Les Droits de l’humanité/III

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F. Alcan / Payot et Cie (p. 66-78).

CHAPITRE III

LA GARANTIE DES DROITS


On a vu de qui se compose cette humanité dont nous voudrions énoncer les droits. Ceux que nous réclamons pour elle ont besoin d’une garantie, parce qu’ils sont constamment menacés. Si les hommes observaient spontanément dans leurs relations ce qu’ils considèrent comme juste, s’ils faisaient d’habitude aux autres ce qu’ils voudraient qu’on leur fît, le droit naturel se confondrait avec la morale ; tandis que, dans le monde où nous vivons, il importe de les distinguer avec soin.


I


Il serait vain de fonder le droit naturel sur la justice et la morale sur l’amour, ainsi qu’on l’a fait quelquefois, de même qu’il serait vain d’opposer la morale de la justice à la morale de l’amour. L’un ne va pas sans l’autre : être juste envers quelqu’un c’est le traiter comme étant son propre but ; l’aimer, c’est faire de lui mon but à moi-même ; l’amour enveloppe donc la justice, et tout ce qui sous le nom d’amour s’écarte de la justice, n’est qu’une mauvaise contrefaçon de l’amour. Réciproquement, traiter quelqu’un comme étant son but à lui-même, c’est déjà le vouloir ainsi, agir en conséquence, c’est prendre pour objet, de sa volonté, pour mobile de sa conduite le respect qu’on doit à cette personne. Nos désirs, nos passions influent sur nos jugements aussi bien qu’ils sont déterminés par les représentations de notre intelligence, de sorte que nous aimant toujours nous-mêmes, nous ne saurions traiter nos semblables comme nous-mêmes si nous ne leur portions aucune affection ; les poids étant inégaux, la balance pencherait toujours du même côté. Ainsi la justice ne va pas plus sans l’amour que l’amour sans la justice.

Il ne nous serait peut-être pas difficile de faire comprendre que si l’homme se connaissait bien, c’est-à-dire s’il se connaissait comme membre d’un tout organique, dont la prospérité dépend de son effort et sans la prospérité duquel il ne peut pas vraiment prospérer lui-même, la considération de son intérêt personnel lui dicterait la même conduite que la justice et la charité. Mais en fait la généralité des hommes n’aime après soi que le petit nombre de ceux qui lui tiennent de près, elle observe médiocrement la justice et n’entend pas bien son propre intérêt. Il n’existe probablement aucun peuple qui ne se fasse quelque idée du bien et du mal, à notre connaissance il n’en est point qui observe approximativement les règles morales dont il admet l’exactitude. De sa nature, l’homme individuel est à la fois but et moyen, ces deux côtés de son être ne devraient jamais être séparés : par le fait ils le sont presque toujours. Chacun se prend lui-même pour but exclusif et cherche à tirer le meilleur parti possible des autres, tandis que de leur côté ceux-ci le considèrent comme un obstacle ou comme un moyen pour leurs fins particulières. Ne trouvant pas de réciprocité, celui qui voudrait régler sa conduite envers les autres simplement sur ce qu’il croit être le bien ne ferait pas le bien qu’il se proposerait et serait bientôt arrêté, c’est-à-dire bientôt brisé.

De cette universelle condition des choses humaines, qu’un penseur éminent, M. Renouvier, dont nous avons largement profité dans ce travail, appelle avec raison l’état de guerre, résultent trois conséquences fort importantes, et qui n’ont pas toujours été comprises, bien qu’elles semblent de nature à frapper tous les esprits.

C’est d’abord une transformation profonde, un inévitable abaissement de la morale pratique ; c’est en second lieu la séparation de la morale et du droit ; enfin c’est la nécessité d’établir un pouvoir capable de faire observer le droit par la contrainte.


II


Transformation de la morale : Non-seulement le bien idéal ne peut pas être atteint, il ne doit plus même être directement poursuivi. La charité croit tout ; mais celui qui croirait tout ce qu’on lui dit ferait le jeu de la fourberie ; celui qui refuserait de dissimuler à l’occasion deviendrait bientôt complice du crime. De même, celui qui s’empresserait de soulager toutes les souffrances encouragerait la paresse et la débauche. Les devoirs, qui, dans l’idéal, convergent tous, se contredisent dans la réalité de notre vie, le souci de notre conservation personnelle, qui est proprement un devoir, parce que cette conservation est nécessaire à l’accomplissement de tous nos devoirs, nous permet rarement de suivre jusqu’au bout les inspirations de la charité ; pour atteindre le même but il nous force à suivre d’autres voies. La morale effective consiste à balancer constamment des obligations contraires, pour les concilier lorsqu’il est possible, ou sinon pour satisfaire à la plus impérieuse aux dépens des autres. La règle du moindre mal se substitue au pur idéal du bien, et la casuistique, justement vouée au mépris ensuite de l’abus qu’on en a fait dans un intérêt étranger au bien général, reste, après tout, le seul guide et le seul flambeau de ceux qui veulent sérieusement obéir aux prescriptions de la conscience.


III


Séparation de la morale et du droit : le droit est la règle de ce qui est défendu, de ce qui est permis et de ce qui peut être ordonné ; les obligations juridiques sont exigibles Si la justice et la bienveillance régnaient ici-bas, l’idée d’un devoir exigible ne trouvant pas l’occasion de s’appliquer ne serait probablement venue à l’esprit de personne, tandis qu’elle s’impose aux plus débonnaires dans le monde que nous habitons. Chacun entend qu’à tout le moins on respecte sa vie, l’intégrité de sa personne, ses moyens d’existence et la liberté de ses mouvements. Sa conscience lui dit bien haut qu’il a le droit de réclamer toutes ces choses et d’employer la force pour les obtenir, s’il en est besoin. Sa conscience lui dit aussi qu’il doit avoir les mêmes égards pour ses semblables, bien plus : qu’il doit leur être agréable par ses procédés, qu’il doit les aider dans leurs entreprises, qu’il doit subvenir à leurs nécessités, qu’il doit les préserver des maux dont il les voit menacés, au risque de se mettre en péril lui-même. Est-il en droit d’exiger constamment la pareille et de prendre ce qu’on lui refuse ? Le penser, et disposer sa vie en conséquence de cette opinion serait instituer la guerre en permanence, ce serait aller directement contre le but proposé. Le départ des devoirs exigibles et de ceux dont l’accomplissement doit rester libre, la séparation du droit et de la morale s’impose donc dans la pratique de la vie. L’Église romaine, qui prétend gouverner les consciences et réaliser le bien moral d’autorité, distingue entre les devoirs proprement dits, dont il est nécessaire de s’acquitter pour obtenir le salut, et les œuvres de perfection, qu’elle conseille sans les imposer. Mais la conscience ne s’accommode point de cette doctrine. Elle n’exige pas de nous la perfection, mais elle exige que nous y tendions constamment, et ne connaît d’autre limite à l’obligation du bien que la limite du possible. Cependant la doctrine des œuvres surérogatoires repose sur un fond de vérité : la solidarité du genre humain ; mais elle ne l’exprime qu’imparfaitement, sans parler de l’abus qu’en fait la prêtrise dans son intérêt particulier. Il n’y a pas d’œuvres surérogatoires ; la conscience nous impose l’obligation stricte de faire tout le bien possible. Nos semblables, en revanche, n’ont pas qualité pour rien exiger de nous sinon de ne pas leur nuire volontairement ; et encore ce devoir négatif lui-même, ils ne réussiront jamais à l’imposer dans toute son étendue, ils ne pourraient pas même essayer de le faire sans amener des conflits inextricables et sans empirer la situation.


IV


Enfin ce minimum de justice dont nous avons un besoin rigoureux pour subsister, les individus ne l’obtiendront jamais par leurs efforts isolés. Dans cet état supposé qu’on a désigné sous le nom d’état de nature, chacun aurait toujours tout à craindre de son voisin, et comme l’art de la défense consiste à prévoir le danger, il n’est pas besoin de faire les hommes pires qu’ils ne sont pour comprendre que l’insécurité générale y serait la guerre de tous contre tous. Ce qui nous préserve d’une condition aussi misérable, c’est que chacun sait pertinemment que s’il s’écarte des chemins tracés par la loi, la loi l’atteindra et le punira selon toute vraisemblance. Nous ne pouvons donc pas nous contenter de cette législation intérieure que nous trouvons écrite aujourd’hui dans notre conscience et dont nous n’avons pas d’ailleurs à rechercher ici l’origine. Il nous faut des lois communes à tous, des lois promulguées et dont l’observation soit imposée par une force supérieure, c’est-à-dire par des chefs auxquels le peuple ait promis d’obéir, auxquels il obéisse effectivement en considération du profit qu’il y trouve, et qui aient le plus grand intérêt eux-mêmes à faire régner l’ordre dans la société, pour y conserver l’autorité, les honneurs et les avantages matériels attachés à leur fonction. Quelle que soit l’origine historique des gouvernements, laquelle varie beaucoup d’un pays à l’autre, ils ne sont conservés et ne subsistent qu’en raison du service indispensable qu’ils rendent par la sécurité relative qu’ils procurent aux particuliers. Aussi n’imagine-t-on pas qu’il fût possible de s’en passer, et quand le gouvernement vient à manquer, le premier soin de tous est d’en constituer promptement un autre. Mais comme un gouvernement n’est jamais qu’un homme ou un groupe d’hommes sujets aux mêmes infirmités, aux mêmes passions que tous leurs semblables, et, par conséquent, très disposés à se servir dans leur intérêt particulier, pour la satisfaction de leurs passions personnelles, du pouvoir dont ils sont investis dans l’intérêt de la communauté, il est essentiel que les gouvernements soient organisés suivant des lois fixes, qui offrent aux citoyens des moyens réguliers de prévenir et de réprimer au besoin leurs empiètements.

Les droits que nous chercherons à formuler sont donc les droits que la loi devrait garantir suivant la justice. Et dans le nombre nous aurons à distinguer d’un côté les droits des particuliers dans les relations qu’ils soutiennent entr’eux sous l’autorité du gouvernement établi, de l’autre leurs droits vis-à-vis de ce gouvernement, enfin le rôle qui leur appartient dans la constitution du gouvernement lui-même.