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Les Eaux de Saint-Ronan/03

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Les Eaux de Saint-Ronan
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 231-241).


CHAPITRE III

L’ADMINISTRATION.


Il doit y avoir un gouvernement dans toute société : les abeilles ont leur reine, et les troupeaux de cerfs leur conducteur ; Rome avait ses consuls, Athènes ses archontes ; et nous, monsieur, nous avons notre comité administratif.
L’Album des Eaux de Saint-Ronan.


Le lendemain, Francis Tyrrel fut définitivement établi dans ses anciens quartiers, et il annonça le dessein d’y rester plusieurs jours. L’ancien voiturier du lieu apporta sa ligne de pêcheur et sa malle, avec une lettre pour Meg, datée d’une semaine auparavant, lettre par laquelle elle était priée de se préparer à recevoir une vieille connaissance. Cette annonce, quoique un peu tardive, fut reçue par Meg avec beaucoup de satisfaction : c’était, dit-elle, une attention polie de la part de M. Tyrrel, et John Hislop, quoiqu’il ne fût pas tout-à-fait aussi prompt, était beaucoup plus sûr que toutes leurs postes ou leurs exprès. Elle remarqua aussi avec plaisir qu’il n’y avait pas de fusil dans le bagage de son hôte ; car cette diable de chasse les avait mis, elle et lui, dans de mauvaises affaires. Les lairds en avaient crié, comme si elle avait fait de sa maison le rendez-vous des chasseurs et des braconniers de bas étage. Et cependant pouvait-elle empêcher deux jeunes égrillards d’aller prendre leurs ébats ? Ils avaient d’ailleurs la permission de chasser sur les terres du voisin ; leur droit s’étendait jusqu’aux limites de la propriété ; mais pouvaient-ils y regarder de bien près au moment où des coqs de bruyère se levaient devant eux ?

Au bout d’un jour ou deux, l’étranger se fit des habitudes si paisibles et si solitaires, que Meg elle-même, la plus remuante et la plus turbulente des créatures humaines, commençait à se trouver vexée de ne point avoir tout l’embarras sur lequel elle avait compté. L’indifférence extrême et toute passive que son hôte affichait sur tous les points lui causait sans doute ce même sentiment d’impatience qu’éprouve un bon cavalier quand sa monture trop docile se fait à peine sentir sous lui. Les promenades de Tyrrel étaient consacrées à visiter les retraites les plus solitaires parmi les bois et les montagnes du voisinage. Il laissait souvent sa ligne à la maison, ou ne la prenait avec lui que comme un prétexte pour errer à pas lents sur les bords de quelque petit ruisseau… et ses succès à la pêche étaient si peu de chose, que, si l’on en croyait Meg Dods, le joueur de cornemuse de Peebles[1] aurait pris un panier de poissons avant que M. Francis en eût pêché une demi-douzaine : de sorte qu’il fut obligé, pour avoir la paix, de rétablir sa réputation en prenant un superbe saumon.

Les peintures de Tyrrel, comme disait Meg, n’allaient pas mieux que sa pêche. Souvent, à la vérité, il lui montrait les esquisses qu’il rapportait de ses promenades, et qu’il avait coutume de terminer à la maison ; mais Meg en faisait peu de cas. « Que signifiaient, disait-elle, des chiffons de papier avec des marques noires et blanches, qu’il appelait des buissons, des arbres et des rochers ?… Ne pouvait-il pas les peindre en bleu, en vert et en jaune comme les autres gens ? Vous ne gagnerez jamais votre pain de cette manière, monsieur Francis. Vous devriez avoir une grande toile comme Dick Tinto, et peindre les gens eux-mêmes, ce qu’ils aiment beaucoup mieux à voir que tous les rochers de la rivière. Et je ne vois même pas pourquoi quelques uns de ces buveurs d’eau ne monteraient pas ici pour poser ; ils passent plus mal leur temps, j’en réponds… et je suis sûre que vous pourriez gagner une guinée par tête avec eux. Dick en prenait deux ; mais il avait la main exercée depuis longtemps, et l’on ne peut pas voler avant d’avoir des ailes. »

En réponse à ces remontrances, Tyrrel l’assurait que les esquisses dont il s’occupait étaient fort estimées, et qu’un artiste dans ce genre était souvent beaucoup mieux payé qu’on ne l’est pour des portraits et des dessins coloriés. Il ajoutait que ces dessins étaient souvent faits dans l’intention d’enrichir des éditions de poëmes populaires, et donnait à entendre que lui-même était occupé de quelque travail de cette nature.

Meg brûlait du désir de vanter le mérite de son hôte comme artiste à Nelly Trotter, la marchande de poisson… La charrette de celle-ci formait le seul canal neutre de communication entre la vieille ville et les eaux, et cette messagère était bien dans l’esprit de Meg, parce que, comme Nelly passait devant sa porte en se rendant aux eaux, elle avait toujours le premier choix du poisson… Luckie Dods avait, à la vérité, été si fatiguée et, pour ainsi dire, si irritée par le récit qu’on lui faisait des personnages distingués, accomplis en toute sorte de perfections, arrivant de jour en jour à l’hôtel, qu’elle était enchantée de cette heureuse occasion de triompher d’eux à l’aide d’armes pareilles aux leurs ; et l’on peut croire que les qualités de son hôte ne perdirent rien à être vantées par sa bouche.

« Il faut que j’aie le meilleur de la charrette, Nelly… si nous pouvons nous arranger… car c’est pour un des meilleurs peintres. Votre beau monde là-bas donnerait ses oreilles pour voir ce qu’il a fait… il gagne de l’or à pleines mains pour trois coups de crayon en long et autant en large… et ce n’est pas un ingrat coquin… comme Dick Tinto, qui n’eut pas plutôt empoché mes vingt-cinq beaux shellings, qu’il courut les dépenser à leur bel hôtel là-bas ; mais un jeune homme comme il faut et tranquille, qui connaît quand il est bien, et demeure encore à la vieille auberge… et pourquoi non ?… Dis-leur tout cela, et écoute ce qu’ils en penseront. — En vérité, mistress Meg, je puis vous le dire tout de suite sans avoir besoin d’aller me fatiguer les jambes pour cela, répondit Nelly Trotter. Ils diront certainement que vous êtes une vieille folle, et moi une autre, qui pouvons avoir quelques connaissances en cuisine[2] et en poisson, mais qui ne devons mettre le nez nulle part ailleurs. — Est-ce qu’ils auraient le front de dire cela, les vauriens ? Moi qui tiens maison depuis trente ans ! s’écria Meg. Il ne faudrait pas qu’ils vinssent me le dire en face. Mais je ne parle pas sans avoir des témoins ; et d’abord j’ai parlé au ministre, ma fille, et lui ai montré un des morceau de papier que M. Tirl laisse traîner dans sa chambre… et il a dit qu’il avait vu lord Bidmore donner cinq guinées pour des dessins qui ne valaient pas celui-là. Or, tout le monde sait qu’il a été précepteur de la famille Bidmore. — En vérité, dit sa commère, je doute que si je leur dis tout cela ils veuillent bien me croire, mistress Meg ; car il y a tant de juges parmi eux, et ils ont si bonne opinion d’eux-mêmes, et une si mauvaise des autres, qu’à moins que vous n’y envoyiez le morceau de peinture, ils ne croiront pas un mot de ce que je leur dirai. — Ne pas croire ce que dit une honnête femme ! ou plutôt ce que deux honnêtes femmes leur disent ! s’écria Meg ; oh ! la génération sans foi !… Bien, Nelly, puisque je me suis montée et mise en avant, tu emporteras là-bas le tableau ou l’esquisse, ou…. n’importe comment on l’appelle[3], et tu feras honte à cette bande de beaux parleurs… Mais aie bien soin de le rapporter avec toi, Nelly, car c’est une chose de prix ; et ne le laisse pas sortir de tes mains. Je te recommande cela, car je ne me fie pas trop à leur honnêteté ; et Nelly, tu peux leur dire qu’il a illustré un poëme ; illustré, rappelle-toi le mot, Nelly, c’est-à-dire qui doit être garni de morceaux de papier pareils à celui-là, aussi dru que dindon ait jamais été farci de morceaux de lard. »

Ainsi munie de ses lettres de créance, et jouant le rôle d’un héraut entre deux pays ennemis, l’honnête Nelly dirigea, en jouant du fouet, sa petite charrette vers les eaux de Saint-Ronan.

Dans les établissements où l’on prend les eaux comme dans les autres réunions d’associés de l’espèce humaine, diverses formes de gouvernement ont été dictées par le hasard, le caprice ou la convenance ; mais dans presque tous, une sorte de direction quelconque a été adoptée pour prévenir les conséquences de l’anarchie. Quelquefois le pouvoir unique a été remis aux mains d’un maître des cérémonies ; mais ce despotisme comme d’autres s’est trouvé récemment hors de mode, et les pouvoirs de ce grand officier ont été fort limités même à Bath, où Nash[4] commandait autrefois sans contrôle. On a eu généralement recours à des comités d’administration choisis parmi les habitués les plus constants, comme à un mode d’autorité plus libéral, et c’est à un pareil pouvoir qu’était confiée l’administration de la république naissante des eaux de Saint-Ronan. Il est bon d’observer que ce petit sénat avait une tâche passablement difficile à remplir ; car ses sujets, comme ceux de beaucoup d’autres états, étaient divisés en deux factions rivales, qui tous les ours mangeaient, buvaient, dansaient et se divertissaient ensemble, se haïssant d’ailleurs avec toute l’animosité des partis politiques, essayant par tous les moyens de s’assurer l’adhésion de chaque nouveau venu, et tournant en ridicule leurs absurdités et leurs folies réciproques avec tout l’esprit et toute l’amertume dont elles étaient capables.

À la tête de l’un de ces partis se trouvait un personnage important, lady Pénélope Penfeather elle-même, à qui l’établissement devait sa renommée, son existence, et dont l’influence ne pouvait être balancée que par celle du lord du manoir. Celui-ci, M. Mowbray de Saint-Ronan, ou, comme il était habituellement appelé par la compagnie, le Squire, était le chef de la faction opposée.

Le rang et la fortune de la dame, ses prétentions égales à la beauté et au talent (quoique la première fût un peu surannée), l’importance qu’elle se donnait comme femme à la mode, tout cela attirait autour d’elle des peintres, des poètes, des philosophes, des savants, des professeurs, des aventuriers étrangers, et hoc genus omne.

De l’autre côté, comme chef d’une noble famille et propriétaire du pays même, qui entretenait avec soin une meute complète, et pouvait au moins parler de chevaux de chasse et de course, le laird s’assurait l’appui de tous les chasseurs grands et petits des trois comtés voisins : avait-il besoin d’une séduction de plus pour se les attacher, il pouvait accorder à ses favoris le privilège de chasser dans ses marais, ce qui suffit en tout temps pour tourner la tête d’un jeune Écossais. M. Mowbray venait d’être récemment appuyé dans sa prééminence par une étroite alliance avec sir Bingo Binks, prudent baronnet anglais, qui, honteux, comme bien des gens le pensaient, de retourner dans son pays, s’était établi aux Eaux de Saint-Ronan, pour jouir du bonheur que l’hymen calédonien lui avait procuré, un peu malgré lui, dans la personne de mistress Rachel Bonnyrigg. Comme il possédait une malle-poste parfaitement conditionnée, et ne différant en rien de celle de Sa Majesté si ce n’est qu’elle versait plus souvent, son influence auprès d’une certaine classe de gens était irrésistible, et le laird de Saint-Ronan, ayant le plus d’esprit des deux, s’était arrangé de manière à recueillir tout le profit de la considération attachée à son amitié.

Ces deux partis rivaux se balançaient si également, que le succès de l’un ou de l’autre était souvent déterminé par le cours du soleil. Ainsi, dans la matinée, lorsque lady Pénélope conduisait son troupeau dans la plaine ou sous les ombrages épais, soit pour visiter les ruines de quelque monument des temps anciens, soit pour faire un déjeuner en pique-nique, pour gâter du papier à faire de mauvais dessins ou estropier de bons vers en les psalmodiant, en un mot,

Pour rêver, déclamer, folâtrer dans les champs,


son empire sur les flâneurs semblait incontestable et absolu, et tout était entraîné dans le tourbillon dont elle formait le pivot et le centre ; les chasseurs même et les buveurs étaient quelquefois forcés de suivre le torrent, font en grognant et se moquant de ses fêtes solennelles, et osant même exciter les plus jeunes nymphes à rire aux éclats lorsqu’elles auraient dû prendre un air sentimental. Mais après dîner la scène changeait, et les plus agréables sourires de lady Pénélope, ses plus douces invitations ne réussissaient pas toujours à entraîner le parti neutre de la compagnie dans le salon où l’on prenait le thé ; de sorte que sa société se réduisait à ceux que leur santé ou leur bourse exilait de la salle à manger, réunis aux plus dévoués et aux plus zélés de ses sujets et de ses partisans. La constance de ces derniers même était sujette à se laisser débaucher. Son poète lauréat, en faveur de qui elle fatiguait chaque nouveau venu pour des souscriptions, se débarrassa de sa dépendance au point de chanter devant elle, à souper, une chanson un peu équivoque ; et son premier peintre, qui était employé à enrichir un exemplaire des Amours des plantes, se laissa un jour entraîner par les suites d’un bon repas à un tel excès de courage[5] que lady Pénélope, ayant voulu lui administrer sa dose accoutumée de critiques, non seulement il contesta brusquement la compétence de la dame, mais il alla même jusqu’à dire quelques mots des droits qu’il se croyait à être traité en homme bien né.

Ces querelles furent évoquées par le comité d’administration, qui intercéda le lendemain pour les offenseurs repentants, et obtint leur réintégration dans les bonnes grâces de lady Pénélope à des conditions modérées. Par une foule d’autres actes d’une autorité conciliante, les membres de ce conseil contribuèrent beaucoup à étouffer l’esprit de faction en assurant le repos de la petite colonie ; et leur gouvernement était si essentiel à la prospérité du lieu, que sans eux la source de Saint-Ronan eût bientôt été abandonnée. Nous devons donc tracer une esquisse rapide de ce comité souverain auquel les deux partis, dans un beau mouvement d’abnégation personnelle, avaient confié d’un commun accord les rênes du gouvernement.

Chacun de ses membres paraissait être élu pour ses qualités particulières, comme Fortunio, dans le conte de fées, choisit ses compagnons. Le premier sur la liste apparaissait l’Homme de la Médecine, docteur Quinbus Quackleben, qui réclamait le droit de diriger la partie médicale aux eaux, d’après le principe qui anciennement assignait la propriété d’un pays nouvellement découvert au premier flibustier qui exerçait la piraterie sur ses bords. La reconnaissance du mérite du docteur, comme ayant été le premier à proclamer et à revendiquer les vertus de ces fontaines salutaires, l’avait fait installer unanimement premier médecin et proclamé savant. Et cette dernière qualification pouvait s’appliquer à toute sorte d’objets, depuis la cuisson d’un œuf à la coque jusqu’à la manière de faire un cours public. Il était en effet, comme plusieurs personnes de sa profession, également propre à offrir le poison et l’antidote à un malade attaqué de dyspepsie : car il aurait pu disputer la palme de la science gastronomique au docteur Redgill lui-même, ou à tout autre digne médecin qui ait jamais écrit pour le perfectionnement de la cuisine, depuis le docteur Moncrieff de Tippermalloch jusqu’à feu le docteur Hunters d’York et du docteur Kitchiner de Londres. Mais les cumuls excitent toujours l’envie, et en conséquence le docteur avait prudemment abandonné l’office de pourvoyeur et de premier écuyer tranchant à l’homme de goût qui occupait régulièrement et d’office le haut bout de la table, se réservant le privilège accidentel de critiquer, et une part principale dans le soin de consommer les bonnes choses qu’offrait la table commune. Pour terminer ce portrait du savant docteur, il suffira d’ajouter que c’était un grand homme maigre, dont les sourcils se touchaient, avec une perruque noire mal arrangée, et bâillant des deux côtés de la tête dont elle s’écartait. Il résidait neuf mois sur douze à Saint-Ronan, et passait pour en tirer un bon parti, vu surtout qu’il jouait admirablement le whist.

Le premier par la place qu’il occupait à table, quoique peut-être le second en autorité réelle si on le comparait au docteur, M. Winterblossom était une espèce de personnage poli, étudié et précis dans ses discours, portant une queue et de la poudre, des boucles de jarretières ornées de pierres de Bristol, et un anneau-cachet aussi grand que celui de sir John Falstaff. Dans sa jeunesse il possédait un peu de bien qu’il avait mangé comme un homme bien né, en se mêlant au beau monde : c’était, en un mot, un de ces respectables anneaux qui lient les fats de nos jours à ceux du siècle dernier, et il pouvait, par sa propre expérience, mettre en parallèle les folies de ces deux classes d’individus. Sur les derniers temps, il avait eu assez de bon sens pour sortir de cette vie dissipée où il avait délabré sa santé et diminué sa fortune.

M. Winterblossom vivait depuis lors d’une petite pension viagère : il avait trouvé un moyen de concilier son économie forcée avec son goût pour la société et la bonne chère, en remplissant les fonctions de président perpétuel de la table d’hôte des Eaux de Saint-Ronan. Là il avait coutume d’amuser la société en racontant des histoires sur Garrick, Foole, Bonnel Thornton et lord Kellie, et en développant ses opinions en matière de goût et de vertu. Excellent découpeur, il savait servir à chaque convive exactement ce qui lui revenait, et ne manquait jamais de se réserver un morceau convenable comme récompense de la peine qu’il se donnait. Enfin, il était doué de quelque goût en fait de beaux-arts, du moins en peinture et en musique, quoiqu’il y eût en lui plus de connaissances techniques que de ces inspirations qui échauffent le cœur et élèvent les sentiments. Il n’y avait en effet, dans M. Winterblossom, rien qui ressemblât à la chaleur ou à l’élévation. Il était rusé, égoïste et sensuel ; mais il cachait ces deux dernières qualités sous un vernis de complaisance et d’urbanité. Ainsi, dans son anxiété prétendue et apparente à faire les honneurs de la table avec le meilleur ton possible et la plus pointilleuse étiquette, il ne permettait jamais aux domestiques de servir aux autres ce qui leur manquait, jusqu’à ce qu’il eût été largement pourvu à tout ce qu’il pouvait souhaiter pour lui-même.

M. Winterblossom se faisait aussi remarquer par la possession de quelques gravures curieuses et de plusieurs autres objets d’art, qu’il montrait de temps en temps dans la salle commune pour tromper la longueur d’une matinée pluvieuse. Cette collection avait été faite viis et modis[6], disait l’Homme de Loi, autre membre distingué du comité, en lançant un coup d’œil d’intelligence à son plus proche voisin.

Quant à ce dernier personnage, peu de mots suffiront pour le dépeindre. C’était un vieillard à larges épaules, à voix de stentor, à figure enluminée, nommé Micklewham, écrivain ou procureur de campagne, qui administrait les affaires du laird, au grand profit de l’un ou de l’autre, sinon de tous les deux. Son nez se détachait du haut de sa face large et vulgaire, comme le style d’un vieux cadran solaire, courbé tout d’un côté. Aussi entier et querelleur que si sa profession eût été militaire au lieu d’être civile, il dirigeait arbitrairement la distribution et la conversion en bâtiments du Saint’s-Well-Haugh, objet des lamentations de mistress Dods. Enfin il était au mieux avec le docteur Quackleben, qui le mettait toujours en avant pour faire les testaments de ses malades.

Après l’Homme de Loi vient le capitaine Mungo Mac-Turc, depuis long-temps lieutenant en demi-solde, sorti des montagnes de l’Écosse, préférant au vin le toddy[7] le plus fort, et consommant, arrangé de cette manière, ou froid et au naturel, environ une bouteille de whisky par jour, lorsqu’il pouvait se la procurer. On l’appelait l’Homme de Paix, d’après le principe qui assigne aux constables, à ceux qui courent dans Bow-Street et autres lieux, armés d’un assommoir pour briser la tête des gens, continuellement et officiellement employés dans des scènes de tumulte, le titre d’officier de paix… c’est-à-dire, parce que sa valeur forçait les autres à se conduire avec modération. C’était à lui qu’on s’adressait généralement dans tous ces avortons de querelles qui, dans un lieu de cette espèce, sont si sujets à naître le soir et à être tranquillement arrangés le lendemain au matin. Quelquefois même il entamait de son propre chef certaines hostilités, afin de modérer l’ardeur trop belliqueuse de quelqu’un des habitués. Ces occupations assuraient au capitaine Mac-Turc le respect de tout ce qui fréquentait les Eaux ; car on trouvait justement en lui cette espèce de personnes qui sont prêtes à se battre avec tout le monde, à qui nul ne peut donner de justes motifs pour refuser le combat, et avec qui on court grand danger sur le terrain (car il montrait de temps à autre son talent à moucher une chandelle avec une balle de pistolet), et avec lesquelles, enfin, on ne peut trouver dans un duel ni éclat ni réputation. Il portait toujours un habit bleu avec un collet rouge, était fier et taciturne dans ses manières, mangeait des poireaux avec son fromage, et ressemblait pour le teint à un hareng saur de Hollande.

Il nous reste encore à faire mention de l’Homme de Religion… l’élégant M. Simon de Chatterly, qui était venu aux Eaux de Saint-Ronan des bords de la Cam ou de l’Isis, et qui se piquait d’abord d’une science profonde dans le grec, et en second lieu d’une grande politesse pour les dames. Pendant tous les jours de la semaine, comme mistress Dods nous l’a déjà donné à entendre, ce respectable ecclésiastique servait, à la table de whist ou dans la salle de bal, de partenaire à toutes les demoiselles ou matrones qui réclamaient ses services, et les dimanches il récitait l’office dans la salle commune pour tous ceux qui voulaient y assister. Il était aussi très fort dans l’art d’inventer les charades et de deviner les énigmes ; il jouait un peu de la flûte : enfin il assistait principalement M. Winterblossom dans l’invention de ces ingénieux et romantiques sentiers, semblables aux tranchées en zigzag qui unissent les parallèles devant une place assiégée, à l’aide desquels les promeneurs gravissaient sans peine la montagne qui commandait une si belle vue derrière l’hôtel : nos deux artistes étaient parvenus à déterminer, pour la construction de leurs chemins, cette inclinaison précise qui donne à un homme le droit d’offrir son bras, et à une dame celui de l’accepter, sans qu’il y ait rien à redire.

Il y avait encore un autre membre de ce comité choisi, M. Michel Meredith, qu’on pourrait appeler l’Homme de la Joie, ou si vous le trouvez bon, le Jack Pudding[8] de la société, dont l’emploi était de dire la meilleure plaisanterie et de chanter la meilleure chanson… qu’il savait. Malheureusement, néanmoins, ce fonctionnaire était, pour le moment, obligé de se tenir éloigné de Saint-Ronan ; car, oubliant qu’il ne portait pas en ce moment les couleurs privilégiées de sa profession, il s’était permis sur le capitaine Mac-Turc quelque plaisanterie qui avait piqué celui-ci au vif ; de sorte que M. Meredith se vit forcé d’aller prendre le lait de chèvre à une dizaine de milles de distance, et d’y rester en quelque sorte caché jusqu’à ce que l’affaire fût arrangée par ses collègues du comité.

Tels étaient les honnêtes personnages qui dirigeaient les affaires de cet établissement naissant avec autant d’impartialité qu’on en pouvait attendre d’eux. Ils n’étaient pas, à la vérité, sans leurs secrètes prédilections ; car l’homme de loi et le militaire inclinaient en particulier vers le parti du laird, tandis que le ministre, M. Meredith et M. Winterblossom, étaient plus dévoués aux intérêts de lady Pénélope. Le docteur Quackleben seul, n’ignorant pas que les hommes sont sujets aux douleurs d’estomac comme les dames aux maux de nerfs, conservait dans ses discours et ses actions la plus exacte neutralité. Néanmoins, les membres de l’honorable conseil ayant fort à cœur les intérêts de l’établissement, et sentant que leur bien propre, leurs plaisirs et leur bien-être y étaient attachés, ne souffraient pas que leurs affections privées intervinssent dans l’accomplissement de leurs devoirs publics ; mais chacun d’eux agissait dans sa propre sphère pour le plus grand bien de toute la communauté.



  1. Ville d’Écosse. a. m.
  2. Cock bree, scate rumples, dit le texte ; mot à mot, soupe à la… ; scate rumples, la queue d’une raie. a. m.
  3. Meg fait ici un jeu de mots sur sketching et sketchers. Sketching veut dire esquissant, et sketchers signifie patins pour aller sur la glace. Meg dit à propos des esquisses, que ce sont des patins ordinairement faits de fer, sketchers were aye made of airn. Nous avons cru devoir supprimer cette pointe, qu’il n’eût pas été possible de rendre par un équivalent. a. m.
  4. Nash, maître des cérémonies à Bath, pour les bals ou soirées. Il y a de ces sortes de commissaires nommés par la société dans chaque ville de plaisir, comme Bath, Brighton et Cheltenham. Il faut leur avoir été présenté ; et ils doivent eux-mêmes présenter les cavaliers aux dames, qui autrement ne danseraient point avec eux. a. m.
  5. Pot valour, dit le texte, pour désigner un homme qui n’a de courage que quand il a tâté la bouteille. a. m.
  6. Par toutes sortes de voies et de moyens. a. m.
  7. Espèce de punch fait avec de l’eau-de-vie de grain. a. m.
  8. Jack Pudding, mot à mot, Jacques le Pouding : c’est ainsi qu’on appelle dans les sociétés anglaises celui qui est devenu un objet de risée, ou une espèce de bouffon qui amuse par des chants ou des contes. a. m.