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Les Droits de l’humanité/IV

La bibliothèque libre.
F. Alcan / Payot et Cie (p. 79-97).

CHAPITRE IV

DROITS INDIVIDUELS


Nous venons d’indiquer, dans le précédent chapitre, d’où vient la nécessité pour l’homme de chercher une garantie aux droits que lui confère sa nature d’être moral sujet aux conditions physiques de l’existence ; et nous avons rappelé dans quelle organisation il va chercher cette garantie. Disons maintenant quels sont les plus essentiels de ces droits, sans prétendre en donner l’énumération complète.


I


Le droit général où sont renfermés tous les droits particuliers est celui d’être soi-même, le droit de se réaliser, qui comprend d’abord le droit à la vie, c’est-à-dire le droit au travail et à l’usage des fruits du travail, puisque cet usage est l’indispensable condition de notre existence. Nous y insisterons lorsque nous arriverons à considérer l’être humain dans ses rapports avec la nature, qui lui fournit son entretien ; pour le moment il suffit d’en marquer la place.

Au droit de vivre en acquérant, se joint immédiatement celui de protéger sa vie et son bien contre toute attaque, particulièrement contre celles dont nous menacent les besoins et les passions de nos semblables, le droit de défense, où nous avons déjà trouvé la raison de l’État, et dont nous ne sommes pas dispensés par là de parler encore. En effet, loin d’absorber et d’éteindre le droit naturel, la loi positive le laisse subsister ici dans sa forme première, parce que la garantie qu’elle procure est incomplète et ne supprime pas le danger. La loi, qui interdit en général de se faire soi-même justice, ne punit pas celui qui repousse et qui tue un assaillant sur le grand chemin ; elle ne punit pas non plus celui qui tire sur un voleur dans sa maison, peut-être même dans son verger, bien qu’on prétende mesurer le droit de défense à la gravité de l’attaque. Mais comme l’unique moyen de conjurer le péril serait souvent de le prévenir, en ôtant le moyen de nuire à qui nous menace, ce que la loi ne saurait permettre ; comme cette loi ne pourrait pas nous protéger contre ces dangers présumés sans gêner arbitrairement la liberté d’autres personnes, l’on conçoit et l’on éprouve que nous protégeant en général, elle nous découvre et nous paralyse en tel cas donné. L’habitude de porter des armes est dans certaines contrées la cause de meurtres infinis, mais l’interdiction en favoriserait singulièrement les assassins au détriment des gens paisibles. C’est un cas où les inévitables imperfections de l’état social se laissent toucher du doigt. Inutile de s’y arrêter, le sentiment public ne réclamant pas de réforme en cette matière. À l’état brut, le droit de défense n’occupe en civilisation qu’une place subordonnée. En revanche, nous avons déjà vu comment il entre dans l’ensemble des droits, auquel il imprime un caractère dont le discernement n’est pas sans importance, puisqu’il fait comprendre la différence entre l’idéal de la société juridique et celui d’une société vraiment morale.


II


Le développement de la personnalité morale implique la faculté d’aller et de venir, qu’il ne saurait être permis d’aliéner d’une façon permanente. Trop de gens encore, dans la société que nous connaissons, pourraient être tentés d’échanger cette liberté contre du pain ; mais les abus de tels contrats sont si prochains, la contagion si menaçante, que l’État doit interdire toute aliénation perpétuelle de la liberté, soit au profit des particuliers, soit au sien propre, et déclarer, pour cause d’intérêt public, tout engagement de travail personnel résiliable à court délai par chaque partie, lors même qu’à ne considérer que les contractants, les raisons d’en user ainsi seraient discutables.

La question de l’esclavage est trop complètement résolue dans la conscience publique pour qu’il soit à propos d’appuyer davantage. Ce qui mériterait peut-être examen encore aujourd’hui, c’est le droit d’un peuple ou d’un groupe de peuples à supprimer cette institution chez ceux où les mœurs la conservent, qu’il s’agisse d’empêcher la vente des hommes ou d’en punir l’acquisition. Mais ceci n’est plus proprement la question de l’esclavage, c’est celle de la colonisation, et la question de la colonisation conduit droit à celle de la propriété du sol tout esprit qui tient à l’accord dans ses jugements. Le simple fait d’occuper un territoire donne-t-il un droit sur ce territoire ? Faut-il que trois cent millions de blancs, quatre cent millions de jaunes meurent de faim pour laisser quelques milliers de Sioux et de Papous, voire quelques millions de nègres jouir librement des vastes solitudes qu’ils parcourent sans les utiliser, ou dont ils ne cultivent que de faibles parties ? Le droit d’occupation le voudrait ainsi, mais à ce compte toute colonisation serait criminelle, car toutes les terres habitables sont habitées, et les cessions attribuées aux chefs sauvages dans des documents qu’ils ne pouvaient pas comprendre et dont la teneur est un prétexte, ne sauraient donner le change à personne. Ceux qui les ont consenties n’auraient jamais eu qualité pour le faire et ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Si l’on attribue une valeur juridique à la souveraineté des indigènes, il faudrait respecter leurs coutumes, car les considérations d’humanité ne sauraient prévaloir contre la justice. Mais en réalité le droit international a toujours quelque chose d’artificiel, il n’existe réellement qu’entre les États qui se sont reconnus réciproquement une personnalité juridique, hors de cette enceinte, il n’y a guère à considérer que les individus. En se plaçant à ce point de vue, attaquer et détruire le marchand d’esclaves et le négrier, occuper les territoires dont les chefs vendent leurs sujets ou leurs voisins, c’est secourir des opprimés, qui auraient certainement invoqué l’assistance de leurs libérateurs s’ils en avaient connu la présence et les intentions. Nous ne voudrions pas abandonner le terrain du droit, hors duquel il n’y a que tyrannie et confusion, mais nous estimons que les peuples civilisés sont en droit de supprimer le commerce des esclaves et l’esclavage lui-même, tout comme ils sont autorisés à se partager l’Afrique et les autres pays barbares, afin d’améliorer la condition matérielle et morale de leurs habitants, deux compétences qui n’en forment qu’une en réalité. Est-il besoin d’ajouter que cette compétence emporte un devoir, le suprême devoir de la solidarité universelle, qui nous presse de réaliser l’humanité par l’affranchissement de tous ses membres, sans en supprimer, sans en excepter aucun ?


III


Si la réalisation du bien moral, qui est le vrai bien, implique la liberté d’aller et de venir, à plus forte raison réclame-t-elle la liberté de sentir, la liberté de penser et de manifester ses sentiments et ses convictions scientifiques, politiques, religieuses, morales même, ou sur quelque sujet que ce puisse être, sans blesser la personne et le droit d’autrui. Nous ne parlons pas de la conscience, dont l’intimité se défend elle-même ; nous parlons de la liberté d’exprimer ses convictions par le geste, la parole et l’écriture, la liberté du prosélytisme et de la propagande. Elle peut faire et fait assurément beaucoup de mal, mais la contrainte en fait davantage.

Cette règle ne souffre qu’une exception, plus apparente que réelle : nous estimons en effet légitime et nécessaire l’interdiction des spectacles et des discours qui parlent aux sens pour exciter à la volupté. Ce n’est pas que nous jugions cette forme de l’immoralité plus répréhensible que toute autre, une telle opinion serait peu fondée et d’ailleurs ne justifierait pas la conclusion ; c’est simplement qu’en réalité l’interdiction de tels spectacles n’a rien à faire avec la liberté de penser. Celui qui prêche le meurtre et le vol pourra bien troubler les esprits, mais ses conseils ne seront suivis que par ceux qu’ils auront convaincus ; du moins l’exception serait-elle un cas de vertige assez rare ; tandis que l’image impudique agit sur les nerfs de ceux qui l’abhorrent autant, peut-être plus que sur les nerfs de ceux qu’elle enchante ; elle pousse à l’acte par une impulsion vraiment mécanique et produit un trouble profond et durable même chez ceux qui résistent à cette impulsion. Il s’agit donc ici de phénomènes pathologiques et d’une intoxication proprement dite. Il s’agit d’une atteinte à l’intégrité, à la santé, à la liberté du public, dont la répression s’impose à l’autorité, quelque restriction qu’on apporte à sa compétence. De telles exhibitions sont intolérables, et la vente, même en secret, d’une semblable marchandise constitue un délit de droit commun.

Mais empoisonner par suggestion, propager de mauvaises doctrines, se rendre désagréable aux gens susceptibles sont trois actes de caractères essentiellement différents. Aussi longtemps qu’elle n’entre pas dans la préparation d’un délit déterminé, la propagande des opinions les plus subversives ne saurait être poursuivie sans établir par là même l’autorité politique maîtresse des opinions, sans faire du tribunal et du pouvoir politique l’arbitre de la vérité, et sans rendre tout progrès impossible si l’on restait conséquent à son principe, ce qui, grâce à Dieu, n’est pas fréquent dans l’humanité. Est-il d’ailleurs besoin d’ajouter que l’autorité sacerdotale n’est qu’un pouvoir politique du moment qu’il met la contrainte matérielle à son service ?

Quant aux manifestations publiques de sentiments qui ne sont pas envisagés comme condamnables par eux-mêmes, pourvu que personne ne soit obligé de s’y associer et qu’elles n’obstruent pas la voie publique, nous ne voyons pas trop sur quel motif raisonnable on pourrait se fonder pour les réglementer ou les interdire, ou plutôt nous ne savons que trop combien les prétextes invoqués à cet effet sont lamentables et puérils. La vraie liberté, la liberté que nos cœurs désirent consisterait sans doute à faire ce qui nous plaît et à le faire faire au voisin, en l’empêchant de faire ce qui nous déplaît : malheureusement cette liberté ne sera jamais à l’usage que de quelques-uns, sinon d’un seul. Mais on s’est avisé depuis J.-J. Rousseau de la transporter à la majorité. C’est dans la patrie de cet illustre écrivain qu’on a trouvé bon d’interdire aux ministres des cultes de porter hors du temple le costume de leur profession, par égard pour les gens d’esprit à qui déplaît la soutane. La majorité fait de plein droit tout ce qu’elle veut, de plein droit elle interdit ce qui l’ennuie, parce qu’elle est la majorité. Cette politique est d’une simplicité merveilleuse. « Nous sommes deux, vous êtes un : la majorité décide que vous lui livrerez votre bourse, exécutez-vous ! » Mais si cette règle de conduite est bonne en matière d’impositions, la pensée en réclame une autre. Ainsi compris, le pouvoir de la majorité se réduit au droit du plus fort, et la majorité n’est pas toujours la plus forte ; de pareilles idées ramèneraient à l’anarchie par la route du despotisme. Suivant nous, les droits de la majorité sont des droits délégués, et n’ont trait qu’aux matières qui lui ont été formellement remises par l’acte constitutif de la société. Cette opinion contestée en principe, et peut-être un peu démodée, reste néanmoins indiscutable pour les pays où il existe une constitution écrite, et lorsque une telle constitution garantit formellement la liberté religieuse, par exemple ; cette liberté devrait, semble-t-il, l’emporter sur les caprices d’une commune, d’un quartier ou d’une troupe de polissons, même lorsqu’elle est formellement subordonnée à la conservation de l’ordre public, car l’ordre public n’est pas troublé par des chants et des prières, et garantir une liberté sous la condition qu’elle ne sera point attaquée ne peut s’appeler qu’une dérision d’assez mauvais goût.

La liberté religieuse a poussé son chemin péniblement, les motifs qui pendant des siècles l’ont fait proscrire n’ont pas encore perdu toute leur puissance, ils tiennent à la nature même de la religion. Le Dieu qu’on implorait autrefois était le Dieu national, le nôtre est le Dieu de l’univers. Le fidèle a besoin de s’unir personnellement à Lui, mais il a besoin que ses concitoyens, ses semblables, ses frères soient compris dans la même union.

Il en a besoin pour eux : c’est la charité, dont le prosélytisme est inséparable lorsqu’on est religieux, c’est-à-dire lorsqu’on voit dans la religion qu’on professe le plus grand des biens pour la génération présente et pour les générations à venir.

Il en a besoin pour lui-même, la solidarité qui nous enchaîne s’atteste au fond de son cœur. Il sait prier seul, mais il prie mieux avec l’assemblée, il a besoin de prier avec tout le monde ; l’humanité ne peut s’unir à Dieu qu’en étant unie avec elle-même. Le fidèle a donc besoin de faire partager ses sentiments ; il lui faut supprimer les fausses doctrines, et comme rien n’importe davantage que la vérité ; il ne reculera devant aucun moyen pour y parvenir.

Ainsi la lumière sort des bûchers. Les crimes les plus révoltants sont le contrecoup d’élans et d’actes sublimes, l’essence la plus exquise devient le plus redoutable des poisons. En forçant les gens d’entrer, le fanatisme n’oublie qu’une seule chose ; c’est qu’entrer de la sorte n’est point entrer, que la religion du cœur seule est vraie ; tandis que les cérémonies dont le cœur est absent sont abominables, et que la responsabilité du sang qu’il a répandu n’est rien devant la responsabilité des sacrilèges qu’il a fait commettre. Il est certain que la distinction entre la morale et le droit, et par conséquent toute liberté quelconque, jure avec l’infaillibilité ; mais si l’infaillibilité pouvait être discutée, nous lui signalerions ce qu’il y a d’absurde et de contradictoire dans l’idée d’un Dieu tout puissant qui ordonnerait d’imposer par la contrainte extérieure la profession de la vérité, quand il lui était si facile d’y contraindre intérieurement en imprimant à celle-ci le sceau de l’évidence.

Genève n’en a pas moins brûlé comme Rome. Mais enfin, si tordue et si faussée qu’ait été la conscience du monde chrétien par l’aveugle orgueil des Églises, elle s’est redressée, et l’indifférence aidant, elle a fini par comprendre. La liberté religieuse figure au premier rang des droits acquis à la civilisation. Partout la liberté religieuse est maintenant reconnue et pratiquée, à l’exception de la Russie et de la Suisse. En Russie, où l’intolérance est sinistre, tragique dans son impuissance, elle entre comme un élément essentiel dans la politique et dans la constitution du pays. En Suisse, où son effort ne va qu’au ridicule elle est contraire aux lois, aux déclarations des magistrats, à tous les intérêts publics et n’a d’autre sens que l’anarchie. Des magistrats éclairés, qui voudraient être pris au sérieux et qui le mériteraient mieux que bien d’autres, mais qui ont leur point d’appui dans la rue, sont naturellement fort embarrassés lorsqu’ils ne savent plus comment colorer les caprices de leur souverain.

En revanche, la liberté religieuse est reconnue à Rome, en Espagne, en Autriche. Sa cause est gagnée. Cependant on ne saurait méconnaître que le respect des opinions déplaisantes et du droit des particuliers à les propager par tous les moyens compatibles avec la liberté d’autrui suppose un niveau de culture si élevé qu’il serait imprudent de se fier aux apparences. La liberté religieuse en particulier ne sera jamais vraiment garantie que par la neutralité de l’État. Entretenir une église avec l’impôt levé sur tous les contribuables, tout en reconnaissant la liberté des cultes dissidents, est un compromis sans valeur logique et sans vertu morale. Supportant double charge, obligés de subvenir aux besoins d’une institution qu’ils jugent nuisible, les séparés sont constitués par ce régime en citoyens d’ordre inférieur, tandis que la sincérité des ministres qui acceptent les bénéfices du privilège peut toujours être soupçonnée. Si l’existence d’une église établie et la liberté de conscience ne sont pas incompatibles, il faut reconnaître au moins que ce sont des conceptions d’un ordre opposé, correspondant à des états différents de la conscience, à des phases distinctes de la civilisation. Mais le présent renferme-t-il jamais autre chose que les vestiges du passé mêlés aux anticipations de l’avenir ?