Les Eaux de Saint-Ronan/09

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Les Eaux de Saint-Ronan
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 270-276).


CHAPITRE IX.

LA RENCONTRE.


Nous nous rencontrons comme des ombres dans le royaume des songes : elles n’y parlent que par signes.
Anonyme.


Derrière l’un des chênes antiques, se cachant à tous les regards comme un chasseur qui attend le gibier, ou un Indien qui épie son ennemi, mais avec une intention bien différente, Tyrrel était couché sur le sol, la poitrine en avant, l’œil fixé sur la route qui descendait en serpentant dans la vallée, et l’oreille attentive au moindre son qui venait se mêler au souffle de la brise ou au murmure du ruisseau.

« L’aborder au milieu de cet assemblage de brutes et d’imbéciles, c’eût été un acte de folie, pensait-il, une extravagance presque aussi notoire que la lâcheté qui m’a jusqu’à présent empêché de me présenter à elle lorsque notre rencontre solennelle eût pu avoir lieu sans témoins. Mais maintenant… maintenant… ma résolution est aussi fixée que le lieu même est favorable. Je n’attendrai pas que le hasard nous jette de nouveau l’un près de l’autre, entourés de regards malveillants qui nous épieront, de curieux qui interpréteront chaque mouvement que je n’aurai pu réprimer ! Mais, écoutons… j’entends le pas d’un cheval… non… c’était le bruit inégal de l’eau qui roule à travers les cailloux. Assurément elle ne peut avoir pris l’autre route pour se rendre à Shaws Castle !… non… les sons deviennent distincts… je l’aperçois clairement qui s’avance rapidement le long du sentier… aurai-je le courage de me montrer ? Je l’ai… l’heure est venue, le sort en est jeté. »

Néanmoins cette résolution à peine formée devint chancelante, lorsqu’il réfléchit à la manière la plus convenable de la mettre à exécution. Se montrer de loin pouvait donner à la jeune personne la facilité de retourner sur ses pas et d’éviter l’entrevue… se tenir caché jusqu’au moment où le cheval lancé au galop passerait devant lui pouvait offrir du danger pour la belle écuyère… et tandis qu’il hésitait sur le parti à prendre, il pouvait fort bien se faire qu’il manquât tout-à-fait l’occasion de se présenter à miss Mowbray. Il le sentit, forma la résolution prompte et désespérée de ne pas laisser échapper l’instant décisif ; et au moment où le chemin plus rapide força le cheval à ralentir son pas, Tyrrel parut au milieu du ravin, en face de la jeune dame et à quelques toises en avant.

Elle releva les rênes et s’arrêta comme frappée de la foudre… « Clara ! Tyrrel ! » Ce furent les seuls mots qu’ils échangèrent, jusqu’à ce que Tyrrel, traînant ses pieds aussi lentement que s’ils eussent été de plomb, diminuât graduellement la distance qui les séparait. Alors, miss Mowbray s’écria avec feu : « N’avancez pas… n’avancez pas !… J’ai supporté jusqu’ici votre présence ; mais si vous approchez davantage, j’en deviendrai folle. — Que craignez-vous ? » dit Tyrrel d’une voix sombre ; « que pouvez-vous craindre ? — Et il continua de se rapprocher jusqu’à ce qu’ils fussent à un pas l’un de l’autre.

Cependant Clara, laissant échapper la bride, joignit les mains et les éleva au ciel, murmurant d’une voix presque imperceptible :

« Grand Dieu !… si cette apparition est le fruit de mon imagination échauffée, fais-la s’évanouir ; si elle est réelle, donne-moi des forces pour la supporter !… Dites-moi, je vous en conjure, êtes-vous Francis Tyrrel ? ou n’est-ce qu’une de ces visions errantes qui ont traversé parfois mon chemin et brillé à mes yeux d’un éclat passager, sans jamais oser soutenir la fixité de mon regard. — Je suis Francis Tyrrel, répondit-il, de même que celle à qui je parle est Clara Mowbray. — Alors, Dieu ait pitié de nous deux ! » dit Clara d’un ton profondément ému.

« Qu’il en ait pitié, s’écria Tyrrel. Mais d’où vient cet excès d’agitation ?… Il n’y a qu’un moment que vous m’avez vu, miss Mowbray… votre voix résonne encore à mes oreilles… il n’y a qu’un moment que vous m’avez parlé… et cela au milieu d’étrangers… Pourquoi ne pas conserver votre sang-froid lorsque nous nous trouvons dans un lieu où aucun œil humain ne peut nous voir, aucune oreille humaine nous entendre ? — Serait-il vrai ? demanda Clara ; était-ce en effet vous-même que j’ai vu il n’y a qu’un instant ?… Je le pensais, et j’ai dit quelque chose alors… mais mon cerveau s’est bien dérangé depuis que nous ne nous sommes vus… Cependant je suis bien maintenant… tout-à-fait bien… J’ai invité toute la société à venir à Shaws-Castle… mon frère m’avait dit de le faire… J’espère que j’aurai le plaisir d’y voir M. Tyrrel… quoiqu’il y ait, je crois, quelque vieille querelle entre mon frère et vous. — Hélas ! Clara, vous vous méprenez. J’ai à peine vu votre frère, » répliqua Tyrrel, très abattu, et ne sachant sur quel ton lui adresser la parole pour apaiser un désordre d’esprit qu’il ne pouvait plus méconnaître.

« C’est vrai… c’est vrai, » dit-elle, après un moment de réflexion, « mon frère était alors au collège. C’est avec mon père, mon pauvre père, que vous eûtes quelque querelle… Mais vous viendrez à Shaws-Castle jeudi à deux heures ?… John sera content de vous voir… Il est aimable quand il veut… et alors nous parlerons de l’ancien temps. Il faut que je continue ma route pour aller faire les préparatifs… Bon soir ! »

Elle l’eût laissé là, s’il n’eût saisi avec précaution les rênes de son cheval. « Je ferai route avec vous, Clara, dit-il, la route est rude et dangereuse… vous ne devriez pas aller vite… Je marcherai à côté de vous, et nous parlerons de l’ancien temps plus à notre aise qu’en compagnie. — C’est vrai… très vrai, monsieur Tyrrel… j’y consens de bon cœur. Mon frère m’oblige quelquefois à aller en compagnie là-bas, dans cet endroit maudit ; j’y vais parce que cela lui fait plaisir, et parce qu’ils me laissent agir à ma fantaisie, arriver ou partir quand bon me semble. Savez-vous bien, Tyrrel, que très souvent quand j’y suis et que John a l’œil sur moi, je puis me montrer vive et joyeuse, tout comme si vous et moi ne nous étions jamais rencontrés ? — Plût à Dieu que cela ne fût point arrivé, » dit Tyrrel d’une voix tremblante, « puisque telle doit être la fin de tout ! — Et pourquoi le chagrin ne serait-il pas la suite inévitable des fautes et des folies ? A-t-on jamais trouvé le bonheur dans la désobéissance ? et quand est-ce qu’un sommeil profond a visité un oreiller sanglant ? Voilà ce que je me dis à moi même, Tyrrel, et voilà ce que vous devez apprendre à vous dire aussi ; et alors vous porterez votre fardeau aussi gaîment que j’endure le mien. Si nous n’avons pas plus que nous n’avons mérité, pourquoi nous plaindrions-nous ? Vous répandez des larmes, je crois… n’est-ce pas là un enfantillage ?… On dit que c’est un soulagement… S’il en est ainsi, continuez à pleurer, je regarderai d’un autre côté. »

Tyrrel marchait près du cheval, s’efforçant en vain de se remettre assez pour répondre.

« Pauvre Tyrrel ! » reprit Clara après un intervalle de silence… « pauvre Frank Tyrrel !… Peut-être direz-vous à votre tour : Pauvre Clara !… mais je ne suis pas si pauvre que vous en courage… La tempête peut me faire plier, elle ne me renversera jamais. »

Il y eut encore une longue pause, car Tyrrel ne savait sur quel ton il pourrait adresser la parole à cette jeune infortunée, sans réveiller des souvenirs à la fois pénibles à son cœur, et dangereux en raison de l’état précaire de sa santé.

Enfin elle continua elle-même :

« À quoi bon tout cela ? Tyrrel…. et même pourquoi êtes-vous venu ici ?… pourquoi, il n’y a qu’un instant, vous ai-je trouvé criant et querellant parmi les plus grands criailleurs et les plus grands querelleurs du monde ?… Vous aviez plus de retenue… plus de raison. Un autre… oui, un autre, que vous et moi avons connu autrefois… eût pu commettre une pareille folie, et il eût agi peut-être conséquemment avec lui-même ; mais vous qui prétendez à la sagesse… fi ! fi ! et même, puisque nous en parlons, quelle sagesse y avait-il à venir en aucune façon ?… quel bien peut amener votre séjour ? Assurément vous n’avez pas besoin de renouveler le sentiment de votre propre malheur, ou d’augmenter le mien. — Augmenter le vôtre… Dieu m’en préserve !… répondit Tyrrel. Non… je suis venu ici parce que, après avoir erré tant d’années, il me tardait de revoir le lieu où toutes mes espérances étaient ensevelies. — Oui… ensevelies est le mot, répliqua-t-elle, ruinées et ensevelies ; la tige en a été brisée lorsqu’elle promettait le plus de fleurs. J’y pense souvent, Tyrrel, et il y a des moments où, Dieu me soit en aide ! je ne puis guère penser à autre chose… Regardez moi… vous vous rappelez ce que j’étais… voyez ce que le chagrin et la solitude m’ont faite. »

Elle rejeta le voile qui entourait son chapeau de feutre, et qui lui avait jusqu’alors caché le visage. C’étaient les mêmes traits qu’il avait connus autrefois dans toute la fraîcheur de la beauté ; mais quoique la beauté restât encore, la fraîcheur avait disparu pour jamais… Ni l’agitation produite par l’exercice… ni celle qui naissait de la douleur et de la confusion de cette entrevue si soudaine, n’avaient pu faire monter aux joues de la pauvre Clara une teinte momentanée de rougeur : blanche comme le marbre, on l’aurait prise pour une belle statue.

« Est-il possible ! s’écria involontairement Tyrrel, le chagrin peut-il avoir fait de tels ravages ? — Le chagrin, répliqua Clara, est la maladie de l’âme, et sa compagne est la maladie du corps… elles sont sœurs jumelles, ô Frank ! et se trouvent rarement séparées pour long-temps. Quelquefois la souffrance corporelle vient la première, obscurcit nos yeux et paralyse nos mains avant que le feu de notre âme et de notre intelligence soit éteint… Mais remarquez ce que je vous dis… bientôt après vient sa cruelle sœur avec son urne fatale : elle répand une rosée glacée sur nos espérances et nos amours, sur nos souvenirs et sur nos sentiments : elle nous prouve que rien en nous n’est capable de survivre à la destruction de nos forces physiques. — Hélas ! s’écria Tyrrel, en est-ce donc venu à ce point ? — À ce point ! » répliqua-t-elle, parlant d’après la suite rapide et irrégulière de ses idées, plutôt qu’elle n’envisageait le sens de cette triste exclamation. « Oui, c’est à ce point que cela en viendra toujours tant que nos âmes immortelles seront unies à la substance périssable qui compose nos corps. Il est un autre état, Tyrrel, dans lequel tout sera autrement… Plût à Dieu que le temps fût arrivé pour nous ! »

Elle demeura un instant comme absorbée dans des pensées mélancoliques que Tyrrel craignit de troubler. La volubilité avec laquelle elle parlait n’indiquait que trop clairement le désordre de son âme. Frank se vit obligé de renfermer sa propre douleur de crainte d’ajouter encore au trouble de sa malheureuse amie.

« Je ne pensais pas, continua-t-elle, qu’après une si horrible séparation, et au bout de tant d’années, je pusse vous revoir avec tant de calme. Mais quoique ce que nous étions l’un à l’autre anciennement ne puisse jamais s’oublier, tout est fini aujourd’hui, et nous ne sommes plus qu’amis… n’est-il pas vrai ? »

Tyrrel fut incapable de répondre.

« Mais il ne faut pas que je reste ici jusqu’à ce que la soirée devienne plus sombre… Nous nous reverrons, Tyrrel… nous nous reverrons comme amis… rien de plus… Vous viendrez me voir à Shaws-Castle ?… Nous n’avons plus besoin de nous cacher maintenant… Mon pauvre père est dans sa tombe, et ses préventions dorment avec lui… Mon frère John est bon, quoique rude et sévère parfois ; en vérité, Tyrrel, je crois qu’il m’aime, bien qu’il me fasse trembler en fronçant le sourcil dans les moments où je suis en gaîté et où je parle trop… Mais il m’aime ; au moins je le pense, car très certainement moi je l’aime : c’est pour lui que j’essaie d’aller parmi ces insensés, et d’endurer leurs folies : tout bien considéré, je joue la farce de la vie admirablement bien. Nous ne sommes que des acteurs, vous le savez, et le monde n’est qu’un théâtre. — Et notre drame a été bien triste et bien tragique, » dit Tyrrel dans l’amertume de sa douleur, incapable de se contenir plus longtemps.

« Il l’a été en effet… mais, Tyrrel, en fut-il jamais autrement des engagements formés dans un âge d’imprévoyance et de folie ? Vous et moi, vous le savez, nous voulions faire l’homme et la femme lorsque nous n’étions guère que des enfants… Nous nous sommes lancés avant le temps dans le tourbillon des passions et des aventures de la jeunesse, et en conséquence nous sommes maintenant vieux avant l’âge, et l’hiver de la vie est arrivé pour nous avant que l’été en fût bien commencé… Tyrrel ! j’ai pensé bien souvent à tout cela… bien souvent : hélas ! quand viendra le temps où je serai en état de penser à autre chose ? »

La pauvre jeune personne sanglotait amèrement, et ses larmes commencèrent à couler plus abondamment qu’elles ne l’avaient probablement fait depuis long-temps. Tyrrel continuait de marcher en silence à côté du cheval qui suivait maintenant sa route vers la maison. Quelque chose qu’il eût résolu de lui dire, il était détourné de lui parler par les indices évidents de quelques teintes de folie qui obscurcissaient ses facultés mentales, si elles ne pouvaient les détruire.

Enfin il lui demanda avec tout le calme dont il fût capable… si elle était satisfaite… si on ne pouvait rien faire pour rendre sa situation plus agréable… si elle avait à se plaindre de quelque chose à quoi il pût remédier. Elle répondit avec douceur qu’elle était calme et résignée lorsque son frère lui permettait de rester à la maison, mais que, forcée trop souvent de paraître en société, elle éprouvait un trouble et une impatience extraordinaires. Ainsi, l’eau du ruisseau qui dort paisiblement dans son lit, semble se troubler tout-à-coup lorsqu’elle va se mêler avec fracas aux flots agités de la cataracte.

Mais mon frère Mowbray, ajouta-t-elle, pense qu’il a raison… ? et peut-être en est-il ainsi. Il y a des choses sur lesquelles on a tort de s’appesantir trop long-temps…. et quand même il se tromperait, pourquoi ne me contraindrais-je pas pour lui faire plaisir ?… Il reste si peu de personnes auxquelles je puisse maintenant causer de la peine ou de la joie !… Et puis, je suis encore gaie dans la conversation, Tyrrel… encore aussi gaie à certains moments que je l’étais quand vous me grondiez de mes folies. Maintenant que je vous ai tout dit… j’ai une question à vous faire de mon côté…. une seule question… n’eussé-je qu’assez de vie pour la prononcer : Vit-il encore ? — Il vit, répondit Tyrrel, » mais d’un ton de voix si bas que l’oreille délicate et attentive de miss Mowbray était seule en état de saisir des sous si faibles. — Il vit ! s’écria-t-elle… Il vit ! et la tache de sang qui couvre vos mains n’est donc pas empreinte d’une manière ineffaçable… Tyrrel ! si vous saviez la joie que cette assurance me donne ! — De la joie, répliqua Tyrrel… de la joie parce que le misérable qui a empoisonné notre bonheur vit encore ?… parce qu’il vit peut-être pour vous réclamer comme son bien. — Jamais ! jamais !… il ne l’oserait, » répliqua Clara d’un air égaré, « tant que l’eau, le fer, le poison pourront donner la mort ; tant qu’il y aura un précipice sur la montagne ou un gouffre dans la rivière… Non jamais ! jamais ! — Calmez-vous, ma chère Clara, dit Tyrrel ; je ne sais ce que je disais… Il vit en effet… mais loin d’ici ; et, je l’espère, pour ne revoir jamais l’Écosse. »

Il en eût dit davantage si, agitée par la crainte ou par la rapidité de ses sensations, elle n’eût frappé son cheval avec son fouet. L’animal, plein de vivacité, se sentant ainsi excité, et en même temps retenu par la bride, devint tout-à-fait intraitable : il se cabra tellement, que Tyrrel craignant les conséquences, et s’en rapportant à l’adresse de Clara, pensa que pour sa sûreté il devait lâcher les rênes. L’animal s’élança aussitôt en avant, parcourant d’un pas rapide le sentier escarpé et raboteux, et se perdit en peu de temps aux yeux inquiets de Tyrrel. Celui-ci se disposait à suivre son amie pour s’assurer qu’il ne lui serait pas arrivé d’accident, lorsqu’il entendit les pas d’un autre cheval ; et, s’étant mis à l’écart, il vit passer rapidement M. Mowbray et son domestique. Leur présence le rassura sur le compte de miss Mowbray. Plongé dans de profondes et tristes réflexions, sentant qu’un séjour prolongé dans le voisinage de Clara ne pourrait qu’ajouter à leur commune misère, et cependant incapable de s’arracher à ces lieux et de briser des sentiments trop étroitement liés à toutes les fibres de son cœur, il retourna vers son logement dans une situation d’esprit peu digne d’envie.