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Les Eaux de Saint-Ronan/06

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Les Eaux de Saint-Ronan
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 249-256).


CHAPITRE VI

PROPOS DE TABLE.


Eh, monsieur, si ces détails sont vrais, les Hollandais ont de grandes choses en vue, les Autrichiens… J’admire les haricots, ma chère dame, plus que tous les autres légumes… Et tout cela dit avec autant de vivacité et de légèreté que : Madame, voulez-vous faire une partie de whist ?
Propos de table.


En sortant du salon, lady Pénélope prit le bras de Tyrrel avec un doux sourire de condescendance ; mais l’impertinent n’eut pas l’air de s’apercevoir de l’honorable faveur dont il était l’objet. Bien plus, en plaçant Sa Seigneurie vers le haut de la table auprès du président, et prenant place entre elle et lady Binks, il ne parut pas plus s’apercevoir qu’il y fût élevé au dessus de son rang dans la société que s’il se fût assis près de la porte, à côté de l’honnête mistress Blower, femme toute vulgaire et bizarre, venue aux eaux pour se débarrasser d’une indigestion qu’elle appelait mal d’estomac.

Cette indifférence intrigua extrêmement lady Pénélope et accrut le désir qu’elle avait d’approfondir le mystère dont le nouvel arrivé s’enveloppait, si mystère il y avait dans sa conduite. Bref, elle avait résolu de l’attacher à son char.

Fille d’un noble comte, elle possédait une taille riche et des traits que l’on aurait pu appeler beaux dans sa jeunesse, quoiqu’ils fussent maintenant un peu trop prononcés pour que cette qualification leur convînt. Son nez s’était effilé, ses joues avaient perdu la rondeur de la jeunesse ; et comme, durant quinze ans qu’avait duré le règne de sa beauté, l’homme qui lui convenait n’avait point parlé, ou du moins ne l’avait pas fait en temps convenable, Sa Seigneurie, rendue suffisamment indépendante par l’héritage d’une vieille parente, parlait avec éloge de l’amitié, commençait à ne plus aimer la ville pendant l’été, et à faire de la verdure des champs l’objet favori de ses conversations.

Vers l’époque où lady Pénélope avait ainsi changé son genre de vie, elle avait été assez heureuse, avec l’aide du docteur Quackleben, pour découvrir les vertus des eaux de Saint-Ronan. S’étant établie directrice de la mode dans le petit empire qu’elle avait en grande partie découvert et colonisé, elle désirait à juste titre s’approprier l’hommage et les tributs de tous ceux qui toucheraient son territoire.

Sous tout autre rapport, lady Pénélope ressemblait assez à une classe de femmes bien nombreuse de nos jours. Elle avait au fond de bons principes ; mais trop légère pour leur permettre de contrôler ses fantaisies, elle ne se montrait point très scrupuleuse dans le choix de sa société. Douée d’un bon naturel, mais capricieuse et originale, elle aimait à être obligeante ou généreuse quand cela ne contrariait pas ses goûts et ne lui coûtait pas trop de peine. Elle aurait servi partout de chaperon à une jeune personne à laquelle elle s’intéressait, mais elle ne s’inquiétait jamais des étourderies et des inconséquences de celles qui lui étaient confiées, de sorte qu’auprès d’une nombreuse classe de demoiselles Sa Seigneurie passait pour la plus délicieuse créature qui fût au monde. D’un autre côté, lady Pénélope avait tant vécu dans le monde, savait si à propos parler, ou bien éviter une discussion embarrassante en prétextant son ignorance, tandis que le jeu de sa figure semblait prouver le contraire, que si l’on s’apercevait qu’elle ne savait rien, c’était seulement quand elle voulait paraître tout savoir. Mais ce dernier cas se présentait de plus en plus fréquemment : elle semblait supposer que de nouvelles lumières, selon l’expression du poète, se faisaient jour dans son esprit à travers les brèches du temps. Plusieurs de ses amis cependant pensaient que lady Pénélope eût mieux consulté son génie en demeurant dans sa médiocrité comme une femme bien née et bien élevée, au lieu de faire parade de ses prétentions nouvelles au bon goût et au rôle de protectrice ; mais ce n’était pas son opinion, à elle ; et, sans aucun doute, Sa Seigneurie était le meilleur juge.

De l’autre côté de Tyrrel était assise lady Binks, ci-devant la belle miss Bounyrigg, qui, l’année auparavant, avait excité l’admiration, le sourire et l’étonnement de ceux qui se trouvaient aux eaux, en faisant les pas les plus hardis dans les danses des montagnards, en montant le cheval le plus fougueux, en poussant les plus grands éclats de rire aux plaisanteries les plus saugrenues, et en portant le jupon le plus court de toutes les nymphes des Eaux de Saint-Ronan. Peu de personnes se doutaient que cette humeur légère et extravagante n’était qu’entée sur son caractère réel, dans le dessein de lui procurer un bon mariage. Elle avait jeté les yeux sur sir Bingo, et elle connaissait sa maxime : « Pour le captiver, une jeune fille devait être dressée à tout faire ; » en un mot, il voulait trouver dans sa femme les qualités qui recommandent un bon chasseur. Elle dressa ses batteries en conséquence, et fut malheureuse par son succès. Sa gaité étourdie n’était qu’un rôle prêté à son caractère, qui était passionné, ambitieux et réfléchi. Quant à la délicatesse, elle n’en avait aucune : elle savait que sir Bingo était une brute et un sot dès l’époque où elle cherchait à se l’approprier ; mais elle avait assez méconnu ses propres sentiments pour ne pas prévoir que, du moment où elle ne ferait pour ainsi dire plus qu’un avec lui, elle souffrirait la honte en le voyant tourner en ridicule, ou le dégoût, en se trouvant elle-même en contact avec sa brutalité. Il est vrai qu’en somme c’était un monstre assez inoffensif, et qu’en usant du mors et de la bride, en le flattant et le mettant en gaîté, on aurait pu le faire assez bien aller ; mais les malheureuses difficultés qu’avait éprouvées la déclaration de son mariage secret l’avaient exaspérée contre son mari, et les moyens de conciliation étaient les derniers qu’elle paraissait devoir adopter. Non seulement on avait eu recours en cette occasion à l’assistance de la Thémis écossaise, si favorablement indulgente pour les faiblesses du sexe ; mais Mars lui-même paraissait prêt à paraître sur le tapis, si l’Hymen n’était intervenu. Il y avait de par le monde un certain frère de la dame… officier… et alors en permission, qui descendit d’une voiture de louage à l’hôtel du Renard, à onze heures du soir, un bâton de chêne bien sec à la main, et accompagné d’une personne qui, comme lui, portait une coiffure militaire et un col noir ; on avait vu sortir des armes de la voiture. Le lendemain, de grand matin, il y eut une conférence solennelle, à laquelle assistèrent le capitaine Mac-Turc et M. Mowbray, et au déjeuner, la compagnie apprit que sir Bingo était depuis quelques semaines l’heureux époux de l’objet des prévenances générales ; et que des raisons de famille, qui avaient été un obstacle à leur bonheur mutuel et l’avaient obligé à tenir cette union secrète, venaient d’être enfin écartées. Malgré cela, lady Binks n’avait jamais pu se rappeler ces procédés sans éprouver un vif sentiment de dépit et de colère. De plus, la famille de sir Bingo avait contrarié le désir qu’elle avait manifesté d’être menée à sa terre. De là un nouvel échec pour son orgueil, et un nouveau sujet de mépris pour le pauvre baronnet, qui craignait de faire face à l’opposition de ses parents, et qui les redoutait comme un enfant, quoiqu’il n’eût jamais écouté un seul de leurs utiles conseils.

Les manières de la jeune dame n’avaient pas moins changé que son caractère, et, de trop légères et trop libres, elles étaient devenues réservées, maussades et hautaines. La conscience qu’elle avait des scrupules qui devaient écarter bien du monde de sa société lui inspirait une susceptibilité excessive. Elle s’était constituée maîtresse de la bourse de sir Bingo, et, n’étant nullement restreinte dans ses dépenses, elle cherchait, contrairement à la conduite qu’elle tenait étant demoiselle, à paraître plutôt riche et splendide que gaie, et à commander par sa magnificence l’attention qu’elle ne daignait plus solliciter en se rendant aimable ou amusante. Une source secrète de chagrin pour elle était la nécessité où elle se trouvait de montrer de la déférence à lady Pénélope Penfeather, dont elle méprisait le jugement et dont elle avait assez de pénétration pour juger et mépriser les prétentions. Cet éloignement pour lady Pénélope était d’autant plus pénible qu’elle se sentait sous la dépendance de Sa Seigneurie au sein de la société peu choisie des Eaux de Saint-Ronan : négligée par la reine de la coterie, elle eût été exposée, même en ce lieu, à descendre dans l’estime publique. Les prévenances de lady Pénélope envers lady Binks n’étaient pas non plus extrêmement cordiales : la première partageait l’éloignement ordinaire des vieilles filles pour celles qui, sous leurs propres yeux, font des alliances splendides… et elle faisait plus que soupçonner la haine secrète de la dame ; mais son nom résonnait bien, et le pied sur lequel lady Binks vivait faisait honneur à l’établissement : de sorte qu’elles satisfaisaient leur inimitié mutuelle en se lançant quelques traits malins de temps à autre, mais le tout sous le masque de la politesse.

Telle que nous venons de la dépeindre, lady Binks était encore un objet d’envie pour la moitié des jeunes miss qui se trouvaient aux eaux. Elles l’avaient autrefois méprisée et censurée, et lady Binks n’avait pas oublié les offenses faites à miss Bonnyrigg ; mais elles se soumettaient à lui voir prendre sa revanche, comme les lieutenants supportent les bourrades d’un capitaine de vaisseau dur et emporté, dans l’intention secrète de les rendre avec usure à leurs inférieurs lorsqu’ils seront eux-mêmes devenus capitaines.

Lady Binks avait remarqué l’entrevue de Tyrrel et de sir Bingo ; et connaissant par expérience la manière dont son honoré seigneur et maître avait coutume de reculer devant une discussion fâcheuse, autant que son talent à se fourrer dans de tels embarras, elle ne doutait guère qu’il n’eût reçu de l’étranger quelque nouvel affront. Elle regardait donc celui-ci avec un sentiment confus, sachant à peine si elle devait le voir avec plaisir pour avoir vexé l’être qu’elle haïssait, ou avec colère, pour avoir insulté une personne dans l’avilissement de qui le sien propre était enveloppé. Franck, de son côté, faisait peu d’attention à elle, étant presque entièrement occupé à répondre aux questions de l’intarissable lady Pénélope Penfeather.

Recevant des réponses polies, quoiqu’un peu évasives, tout ce que Sa Seigneurie put apprendre fut que Tyrrel avait voyagé dans plusieurs parties éloignées de l’Europe, et même en Asie. Désappointée, mais non rebutée, elle lui indiqua plusieurs personnes de la société auprès de qui elle se proposait de l’introduire. Néanmoins, elle s’arrêta tout-à-coup au milieu de cette énumération. « Me pardonnerez-vous, monsieur Tyrrel, dit-elle, si je vous dis que j’ai épié vos pensées depuis quelques instants, et que je vous ai deviné ? Je vous ai nommé toutes ces bonnes gens ; vous m’avez fait des réponses si polies, qu’on pourrait avec beaucoup de convenance et d’utilité les insérer dans les dialogues familiers pour enseigner aux étrangers à s’exprimer en anglais dans les circonstances ordinaires… et pendant tout ce temps-là, votre esprit était entièrement occupé de cette chaise vide, qui est restée là en face, entre notre digne président et sir Bingo Binks. — J’avoue, madame, répondit-il, que j’ai été un peu surpris de voir une place si distinguée inoccupée, tandis que la table est un peu encombrée. — Oh, avouez davantage, monsieur !… avouez que pour un poète un siège inoccupé… le siège de Banquo… a plus de charmes que s’il était rempli même par un gros alderman…. Que serait-ce si la Dame-Noire se glissait ici et venait l’occuper ? Auriez-vous le courage de soutenir la vision, monsieur Tyrrel ?… Je vous assure que la chose n’est pas impossible. — Qu’est-ce qui n’est pas impossible, lady Pénélope ? » dit Tyrrel un peu surpris.

« Vous tressaillez déjà !… alors je désespère que vous puissiez soutenir la terrible entrevue. — Quelle entrevue ! qui est-ce qui est attendu ? » s’écria Tyrrel, incapable, quoi qu’il fît, de retenir sa curiosité, bien qu’il soupçonnât que tout cela était une pure mystification de Sa Seigneurie.

« Que je suis enchantée, reprit-elle, d’avoir trouvé votre côté vulnérable ! attendu… est-ce que que j’ai dit attendu ?… non, non, pas attendu… mais allons, je vous tiens à discrétion, je serai généreuse et je m’expliquerai… Nous appelons… c’est entre nous, vous entendez… nous appelons miss Clara Mowbray la Dame-Noire, et ce siège lui est réservé… car elle était attendue… non, pas attendue… je me trompe encore !… mais on croyait possible qu’elle nous honorât de sa présence aujourd’hui… C’est une singulière jeune personne que Clara Mowbray… elle m’amuse beaucoup… je suis toujours contente de la voir. — Elle ne doit pas venir ici aujourd’hui, si j’ai compris Votre Seigneurie ? — Son heure est passée. On a retardé le dîner d’une demi-heure, et nos pauvres invalides mouraient de faim, comme vous pouvez le voir par la besogne qu’ils ont faite depuis… Mais Clara est une singulière créature, et si elle se mettait dans la tête d’arriver ici en ce moment, elle le ferait encore : elle est très originale… Beaucoup de gens la trouvent belle… mais elle a tellement l’air de venir d’un autre monde, qu’elle me rappelle toujours la Dame-Spectre de Lewis. Vous dessinez le portrait aussi bien que le paysage, je suppose, monsieur Tyrrel ?… Il faudra que vous me fassiez une esquisse pour mon boudoir à Air-Castle, et Clara Mowbray posera pour la Dame-Spectre. — Ce serait un pauvre compliment à faire à votre amie, répliqua Tyrrel. — Amie ? nous n’en sommes pas encore là, quoique j’aime beaucoup Clara… Un genre de figure tout-à-fait sentimental ; je crois avoir vu au Louvre une antique qui lui ressemblait beaucoup… (j’y étais en 1800)… Un air tout-à-fait antique, en vérité… les yeux un peu enfoncés… les soucis leur ont creusé deux niches profondes, mais ce sont des niches revêtues du plus beau marbre, surmontées d’arcades de jais… un nez droit et la bouche et le menton absolument grecs… une profusion de longs cheveux noirs, avec la plus belle peau que vous ayez jamais vue… aussi blanche que le parchemin le plus blanc… et pas une teinte de couleur sur les joues… pas une seule… Si elle voulait être coquette, et emprunter quelques légères teintes de rouge, on pourrait l’appeler belle ; elle l’est même aux yeux de plusieurs, telle qu’elle est, quoique assurément, monsieur Tyrrel, trois couleurs soient nécessaires à la figure d’une femme. Et maintenant, monsieur Tyrrel, que j’ai été la sibylle qui vous a guidé dans cet Élysée, je pense qu’en revanche je mérite un peu de confiance. — S’il était en mon pouvoir d’en accorder sur un sujet qui intéressât le moins du monde Votre Seigneurie… — Oh ! le cruel homme… il ne veut pas me comprendre… Pour parler clairement, donc, un coup d’œil dans votre portefeuille, rien que pour voir les objets que vous avez arrachés à la dégradation du temps, et rendus immortels par votre pinceau. — J’ai réellement peu de choses qui puissent mériter l’attention d’un juge tel que Votre Seigneurie ; quant aux bagatelles comme celles que vous avez vues, je les laisse quelquefois au pied de l’arbre même que je viens d’esquisser. — Monsieur Tyrrel, cela ne peut pas se passer comme cela ; il faut que nous consultions le graveur… quoique peut-être vous graviez aussi bien que vous dessinez ? — Je le supposerais, dit M. Winterblossom, d’après la franchise du trait de M. Tyrrel. — Je ne nierai pas que je n’aie gâté quelques planches de cuivre de temps à autre, répliqua Tyrrel, puisque je suis accusé de ce crime par d’aussi bons juges ; mais ce n’était que comme essai. — N’en dites pas davantage, interrompit lady Pénélope ; mon projet favori est accompli ! Nous avons longtemps désiré quelques vues des endroits remarquables et romantiques de notre petite Arcadie ; il faut que vous vous chargiez de cette tâche, monsieur Tyrrel, nous y contribuerons tous par des notes et des commentaires ; M. Chatlerly fournira quelque jolie pièce de vers, et le docteur Quackleben quelques observations scientifiques… Quant à la souscription… — À l’ordre, milady, s’écria Micklewham : aucun ordre pour lever de l’argent ne peut paraître sans avoir été communiqué au comité d’administration. — Qu’est-ce qui vous parle d’argent, monsieur Micklewham ? répliqua Sa Seigneurie. — Vous avez parlé de souscription, milady, ce qui est la même chose, et ne diffère de l’argent que par le temps… la souscription étant un contrat de futuro. »

L’observation de Micklewham se trouvait fort du goût de plusieurs personnes de la compagnie, et la discussion allait se prolonger lorsque Tyrrel parvint à faire entendre que la bienveillance de lady Pénélope avait induit cette dame en erreur ; qu’il n’avait aucun ouvrage qui fût digne de leur patronage, et qu’avec la plus grande, reconnaissance pour les bontés de lady Pénélope, il lui était impossible d’obtempérer à sa demande. Un sourire malin circula aux dépens de lady Pénélope ; et Sa Seigneurie, qui vit qu’elle avait été trop loin dans ses avances, donna aux dames le signal de la retraite. Les hommes restèrent et firent circuler les bouteilles.