Les Droits de l’humanité/V

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F. Alcan / Payot et Cie (p. 98-111).

CHAPITRE V

DROITS COLLECTIFS


I


Le droit de manifester son opinion dans toutes les formes qui ne constituent pas des délits par elles-mêmes renferme implicitement le droit de réunion. L’exercice de ce droit est dangereux, comme celui de tous les autres ; mais dans un état qui subsiste par la justice et pour la justice il ne saurait être limité préventivement aussi longtemps qu’il ne porte pas d’atteinte à la liberté des citoyens. Le soumettre à la permission préalable du magistrat, fixer d’avance le nombre autorisé des participants, c’est le supprimer, et lorsqu’on l’admet en principe c’est se contredire avec un abandon qui touche à l’impudence. Les restrictions légitimes ne sauraient être ici que des mesures temporaires, très exceptionnelles, et motivées sur les évidentes nécessités du salut public.

Il n’en est pas de même du droit de s’obliger, acte indispensable à la vie économique et morale, mais qui par sa nature atteint la liberté des contractants, et, suivant les objets auxquels il s’applique, peut toucher les intérêts d’autres personnes ou ceux de la société dans son ensemble.

Les conventions entre particuliers doivent respecter les droits des tiers et les principes sur lesquels est fondé l’état social. Tel est le sens de la loi positive qui frappe de nullité les stipulations immorales. Il vaudrait mieux dire les stipulations injustes, et c’est bien ainsi qu’on l’entend. L’interprétation littérale de ce dispositif établirait l’État juge et gardien de la morale, ce qui revient à prendre à la morale ce qui fait sa force et, pour tout dire, à la supprimer.

La légitimité du contrat suppose que les parties étaient libres d’y consentir ou de s’y soustraire et qu’elles comprenaient la portée de leur engagement ; mais cette capacité ne saurait être appréciée que suivant des règles uniformes, et par conséquent assez grossières. Nous reviendrons sur cette matière en parcourant les principaux objets où de tels accords sont exigés.


II


Toute société volontaire est fondée sur un contrat. Nous désignons sous le nom de droit d’association la faculté d’instituer des sociétés permanentes entre un nombre indéfini de personnes pour la réalisation d’un but quelconque, religieux, politique, économique, esthétique, moral, scientifique ou de pur agrément.

L’association volontaire, c’est la civilisation, c’est l’humanité. L’État ne saurait l’interdire sans y suppléer, c’est-à-dire sans contracter l’engagement de réaliser par la contrainte toutes les fins de l’humanité, ce qui est impossible et contradictoire, puisque la fin supérieure de l’humanité consiste dans la communion volontaire d’êtres personnels développés par la liberté. Soumettre les sociétés particulières à l’autorisation du gouvernement, c’est tout livrer à son bon plaisir. Ainsi nous réclamons la liberté d’association comme un droit inaliénable.

Cependant on ne saurait contester qu’en grandissant, une société politique ne puisse acquérir des forces capables de mettre en péril l’ordre existant, qu’elle affiche son but ou le déguise sous un prétexte plus ou moins bien imaginé. Interdire à l’État de supprimer par mesure préventive une société dangereuse reviendrait presque à rendre sa défaite inévitable. Mais pour importante que puisse être la stabilité d’un gouvernement, il ne convient pas de lui sacrifier les raisons mêmes de son existence. Un pouvoir fondé sur la volonté générale trouvera dans l’organisation de ses partisans les moyens de résister à tous les assauts s’il ne s’abandonne pas lui-même. Et s’il s’abandonne, ou que son peuple l’abandonne, la perte n’en sera pas un mal sans compensation. Il y a dans ce sujet des conflits dont la théorie ne saurait fournir une solution uniforme.


III


Cette considération nous conduit au dernier sujet auquel il nous semble nécessaire de nous arrêter dans la matière des droits personnels. Tous les droits ici mentionnés ont besoin d’être garantis par l’autorité publique, et leur garantie ne saurait être effective qu’au moyen d’un contrôle exercé par les citoyens sur le gouvernement. Quelle que soit l’origine historique de l’État, sa légitimité repose tout entière sur le consentement des citoyens, consentement dont on n’est certain que lorsqu’il s’exprime par des faits positifs.

Ainsi les droits civiques sont le complément et la sanction des droits privés. Ils ne sont pas autre chose, car le pouvoir de dicter à ses semblables ce qu’ils ont à faire n’appartient naturellement à personne ; aussi ne conçoit-on de motif raisonnable pour sacrifier à l’État une partie de nos libertés naturelles que le dessein d’assurer la part qui nous en reste. Mais l’État qui écarte systématiquement des affaires une classe de ses ressortissants se trouvera tôt ou tard conduit à leur refuser les droits précédemment énumérés et ceux dont il nous reste à parler, parce que l’exercice en deviendrait un danger pour lui. D’autre part l’État, et les citoyens actifs qui le composent ou qui l’administrent compromettent leurs plus précieux intérêts lorsqu’ils en remettent la gestion à des personnes notoirement incapables ou mal intentionnées, et les exclusions politiques se justifient toujours en alléguant que certains individus, certaines classes sont incapables ou qu’elles nourrissent de mauvais desseins. Ceux qui l’affirment sont eux-mêmes sujets à l’erreur, à la passion, et, sous couleur du bien public, on peut les soupçonner de défendre leurs privilèges. Si le désintéressement était la règle, il vaudrait mieux, sans contredit, remettre la chose publique aux mains des plus éclairés, la doctrine de ceux qui fondent la démocratie sur la bonté native du cœur humain est loin d’accuser une logique irréprochable ; mais l’histoire offre peu d’exemples d’une classe qui ait gouverné pour le profit des autres classes, ou qui ait mis seulement leur cause en balance avec son intérêt particulier. Dans ce sujet, aucune règle absolue ne se justifie devant la raison. La mesure des droits politiques est variable suivant l’état social. Il est des pays où la condition mentale de la masse est telle que les lui jeter à la tête serait se condamner à des siècles d’anarchie et de confusion. Mais sans être tous parvenus au même niveau, ceux auxquels ces réflexions sont adressées possèdent une culture assez homogène pour autoriser l’opinion qu’aucune classe n’y saurait sans injustice être réduite à la sujétion. Le service militaire obligatoire est établi presque partout dans notre Europe, et le droit de suffrage répond à l’impôt du sang. La guerre éclaterait moins souvent lorsque les pères et les mères des soldats seraient appelés à la décréter. Dans l’intérêt public, quelques conditions de capacité peuvent être réclamées, l’idée de subordonner les droits politiques à la possession d’une fortune ne saurait se justifier ; l’expérience a trop bien montré que sous un régime pareil les arrangements économiques se prennent au détriment du pauvre. Mais vouloir que tous aient part à la vie publique n’est pas nécessairement vouloir faire la part égale à tous sans distinction. Le mot : une tête, un vote n’est que le mot d’ordre d’un parti. Dans toute société librement formée, l’influence et l’autorité sont proportionnelles à l’importance des apports. L’égalité démocratique n’est pas un principe de droit naturel. Le petit nombre qui gouverne et qui croit sa liberté menacée n’a pas besoin de s’excuser lorsqu’il défend le pouvoir qui la garantit. Ce que l’équité lui demanderait, ce serait de rendre possible l’extension des droits politiques par les bienfaits de l’éducation, plutôt que de fortifier et de resserrer son privilège comme il l’a fait trop souvent et comme il sera toujours tenté de le faire. Le temps présent nous montre qu’il s’acquitte effectivement de ce devoir lorsqu’il en a compris la nécessité. Nous reviendrons plus loin sur cette matière.

Que les droits énumérés appartiennent également aux deux sexes, y compris le droit de suffrage, cela ressort suffisamment de la manière dont nous avons défini l’être humain. La femme est soumise aux lois ; elle doit pourvoir elle-même à son existence ; elle contribue aux charges publiques ; la compétence des majorités résulte des nécessités de l’ordre social, que tous réclament parce qu’il est un besoin pour tous : celui qui reconnaît ces vérités ne saurait en décliner les inévitables conséquences relativement au point soulevé. Il n’y a pas de proportion entre les raisons d’affirmer et les objections, pour sérieuses que celles-ci puissent être. Le service militaire n’en est pas une, les femmes pourraient y être appelées avec le plus grand profit, conformément à leurs aptitudes. Mais les détails d’application ne sauraient être discutés ici.

Le principe que les deux sexes doivent avoir part au gouvernement n’implique pas nécessairement qu’ils soient mêlés dans tous les parlements et dans tous les tribunaux. La question de capacité ne peut pas équitablement être préjugée, il appartient à l’expérience d’en décider, et l’expérience loyale n’en saurait être tentée avec des sujets élevés pour la servitude. La justice s’introduit dans l’éducation sous l’empire des besoins croissants qui obligent les familles de préparer leurs enfants des deux sexes à lutter pour leur existence économique. Lorsqu’en vertu de cette éducation, les femmes exerceront toutes les professions libérales, leur éloignement des Conseils n’aura plus de sens. Leur ouvrir l’Université, c’est leur ouvrir le Parlement dans un délai plus ou moins rapproché. Naturellement, pour que la qualité des femmes à prendre part aux affaires publiques soit reconnue, il faut tout d’abord qu’elles s’en soucient ; le mouvement dans ce sens qui s’est prononcé depuis quelque temps chez les peuples anglo-saxons des deux côtés de l’Atlantique ne s’est accusé dans l’Europe continentale que par quelques manifestations isolées. Lors de l’Exposition universelle de 1889, le Congrès international des œuvres et des institutions féminines n’a pas jugé opportun de formuler aucun vœu sur ce sujet. Le Congrès français et international du droit des femmes réuni dans les mêmes circonstances par les soins de Mlle Deraismes et de M. Léon Richer n’a pas obtenu le patronage du gouvernement[1]. En réalité, l’opinion n’est pas encore formée sur cette matière où la famille et les mœurs, le droit économique et la paix internationale sont si puissamment intéressés. On voit que le siècle prochain ne manquera pas encore de besogne. Cependant le mouvement vers l’égalité juridique des sexes se prononce de plus en plus dans tous les pays. La proposition signée par 145 députés de faire participer les femmes commerçantes à l’élection des tribunaux de commerce est, en France, un premier symptôme d’ébranlement. Toute chose veut son temps, et les pays accoutumés à marcher par à-coups et par révolutions violentes sont ceux où la routine prospère le mieux. Sans rien demander au présent, sinon peut-être quelque sérieux dans l’étude, nous rappelons que la sujétion de la femme est un simple fait de force, que les progrès de la civilisation générale et ceux de son émancipation marchent du même pas, que l’égalité juridique des sexes est un desideratum de la conscience morale et que les droits octroyés ne sont jamais qu’à bien plaire.



  1. Voici les résolutions adoptées par ce Congrès, dont les délibérations ont été suivies avec le plus grand intérêt :

    1o Le congrès, pensant que la question du salaire des femmes et de leurs journées excessives ne peut être résolue que par des réformes légales et constitutionnelles, demande l’émancipation civile et politique de la femme, qui donnera à l’épouse la disposition de ses salaires, et à la femme en général une représentation pour ses intérêts pécuniaires.

    2o Que les institutrices aient un salaire égal à celui des instituteurs ;

    3o Que toutes les femmes aient accès aux carrières libérales, qu’elles puissent exercer la profession d’avocat ;

    4o Que les femmes soient admises comme employées dans les bureaux de l’Assistance publique ; que les emplois d’enquêteurs, de visiteurs auprès des nourrices, soient occupés par des femmes, sous la surveillance de doctoresses ;

    5o Que la police des mœurs soit supprimée ;

    6o Que le code soit revisé en ce qui concerne les femmes dans le sens de la justice et de l’égalité absolue.

    7o Que l’article 344, interdisant les recherches en paternité soit abrogé.