancipation commerciale est aujourd’hui la seule solution vers laquelle nos colonies doivent tendre. Toute autre perspective serait pour elles trompeuse et vaine.

Si nous considérons la question au point de vue de la marine marchande, il n’est pas exact de dire, comme on le fait souvent, que jusqu’ici la fabrication du sucre indigène ait diminué beaucoup les ressources de la marine. Les sucres des colonies ont-ils cessé de venir sur nos marchés ? Non ; ils y viennent toujours comme autrefois et en quantités pareilles. Dira-t-on qu’ils y viendraient en plus grande abondance, si les sucres de betterave ne leur disputaient pas le marché ? Il faudrait oublier pour cela que la production coloniale est parvenue, à peu de chose près, à ses dernières limites. S’il est vrai qu’elle soit susceptible de s’étendre encore, ce n’est du moins que dans une bien faible mesure, et le consommateur de la métropole paierait chèrement les frais de cette extension. Tout ce qu’on peut raisonnablement prétendre, c’est que la fabrication indigène a achevé d’annuler en France la consommation des sucres étrangers, consommation bien faible d’ailleurs, et qui, sous le régime actuel, n’aurait jamais pu s’étendre bien loin. Ne disons donc pas que dans tout cela notre marine marchande ait beaucoup perdu de ses avantages passés. Ce qui est malheureusement trop vrai, c’est que l’extension rapide de la fabrication indigène altère d’avance ses ressources futures. Elle hypothèque son avenir. Le sucre pourrait devenir et deviendrait certainement, sous un régime plus libéral, un des principaux alimens de nos transports maritimes. C’est là peut-être le meilleur ou le plus sûr espoir de notre marine marchande, et c’est cet espoir que la fabrication du sucre indigène lui dérobe en grandissant. Que tous les hommes intéressés au développement du commerce maritime, et l’état même, plus intéressé que personne, considèrent avec effroi les progrès de cette industrie, on le comprend : ils ont raison de s’en alarmer en vue de l’avenir ; mais il est évident qu’ils se trompent quand ils prétendent conjurer le mal par un retour vers le passé.

Inutile maintenant de s’appesantir sur les divers plans qui ont été proposés pour résoudre les difficultés présentes. Les uns demandent qu’on supprime, moyennant indemnité, la fabrication du sucre indigène ; les autres, qu’on opère une large réduction des droits, mais seulement en faveur des deux produits nationaux, et sans toucher à la surtaxe qui frappe les sucres étrangers. La première de ces propositions n’est guère qu’une réminiscence ; son moindre tort est de n’avoir aujourd’hui aucune chance possible de succès. Elle a pu s’expliquer autrefois, à une époque où le sucre indigène était encore exempt de droits, et où l’on supposait assez généralement qu’il ne supporterait pas sans périr l’application de la taxe ; mais, dans les circonstances présentes, elle n’aurait plus même de prétexte : aussi nous paraît-elle désormais hors de question. Quant à la mesure qui consisterait à diminuer seulement les droits sur les sucres coloniaux et indigènes, quelque séduisante qu’elle paraisse au premier abord, elle ne ferait qu’aggraver le mal dont on se plaint et serait funeste à tous les intérêts qu’on aurait prétendu servir. Il est d’abord certain qu’elle appauvrirait le fisc, car, la production de nos colonies étant arrivée à peu de chose près à ses dernières limites, l’importation n’augmenterait pas en raison de l’abaissement du droit : il y aurait donc ici une perte sèche pour le trésor[5]. Par la même raison, la marine n’en tirerait aucun avantage, et d’un autre côté, le consommateur profiterait peu de la diminution de la taxe, parce que l’approvisionnement n’étant pas, dans cette hypothèse, susceptible d’un accroissement immédiat, les prix s’élèveraient en raison de l’accroissement de la demande. Tels seraient les effets immédiats de la mesure. Tout le bénéfice en serait donc pour les producteurs actuels, les fabricans de sucre de betterave et les colons ; hais pour les uns et les autres l’avantage ne serait que momentané, car la fabrique indigène, surexcitée par la grandeur des bénéfices, augmenterait sa production avec plus de rapidité encore qu’elle ne l’a fait dans le passé. On se retrouverait donc bientôt en face de toutes les difficultés présentes, encore aggravées par l’extension nouvelle que la fabrique de betterave aurait reçue.

Il faut bien se persuader que la fabrique indigène continuera à grandir et à s’étendre tant qu’on n’aura pas admis à conditions égales la concurrence des sucres étrangers. Le progrès de cette industrie, que bien des gens admirent, dont beaucoup d’autres s’effraient, non sans raison, et dont tout le monde s’étonne, est au fond une chose simple et naturelle. C’est à la fois le symptôme et la conséquence d’un besoin public que nos colonies sont hors d’état de satisfaire. On a refusé à ce besoin public la satisfaction naturelle et légitime qu’il devait trouver dans l’importation des sucres étrangers ; il en a cherché une autre, moins naturelle, il est vrai, mais nécessaire, dans un produit similaire du pays. Vainement a-t-on pensé que le sucre de betterave disparaîtrait ou que la production s’en restreindrait après l’établissement de l’impôt : il devait vivre, il devait même grandir, parce que, dans l’état présent des choses, son existence est une nécessité. Comment n’a-t-on pas vu, d’ailleurs, que la fabrique indigène, n’ayant en face d’elle qu’une industrie fort circonscrite dans ses moyens de production, devenait, par cela seul, la véritable régulatrice du marché ? Qu’importait dès-lors qu’on l’eût assujettie à la taxe ? Si elle n’avait pas réussi à diminuer ses frais de production à mesure que le chiffre de l’impôt grossissait, elle aurait tout simplement élevé son prix vénal. Il est donc clair qu’en dépit de l’impôt cette industrie devait continuer à s’étendre, et qu’elle s’étendra toujours tant que le régime actuel subsistera. Une seule chose peut l’arrêter dans sa marche progressive, c’est la libre admission des sucres étrangers. Or, s’il est vrai, comme nous le pensons, que l’extension indéfinie de cette industrie ruine d’avance le meilleur espoir de notre marine marchande ; s’il est vrai qu’elle tende à propager dans le pays, aux dépens de la morale et du trésor public, les funestes habitudes de la fraude ; s’il est vrai enfin qu’elle puisse même à la longue compromettre l’alimentation publique, en dérobant à la culture des céréales une trop grande partie de la surface du sol, on comprendra qu’il est plus que temps de mettre un terme à ses envahissemens. Sans demander qu’elle périsse, ni même qu’elle décline, aujourd’hui que de grands capitaux y sont engagés, on doit exiger du moins qu’elle s’arrête dans sa marche progressive. Voilà pourquoi la libre admission des sucres étrangers, par l’abolition des surtaxes, est aujourd’hui, nous le répétons, une mesure nécessaire impérieusement commandée par la situation. C’est l’unique solution possible du problème épineux dont toutes nos villes maritimes se préoccupent. Cette solution, il n’est pas douteux que la force des choses ne l’amène quelque jour en dépit de tous les obstacles ; mais on doit souhaiter, dans l’intérêt de la marine, des colons et même des fabricans indigènes, dans l’intérêt de tout le monde enfin, qu’elle n’arrive pas trop tard.

Quoi qu’il en soit, l’existence et les progrès de cette fabrication indigène attestent d’une manière bien frappante le besoin réel de sucre qui existait en France. Si la consommation de cette substance ne s’y est pas répandue autant qu’en Angleterre, ce n’est donc pas parce que les habitudes des deux pays étaient différentes ; c’est uniquement parce que le régime français y mettait un obstacle dirimant, obstacle que la fabrication indigène n’a d’ailleurs levé qu’en partie. Faites que le sucre des tropiques arrive en abondance et à bas prix dans nos ports, et vous serez étonné de la facilité merveilleuse avec laquelle la consommation s’en étendra. On peut en juger par ce qui est arrivé en Angleterre depuis la réforme du tarif, en 1846. La surtaxe applicable aux sucres étrangers, bien que notablement réduite, n’a pas été supprimée, loin de là, puisqu’elle s’élève encore, sous l’empire de la loi nouvelle, à plus de 15 francs les 100 kilogrammes. Voyez pourtant quels ont été les résultats de cette réforme incomplète. La consommation totale de l’Angleterre, sucres coloniaux et sucres étrangers compris, s’est élevée d’une année à l’autre, pour les six premiers mois seulement, de 2,425,637 quintaux en 1846 à 2,944,643 quintaux en 1847, ce qui présente, pour la moitié d’une année seulement, une augmentation de 25,900,000 kilogrammes. Ajoutons qu’il a été mis en consommation, dans ce même intervalle de temps, 989,000 kilogrammes de sucre raffiné, tandis que, pour la période correspondante de l’année précédente, la mise en consommation n’avait été que de 27,750 kilogrammes. On voit avec quelle merveilleuse rapidité l’accroissement de la consommation a répondu à l’abaissement de la surtaxe. Et, pourtant la loi anglaise est demeurée encore jusqu’à présent fort exclusive[6] : que n’aurait-on pas vu, si elle avait établi immédiatement un véritable régime d’égalité !

La consommation annuelle de l’Angleterre, tant en sucre colonial qu’en sucre étranger, s’élève aujourd’hui à plus de 300 millions de kilogrammes. C’est plus que le double de la consommation de la France, laquelle, déduction faite des réexportations, ne va pas à plus de 140 millions de kilogrammes, y compris le sucre indigène ; mais c’est encore bien peu, relativement à ce qu’il serait possible d’obtenir sous un régime de droits égaux et modérés. Il ne serait pas difficile, pour la France, d’arriver promptement à des résultats fort supérieurs ; mais, si elle veut en cela égaler ou surpasser l’Angleterre, il faut qu’elle aille dès l’abord beaucoup plus loin dans la voie des réductions à l’égard des sucres étrangers, car sa position le commande. Que l’on compare donc les immenses ressources des colonies anglaises avec la faible production des nôtres. La mise en consommation du sucre colonial, en Angleterre, a été, pour les premiers mois de 1847, de 116 millions de kilogrammes, on 232 millions pour l’année entière ; l’importation a même excédé de beaucoup la mise en consommation, et ne paraît pas devoir rester au-dessous de 285 millions. C’est plus que trois fois la production des colonies françaises, qui ne s’élève pas, en moyenne, à plus de 85 ou 90 millions par an. Si, malgré ces grandes ressources de ses colonies, l’Angleterre a sagement fait d’admettre les sucres étrangers, à plus forte raison devons-nous nous empresser de leur ouvrir toutes nos portes. Nous ne les ouvrirons jamais trop grandes.

Tout ce que nous venons de dire du sucre s’applique avec la même force aux autres denrées coloniales. La consommation du thé, du café, du cacao, est encore bien faible en France. Croirait-on que, dans un pays tel que le nôtre, il ne se consomme en café que 15 millions de kilogrammes par an ? Il devrait s’en consommer au moins quatre fois davantage, car, si le goût du thé ne paraît pas aussi général en France qu’en Angleterre, en revanche le goût du café y est beaucoup plus répandu. C’est bien pis pour le cacao, dont nous n’avons consommé, en 1845, que 1,859,000 kilogrammes. Qui osera dire pourtant que l’usage du chocolat aurait de la peine à se propager dans notre pays ? Pour le thé, il n’en faut point parler. La consommation n’en a pas excédé, en 1845, 149,473 kilogrammes. Ce n’est pas le cent cinquantième de la consommation anglaise, qui s’est élevée, en 1846, à plus de 23 millions de kilogrammes. Encore trouve-t-on cette consommation faible en Angleterre, où l’on propose déjà des mesures propres à la doubler. Pour toutes les autres denrées tropicales, cannelle, poivre, piment, gingembre, clous de girofle, etc., nous trouvons des résultats à peu de chose près pareils. Et pour tous ces produits c’est la même cause qui restreint la consommation ; c’est l’exagération des droits en général, et, de plus, l’exagération des surtaxes, qui ont pour objet de réserver à nos faibles colonies un monopole abusif, qu’elles sont même incapables d’exploiter ; c’est le désir immodéré, puéril, s’il faut le dire, de tirer de nos seules possessions des produits qu’elles n’ont pas ou dont elles n’ont que des quantités insignifiantes à nous offrir.

Si l’on veut voir jusqu’à quel point l’abaissement des droits, ou, plus généralement, l’abaissement des prix, peut influer sur la consommation de ces denrées, il faut consulter de nouveau l’expérience de l’Angleterre. Nous aimerions mieux prendre nos exemples en France ; mais la France n’a malheureusement fait aucune expérience à cet égard. Le tarif actuel y a subsisté à peu près sans altération depuis 1816.

Voici d’abord un tableau qui montre comment et dans quelle mesure l’accroissement de la consommation du café, depuis le commencement du siècle, a répondu à l’abaissement du droit.

CONSOMMATION DU CAFÉ.


Années Droit. La livre pesant. Quantités consommées Consommation moyenne par tête[7]
1801 4 sh. 6 den. 750,861 liv. 0 liv. 1.99 onces.
1811 0,7 6,390,122 0 liv. 8.12
1821 1,0 7,327,263 0 liv. 8.01
1831 0,6 21,842,264 1 liv. 5.49
1841 0,6 27,298,322 1 liv. 7.55
1842 0,4 28,519,646 1 liv. 8
1843 0,4 29,979,404 1 liv. 9
1844 0,4 31,352,882 1 liv. 10
1845 0,4 34,318,095 1 liv. 12
1846 0,4 36,781,391 liv.1 13 1/4

L’influence des réductions successives de la taxe est tellement apparente dans ce tableau, qu’il serait superflu de la faire ressortir.

On trouve des résultats pour le moins aussi frappant en ce qui concerne le cacao. Voici un tableau qui indique les réductions de droits effectuées depuis 1820 et les progrès de la consommation qui en ont été la conséquence.

CONSOMMATION DU CACAO.


Années Droit. La livre pesant. Quantités consommées
1820 1 sh. 0 den. 276,321 liv.
1825 0,6 247,251
1830 0,6 425,382
1832 0,2 1,150,193
1844 0,2 2,590,528
1846 0,2 2,962,327

On voit que, depuis 1820 jusqu’en 1825, la consommation du cacao, alors insignifiante, avait plutôt diminué qu’augmenté. Plus tard, sous l’influence de deux réductions successives du droit, elle s’élève rapidement, au point qu’elle est plus que décuplée dans un espace de vingt et un ans. Quelque énorme que soit cet accroissement, ce n’est pas encore peut-être la circonstance la plus saillante de ce tableau. Ce qu’il faut remarquer surtout, c’est qu’avant 1825 la consommation du cacao était presque nulle en Angleterre, en sorte qu’on aurait pu dire alors de cette denrée ce qu’on dit en France par rapport au thé, qu’elle n’entrait pas dans les habitudes du pays. Voilà pourtant que, sous l’empire de droits plus modérés, bien que trop élevés encore, cette consommation se développe tout à coup au point d’égaler déjà, à peu de chose près, celle de la France, où l’usage du chocolat était répandu d’ancienne date. Elle ne tardera pas à la surpasser, car elle est progressive, tandis qu’en France elle est stationnaire depuis long-temps[8].

En ce qui concerne le thé, il est difficile de comparer la quotité du droit à diverses époques, parce qu’il n’a pas toujours été établi sur les mêmes bases. Jusqu’en 1831, c’était un droit ad valorem, qui avait été de 20 à 50 pour 100 en 1801, et qu’on avait élevé, en 1811, à 96 p. 100. Plus tard, le droit ad valorem fut converti en un droit fixe de 2 sh. 1 d. et 2 sh. 2 1/4 den. la livre. En somme pourtant, on peut dire que, depuis 30 ou 40 ans, le droit sur le thé a été plutôt exhaussé que réduit ; mais d’autres circonstances ont compensé largement l’effet de ces aggravations du tarif. Autrefois le thé était monopolisé par la compagnie des Indes orientales, qui le vendait sur le marché de la métropole à très haut prix. Sous l’empire de ce régime, la consommation était demeurée à peu près stationnaire depuis 1801 jusqu’en 1820, n’excédant guère le chiffre de 20,000,000 liv. Après la suppression du monopole et l’introduction du commerce libre, les prix baissèrent d’une manière notable, et la consommation s’accrut rapidement.

Voici quelle a été cette consommation à trois époques différentes. On trouvera en regard l’indication des prix moyens.


Années Prix moyen la livre de thé Quantités consommées
1814-15 3 sh. 8 den. 19,224,154 liv
1831-32 2 sh. 2 den. 1/4 31,548,409
1846 1 sh. 4 den. 46,728,208

Bien que dérivant de causes étrangères à la fixation du droit, l’abaissement des prix a toujours produit les mêmes effets, et cet exemple n’en vient pas moins confirmer les autres. C’est donc une vérité constante par rapport à toutes ces denrées, que, pour en étendre la consommation, il suffit d’arriver par un moyen quelconque à en modérer les prix. En tout cela, les habitudes d’un pays sont peu de chose ; pour mieux dire, ces habitudes changent sous des régimes différens. Pourquoi l’usage du chocolat est-il si répandu en Espagne ? Uniquement parce que l’Espagne a long-temps possédé les pays producteurs de cacao. Si l’usage du thé est plus général en Angleterre qu’en France, on peut dire de même que c’est parce que l’Angleterre a depuis long-temps des relations plus directes et plus fréquentes avec les pays producteurs de thé ; et ce qui le prouve, c’est qu’il se consomme, toute proportion gardée, encore plus de cette substance dans la Russie, qui a l’avantage de communiquer assez facilement par terre avec la Chine.

Qu’y a-t-il donc à faire en France pour propager l’usage de ces substances, au grand avantage des consommateurs et du fisc ? Deux choses qui tendent exactement à la même fin ; d’abord, ramener les droits dans des limites raisonnables, en les égalisant, puis augmenter les facilités du commerce, afin que l’aggravation des frais de transport ne vienne pas neutraliser l’effet de ces modérations du tarif. Nous sommes aujourd’hui si loin de la juste mesure, par rapport à toutes les denrées coloniales qu’il y a beaucoup à faire pour nous y ramener.


IX

Il y a deux partis à prendre : ou supprimer immédiatement, et d’une manière absolue, toute distinction entre les provenances coloniales et les provenances étrangères, ou se contenter de réduire graduellement les surtaxes, afin de ménager les transitions. Lequel de ces deux partis est le meilleur ?

Si nous nous trouvions en face d’une situation simple, comme celle où se trouvait l’Angleterre quand elle décréta la réduction des surtaxes, c’est-à-dire si nos colonies n’avaient affaire qu’aux producteurs étrangers, nous dirions que rien n’empêche d’opérer en ceci, comme en tout le reste, avec mesure et par réductions graduelles. Qu’importe, dirions-nous, que le bien se fasse un peu plus lentement, pourvu qu’il se tasse ? Ces lenteurs mêmes sont salutaires, si elles peuvent nous épargner les perturbations que toute innovation trop brusque entraîne. Mais nous nous trouvons, au contraire, en face d’une situation très complexe qui appelle, selon nous, une solution plus immédiate et plus tranchée. Pendant que l’on hésite, pendant que l’on diffère, le sucre de betterave marche à grands pas vers l’envahissement total du marché français. Ce n’est pas seulement le présent qui souffre, l’avenir même est menacé, s’il n’est déjà, dans une certaine mesure, compromis. Il y a donc ici une puissante raison pour se hâter. D’un autre côté, cette concurrence même du sucre de betterave, qui s’attaque au principal produit de nos colonies, ne les a-t-elle pas déjà suffisamment préparées au régime nouveau qu’il s’agirait d’inaugurer ? Dans leur situation actuelle, nos colonies supportent les inconvéniens de la concurrence sans jouir des avantages de la liberté. Leur émancipation commerciale devant être une conséquence naturelle et nécessaire de la suppression de leur monopole, elles auraient certainement plus à gagner qu’à perdre au changement. Nul danger d’ailleurs qu’elles soient embarrassées du placement de leurs sucres dans un temps où l’Angleterre et la France augmenteraient leur consommation comme à l’envi. Quant au commerce de la métropole, sans perdre, comme on le suppose à tort, le débouché de nos colonies, qui grandirait pour certains articles, quoiqu’il pût s’amoindrir pour quelques autres, il gagnerait immédiatement de nouveaux et très importans débouchés dans les pays dont nous recevrions les produits.

En supposant qu’on s’arrête à ce parti, quel serait le taux des droits à établir ? Sur le café, tant étranger que colonial, nous voudrions qu’on fixât dès à présent le droit à 30 francs les 100 kilogrammes, sans addition du décime de guerre, auquel il est bien temps de renoncer après trente-deux ans de paix. Comme les droits actuellement perçus ressortent, en moyenne, à environ 93 fr., il faudrait que la mise en consommation triplât pour que la recette, qui a été de 14,800,000 fr. en 1845, fût à peu près rétablie. Ce résultat serait atteint, selon nous, dès la première année, non-seulement parce que la consommation augmenterait en réalité, mais encore parce que la contrebande, qui est aujourd’hui très active sur cet article, serait immédiatement anéantie, et qu’en outre le café reprendrait une partie de la place que la chicorée lui ôte. En deux ou trois ans au plus, le chiffre des recettes de 1845 serait grandement dépassé. Sur le cacao, le droit, qui varie actuellement de 40 à 95 fr. les 100 kilogrammes, non compris le décime, serait réduit à 25 fr. net. La recette, qui a été d’un peu plus de 1 million en 1845, ne serait probablement rétablie que dans deux ou trois ans, car le cacao n’est pas un de ces articles dont la production puisse s’accroître instantanément au gré de la demande. Pour la première année, il y aurait donc une faible perte à subir ; plus tard, le bénéfice serait sensible. Pour le thé, les droits varient aujourd’hui de 150 à 500 fr. les 100 kilogrammes ; on y substituerait un chiffre unique de 60 fr. Par rapport à cet article, comme les recettes actuelles sont tout-à-fait insignifiantes (222,000 fr. en 1845), il n’y aurait qu’à gagner au changement. L’augmentation ne serait probablement pas aussi rapide que sur le café, mais elle serait progressive, et il ne faudrait pas désespérer de voir ce seul article payer au trésor public un tribut de 50 millions dans dix ans. Ce chiffre serait encore, après tout, fort modeste, puisqu’en Angleterre le produit du droit sur le thé s’élève dès à présent à plus de 125 millions par an. Sur toutes les autres denrées coloniales, sauf le sucre, comme, par exemple, la cannelle, le gingembre, les clous de girofle, le poivre, le piment, la vanille, le macis, les muscades, etc., on ferait des réductions proportionnelles. Le résultat immédiat ne serait peut-être que de rétablir les recettes à leur niveau actuel, mais avec la certitude d’une augmentation progressive et rapide dans l’avenir.

C’est, au reste, sur le sucre qu’il y aurait à obtenir des résultats immédiats et qui seraient merveilleux. Si l’on réduisait, par exemple, le droit à 35 fr. les 100 kilogrammes, sans addition de décime, et surtout sans distinction des provenances ni même des qualités, la consommation, favorisée tout à la fois par l’abaissement du prix et par le plus grand usage du thé, du café, du cacao, de toutes les substances enfin qui provoquent l’emploi du sucre, serait certainement plus que doublée en un an. Laissant en dehors la production du sucre indigène, que nous supposerions maintenue à son niveau actuel, nous pensons que la crise en consommation du sucre exotique, qui, déduction faite des exportations en raffinés, ne s’est pas élevée à 90 millions de kilogrammes en 1845, atteindrait certainement le chiffre de 200 millions. Alors la recette, qui n’a pas excédé 51 millions en 1845, serait immédiatement portée à 70 millions, et, comme la quotité du drawback sur les raffinés aurait été réduite dans la proportion de l’abaissement du droit perçu, le montant des restrictions à faire tomberait de 13,198,100 fr., chiffre de 1845, à environ 7 millions de francs. Le revenu final sur cet article, sans parler de l’économie à faire sur les frais de perception, s’élèverait donc d’environ 38 millions à 63, laissant ainsi au trésor, sur le seul article sucre, et dès la première année, an bénéfice net de 25 millions.

Ce résultat si beau serait encore peu de chose, toutefois, en comparaison de ceux que promettrait l’avenir. En moins de quatre ans, la France atteindrait sans peine le niveau de la consommation actuelle de l’Angleterre par tête d’habitant, ce qui, en comptant toujours le sucre indigène pour le chiffre actuel de sa production, élèverait l’importation du sucre de canne à plus de 300 millions de kilogrammes. A raison de 35 francs par quintal métrique, cette importation procurerait au trésor 105 millions de francs ; et comme sur les autres denrées coloniales le produit se serait également accru dans l’intervalle, la recette sur l’ensemble du chapitre excéderait certainement alors 150 millions.

Arrêtons-nous un instant sur cette donnée. Voilà donc la recette sur le seul chapitre des denrées coloniales élevée à 150 millions dans quatre ans. Ce résultat nous paraît si peu douteux, que nous n’hésiterions pas à porter le chiffre beaucoup plus haut, s’il ne fallait en tout cela se tenir constamment au-dessous des prévisions légitimes. Comme le montant total des recettes de la douane n’a été que d’environ 152 millions en 1845[9] ; comme, d’un autre côté, il y aurait, dans le système que nous proposons, des économies assez importantes à faire tant sur les restitutions de droits que sur les frais de perception, on voit que le seul chapitre des denrées coloniales produirait plus que la douane ne perçoit aujourd’hui sur tout l’ensemble de nos importations. Si l’on ajoute à cela le produit des autres articles maintenus au tarif, produit que nous avons évalué plus haut à environ 90 millions, mais qui atteindrait sans peine le chiffre de 150 millions dans quatre ans, on trouvera qu’au bout de ce terme la recette totale de la douane s’élèverait pour le moins à 300 millions, c’est-à-dire à plus du double du revenu actuel. Tels sont les résultats que le gouvernement tient dans sa main, et qu’il peut réaliser quand il voudra, tout en améliorant sensiblement à d’autres égards la situation générale du pays.

C’est alors pourtant, au terme de ces quatre années, qu’il conviendrait de diminuer de nouveau, et d’une manière progressive, jusqu’à les réduire à néant, les droits que nous avons provisoirement maintenus sur les matières premières, telles que fontes, fers, cotons, laines, lins, chanvres, graines oléagineuses, etc., aussi bien que sur les denrées alimentaires, comme les céréales et les bestiaux. Les recettes pourraient donc commencer à s’affaiblir sur ces articles, car les droits descendraient bientôt à ce degré où ils cessent d’être largement productifs de revenu. Toutefois, comme les réductions ne seraient que graduelles, et comme, à mesure que le revenu faiblirait de ce côté, il continuerait à grossir sur les denrées coloniales, il serait facile de le maintenir, sur l’ensemble, à ce niveau de 300 millions qu’on aurait une fois atteint. Il ne faudrait certainement pas plus de dix ans pour que les seules denrées coloniales produisissent cette somme entière. Dans dix ans, en effet, la consommation du sucre de canne s’élèverait en France, en supposant toujours le droit à 35 francs, à 500 millions de kilogrammes pour le moins, ce qui donnerait déjà une recette de 175 millions. Les autres articles, café, thé, cacao, cannelle, poivre, piment, etc., produiraient sans peine le reste. On pourrait s’arrêter à ce dernier chiffre, en se fiant pour le reste à l’action du temps. Alors le moment serait venu de rayer définitivement du tarif tous les autres articles de quelque genre qu’ils soient, d’admettre en pleine franchise non-seulement les matières premières et les denrées alimentaires, mais encore les articles manufacturés, d’inaugurer enfin le régime d’une liberté parfaite.

Cependant le droit de 35 francs les 100 kilogrammes, auquel nous nous sommes arrêté, quoique fort inférieur au droit actuel, surtout si l’on considère que nous faisons disparaître à la fois les distinctions de provenances et les distinctions de qualités, paraîtra sans doute encore fort élevé. Il serait convenable de le fixer à ce taux pendant les premiers temps, de peur qu’une réduction trop forte au début n’occasionnât un mécompte au moins momentané dans les prévisions ; mais, dans la suite, il conviendrait peut-être de l’abaisser encore par degrés. Il faut se souvenir que le transport du sucre est ou doit être une des principales ressources de notre marine marchande. C’est d’ailleurs une substance très bienfaisante, très saine, et d’une utilité infinie pour les populations. Ainsi, dans l’intérêt des consommateurs aussi bien que dans l’intérêt de la marine, nous croyons qu’il conviendrait de réduire progressivement le droit à 25 francs le quintal métrique, peut-être même à 20 francs, selon que l’expérience aurait montré jusqu’où l’accroissement de la consommation répond assez exactement à la baisse des prix. Au taux de 25 francs, pour que la recette annuelle se maintînt au chiffre de 175 millions, il faudrait que la consommation s’élevât à 700 millions de kilogrammes par an. Il nous semble que ce résultat, quelque phénoménal qu’il doive paraître aujourd’hui, ne serait pas très difficile à obtenir. Arrêtons-nous toutefois au taux de 35 francs que nous avons d’abord admis. Il offrirait déjà une amélioration très notable dans le présent. Sachons réserver la part de l’avenir.

Douterait-on par hasard de la possibilité d’élever la consommation du sucre en France à 500 millions de kilog. dans dix ans ? Ce serait pourtant encore bien peu, si l’on considère les usages si variés de cette substance et l’extension pour ainsi dire indéfinie dont la consommation est susceptible. En supposant que la population de la France fût encore dans dix ans ce qu’elle est aujourd’hui, ces 500 millions de kilogr. ne représenteraient qu’une consommation moyenne de 14 kilogrammes par tête. Or, les marins de la marine royale en Angleterre n’en consomment pas moins de 24 kilogrammes par tête et par an. On en distribue 17 kilogrammes aux pauvres détenus dans les work-houses. Si l’on en croit les rapports de quelques négocians anglais, entendus, au mois de mars 1847, dans l’enquête sur les lois de navigation, la consommation dans l’Australie anglaise ne serait pas moindre de 45 kilogrammes par tête et par an. Serait-il donc si téméraire de prétendre que la consommation moyenne de la population française pourrait, dans dix ans, atteindre à la moitié de celle de la population australienne ? Or, dans ce cas, le chiffre que nous avons admis pour la consommation totale serait grandement dépassé.

Quant à la possibilité pour les pays producteurs de suffire à cette consommation croissante, elle est si bien constatée aujourd’hui, qu’il serait à peine utile de la démontrer. Nous n’ignorons pas les laborieux calculs que l’on a faits sur ce sujet et les conclusions sévères que l’on a prétendu en tirer ; mais nous savons aussi tout ce que ces calculs ont de vain. Il est impossible, d’abord, de déterminer, nous ne dirons pas d’une manière exacte, mais seulement d’une manière raisonnablement approximative, le montant actuel de la production du sucre dans le monde entier ; et, quand on y réussirait, le chiffre de la production actuelle ne prouverait rien quant à la production possible. Qu’on veuille donc bien se souvenir que jusqu’ici la culture de la canne à sucre a été constamment découragée dans les pays tropicaux, par l’incroyable obstination que l’Europe a mise à repousser ce produit, quand il ne venait pas exclusivement de quelques points déterminés. Si l’on considère que quelques portions fort restreintes du territoire français, exceptionnellement semées en betterave, plante qui ne contient que de faibles parties saccharines, ont produit l’année dernière 53 millions de kilogrammes de sucre, et même davantage en tenant compte des quantités fraudées, on pourra se faire une idée de la masse énorme que jetterait au besoin sur le marché de l’Europe un empire tel que le Brésil, si la culture de la canne y devenait, comme il est permis de s’y attendre, la principale culture du pays. Cependant le Brésil n’est pas à beaucoup près le seul pays sur lequel l’Europe puisse compter. Le doute n’est donc pas permis sur la possibilité d’un accroissement suffisant. L’est-il davantage sur la rapidité de cet accroissement ? ’ Les faits ont déjà répondu. Qu’avons-nous vu en Angleterre ? En 1846, les droits sur les sucres étrangers sont réduits ; aussitôt la consommation augmente dans une très forte proportion. Et non-seulement l’importation suit sans effort le progrès de cette consommation croissante, mais elle la devance de beaucoup, car, tandis que la consommation ne s’est accrue, dans les six premiers mois de 1847, comparativement aux six premiers mois de l’année précédente, que de 25,900,000 kilogrammes, l’importation s’est accrue de plus de 50 millions. Cinquante millions en six mois, c’est cent millions en un an. Pourtant il s’en faut de beaucoup que l’Angleterre ouvre ses portes toutes grandes aux importations du monde entier. Comment douter après cela de la possibilité, pour les pays producteurs, de livrer à la France 500 millions de kilogrammes dans dix ans ?

Tout ceci suppose, comme on l’a vu, que les surtaxes seraient entièrement abolies, et qu’une égalité parfaite serait établie entre les provenances de nos colonies et celles des pays étrangers. Si l’on jugeait devoir adopter d’abord un régime de transition, les résultats obtenus seraient moins brillans, bien qu’il fût encore possible de réaliser de beaux avantages, pourvu qu’on eût soin de modérer beaucoup les surtaxes et de faire disparaître au moins les distinctions si mal à propos établies entre les divers pays étrangers. Dans ce cas, le droit pourrait demeurer fixé à 35 fr. les 100 kilogrammes sur les sucres étrangers, et on le réduirait à 30 fr. sur le sucre de nos colonies. Pour les autres denrées, on admettrait des différences proportionnelles, en procédant toujours par réductions sur les provenances des colonies plutôt que par aggravations sur les provenances étrangères. De cette manière, l’accroissement de la consommation serait le même que dans l’hypothèse précédente, et, à ce point de vue, nous n’avons rien à changer à nos calculs. Seulement la part du trésor public serait moins belle, bien que toujours fort supérieure à celle que lui fait le régime présent. Ce qu’il y aurait peut-être de plus fâcheux dans cette combinaison, c’est que la fabrication du sucre indigène, qui entrerait en partage du privilège colonial, continuerait probablement ses envahissemens, envahissemens aussi funestes aux intérêts agricoles qu’aux intérêts maritimes du pays. Si l’on ne peut pas, si l’on ne doit pas désirer la ruine de cette industrie, aujourd’hui qu’elle existe et que de grands capitaux y sont engagés, on doit désirer du moins qu’elle demeure renfermée dans ses limites présentes. On l’y contiendrait, selon toute apparence, avec un régime d’égalité parfaite, qui serait pourtant très favorable à l’écoulement des produits ; mais en maintenant un privilège, si faible qu’il fût, nous craindrions que l’on n’y parvînt pas si sûrement. Et puis, n’est-ce donc rien que l’affaiblissement des recettes publiques, dans un temps où nos finances sont délabrées et où la question financière est précisément la clé de toutes les autres ? Ce sont ces considérations, jointes à l’insuffisance notoire de la production de nos colonies, qui nous feraient repousser, par rapport aux marchandises qui nous occupent, tout régime de transition.

Il nous reste à jeter maintenant un coup d’ail général sur tout ce qui précède.

Le tarif simplifié tant par la suppression totale des droits à l’exportation que par une large réduction du nombre des articles taxés à l’importation ; les matières premières mises à la portée de l’industrie et les objets de consommation usuels à la portée du peuple ; la position de notre marine marchande améliorée et son rôle agrandi, non-seulement par l’abaissement du prix de tous les matériaux de construction des navires, mais encore et surtout par un énorme accroissement des élémens du fret ; les recettes de la douane augmentées de 30 à 35 millions dès la première année et plus que doublées en quatre ans ; nos finances rétablies, et par là toutes les améliorations intérieures rendues possibles : tels seraient les résultats généraux de la réforme dont nous venons de dérouler le tableau. Et tout cela peut être obtenu sans effort, sans crise, sans aucune perturbation fâcheuse, disons même sans qu’aucun intérêt existant ait à souffrir.

Que cette réforme doive être favorable, en effet, à l’industrie, au commerce et à l’agriculture, c’est ce que nous avions tâché de prouver d’avance dans les études auxquelles nous nous sommes livré précédemment. Tout le monde ne l’avouera pas, sans doute ; nous espérons toutefois que les esprits non prévenus le reconnaîtront dès à présent ; les autres seront bien forcés de se rendre tôt ou tard à l’évidence. Quoi qu’il en soit, nous désirons au moins que notre pensée sur ce point soit bien comprise. Ce que nous disons, ce n’est pas seulement que nos grandes industries ne recevraient de cette réforme aucune atteinte fâcheuse : nous affirmons hautement qu’elles y puiseraient une vie nouvelle, qu’elles y trouveraient des élémens de force et de grandeur qui leur manquent dans leur état présent, en un mot, qu’elles passeraient presque toutes de l’état d’atonie ou de langueur où elles se trouvent à un état de vigueur et de prospérité. Quant à la marine, les avantages qui ressortiraient pour elle des mesures proposées sont tellement frappans, qu’il serait à peine utile d’insister sur ce sujet. Au reste, c’est sur l’accroissement considérable des recettes de la douane que nous voulions, avant tout, appeler l’attention. Loin d’exagérer cet accroissement inévitable, répétons-le, nous l’avons plutôt amoindri. Or, il faut se souvenir sans cesse que dans ces mots, accroissement notable des recettes publiques, sont comprises en germe la réforme postale, la réforme de notre système d’impôt et toutes les améliorations positives que le pays réclame depuis long-temps.

Il va sans dire que tous les calculs que nous avons faits sur l’accroissement probable de ces recettes supposent un temps de calme ; ils seraient nécessairement démentis dans un temps de crise et d’agitation politique comme celui que nous traversons en ce moment. Est-ce à dire pour cela qu’il faille renoncer aujourd’hui à effectuer une telle réforme ? Au contraire, c’est une raison de plus pour l’entreprendre sans tarder. Si le résultat ne se manifeste pas, pour l’année courante, par une augmentation positive du revenu public, il se fera sentir du moins par une atténuation du déficit inévitable dont la crise actuelle nous menace.


CHARLES COQUELIN.

  1. Voyez l’exposé des motifs du projet de loi présenté dans la session de 1847, page 10.
  2. Pour donner aux personnes étrangères à ces matières une idée de la finesse de ces fils, il nous suffira de dire que, dans le système métrique, le numéro se compte d’après le nombre de mille mètres nécessaire pour former un demi-kilo en poids. Ainsi un fil du n° 143 est celui dont il faut 143,000 mètres pour former un demi-kilo. De même, du n° 200, il faut 200,000 mètres pour former un demi-kilo, ainsi de suite.
  3. il est même arrivé quelquefois que le montant des primes payées à l’exportation a excédé, par rapport aux sucres étrangers, la somme des droits perçus. Par exemple, en 1845, on ne trouve en recette, à l’importation des sucres étrangers, qu’un chiffre de 8,439,614 francs, tandis que les restitutions de droits, soi-disant sur les mêmes sucres, se sont élevées, dans la même année, à 9,672,758 francs, ce qui prouve que ces sucres étrangers, loin de rester dans la consommation de la France, y servent plutôt de prétexte pour favoriser, au moyen de la fraude, l’écoulement au dehors d’une certaine quantité de sucre colonial ou indigène.
  4. Cette production est tombée, savoir : pendant les années de l’apprentissage des nègres, en 1835, 36 et 37, à 173,879,600 kil. en moyenne, et après l’émancipation complète, en 1839, 40 et 41, à 119,839,000 kil. Elle s’est pourtant relevée dans la suite, mais sans remonter à son ancien niveau. L’importation de toutes les colonies anglaises réunies, pour les six premiers mois de 1847, a été de 142 millions de kilogrammes, ce qui suppose environ 284 millions pour l’année entière.
  5. L’Angleterre a fait cette expérience en 1843. À cette époque, on avait dégrevé seulement les sucres des colonies, sans modifier la taxe sur les sucres étrangers. L’importation n’ayant pas augmenté sous ce régime, il en est résulté une perte annuelle d’environ 50 millions pour le Trésor public, sans aucun avantage pour les consommateurs. C’est seulement après la loi de 1846, qui dégrevait les sucres étrangers, que l’Angleterre a vu augmenter sa consommation et ses recettes. Il en serait de même, et à bien plus forte raison, pour la France.
  6. En vertu de la loi de 1846, la réduction de la surtaxe doit être graduelle, de manière à ce qu’elle ait entièrement disparu après un terme de cinq ans.
  7. Ce calcul de la consommation par tête se rapporte à la Grande-Bretagne seulement, non compris l’Irlande.
  8. La mise en consommation du cacao a été pour la France, en 1845, de 1,859,300 kil. Ce chiffre répond exactement à la moyenne des cinq années antérieures, ce qui prouve qu’il n’y a pas de progrès.
  9. Ce résultat a très peu varié pour les trois années que nous avons prises pour base de nos calculs, 1844, 1845 et 1846.